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Pologne : Portée et limites du mouvement
La puissante vague de grèves qui a secoué la Pologne a creusé une faille dans l'autoritarisme d'un régime pourtant férocement anti-ouvrier. Par l'ampleur de son mouvement, par son unanimité, la classe ouvrière polonaise a bouleversé l'ordre établi de la dictature. Dans ce pays où règne l'arbitraire, où la police est omniprésente et où les mouvements sociaux ont été jusque-là brutalement réprimés, les travailleurs ont osé prendre la liberté de faire et de dire ce que le pouvoir leur interdisait de faire et de dire. Dans ce pays où n'existe pas le droit de grève, ils ont fait grève et occupé leurs usines. Dans ce pays où les travailleurs n'ont pas le droit à la parole, ils ont imposé dans les faits la liberté d'expression. Les usines occupées sont devenues des centres politiques où l'on discutait, où l'on venait aux informations. Les travailleurs ont rédigé, diffusé leurs tracts dans tout le pays, ils ont publié leurs propres journaux d'entreprise. Conscients de la force qu'ils représentaient, ils ne se sont pas laissés entraver par les manœuvres policières.
Certains de leurs camarades étaient licenciés et emprisonnés, ils ont imposé leur libération et leur réintégration à l'entreprise, et par la même occasion, ils ont exigé et obtenu la libération de tous les opposants politiques.
Ils ont imposé comme préalable à toute négociation que leurs revendications soient publiées dans la presse officielle et puissent ainsi être connues de tous. Ils se sont désigné des représentants de leur choix, et ont contraint les dirigeants du pays à négocier avec ces représentants.
La classe ouvrière a montré que dans un régime d'arbitraire et de police, elle pouvait se battre. Elle a su déjouer les embûches des gouvernants qui tentaient d'émietter le mouvement en proposant des négociations entreprise par entreprise. Et même, elle a contraint des dirigeants du régime, des membres du gouvernement dont le vice-premier ministre, à venir en personne, tête basse, négocier àGdansk, au cœur même de la grève et des usines occupées, sous le contrôle des travailleurs en grève.
Toutes ces choses qui paraissaient inimaginables, impossibles, il y a peu encore, les grévistes polonais les ont réalisées. Et cela, malgré les menaces toujours présentes et bien réelles d'une possible intervention militaire russe.
Si bien que, maintenant, les dirigeants polonais en sont contraints à reconnaître et avaliser un mouvement et des revendications qu'ils ont déjà dû accepter dans les faits.
Le gouvernement a dû s'engager à satisfaire point par point toutes les conditions posées par les grévistes, au premier rang desquelles le droit de s'organiser dans des syndicats libres et indépendants du pouvoir, le droit de faire grève, le droit de s'exprimer dans une presse syndicale libre, la levée de la censure au moins sur les problèmes d'ordre intérieur, ainsi qu'un certain nombre de mesures allant dans le sens de l'amélioration du niveau et des conditions de vie des travailleurs. Si bien des points de l'accord sont restés dans le vague, en particulier sur les revendications économiques, le gouvernement a cédé sur des points capitaux et, en particulier, la liberté syndicale.
Que le pouvoir ait été contraint aussi manifestement de reculer devant les grévistes, cela constitue un immense succès politique pour les travailleurs polonais. Ce succès est à la mesure de la sympathie qu'a remportée la lutte des ouvriers polonais dans la population. Ce fut d'ailleurs un des atouts de cette lutte : les grévistes polonais ne sont pas restés isolés dans leurs usines occupées, coupés du reste de la population. Au contraire, la classe ouvrière en lutte, par sa détermination, est apparue comme un pôle de résistance à l'oppression et à la dictature. Les grèves ont pu s'étendre, d'autant plus facilement et rapidement que les nouvelles étaient connues et colportées par toute la population. Chaque recul partiel de l'administration apparaissait comme une victoire pas seulement des grévistes, mais une revanche de tous et un encouragement à lutter contre l'arbitraire du régime. Les succès des grévistes de la Baltique ont éveillé des espoirs, pas seulement au sein de l'ensemble de la classe ouvrière, mais jusque dans les milieux de la petite bourgeoisie intellectuelle. Le mouvement pour les syndicats libres a gagné à leur tour enseignants, journalistes, artistes.
Cette sympathie qu'ont rencontrée les grévistes dans la population, fut sans doute leur force. Leurs revendications, pour provocantes qu'elles aient pu apparaître aux yeux des dirigeants polonais, dans la mesure où elles trouvaient un appui matériel et moral dans la population devenaient plus difficilement attaquables. Il devenait plus difficile au gouvernement de les réprimer.
Des possibilités nouvelles pour les travailleurs
Si quelque chose a bougé en Pologne, si le mouvement a contraint la dictature à des reculs importants - et la reconnaissance des syndicats libres est une brèche dans le pouvoir absolu des dirigeants puisque c'est de leur part reconnaître le droit à la contestation organisée, publique - le mérite de cela incontestablement revient à la classe ouvrière.
Même maintenant que des accords ont été signés, que le travail a, semble-t-il, repris partout, les possibilités du mouvement sont toujours immenses. Car la classe ouvrière a conquis le droit d'avoir ses propres organisations de lutte. Dans ce pays de dictature, où la classe ouvrière était bridée, où elle ne pouvait ni s'exprimer, ni même s'organiser, même sur le simple terrain économique, c'est donc un progrès énorme que d'avoir ses propres organisations, sa presse, les moyens de communiquer d'un bout à l'autre du pays. C'est la possibilité pour la classe ouvrière de prendre conscience de son existence en tant que classe, de ses forces, de formuler ses aspirations économiques et politiques.
Les nouveaux syndicats, parce qu'ils sont la seule structure démocratique dans un régime de dictature, par leur seule existence, favorisent l'éclosion des idées, l'expression de toutes les aspirations aux changements démocratiques de la société. Pas seulement celles des travailleurs, mais aussi celles des autres couches sociales, comme les intellectuels qui se mettent à créer, eux aussi, leurs propres syndicats.
Loin d'être des appareils sclérosés comme dans les démocraties occidentales, les syndicats libres peuvent prendre un caractère quasi révolutionnaire. Des centres de la contestation contre le régime, ils pourraient devenir des organes politiques, les instruments d'un contre-pouvoir. Ils pourraient être le lieu où les travailleurs se prépareraient moralement, matériellement, à combattre pour la défense de leurs libertés et de leurs conquêtes. Les luttes à venir nécessiteront peut-être de nouvelles grèves, elles nécessiteront peut-être plus que des grèves. Et les nouveaux syndicats pourraient être le lieu où les travailleurs se prépareraient à ces luttes.
Car si les travailleurs n'abandonnent pas les libertés qu'ils viennent de conquérir, l'épreuve de force est quasi inévitable.
La menace de la bureaucratie russe...
Il est difficilement pensable en effet que les bureaucrates russes acceptent que se développe un mouvement qui va si manifestement à l'encontre de leur pouvoir. Et c'est peut-être le premier obstacle auquel devra s'affronter la classe ouvrière polonaise.
Les bureaucrates russes ne peuvent que redouter la force de contagion du mouvement polonais, et que par leur exemple, les travailleurs de Pologne encouragent les travailleurs d'autres pays du glacis à les imiter. A partir du moment où se créent des organisations autonomes, indépendantes de l'appareil d'État, la possibilité est laissée que s'expriment au grand jour, ne seraient-ce que les sentiments anti-russes, que s'élèvent des voix pour contester publiquement l'hégémonie russe sur les pays du glacis. Cela, les bureaucrates russes peuvent difficilement le tolérer. Car ils ne peuvent accepter de voir remise en cause leur domination sur l'un des quelconques pays de leur glacis. C'est pour bien moins que cela que les chars russes sont intervenus à Prague en 1968. La vague de libéralisation qui s'opérait alors conduisait, certes, à terme le régime tchèque à prendre un peu plus ses distances d'avec Moscou. Mais c'était un mouvement contrôlé, qui n'échappait pas aux dirigeants tchèques, puisque c'est sous leur égide qu'il avait lieu. Malgré cela, Brejnev envoya ses tanks mettre fin à l'opération au bout de six mois.
Est-ce à dire pour autant que les Russes vont intervenir à coup sûr en Pologne ? Les dirigeants russes ne le savent peut-être pas eux-mêmes.
L'actuelle mobilisation ouvrière et populaire en Pologne leur donne sans doute des raisons d'hésiter. Envahir un pays comme la Pologne pour y maintenir militairement leur domination, c'est courir le risque de voir se dresser devant leur armée un mouvement de résistance populaire. Et ils ne sont pas sûrs de pouvoir venir facilement à bout d'un tel mouvement.
Toutes ces raisons peuvent donc les faire hésiter. Mais ils peuvent aussi penser qu'en laissant faire plus longtemps, ils donnent des délais supplémentaires au mouvement, le laissent se renforcer, s'organiser et même se préparer à riposter à une intervention. En attendant, l'URSS ne reste pas inactive. Elle agite la menace des troupes du pacte de Varsovie aux frontières polonaises.
La Pravda appelle les dirigeants polonais à réagir contre les « menées anti-socialistes », mais les bureaucrates russes semblent se contenter jusqu'à présent de pressions sur les dirigeants polonais pour les amener à « normaliser » comme ils disent la situation en Pologne. Mais cela ne préjuge pas de leurs décisions à venir et ils ne font peut-être qu'attendre un moment plus favorable pour imposer aux gouvernants polonais de revenir en arrière sur ce qu'ils ont cédé, soit militairement, soit par tout autre type de pressions économiques ou politiques : le régime polonais est sous leur dépendance et les moyens de rétorsion ne manquent pas aux dirigeants russes .
...et celles du régime lui-même
Mais l'intervention russe n'est qu'un des obstacles possibles au développement du mouvement polonais. Celui-ci risque de se heurter à d'autres difficultés inhérentes cette fois à la société polonaise elle-même. La première de ces difficultés est que la Pologne est un pays pauvre, à l'industrie limitée et cela dans le cadre d'une crise économique mondiale.
Pour satisfaire les revendications actuelles des travailleurs, les dirigeants polonais ont obtenu de l'URSS et des pays impérialistes de nouveaux prêts. Mais ces crédits, il faudra les rembourser. Le problème, il est vrai, reporté à plus tard, n'est pas réglé pour autant.
A trois reprises, dans la dernière décennie, le gouvernement a eu à affronter une vague de grèves contre les hausses de prix. En 1970, en 1976, c'étaient déjà les mêmes problèmes. Malgré une répression très dure, l'État polonais avait dû céder, bloquer les prix, augmenter les salaires... pour un temps. Dans un pays comme la Pologne, il n'est pas possible sans imposer des transformations profondes à la société, de satisfaire réellement, de façon durable, les revendications des travailleurs.
Et même en prenant sur les ressources des privilégiés du régime et de la société polonaise, à supposer que les travailleurs imposent des mesures allant dans ce sens, il n'est pas dit pour autant qu'il soit possible de satisfaire toutes les revendications économiques des travailleurs. C'est pourquoi les dirigeants polonais ne peuvent sans risque laisser les travailleurs s'exprimer entièrement, ni s'organiser librement sous peine de devoir affronter un flot de revendications qu'ils ne pourront, ni ne voudront satisfaire. L'État polonais est l'État d'un des pays les moins riches d'Europe. S'il peut trouver des fonds, de façon momentanée, pour satisfaire en partie les revendications ouvrières lorsque celles-ci prennent un tour explosif, il ne peut se payer le luxe d'un fonctionnement à la façon des démocraties occidentales.
Il n'a pas une marge de manœuvre suffisante pour entretenir toute une bureaucratie syndicale, toute une série d'appareils intermédiaires, faisant office de tampons, qui lui permettent de jouer le jeu de la concertation et de sauvegarder l'essentiel lorsqu'éclatent les luttes sociales.
La force de l'État polonais, en dernier ressort, c'est de menacer les ouvriers... des Russes, pour tenter de modérer leurs revendications. C'est ce qu'a fait Gierek avant de sombrer dans le mouvement. Le gouvernement polonais n'a cédé aux revendications démocratiques de la classe ouvrière que contraint et forcé par sa mobilisation. Il a bien dû reconnaître l'existence légale des nouveaux syndicats, même si c'est du bout des lèvres. Mais, s'il ne tenait qu'aux gouvernants, ces syndicats n'auraient d'autre avenir, ni d'autre rôle à jouer que celui joué-par les syndicats officiels, c'est-à-dire être des rouages dans l'appareil d'État. Ce qui les en empêche pour l'instant, c'est la réelle mobilisation ouvrière. Lech Walesa annonçait 4 millions d'adhérents lors de la conférence constitutive de « Solidarité », tel est le nom donné aux nouveaux syndicats. Si le chiffre est exact, cela donne une idée des difficultés qui attendent les dirigeants polonais, s'ils veulent faire disparaître ces organisations.
Certes il y a déjà eu dans le passé l'exemple de Gomulka, qui a réussi à mettre fin aux Conseils ouvriers, nés de la mobilisation ouvrière de 1956. D'organes élus par les travailleurs, il en fit des appendices de l'administration dans les entreprises. Mais pour cela, il lui avait fallu attendre deux ans que les travailleurs désillusionnés sur son compte se lassent et désertent ces organismes. Il est possible que les dirigeants polonais misent sur une éventuelle retombée du mouvement pour intégrer dans l'appareil officiel des syndicats, les syndicats « libres ». Mais forts de leurs succès, les travailleurs ne semblent pas prêts à céder la place pour l'instant.
Les limites inhérentes au mouvement lui-même
Mais, si les acquis de la lutte gréviste sont considérables, si la liberté de s'exprimer, de s'organiser dans des syndicats à eux, peut ouvrir des perspectives importantes aux travailleurs polonais et constituer peut-être un encouragement pour les travailleurs des autres démocraties populaires et, pourquoi pas, pour ceux d'URSS, il ne faut pas s'aveugler sur les limites du mouvement. Car ses limites majeures sont propres au mouvement lui-même, à son orientation politique et à ses perspectives. On en est évidemment, à le juger au travers des gestes et des déclarations des dirigeants du mouvement tels que les a rapportés la presse, principalement ceux de Lech Walesa, mais il semble bien qu'il soit effectivement très représentatif du mouvement.
Les conflits ont certes éclaté sur des revendications économiques, contre les hausses du prix de la viande, pour des augmentations de salaire, ou des améliorations des conditions de travail. Mais le conflit prenant de l'extension et se politisant, les aspirations démocratiques des travailleurs se sont manifestées, comme sont apparues des revendications politiques très diverses : le droit d'écouter la messe à la radio, qui est une revendication réactionnaire mais qui, il faut le croire, tenait au cœur d'un certain nombre de travailleurs. Et on ne voit pas au nom de quoi les dirigeants polonais décideraient ce que les travailleurs ont le droit d'entendre ou pas, comme de toute autre revendication comme celle du droit à s'organiser dans des syndicats autogérés.
Mais les dirigeants comme Walesa ont conduit le mouvement en se réclamant d'un certain nombre d'idées cléricales et politiquement réactionnaires. C'est au nom de l'hymne national et des chants religieux, derrière le portrait du pape et la croix que les grèves ont été conduites.
Ces idées, même si elles trouvent une large audience en milieu ouvrier, ne peuvent que s'opposer directement aux intérêts politiques et économiques à venir de la classe ouvrière polonaise. Si cet aspect a pris le devant de la scène, c'est peut-être là qu'a joué la personnalité d'un homme comme Walesa. Le fait est en tous les cas que c'est derrière le drapeau nationaliste et au nom des idéaux qui sont ceux de la petite bourgeoisie polonaise que le mouvement a été conduit. Et c'est une limite certaine au mouvement et sur le plan de la conduite démocratique de celui-ci et sur le plan des objectifs qu'il s'assigne.
Le premier geste de Walesa en fondant son syndicat fut d'accrocher un crucifix dans le local. Il aurait même déclaré à ce propos aux journalistes du Monde : « Vous le trouverez dans le nouveau bureau des syndicats aussi longtemps que j'y travaillerai et si quelqu'un me demande de l'enlever, le quitterai le syndicat » . Cette façon de penser et de se comporter à l'égard du mouvement est fort significative. De la part d'un militant comme Walesa, c'est afficher un programme, prévenir à l'avance ceux qui ne seraient pas d'accord qu'ils n'auront pas gain de cause là-dessus, que c'est un point qui ne se discute même pas. Sans doute, on peut penser que, ce faisant, il n'allait pas à contre courant de l'opinion d'une bonne partie des travailleurs. Mais c'est bien précisément là une limite réelle au mouvement.
Ainsi que l'ont raconté les journalistes d'Europe 1, il affiche chez lui la photo de Pilsudski, photo que l'on retrouve également au local des nouveaux syndicats à Varsovie, d'après Libération. Afficher ainsi ses sympathies pour un maréchal nationaliste qui imposa sa botte policière à tout le mouvement ouvrier polonais de l'entre deux guerres, est de la part d'un militant comme Walesa un choix politique. Et il s'agit là d'un choix qui va indiscutablement à l'encontre des intérêts de la classe ouvrière. Est-ce un régime à la Pilsudski que Walesa souhaite voir rétablir dans la Pologne d'aujourd'hui, c'est-à-dire un régime de dictature aussi féroce contre les travailleurs que la dictature des actuels dirigeants polonais ? Le seul changement étant que le pays passerait de la tutelle russe à la domination économique et politique des impérialistes occidentaux ?
Cela, ni Walesa, ni personne d'autre de lui ne le dit. Si Walesa éprouve plus de sympathie pour le polonais Pilsudski que pour le russe Brejnev et ses protégés polonais, c'est bien sûr son droit mais c'est aussi le nôtre que de dire que combattre Brejnev et consort sous le drapeau de Pilsudski, c'est combattre un fusilleur d'ouvriers au nom d'un autre fusilleur d'ouvriers. Telle est la logique du nationalisme qui conduit Walesa à préférer le polonais Pilsudski au russe Brejnev. Comme si l'un et l'autre n'étaient des dictateurs contre la classe ouvrière, comme s'ils n'avaient pas l'un et l'autre du sang d'ouvriers sur les mains !
Walesa, tout dirigeant ouvrier qu'il soit n'entend pas du tout incarner et défendre les intérêts politiques spécifiques de la classe ouvrière. Il défend, au contraire, les revendications des classes bourgeoise et petite-bourgeoise. C'est vouloir faire croire que les travailleurs et les privilégiés polonais n'auraient que les mêmes intérêts parce qu'ils sont Polonais !
Dans le mouvement actuel, les travailleurs sont-ils en accord absolu avec ce que dit et ce que fait Walesa ? On pourrait le croire. Sans doute, en suivant Walesa, les travailleurs se reconnaissent dans le personnage, ouvrier comme eux, militant de longue date puisqu'en 1970 il était déjà élu au comité de grève de Gdansk. Il n'a pas été épargné par la répression, et dès le premier jour de la grève, les travailleurs se sont battus pour sa réintégration dans l'entreprise.
Est-ce que les travailleurs pour autant le suivent jusque dans toutes ses opinions ? Ils acceptent semble-t-il le crucifix sans trop de problème, quant au portrait de Pilsudski, il est difficile de dire ce qu'ils en pensent. Certes, les travailleurs en se battant contre les despotes polonais ont bien le sentiment de se battre aussi contre les Russes. On peut même penser que l'aspiration à se défaire de l'oppression russe, si elle ne fut pas le facteur déclenchant du mouvement, en fut le ferment principal. Mais ce n'est pas pour autant que les travailleurs se retrouvent dans le programme et les idéaux nationalistes petits-bourgeois dont Walesa, de fait, s'est fait le porte-drapeau.
On peut penser que Walesa pour les travailleurs représente dans un certain sens la lutte contre l'oppression. Mais il essaie d'utiliser ce sentiment au service d'une politique précise : son programme n'est pas l'émancipation des travailleurs, mais la libération de la Pologne, c'est-à-dire des couches privilégiées polonaises du joug russe.
Peut-être la classe ouvrière se battra-t-elle derrière lui, sur son programme, ce serait bien sûr son droit, et nous ne pourrions, même dans ce cas, qu'être entièrement solidaires de sa lutte. Mais il y a tout à parier que si le mouvement continue, prend de l'ampleur, si la classe ouvrière acquiert davantage conscience de ses réels intérêts, soit les dirigeants actuels du mouvement changeront, soit c'est la classe ouvrière qui changera de dirigeants.
La permanence des forces centrifuges dans l'état national lui-même
Le problème de la nature du mouvement polonais c'est un problème qui est commun à toutes les démocraties populaires. Dans ces pays, en effet, l'oppression russe voile les rapports entre les classes sociales en présence.
Car la particularité de ces régimes est qu'ils ont tous été mis en place, à l'origine, par la bureaucratie russe. Dans le partage du monde qui a suivi la seconde guerre mondiale, ces pays furent attribués à Staline comme zone d'influence. A l'époque, il s'agissait avant tout, dans ces pays qui avaient été occupés successivement par les armées allemandes puis par l'armée russe, de rétablir et de maintenir l'ordre, c'est-à-dire, dans un premier temps, de combler le vide étatique créé par la défaite allemande, en reconstituant des appareils d'État nationaux. Partout ces appareils ont été mis en place grâce à la collaboration des Partis Communistes nationaux avec, dans la mesure du possible, des représentants des anciennes classes dirigeantes.
En Pologne, comme ces derniers, farouchement anti-communistes et nationalistes, se refusaient à cette collaboration, ce fut le PC sur la base du mouvement de résistance intérieure qui prit en charge la reconstruction de l'appareil d'État. Puisque les représentants officiels de la bourgeoisie nationale faisaient défaut, le PC suscita la formation d'un deuxième Parti Socialiste, d'un deuxième parti paysan et d'un deuxième parti démocrate, partis avec lesquels le Parti Communiste polonais partagea le pouvoir pendant un temps.
Ces appareils d'État, mis en place partout grâce à la présence de l'armée russe, représentaient donc, dés leur création, un certain équilibre entre les forces nationales bourgeoises du pays, même très faibles, et de la bureaucratie russe. En effet, ces États tiennent leur origine et leur force de l'URSS, notamment du poids de l'armée russe, mais par leur existence même, distincte de l'appareil russe, ces appareils expriment des intérêts différents de ceux de la bureaucratie russe, ils expriment les aspirations nationales des couches dirigeantes.
C'est ainsi qu'on a vu les gouvernants de ces pays, même les plus fidèles à Moscou, devenir les porte-parole des couches privilégiées du pays, les champions d'une certaine indépendance nationale. Tant que ces États sont faibles et n'ont d'autre assise que la puissance russe, leurs dirigeants se comportent en fantoches de Moscou. Mais dans la mesure où ces États deviennent plus forts, c'est-à-dire trouvent une assise nationale au sein des couches dominantes du pays, voire un consensus au sein de la population, ces dirigeants expriment les tendances des couches sociales qui aspirent à faire moins de concessions aux Russes.
Plus ces États conquièrent une assise sociale importante, plus leur centre de gravité s'éloigne des Russes et plus leurs dirigeants peuvent manifester leur indépendance. Au point que, dans certains cas, les Russes ont éprouvé le besoin d'intervenir militairement pour stopper cette évolution, comme on l'a vu en Tchécoslovaquie en 1968.
Si bien que les gouvernants de ces pays, intermédiaires entre des aspirations et des intérêts contradictoires, mènent une politique qui consiste d'une part à jouer sur le soutien des Russes face aux aspirations de leur population, mais d'autre part, à se réclamer des intérêts nationaux du pays face aux exigences des Russes. Et comme, quand cela bouge dans ces pays, cela bouge dans un sens anti-russe, on a pu voir des dirigeants de ces pays prendre appui sur des mouvements populaires pour gagner davantage d'autonomie par rapport à l'URSS. Et l'évolution du régime polonais en est l'illustration.
En 1956, l'arrivée au pouvoir de Gomulka, suite à l'insurrection de Poznan fut un premier succès notable des tendances nationales dans l'appareil d'État polonais. Cette ancienne victime des purges staliniennes faisait figure d'opposant et de libéral après quelques années passées dans les prisons russes. C'est ce qui lui permit de faire l'unanimité sur sa personne, lors de sa venue au pouvoir, et de canaliser le mouvement d'octobre de façon à asseoir davantage son pouvoir face aux Russes. Tout en laissant croire aux travailleurs que leurs aspirations à la démocratie étaient aussi les siennes, il agita (tout comme Gierek en août dernier) la menace d'une intervention russe pour obtenir que les ouvriers modèrent leurs revendications. Mais, aux dirigeants russes, il fit valoir qu'il était le seul capable d'endiguer le mouvement des Conseils ouvriers qui gagnait toute la Pologne.
Chantre du communisme « national », Gomulka qui avait gagné une autonomie plus grande par rapport à Moscou que ses prédécesseurs, mena une politique nationaliste bourgeoise : resserrant sa dictature sur la classe ouvrière, il fit montre de plus de libéralisme vis-à-vis des forces nationales les plus réactionnaires et les plus anti-communistes, comme l'Église. Cette Église qui constitue en Pologne un véritable État dans l'État, et qui avait tiré une audience accrue de la guerre que lui avait mené l'État polonais des années 50.
Comme le raconte Fejto dans son Histoire des Démocraties Populaires : « C'est vers elle que convergeaient les doléances et les espoirs des anciens propriétaires dépossédés, des fonctionnaires révoqués, des petits-bourgeois effrayés, des paysans sentant leurs propriétés menacées. D'autres se tournaient vers l'Église par dépit patriotique... ». Ce sont ces couches sociales que Gomulka chercha à rassurer et àse concilier. Comme gage de sa bonne volonté à l'égard de l'Église, il fait libérer le cardinal Wyszynski.
Après quatorze ans d'un régime dictatorial, l'homme providentiel des années 56 avait perdu toute popularité. Incapable d'empêcher, ni même d'endiguer les grandes grèves de 1970, il céda la place à Gierek.
Celui-ci en 1970, n'a pas les mêmes atouts en mains face à l'URSS que son prédécesseur n'avait en 1956. Il n'a pas la même popularité, ni ne suscite les mêmes illusions. Mais il bénéficie d'une conjoncture internationale favorable, puisque c'est la détente entre les États-Unis et l'URSS. Il en profite pour jouer la carte de l'ouverture à l'Occident. Les échanges économiques de la Pologne avec les pays occidentaux prennent de plus en plus d'importance. En 1978, 40 % des importations de la Pologne proviennent de ces pays. Et la signature de ces marchés et de ces accords économiques est l'occasion à chaque fois d'entrevues nombreuses et répétées avec des chefs d'États occidentaux. Gierek se rend aux États-Unis en 1974 pour y conclure des accords de coopération, il reçoit l'année suivante la visite du président Ford. En 1977, c'est Carter, à son tour, qui se rend à Varsovie. De même, Giscard se rendra à deux reprises en Pologne et recevra Gierek à Paris.
Sur le plan intérieur, Gierek pactise avec les forces politiques nationales, l'Église et, dans le sillage de celle-ci, avec une certaine opposition. Il est le premier dirigeant polonais à renouer officiellement avec le Vatican. Et à partir des mouvements grévistes de 1976, les mouvements d'opposition, essentiellement dans les milieux intellectuels, bien qu'interdits officiellement font leur apparition au grand jour, appuyés en maintes occasions par la puissante Église catholique. La répression ouvrière est très dure après les grèves de 1976, les grévistes sont licenciés, les militants pourchassés, mais malgré tout, ce n'est pas le bain de sang, ni la terreur policière, et il apparaît finalement que le régime s'accommode, dans une certaine mesure, d'une contestation ouverte et devenue permanente. C'est ainsi que le KOR a pu exister et se développer depuis les grèves de 1976.
Créé pour aider à la défense des ouvriers grévistes, victimes de la répression, s'il a vu à maintes reprises ses dirigeants emprisonnés, le KOR a pu toutefois collecter des fonds, subvenir aux besoins des grévistes licenciés, organiser le soutien des emprisonnés et leur défense. Lech Walesa, lui-même, si on en croit la presse, licencié au lendemain des grèves de 1976, aurait vécu quelque temps grâce au soutien financier du KOR, mouvement dans lequel il militait.
La politique d'équilibre des couches privilégiées nationales
La société polonaise des dix dernières années s'est donc libéralisée, certes, mais il s'agit d'une libéralisation bien contrôlée et surveillée. Cette évolution touchait essentiellement les couches de la moyenne et petite bourgeoisie, celles précisément sur lesquelles s'appuie l'appareil d'État polonais. Et si cela peut surprendre de prime abord cela s'explique par la marge d'autonomie que l'État a réussi à gagner par rapport à la bureaucratie russe. Les hommes qui constituent l'appareil d'État polonais, même s'ils ont été recrutés, sélectionnés au départ sur la base de leur fidélité à Moscou, sont issus de la société polonaise. Généralement même, ils sont issus de ces couches petites-bourgeoises privilégiées, ou des milieux intellectuels et ils en expriment les sentiments et les aspirations. Tout naturellement, ils sont nationalistes et souvent même, catholiques, comme le sont ces milieux-là.
Et les dizaines de milliers d'hommes qui constituent les couches dirigeantes du régime, ses hauts fonctionnaires, ses administrateurs, représentent les aspirations de ces milieux privilégiés à maintenir et même à accroître leurs privilèges, contre la classe ouvrière si c'est celle-ci qui revendique, ou contre Moscou s'ils peuvent en desserrer l'emprise.
Si ces couches ne sont pas différentes socialement et ont globalement des intérêts communs, elles ne sont pas forcément unanimes. Des clivages politiques peuvent apparaître, car elles n'ont pas toujours la même compréhension de leurs intérêts. Tel directeur d'entreprise ne sera pas partisan de la moindre libéralisation dans laquelle il entrevoit une source de difficultés à venir pour lui-même sur le plan professionnel.
Pour revenir aux exemples les plus récents, après la signature des accords de Gdansk, même une fois que les ouvriers ont eu le droit de constituer leurs syndicats, ils ont dû s'affronter à des directeurs d'entreprises qui n'acceptaient pas d'appliquer l'accord. Et malgré les déclarations de Kania confirmant l'extension nationale des nouveaux syndicats, il y a tout à parier que les travailleurs subiront des pressions de toutes sortes, financières, administratives, avant de pouvoir faire fonctionner leurs organisations. Mais à l'opposé, la reconnaissance de ces nouveaux syndicats a pu enthousiasmer des milliers de petits-bourgeois, des privilégiés, des intellectuels, des avocats, des journalistes, qui y ont vu la possibilité pour eux de s'exprimer plus librement.
Dans ce contexte, s'il y a dans l'appareil d'État polonais des forces qui ne veulent pas ou ne peuvent pas prendre de risques en laissant se développer une effervescence populaire, il y a aussi des gens qui ont une certaine intelligence de la situation et qui peuvent tirer de ces crises davantage de libertés pour elles, et aussi davantage de privilèges. Par exemple, les crédits que l'URSS et les pays impérialistes ont débloqués pour aider l'État polonais à passer le cap des grèves, iront peut-être pour une bonne part dans l'escarcelle des ouvriers. Sans doute. Mais sous réserve d'une dîme plus ou moins importante prélevée du haut en bas de l'appareil, par les bureaucrates du régime.
C'est pourquoi, puisque Walesa place la lutte des ouvriers polonais sur le terrain nationaliste et clérical, il n'est pas exclu que des hommes au sein de l'appareil d'État, nationalistes et cléricaux eux-mêmes, recherchent son soutien. Nous ignorons si le négociateur de Gdansk, le vice-premier ministre Jagielski est de ceux-là, ni si l'hommage que Walesa lui a rendu peut se comprendre ainsi. « Cet homme, a-t-il dit, a fait beaucoup. Il faut aider des gens comme lui. Il n'y en a pas beaucoup au sommet de l'appareil. Tous ne sont pas mauvais et certains méritent notre attention. N'oublions pas des gens comme Jagielski, si nous ne voulons pas qu'il se perde parmi les autres. »
L'intérêt de la classe ouvrière c'est de mener une politique indépendante
La partie engagée avec les grèves de cet été en Pologne est loin d'être terminée. Bien évidemment, maintenant que les grèves sont arrêtées, les travailleurs ne sont plus dans des conditions aussi favorables, ils n'ont plus les mêmes possibilités de peser de toutes leurs forces dans la vie politique du pays. Dans ces conditions, la question se pose d'autant plus des choix et des options politiques des dirigeants actuels du mouvement. Ces gens-là, s'ils ont l'assentiment d'une très large fraction de la classe ouvrière (ils l'ont montré) ont aussi celui de bien d'autres couches sociales, petites-bourgeoises plutôt privilégiées, et qui ne représentent pas les intérêts de la classe ouvrière, même si celle-ci ne s'en rend pas compte. Et ce sont ces gens-là qui risquent de prendre le devant de la scène politique.
Mais ce n'est pas cela qui doit limiter en quoi que ce soit le, soutien que les travailleurs de France doivent apporter à la lutte des travailleurs polonais. Quelles que puissent être les limites mises à ce mouvement, et quel que puisse être le programme politique sur lequel se battent les travailleurs polonais, notre solidarité doit leur être acquise, pleine et entière.
La partie n'est pas encore jouée. Il n'est pas dit que les travailleurs polonais cèdent aussi facilement le terrain et acceptent de voir leurs luttes canalisées au profit d'intérêts qui ne sont pas les leurs. Tant que les travailleurs polonais font usage des libertés qu'ils viennent de conquérir, tant qu'ils prennent la liberté d'exprimer leurs aspirations économiques, politiques, ils gardent l'initiative et nous pouvons penser que s'ils ont su conquérir leur liberté, ils sauront s'en servir.