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Pologne : Luttes sociales et manoeuvres politiques autour de Solidarité
Au moment où s'engage la seconde partie du congrès de Solidarité, le mouvement commencé en août 1980 par une des plus puissantes grèves que la Pologne ait connue, se poursuit. Malgré les pressions, les tentatives d'intimidation, les menaces qui n'ont pas cessé de la part du « grand frère russe », l'organisation née de la grève, Solidarité, a maintenant un an. Le syndicat indépendant créé par les grévistes de la Baltique est fort aujourd'hui de dix millions d'adhérents. D'organe qui se constituait pour défendre et garantir les droits des travailleurs polonais, il est bien vite devenu bien plus que cela : le pôle d'attraction, le centre vers lequel ont convergé toutes les oppositions au régime. Cela, parce que, profitant de la brèche ouverte par les travailleurs dans l'autoritarisme du régime, se sont engouffrées toutes les couches de la société, qui aspiraient, elles aussi, à plus de liberté et d'indépendance.
Depuis un an, la classe ouvrière fait front au régime. A chaque fois que les dirigeants polonais ont essayé de reprendre ce qu'ils avaient dû concéder à la lutte des travailleurs, ils se sont heurtés à la même ferme détermination de la classe ouvrière.
Le mouvement ne donne nul signe d'essoufflement. Au contraire, il a pris en force et en assurance. Les travailleurs se sont dotés d'une organisation, ils ont su tisser des liens à travers tout le pays, des plus petites entreprises aux plus grandes, mais aussi avec les autres couches de la population.
L'effervescence ouvrière
La classe ouvrière qui a démarré le mouvement de contestation, elle qui a entamé la lutte contre l'autoritarisme du régime, contre ses privilèges, sa corruption, ses mensonges et ses injustices, ne s'est pas contentée de ses premiers succès. Les travailleurs n'ont pas laissé passer de semaines et de mois sans qu'ils n'aient avancé de nouveaux jalons. On a vu les travailleurs s'organiser contre les petits dictateurs locaux, contre les exactions de la milice. On a même vu des directeurs d'entreprise se faire congédier par leurs ouvriers. La vie semble, de ce point de vue, bien changée dans les ateliers et les quartiers, y compris dans les secteurs les plus isolés de la classe ouvrière. Pour les travailleurs des petites entreprises, le fait de pouvoir lier leur lutte à un mouvement d'ampleur nationale, n'a pu que conforter encore leur combativité. Et même dans les secteurs les plus reculés du pays, on a dû voir plus d'un petit bureaucrate, plus d'un petit chef, amenés à la raison.
Dans de multiples endroits, de multiples façons, on a vu les travailleurs s'attaquer aux privilèges, à la corruption, et peser de toute leur force contre les décisions des bureaucrates. On a vu des travailleurs attaquer sur la place publique un directeur qui, en cette période de pénurie, s'était indûment approprié le jambon de ses employés. On a vu des dockers de la Baltique refuser de laisser partir un cargo de viande destiné à l'exportation.
Une atmosphère de liberté
Et ce qui est frappant dans les mouvements qui ont éclaté çà et là dans le pays, c'est ce bouillonnement d'idées, cette atmosphère de liberté qui règne.
A la faveur du mouvement, toutes les couches de la population ont, elles aussi, avancé leurs revendications. Bien des courants politiques opposants, jusque là interdits ou pourchassés ont resurgi au grand jour, mettant à profit les libertés conquises par la classe ouvrière. Les catholiques plus ou moins libéraux, jusque là tolérés dans le régime, n'ont plus été la seule opposition, mais l'échiquier politique s'est rempli, depuis les ultra-nationalistes jusqu'aux opposants qu'on pourrait qualifier de « gauche » partisans de la « libéralisation » du régime. Et toutes ces tendances politiques se retrouvent bien évidemment, dans une certaine mesure, au sein même de Solidarité.
Le mouvement qui, depuis un an, secoue la Pologne, s'est donc cristallisé dans ou autour d'une organisation plus ou moins structurée, avec une direction ayant des idées et des objectifs politiques. Cette organisation bénéficie manifestement de la confiance des travailleurs en mouvement qui lui ont permis de naître. Mais il est difficile d'apprécier d'ici quelles sont exactement les relations entre les dirigeants du mouvement et sa base ouvrière, dans quelle mesure ces relations sont-elles démocratiques ? En quoi des hommes comme Walesa reflètent les sentiments des travailleurs et en quoi ils ne les reflètent pas ?
Les engagements de Walesa auprès de la hiérarchie catholique par exemple, ne semblent pas lui avoir valu moins de prestige dans les rangs ouvriers. Peut-on cependant en conclure qu'il représente les sentiments et les préjugés religieux et nationalistes de l'ensemble de la classe ouvrière ou bien que la majorité des travailleurs subit plus qu'elle ne le souhaite cet engagement de son mouvement du côté de l'Église ?
Mais de toute façon, la constitution d'un mouvement comme Solidarité brassant des millions de travailleurs n'a pu se faire que dans une atmosphère relativement libre, où même les critiques et les polémiques se passaient au grand jour. La campagne pour les élections de délégués ouvriers à Solidarité a été sur ce plan l'occasion, au printemps dernier, d'une floraison de tracts, de journaux d'entreprise, traitant de la démocratie, des raisons du vote, du contrôle possible et nécessaire des candidats délégués au syndicat par leurs camarades de travail. Et il ne s'agit-là que d'un exemple.
Et il est sûr que l'un des acquis les plus positifs des grévistes, c'est ce flot d'idées, d'écrits, l'apparition de multiples tendances politiques avec leurs polémiques, qui ont contribué à cette atmosphère nouvelle de liberté qui règne dans le pays. Mais c'est bien parce que les travailleurs ont gardé l'initiative que, de fait, une certaine libéralisation s'est opérée.
L'existence de solidarité modifie le jeu politique
Cette effervescence ouvrière, ce climat de liberté et de renouveau politique sont un des changements considérables apportés par le mouvement dans le pays. Mais est-ce que cela va se traduire par des changements durables, un certain nombre de réformes par exemple ? Et dans ce cas, quels peuvent être les freins ou les limites à la volonté de changement ainsi exprimée ?
Grâce à la combativité ouvrière, il existe aujourd'hui en Pologne, une organisation syndicale qui n'est pas une création de l'appareil d'État, qui a une grande indépendance par rapport à ce dernier et qui bénéficie de la confiance de la majorité des travailleurs. Jusqu'à maintenant, cela ne s'est jamais vu dans les Démocraties Populaires. La bureaucratie russe ne peut évidemment qu'être hostile à ce genre de nouveauté. Si les dirigeants russes ont dû jusqu'à présent accepter de fait l'existence de Solidarité, ils l'ont toujours violemment critiqué comme quelque chose d'intolérable dans leur système. L'existence d'un syndicat indépendant pose aussi des problèmes pour un régime autoritaire comme le régime polonais. Et cela, bien indépendamment des objectifs que peuvent s'assigner les dirigeants du nouveau syndicat. Car même s'il est vrai que formellement Solidarité n'a remis en cause ni le « rôle dirigeant du parti », ni les « alliances internationales de la Pologne », c'est son existence même qui en fait un pôle virtuel de contestation.
La bureaucratie russe face a l'existence de solidarité
L'effervescence ouvrière et populaire est en elle-même intolérable pour une bureaucratie congénitalement hostile à tout ce qui conteste, remet en cause, bouge. Pour cette caste profondément réactionnaire, des ouvriers qui revendiquent, qui font des grèves, sont des ouvriers à briser. Et il y a aussi l'exemple que cela peut donner ailleurs, dans les autres pays de l'Est, où la bureaucratie russe demeure le gardien suprême de l'ordre.
Mais la bureaucratie russe a également le problème de maintenir sa mainmise sur son glacis. Elle mène une lutte sans cesse recommencée contre toutes les forces centrifuges et contre les appareils, les organisations susceptibles de les cristalliser.
Solidarité, en se constituant en appareil indépendant, est un corps étranger dans leur domaine, qu'il leur faudra ou détruire ou assimiler. Car Solidarité est un appareil qu'ils ne peuvent pas contrôler, ce n'est pas eux qui l'ont mis en place, ce ne sont pas leurs hommes qui le tiennent.
Jusqu'à maintenant, jamais la bureaucratie russe n'a toléré un tel exemple d'insubordination de la part d'un de ses États vassaux sans intervenir. Ses tanks sont rentrés dans Prague, pour réduire à néant une opposition encore bien timide par rapport à ce qui se passe en Pologne.
La bureaucratie soviétique a laissé faire jusque là. Il faut croire qu'elle a estimé ne pas avoir d'autre choix. Réprimer le mouvement ne lui est sans doute pas impossible. Mais la bureaucratie doit estimer qu'il faudrait y mettre de tels moyens, sans avoir pour autant la certitude de réussir dans un bref délai, que le remède serait pire que le mal.
Jusqu'à présent les dirigeants russes en étaient restés aux menaces verbales ou aux cliquetis d'armes des manœuvres militaires. Mais le mouvement était trop profond pour que de simples menaces suffisent pour y mettre fin.
C'est nullement impressionnés par des manœuvres militaires, qui se déroulaient en même temps que la première partie du congrès de Solidarité, et à quelques kilomètres seulement de Gdansk, que les congressistes appelaient, dans une déclaration finale, à des élections libres au Parlement, à la liquidation de la « nomenklatura » dans le Parti et à la création de conseils d'autogestion dans les entreprises. Comble de « provocation », ils ont même osé adresser leur salut fraternel aux travailleurs des autres pays de l'Est, et leur souhaiter à eux aussi prochainement plus de liberté, plus d'indépendance, et de pouvoir créer à leur tour leurs propres organisations « autogérées ».
Aussi, malgré le déploiement de forces, il y avait quelque chose de dérisoire dans la fureur des bureaucrates russes tonnant contre cette inadmissible « ingérence dans les affaires intérieures des autres États socialistes ». Tout comme paraissaient dérisoires leurs discours menaçants, leurs insultes contre le congrès de Solidarité, baptisé « orgie anti-socialiste et anti-soviétique » et même si à la clé, il y avait le classique chantage économique et la menace de réduire les exportations à destination de la Pologne.
La bureaucratie russe, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, a jusqu'à maintenant bien dû tolérer le mouvement. Acceptera-t-elle longtemps l'existence de Solidarité dans un des pays de son glacis, malgré l'exemple d'insubordination qu'il représente ?
Ce qui retient les bureaucrates russes c'est la capacité de résistance de la population polonaise, alors qu'elle n'est ni démoralisée, ni à bout de combativité. Ils redoutent probablement la violence de la réaction que leur intervention risquerait de provoquer. Alors en désespoir de cause, il ne leur reste qu'à attendre et voir venir, soit que le mouvement se tasse tout seul, soit que le gouvernement polonais parvienne à en prendre le contrôle.
Mais évidemment la menace permanente de la puissance russe pèse d'un poids déterminant dans l'évolution des choses. Le jeu des forces politiques en Pologne même en est fondamentalement affecté. Même si la question des relations entre la Pologne et l'URSS est soulevée avec prudence et rarement par les dirigeants du mouvement, elle est au centre des problèmes soulevés par l'effervescence populaire. Et, en Pologne, probablement chacun en est conscient.
Solidarité, une brèche dans l'autoritarisme du régime polonais
Les dirigeants polonais joueront-ils le jeu que les dirigeants russes attendent d'eux, à savoir annihiler Solidarité ? Ils auraient des raisons à cela. Car l'existence de Solidarité est dirigée contre eux. C'est directement leur autorité qui est contestée. Créer une organisation indépendante du pouvoir, même « apolitique » comme l'ont précisé les dirigeants de Solidarité, c'est déjà un geste politique contre le régime. De là le caractère inévitable de la série d'épreuves de force auxquelles nous avons assisté depuis août 1980, mettant aux prises les dirigeants polonais et Solidarité. Les dirigeants polonais ne pouvaient accepter de leur plein gré la simple application des accords. Alors, qu'il s'agisse de la reconnaissance légale de Solidarité, de l'enregistrement de ses statuts, ou de la satisfaction des revendications ouvrières comme les samedi libres, les luttes ont été incessantes, autour de l'existence même de Solidarité. Des provocations policières ont été montées contre les militants du syndicat comme à Bydgocz et aujourd'hui encore, alors qu'on voit certains dirigeants du parti polonais tendre la main à Solidarité, on voit la milice emprisonner des militants du syndicat.
Mais le syndicat a pour lui la combativité et la détermination des travailleurs. Et les gouvernants n'ont pas réussi à inverser le rapport des forces. Maintenant que le mouvement dure depuis un an, se résigneront-ils à un compromis ? Lequel ? Tel est le problème aujourd'hui. Force leur a bien été de transiger.
Mais maintenant que Solidarité, par la force des choses, a une existence légale, les dirigeants polonais peuvent adopter une attitude différente, et après avoir combattu le mouvement, tenter de composer avec lui et même s'appuyer dessus.
Dans leurs rapports avec la classe ouvrière, pour commencer, on peut penser que certains dirigeants polonais ne voient pas d'un mauvais œil l'existence d'un syndicat avec lequel ils pourraient négocier et, par là même, tenter de désamorcer certains conflits avant qu'ils ne prennent un tour trop explosif. (Rôle que ne pouvaient évidemment pas jouer les anciens syndicats officiels, car ils n'ont pas le crédit suffisant auprès des travailleurs).
Et dans leurs rapports avec l'URSS, les tenants de J'appareil d'État national peuvent être tentés de profiter de l'existence du mouvement pour obtenir une marge d'indépendance plus grande.
Quelles politiques pour le mouvement
C'est par sa ténacité, dans la lutte, sa combativité qui n'a pas désarmé même devant les menaces russes, que la classe ouvrière a permis l'évolution actuelle du régime.
Dans quel sens cette évolution peut-elle aller, et quelles sont les politiques proposées au mouvement ?
Tout d'abord, force est de constater qu'on ne voit aucune organisation intervenir dans le mouvement au nom de la révolution prolétarienne. On ne voit aucune organisation affirmant clairement la nécessité pour la classe ouvrière d'avoir une politique indépendante de celles des autres classes sociales de la société polonaise. On ne voit aucune organisation affirmer clairement que la classe ouvrière a un autre avenir à préparer, face à la bureaucratie russe et ses protégés locaux, que l'avenir que lui préparent l'Église et la petite bourgeoisie nationaliste. On ne voit enfin aucune organisation qui se réclame clairement de l'identité d'intérêts fondamentaux du prolétariat, non seulement de toutes les Démocraties Populaires, et de la Russie, mais aussi des pays occidentaux et des pays sous-développés. Aucune organisation qui soit aussi clairement opposée à l'impérialisme qu'à la bureaucratie russe, et qui affirme la nécessité de renverser l'un et l'autre.
Il se peut bien entendu, qu'existent en Pologne des militants se plaçant sur ce terrain. Mais même si tel est le cas, il est manifeste que cette politique-là n'est pas défendue au grand jour, et à bien plus forte raison, ne marque nullement le mouvement lui-même.
Rien ne dit d'ailleurs qu'une politique révolutionnaire prolétarienne puisse trouver d'emblée un écho large dans la classe ouvrière elle-même, et à plus forte raison dans les autres classes populaires. Même si les éléments les plus combatifs, les plus dynamiques et les plus nombreux du mouvement sont les travailleurs, le mouvement se mène au nom du nationalisme, d'une certaine idée de la Pologne. C'est sans doute précisément ce caractère du mouvement qui lui permet d'être aussi large, et de regrouper en son sein des classes et des catégories sociales aux intérêts très différents, voire contradictoires, liées seulement autour d'un commun sentiment national, et autour de l'affirmation commune de changer, de « libéraliser » le régime. Quels contenus les uns et les autres mettent derrière le terme de libéralisation du régime, les ouvriers de Bydgosz ou l'archevêque de Cracovie entendent-ils la même chose par « libéralisation » ? C'est encore une autre question.
En tous les cas les différentes politiques qui sont proposées au mouvement se situent toutes dans une perspective nationaliste plus ou moins « réaliste ».
Sur ce terrain, les acteurs sont nombreux, et le jeu des uns et des autres complexe. Il y a ceux qui ont combattu le mouvement, ceux qui l'ont subi sans le vouloir et qui, les uns et les autres, voudraient bien trouver un point d'équilibre autour du rapport des forces actuel en attendant de pouvoir revenir éventuellement en arrière. Il y a ceux qui souhaitent encore de profondes réformes et pour qui, chercher à redéfinir les institutions et le cadre de vie politique n'est qu'un moyen de concrétiser les acquis, en attendant de pouvoir aller de l'avant.
Bien des forces, agissant plus ou moins ouvertement, semblent rivaliser pour canaliser et utiliser l'immense puissance que manifeste le mouvement. Elles peuvent incarner des politiques différentes à l'intérieur, différentes à l'égard de l'URSS ou, symétriquement, à l'égard de l'Occident. Mais autant que l'on puisse en juger - car en la matière, ce que les uns ou les autres disent ne reflète ni ce qu'ils veulent réellement, ni surtout ce qu'ils peuvent - ils ont tous en commun de situer les changements qu'ils prônent dans le cadre de l'État polonais, voire du régime tel qu'il est.
Parmi les principales forces d'opposition qui influencent Solidarité et cherchent à l'utiliser, il ya bien évidemment l'Église catholique.
Avec le brevet d'opposant au régime que lui ont donné des persécutions à l'époque de la guerre froide, elle a pu devenir un pôle important dans la vie politique polonaise. Cristallisant une opposition nationale à l'autorité russe, mais sans chercher à remettre en cause pour autant les régimes en place, elle est apparue aux dirigeants polonais de Gomulka à Gierek comme un partenaire utile. Malgré cela, elle figure aujourd'hui comme l'un des pôles de l'opposition. On voit très bien actuellement l'Église miser sur l'existence de Solidarité pour accroître encore son poids social et négocier ainsi avec le pouvoir une plus grande place au soleil. Pour l'instant, par contre, on ne la voit pas perdre le bénéfice que lui vaut la situation de semi-opposant, pour se lier plus ouvertement avec le régime en place.
Parmi les autres courants influents qui s'expriment au sein de Solidarité, le KOR et ses leaders comme Kuron et Michnik , eux-mêmes conseillers de Solidarité, semblent représenter la gauche démocratique du mouvement. Le KOR, qui semble avoir contribué à la préparation du mouvement, en espère une certaine libéralisation du régime et l'obtention d'un certain nombre de droits démocratiques. Ils affirment en même temps que toute voie révolutionnaire est à proscrire en Pologne et dans les pays de l'Est, vu le poids de l'URSS.
« L'opposition démocratique polonaise doit admettre que les transformations en Pologne doivent se faire, au moins dans la première phase, dans le cadre de la « doctrine Brejnev »... au lieu de suggérer au pouvoir « comment s'améliorer », ce programme (celui de l'opposition démocratique) doit indiquer à la société « comment agir ». Pour le pouvoir, il ne peut y avoir d'instructions plus claires que celles fournies par la pression de la base » . Voilà comment Michnik définissait donc le cadre et les moyens d'action, pour l'opposition démocratique et, en l'occurrence, la classe ouvrière, lorsqu'elle entrerait en lutte.
Pour programme c'était : « l'élection libre par les travailleurs de leurs propres corps représentatifs, indépendants à la fois de l'État et du Parti » ainsi que la « garantie du droit de grève » . Mais tout cela en accord avec le pouvoir. Et c'est bien ce qu'il répète au lendemain des grandes grèves de 80 dans une conférence à Varsovie : « Je crois que nous devons apprendre à coexister avec le pouvoir » et pour illustrer son propos, il expliquait « si je dois chercher un compromis pour la voie polonaise, si je devais trouver un exemple, ce serait celui de la voie espagnole : la société, dans un effort commun des éléments ouverts au sein du pouvoir et au sein de l'opposition, a su sortir le pays d'une dictature odieuse et répressive vers les formes démocratiques ». Ce n'est donc plus seulement une coexistence plus ou moins pacifique avec le pouvoir que propose Michnik, mais une collaboration toutes classes confondues, de ce qu'il appelle la société polonaise avec les dirigeants.
Quant à Kuron, de son côté, à la même époque, il précisait ce que signifiait cette coexistence avec le pouvoir, cherchant à préciser les limites des réformes possibles et acceptables par Moscou, il expliquait : « Nous avons d'une part ces grands mouvements sociaux, cette indépendance, cette autogestion des différents domaines de la vie collective et d'autre part, l'obligation de maintenir ce qu'on appelle le rôle dirigeant du Parti, donc son contrôle de l'administration centrale, de l'armée, de la police. Il nous faut concilier les deux problèmes... Nous devons créer un modèle nouveau basé sur le compromis » . Et de réclamer qu'on élabore des « formes institutionnelles de négociations » pour éviter que « chaque problème à venir... crée un conflit et par là même un risque de renversement involontaire du pouvoir » . Il faut croire d'ailleurs que le KOR considère que son existence autonome par rapport à Solidarité est devenue sans objet puisque Le Monde du 25 septembre signalait que le KOR était prêt à se dissoudre si le congrès de Solidarité le jugeait utile.
Les dirigeants de l'état face au mouvement
La mise en échec par Kania de l'aile dure, pro-russe, de son parti en juin dernier, lors du congrès du POUP, semble bien signifier que pour l'instant les dirigeants polonais ont fait le choix de composer avec Solidarité et peut-être s'appuyer sur le mouvement actuel pour essayer d'acquérir une marge d'indépendance un peu plus grande dans leurs rapports avec Moscou. Ils se sont engagés dans cette voie contraints et forcés par l'ampleur du mouvement, mais pourquoi pas tenter d'y grapiller pour eux-mêmes quelques miettes d'indépendance. Cela d'autant plus qu'en face d'eux, Solidarité ne revendique pas de mettre fin à leur rôle dirigeant, que c'est sans remettre en cause le cadre du régime tel qu'il existe avec ses liens privilégiés avec l'URSS, que les deux parties s'affrontent.
Et dans ce contexte, la proposition faite à la télévision par Olszowski, un membre influent du Bureau Politique polonais, de créer un « Front national entre le Parti, Solidarité et l'Église » , est significative de la façon dont certains dirigeants polonais peuvent envisager de tirer parti de l'actuel mouvement. Il agite, bien sûr, la menace de l'URSS pour amener à raison les opposants, mais le chantage n'est cette fois-ci qu'économique. « La Pologne ne peut se passer des livraisons soviétiques » . Avec un tel langage, peut-être espère-t-il se faire mieux entendre et accepter par une partie de l'opinion polonaise. Alors d'un côté, l'épouvantail russe, argument ultime pour amener les opposants à une vue plus réaliste des choses, de l'autre c'est la main tendue à l'Église et à Solidarité. Façon évidemment de faire rentrer Solidarité dans un cadre contrôlé, dominé par le Parti et éventuellement acceptable par l'URSS, mais en lui offrant par la même occasion une place.
Si les armées russes n'interviennent pas, on pourrait donc envisager que la Pologne s'achemine vers un régime qui tolère un grand syndicat reconnu et relativement indépendant du pouvoir et à défaut d'élections réellement libres à la Diète, car cela remettrait inévitablement en cause le rôle dirigeant du parti, mais un système donnant plus de place aux représentants de l'Église et du syndicat. Une perspective qui somme toute pourrait satisfaire certains milieux politiques de l'intelligentsia, de la petite bourgeoisie polonaise, et peut-être une partie de l'appareil du Parti et de l'État.
Aux premiers ce serait la liberté d'intervenir sur la scène politique, avec éventuellement un certain nombre de postes à la clé, aux seconds, ce serait la possibilité d'élargir leur assise sociale et par conséquent de consolider leur régime.
Qu'aurait à gagner la classe ouvrière, elle qui a déclenché le processus et mis le régime en demeure d'accorder un certain nombre de réformes ? L'existence d'un syndicat puissant, c'est-à-dire la possibilité de s'organiser, de se défendre, d'affirmer ses droits. Et ce n'est pas négligeable. La classe ouvrière polonaise serait ainsi dans une situation plus voisine de celle des autres pays d'Europe Occidentale. Rien ne garantit pour autant la classe ouvrière polonaise qu'elle ne verra pas alors ses dirigeants syndicaux se muer en bons bureaucrates, à la façon des Maire, Séguy ou Bergeron, soucieux peut-être d'arracher de temps en temps des miettes au régime, mais attentifs surtout à ne pas risquer de le mettre en péril par des mouvements intempestifs.
Solidarité et le pouvoir sont antagonistes. Sans doute. Mais dans une certaine mesure ils peuvent trouver un terrain d'entente. Qu'on prenne en exemple ce qu'il est advenu de la revendication d'autogestion mise en avant par le syndicat. Cette revendication en soi assez vague présentait un double avantage : d'une part elle pouvait répondre à l'aspiration plus ou moins clairement exprimée d'une partie des travailleurs de participer aux décisions. Mais ce mot d'ordre permettait d'autre part aussi pour les militants syndicaux de postuler à des postes à l'échelon de chaque entreprise, aussi bien que dans l'appareil de l'État et de se trouver ainsi associés à la gestion des affaires, conjointement avec les représentants de l'État. C'est une façon donc de chercher à s'intégrer dans la société polonaise. Et l'empressement finalement des dirigeants polonais à proposer une loi sur l'autogestion bien proche du projet de Solidarité montre qu'ils ne redoutent pas eux non plus d'employer la formule, ils se sont même empressés de saisir la perche ainsi tendue.
Les limites d'une telle évolution
Dans les Démocraties Populaires, les régimes de dictature qui y règnent, avec des variantes en plus ou moins sévère, apparaissent comme une des conséquences de la présence russe.
C'est vrai d'une certaine manière, bien sûr. C'est la bureaucratie russe qui a reconstruit ces appareils d'État après la guerre, c'est la zone que lui a concédée l'impérialisme pour qu'elle y fasse régner son ordre. Et la bureaucratie ne peut tolérer de bon cœur une quelconque libéralisation de son glacis. Ne serait-ce que parce qu'à la faveur d'un tel mouvement, elle aurait peur de voir ces pays distendre les liens qui les attachent à sa zone d'influence et risquer ainsi de lui échapper.
ie. Régime qui pour être indépendant de la bureaucratie russe, n'en était pas moins une dictature anti-ouvrière au moins aussi féroce que peut l'être la Pologne d'aujourd'hui.
La Pologne s'est quelque peu industrialisée depuis. Mais elle reste, à bien des égards, un pays arriéré. Même ses efforts d'industrialisation ont créé de nouvelles contradictions, tout en étant insuffisants pour la hisser au niveau des pays développés. Et aujourd'hui, de surcroît, toute Démocratie Populaire qu'elle soit, la Pologne subit de plein fouet la crise de l'économie capitaliste occidentale.
C'est la crise économique et les hausses de prix catastrophiques qui ont déclenché la révolte ouvrière. Cette révolte, et le mouvement qui s'en est suivi, auront peut-être abouti à modifier le fonctionnement du régime. L'URSS sera peut-être contrainte de composer avec l'État polonais sur une base nouvelle, y compris en tolérant des oppositions institutionnalisées.
Mais un régime, même réformé de la sorte, pourrait-il fournir davantage la viande et les produits alimentaires que revendiquaient les ouvriers de Gdansk en se mettant en lutte ? La classe ouvrière cesserait-elle d'être opprimée ? Évidemment, les travailleurs accepteraient peut-être une dégradation de leurs conditions d'existence de la part d'un régime qui leur semblerait plus libéral que de la part d'un Gierek, Mais ce n'est certainement pas le fait d'associer l'Église catholique ou ses représentants qui rendrait le régime plus démocratique. Et même si Solidarité trouvait une place permanente dans le système - ce qui est loin d'être acquis - , et même si elle demeurait un centre de contestation, tout cela ne signifie pas encore un fonctionnement démocratique du régime, pas même au sens de la démocratie bourgeoise. Les dictatures militaires successives en Argentine ont bien composé pendant longtemps avec de forts syndicats péronistes oppositionnels. Elles n'en sont pas moins restées des dictatures.
La démocratie même formelle des régimes parlementaires occidentaux, coûte cher. Un régime qui laisse les revendications s'exprimer librement, doit pouvoir satisfaire un certain nombre de ces revendications. Même s'il ne lâche que des miettes, il faut pouvoir justifier le jeu des conciliations, des négociations entre « partenaires sociaux ». Un tel régime doit pouvoir offrir des places aux appareils syndicaux et aux partis politiques. Cela peut être un luxe que, même indépendamment de ce que l'URSS pourrait accepter ou pas, le régime polonais n'aurait pas les moyens de s'offrir bien longtemps.
Aussi, quels que soient les changements consentis en Pologne par le régime, il n'y a pas de garantie institutionnelle pour la classe ouvrière. Elle ne pourra sauvegarder ses acquis actuels en matière de libertés qu'en restant mobilisée.
28 septembre 1981