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Pétrole et guerre économique
Au cours des dernières semaines le nom de Tokyo a été mêlé à deux événements ayant trait à la réaction des grandes puissances impérialistes face à la crise économique.
La plus récente en date a été la rencontre, dans la capitale japonaise, des dirigeants des sept principales puissances impérialistes. A ce qu'on en a dit, ce sommet a été consacré au problème de l'énergie et, venant juste après la décision de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) d'augmenter les tarifs officiels du pétrole brut, la rencontre de Tokyo a fait les manchettes de la grande presse. Elle a été présentée comme l'illustration de la volonté des puissances occidentales de réagir ensemble devant cette hausse du prix du pétrole présentée, bien évidemment, par la majorité des commentateurs, comme la grande responsable des maux présents et futurs de l'économie mondiale. Pour la presse française, la réunion de Tokyo a même été l'occasion de pousser quelques cocoricos, en affirmant qu'à cette rencontre au sommet, les États-Unis et le Japon ont fini par s'aligner plus ou moins sur les positions des pays européens et consenti à limiter dans les années à venir leurs importations de pétrole, position commune européenne - ajoutent-ils sans rire - qui avait été antérieurement obtenue grâce aux efforts de la France, contre des Allemands et des Britanniques réticents. Voilà donc Giscard bombardé au centre d'un événement qui, pour être présenté comme spectaculaire, ne sert pas pour autant à grand-chose, si ce n'est à donner une caution « internationale » au chantage à la pénurie de pétrole que les dirigeants de chacune des grandes puissances exercent déjà de toute f acon chez eux.
Quelques semaines auparavant se terminaient les négociations commerciales dites du « Tokyo Round », mettant en présence théoriquement près d'une centaine de pays, mais pratiquement toujours les mêmes grandes puissances impérialistes, destinées à faciliter le commerce international par un abaissement des barrières protectionnistes. La signature de l'accord qui en a résulté s'est faite bien plus discrètement ; pourtant, elle couronnait six ans de négociations, pas moins. Mais ces négociations, commencées dans l'euphorie du boom économique de 1973, s'achevaient après cinq ans de crise. S'il n'y avait pas de quoi pavoiser au sortir des années de négociations, les diplomates n'y sont pour rien. Le commerce mondial qui, même en période de prospérité, oppose des pays capitalistes qui n'acceptent de baisser quelque peu leur garde qu'à condition d'avoir la conviction qu'ils ont intérêt à ce que, en contrepartie, l'adversaire en fasse autant, a pris en cette période de crise, et suivant l'expression catastrophée du journal pro-patronal Les Échos, « l'aspect d'une véritable guerre économique menaçant parfois de dégénérer en guerre tout court ». Les négociations commerciales n'offraient pas, dans ces conditions, une image harmonieuse et idyllique des relations entre États capitalistes, mais bien plutôt celle d'adversaires acharnés, sachant que s'il leur faut bien fixer quelques règles du jeu, c'est pour se combattre, car dans la crise, les uns ne pourront s'en sortir qu'au détriment des autres.
La nouvelle « crise de l'énergie » est intervenue alors que s'amorçait déjà un nouveau soubresaut de la crise économique, illustré par une accélération de l'inflation, y compris dans des pays qui, comme l'Allemagne ou la Suisse, semblaient jusqu'à présent un peu plus à l'abri ; illustré aussi par un nouveau ralentissement de la production même dans les deux principaux pays qui ont tiré leur épingle du jeu depuis 1976-77 au milieu du ralentissement général, les États-Unis et le Japon. La campagne mensongère, rendant la « crise du pétrole » responsable de la crise tout court, ne s'en poursuit pas moins. Même s'il est manifeste, comme l'écrit toujours le journal Les Échos - parfois plus franc que ses confrères à grand tirage - que, « quelle que soit l'importance de la hausse brutale des prix des hydrocarbures dans l'aggravation de la crise mondiale, cette dernière a d'autres origines et la hausse générale du coût de la vie depuis quinze ans a longuement précédé les deux crises pétrolières de 1973 et 1979. Le mal dont souffrent nos économies a d'autres racines... » .
La crise du pétrole est un aspect de la crise de l'économie capitaliste, mais un aspect seulement, et parmi d'autres. Elle en est dans une certaine mesure la conséquence - conséquence en tout cas de l'inflation généralisée et rapide dans l'ensemble de l'économie capitaliste. Et en même temps, elle en constitue un aspect significatif, non pas de par le jeu des pays producteurs qui seul intéresse la presse intéressée, mais par le jeu des grands trusts du pétrole.
Par ailleurs, dans la guerre économique qui oppose les puissances capitalistes, le pétrole, son prix, est une arme. Malgré le semblant d'unanimité de Tokyo, les États-Unis et les pays d'Europe par exemple -et même les différents pays d'Europe d'ailleursn'ont pas du tout Ici même politique en matière de pétrole, car la hausse du prix de celui-ci n'a pas les mêmes conséquences pour les uns et pour les autres.
Aussi, si le pétrole n'est pas la cause de la guerre économique entre capitalistes, il en est certainement un des enjeux.
Inflation et prix du pétrole
La crise du pétrole de 1979 est, à bien des égards, la réédition de celle de 1973, à la fois côté mensonges que l'on sert à l'opinion publique en guise d'explication, mais aussi, dans une large mesure, côté raisons réelles.
Côté supercherie, il y a, de nouveau, la pénurie organisée du pétrole, aux États-Unis en particulier, et la tentative de créer une psychose de pénurie un peu partout dans le monde. Si l'on est un peu plus discret qu'en 1973 sur l'argument de la pénurie naturelle, on est par contre aussi disert sur la responsabilité des pays producteurs tant dans la limitation de la production que dans l'augmentation des prix. Par la même occasion, la hausse du prix du pétrole devient le responsable des hausses des prix en général.
Explication doublement mensongère.
D'abord, parce qu'en matière de hausse de prix du pétrole, les États producteurs se contentent de suivre - et généralement avec beaucoup de retard - un mouvement qui se décide en dehors d'eux, et dont les moteurs sont les compagnies pétrolières. Ensuite, parce que de toute façon la hausse du prix du pétrole est autant la conséquence de l'inflation mondiale qu'un des aspects de cette dernière.
Au cours de cette année, les États producteurs ont effectivement procédé à plusieurs hausses successives de leurs tarifs de base. Mais si la dernière de ces hausses - plus de 20 % d'un seul coup - a pris un aspect spectaculaire, c'est que pendant plusieurs années, les tarifs des États producteurs ont pratiquement fait du surplace.
Entre 1974 et 1978, dans un monde en inflation, les prélèvements des États producteurs ont été à peu près la seule chose à ne pas augmenter, ou très peu. Après même une période de baisse de prix en 1975, le prix de base du pétrole de référence - car, en réalité il y a une multitude de tarifs, suivant la qualité du produit, l'éloignement, les États, mais le prix de base donne une indication - n'a augmenté sur près de cinq ans que d'un peu plus de 6 %. Et pendant ce temps, les monnaies de la plupart des pays impérialistes - notamment le dollar, les pays producteurs étant payés en cette monnaie - perdaient de leur voleur à un rythme avoisinant les 10 %. Autrement dit, les pays producteurs, étant payés en monnaie de singe, avaient de moins en moins de produits manufacturés en contrepartie du pétrole livré. D'après une étude de la banque Morgan, publiée dans l'hebdomadaire Le Nouvel Économiste, l'ensemble des hausses de cette année 1979 correspond à peu près à un rattrapage du retard pris durant ces quelque cinq ans. A ceci près que le manque à gagner de ces années est définitivement perdu.
Donc, du point de vue des États producteurs, cette période de cinq ans qui nous sépare de la crise précédente a été une période de stabilité des prix absolus, et une période de recul important et des prix en valeur réelle, et des revenus des pays producteurs. En termes lapidaires : une période de transfert de richesses au détriment des pays producteurs de pétrole et consommateurs de produits manufacturés, au profit d'autres pays, consommateurs de pétrole et producteurs de produits manufacturés, c'est-à-dire au profit des pays impérialistes.
Mais même pendant cette période de « calme pétrolier », côté pays producteurs, il n'y avait nul calme des prix dans les pays consommateurs. Durant toute cette période, les prix à la consommation n'ont pas cessé d'augmenter, à des rythmes très variables suivant les pays, mais, dans certains de ces pays, en France notamment, à un rythme même supérieur à l'inflation. (Le super a augmenté en France de 68,6 % depuis 1974.)
C'est dire que si les États producteurs ont prélevé leur dîme lors des hausses de prix de la précédente crise pétrolière de 1973, les bénéficiaires exclusifs de l'opération sont, depuis, les deux intermédiaires entre producteurs et consommateurs : les trusts pétroliers et les États des pays impérialistes consornmateurs. Eux seuls ont empoché l'accroissement considérable de la différence entre le prix à la production, prélèvement des États producteurs compris, et les prix des divers produits pétroliers à la consommation.
Les États des pays consommateurs procèdent à ces prélèvements en vertu de leurs seuls droits régaliens, car ils ne sont pour rien ni dans la production, ni dans la distribution, ni dans la moindre transformation des produits pétroliers. Mais en cette période de crise, la taxation du pétrole est devenue pour tous les États capitalistes - et plus particulièrement d'ailleurs les États des pays impérialistes de seconde zone, comme la France, où le rôle de béquille de l'État pour les capitalistes est déterminant - un moyen privilégié de rançonner la population afin de disposer des fonds nécessaires pour aider leurs capitalistes en difficulté.
Les trusts pétroliers y procèdent en vertu du monopole quasi absolu qu'ils exercent sur la production, le transport et la distribution du pétrole. Car malgré les changements intervenus dans le secteur pétrolier au cours des dix dernières années, et même si, du fait de nationalisations, du rôle accru des États des pays producteurs qui parfois traitent directement, d'État à État, avec les pays consommateurs, les « sept majors » du pétrole ne sont plus les seuls acteurs de la guerre du pétrole, leur rôle reste déterminant.
Même aujourd'hui, les sept plus grands trusts du monde regroupés en cartel contrôlent directement 60 % de la production du monde occidental, et 50 % environ du transport et de la distribution. Et comme dans le reste il y a un certain nombre d'autres grands trusts qui pour s'appeler indépendants n'en sont pas moins de connivence avec le cartel des « majors » sur bien des choses ; et comme les « majors » contrôlent indirectement une bonne partie du pétrole nationalisé en contrôlant les États qui le produisent, autant dire que l'emprise des trusts sur l'approvisionnement pétrolier du monde demeure entière, et que rien d'important ne se fait sans leur consentement, et certainement pas à leur détriment.
Les grandes compagnies ont tout lieu d'être satisfaites de cette période qui sépare les deux crises du pétrole. Conjuguant une politique de relative restriction des livraisons du pétrole - encore que c'est sur ce terrain que leur opération de 1973 a été le moins suivie d'effet, nous y reviendrons - avec une politique d'augmentation importante des prix à la consommation, elles ont fait de ces années pourtant de marasme économique une période particulièrement faste pour leurs bénéfices. Elles étalent d'ailleurs leurs profits officiels - qui d'ailleurs connaît leurs profits réels ? - avec un cynisme manifeste, jonglant avec des chiffres qui jurent au milieu de la stagnation générale. Hausses des profits des principales compagnies pétrolières entre le premier trimestre 1978 et le premier trimestre 1979 telles que les rapporte Les Échos : Exxon (+ 37,4 %), Standard Oil California (+ 42,8) Gulf (+ 60,6) Texaco (+ 80,6 %), Mobil (+ 81 %) et British Petroleum (+ 229,4 %). Discrétion propre aux milieux d'affaires français oblige, les chiffres de la C.F.P. et d'Elf-Aquitaine ne sont pas connus...
Fortes de ces résultats, les grandes compagnies se livrent, cette année, à une nouvelle opération dont les raisons, comme les objectifs, sont assez proches de l'opération de 1973.
La nouvelle opération pétrolière
Peu importe si la nouvelle « panique à la pénurie » qui marque les États-Unis a été directement inspirée par les trusts du pétrole ou si ces derniers ont simplement profité de ce que l'administration américaine, désireuse de convaincre la population de la nécessité des centrales nucléaires après ce qui s'est passé à Harrisburg, ait elle-même suscité la panique à l'approvisionnement de pétrole. Les deux ne sont d'ailleurs pas nécessairement contradictoires, tant il est vrai que les trusts du pétrole occupent de fortes positions également dans l'uranium et, par banques interposées, dans la construction nucléaire elle-même.
Ce qui est certain, c'est qu'ils ont intérêt à cette pénurie. Ce qui est encore certain, c'est qu'ils ont tous commencé à annoncer des restrictions avant même que les pays producteurs réunis à Genève décident une limitation de leurs productions. (Décision que, d'ailleurs, finalement, l'OPEP n'a même pas prise sous d'autres formes que vagues, au point qu'au sortir même de la réunion de Genève, l'Arabie Saoudite a annoncé l'augmentation de sa production).
Comme le constatait Le Monde dans son numéro du 16 février - antérieur donc à la nouvelle panique à la pénurie - les compagnies pétrolières ont « une curieuse attitude. Alors que la réduction des approvisionnements mondiaux » - du fait des événements d'Iran, dont la production a d'ailleurs été compensée depuis - « atteint à peine 4 %, les « majors » annoncent des réductions de livraison de 10 % pour Exxon, de 15 % pour Shell, de 45 % pour B.P. » .
L'annonce de cette restriction de livraisons, suivie par des mesures de rationnement prises par un certain nombre d'États américains, ont accéléré les spéculations sur les marchés dits libres du pétrole, à Rotterdam ou ailleurs, où s'échange cette part - mineure en quantité d'ailleurs - du pétrole qui ne s'écoule pas par les filières intégrées des grandes compagnies, et qui n'est pas livré non plus dans le cadre des contrats à prix fixe d'État à État. Les grands pétroliers participaient d'ailleurs directement à la course effrénée de la spéculation qui a vu s'envoler les prix auxquels s'échangeait le pétrole sur ce marché libre.
Que visent les compagnies, en restreignant leurs livraisons et en poussant à des hausses plus fortes encore que celles, déjà importantes, de la période précédente ?
Les compagnies ont, apparemment, d'une part des objectifs qui sont purement internes aux États-Unis (ce qui explique peut-être la forme particulièrement virulente de la panique à la pénurie entretenue là-bas). En effet, les trusts extraient du pétrole également du sol américain - en compagnie d'ailleurs d'un très grand nombre de petits producteurs - mais ils ont moins profité de ce pétrole-là que de ce qu'ils récupèrent au Moyen-Orient, au Venezuela ou ailleurs. Et paradoxalement, ce qui en est une des causes importantes, c'est une loi qui, à l'origine, était destinée àprotéger par des moyens étatiques les profits pétroliers. Le prix à la production du pétrole aux USA a été fixé autoritairement par le gouvernement américain, il y a bien longtemps, précisément pour empêcher qu'il baisse de trop devant les importations de pétrole importé au coût nettement moins cher. Mais avec les augmentations des prix mondiaux du pétrole en 1973-74, les prix intérieurs des États-Unis sont restés derrière, rendant son extraction moins intéressante. C'est une situation qui arrangeait dans une certaine mesure l'État américain, car elle permettait de garder intactes des réserves susceptibles de devenir précieuses dans l'avenir, mais il faut croire qu'elle arrange moins bien les compagnies pétrolières, qui revendiquent la libération des prix intérieurs. C'est d'ailleurs avec un parfait cynisme que les porte-parole des trusts lient la pénurie artificielle à leurs revendications. D'après ce qu'en rapporte Le Monde du 28 juin, le président de l'Institut américain du pétrole a déclaré que « le monde ne manquerait pas de pétrole actuellement si les États-Unis avaient décidé, dès 1974, de relever leur propre prix du brut » . « Cette décision se serait » , ajoute-t-il, « traduite par un relèvement de la production de 1,5 million de barils par jour, et une réduction de 0,5 millions de barils par jour de consommation, ce qui serait suffisant pour combler le trou actuel de 2 millions de barils-jour dans les approvisionnements mondiaux ». La réduction de consommation est, dans l'esprit dudit personnage, évidemment le résultat forcé d'une hausse importante du prix à la consommation.
Les grands trusts du pétrole n'avaient d'ailleurs pas à faire apparemment une bien grande pression sur le gouvernement Carter pour que celui-ci aille audevant de leur désir. Une des mesures essentielles du « plan d'énergie » que le président américain avait présenté au début d'avril prévoyait précisément la libération progressive des prix du pétrole américain, ce qui, d'après les estimations, devait se traduire par un triplement des tarifs et par des recettes nouvelles de l'ordre de 20 milliards de dollars pour les compagnies pétrolières.
Encore fallait-il convaincre de la nécessité de ces mesures une opinion publique américaine on comprend combien réticente et qui sait se faire entendre sur ce genre de questions ; et d'en convaincre également le Congrès qui, lui, est réticent du fait des réticences de l'opinion publique.
La campagne à la pénurie peut donc constituer, de la part des trusts, un coup de main très intéressé à la politique énergétique de Carter. A moins que cette campagne se retourne et contre les uns et contre les autres, tant les consommateurs américains semblent être au bord de la colère par toute cette histoire qui, avant de se traduire par des hausses de prix peut-être importantes, se traduit déjà par les désagréments du rationnement, des attentes interminables devant les pompes à essence, etc.
Mais la politique actuelle des compagnies pétrolières se place, plus généralement, dans le cadre d'une stratégie mondiale qui demeure pour l'essentiel la même que celle dont la première illustration spectaculaire avait été la première grande crise du pétrole en 1973.
Depuis, les grands trusts du pétrole visent à mettre fin à cette période d'expansion effrénée de la production et de la consommation du pétrole, qui avait été la constante de leur stratégie mondiale durant la période antérieure ; durant laquelle, en repoussant progressivement à l'arrière-plan les autres sources d'énergie par l'intermédiaire du pétrole, ils ont pris en main l'essentiel de l'approvisionnement énergétique du monde. Maintenant que c'est fait ; que pour faire face à une demande sans cesse croissante de pétrole, il faudrait procéder à des investissements autrement considérables pour exploiter des gisements autrement plus difficiles d'accès que ceux du Moyen-Orient ; et qu'il faudrait d'autres investissements encore pour accroître les infrastructures de transport et de distribution, les grands trusts préfèrent s'en abstenir et s'adonner à une politique malthusienne. C'est-à-dire augmenter les prix sans augmenter les quantités produites, prélever par avance sur les consommateurs les sommes nécessaires aux investissements indispensables dans le pétrole, ainsi que pour financer la reconversion de ces trusts vers d'autres formes d'énergie, amorcée dès le début des années 70.
Sur le plan des augmentations des prix - et, partant, des bénéficesl'opération de 1973 (et depuis) a donc été réussie. Encore que, ce qui se passe aux États-Unis montre que les « majors » sont insatiables.
Mais, sur le plan des quantités produites, les résultats sont sans doute moins satisfaisants pour les grandes compagnies. Après être restée stationnaire pendant quelques années, la demande mondiale de pétrole s'est de nouveau accrue. Si le marasme économique a limité la demande des pays qui en étaient le plus atteints, notamment des pays européens, le redémarrage temporaire de l'accroissement de la production aux États-Unis s'est traduit par une nouvelle demande. De surcroît, les énergies de remplacement qui devaient faire la différence et dans lesquelles les trusts du pétrole avaient pris de fortes positions, n'ont pas été capables de faire face à cette demande. Les unes, comme les schistes bitumineux par exemple, faute de rentabilité, même au prix élevé du pétrole aujourd'hui, à en croire les spécialistes ; les autres, comme le nucléaire, en partie pour les mêmes raisons et en plus en raison des problèmes posés par les mouvements d'opinion hostiles qu'ils suscitent par leur absence de fiabilité. Sans parler que s'il avait fallu de nombreuses années pour que l'appareil productif se reconvertisse, durant la période antérieure, du charbon au mazout, il faudra du temps pour abandonner partiellement le mazout au profit d'ailleurs d'on ne sait trop quoi. A ceci près que la reconversion à laquelle les trusts du pétrole avaient convié les entreprises de par le monde durant la période précédente misait sur le fait que le pétrole coûtait moins cher que le charbon et, de surcroît, cette reconversion avait lieu dans une période de croissance de l'économie capitaliste. Aujourd'hui, c'est le contraire, sur ces deux points.
Les difficultés et les problèmes des autres n'émeuvent cependant pas ceux des trusts pétroliers qui tiennent, apparemment, à atteindre leurs objectifs.
Ils remettent donc cela et pour ce qui est des hausses de prix, et pour ce qui est du plafonnement des quantités produites.
Les États producteurs leur servent d'alibi commode et de boucs émissaires devant l'opinion publique.
La loi de la jungle
Devant ce nouvel accès de crise, les États européens ont quelques raisons de s'affoler.
Il y a sans doute une part d'exagération volontaire dans cet affolement, dans la part en tous les cas qui est destinée aux classes laborieuses. La hausse mondiale du pétrole est répercutée par les États, notamment par l'État français, de façon amplifiée sur les prix des produits à grande consommation, l'essence ou le fuel en particulier. C'est une loi générale de la jungle capitaliste : chacun cherche à défendre ses positions en cas d'aggravation au détriment de plus faibles ou de ceux qu'il considère tels. Si les travailleurs se laissent faire, les capitalistes en France chercheront à faire face à leurs propres difficultés accrues, au détriment des travailleurs. Si l'approvisionnement pétrolier devient plus difficile et plus cher, les capitalistes et leur État augmenteront les prix à la consommation à la fois pour se procurer plus de recettes pour l'État, mais aussi pour freiner la consommation de pétrole des plus démunis. Le rationnement par l'argent est aussi un rationnement, mais plus injuste et plus hypocrite que d'autres.
Si, dans la crise pétrolière comme dans la crise tout court, les capitalistes cherchent à faire supporter le poids de toute aggravation de la situation à leurs classes exploitées, les États les plus puissants essaient d'une autre manière d'en faire autant. aux États qui le sont moins.
Il en va ainsi surtout dans les rapports entre l'ensemble des États impérialistes et les pays sous-développés non producteurs de pétrole. Ces derniers sont, et de loin, les principales victimes de la politique pétrolière des grandes compagnies.
Mais il en va dans une large mesure de même dans les rapports entre puissances impérialistes.
La hausse du prix du pétrole n'est évidemment qu'un des facteurs qui ont pesé sur les économies des différents pays et sur leurs rapports respectifs. Dans la concurrence plus virulente depuis le début de la crise, chacune des bourgeoisies a utilisé des moyens dont elle pensait pouvoir faire un atout contre ses concurrents. Les États-Unis par exemple ne se sont pas privés pour utiliser à leur profit le fait que leur monnaie, le dollar, est le principal instrument de paiement international. Le Japon de son côté s'est servi de ses structures héritées pour une part d'un passé féodal et militariste pour maintenir des salaires bas et rendre compétitive sa bourgeoisie au détriment de sa classe ouvrière.
Mais la hausse du prix du pétrole et le début de plafonnement de sa production est également un facteur important dans la guerre économique entre puissances capitalistes. Cette hausse ne se répercute pas seulement sur l'ensemble de l'activité économique, mais elle se répercute différemment suivant le rôle que le pétrole joue dans l'économie du pays, suivant les ressources internes de chaque pays, suivant ses capacités financières d'en acheter àl'extérieur, etc.
En particulier, les puissances capitalistes d'Europe ont bien plus difficilement supporté les conséquences de la vague de housse de 1973 et après, que les États-Unis. (Plus difficilement aussi, mais pour d'autres raisons, que le Japon.)
Par ailleurs, il y a également des différences sur ce plan entre pays d'Europe, en particulier entre ceux qui exportent le plus et ceux qui exportent le moins ; ceux qui ont une monnaie dite forte et ceux qui ont une monnaie faible.
Pour les bourgeoisies européennes, le coup des hausses du prix du pétrole avait été d'autant plus difficile à encaisser que, pendant des années, elles avaient bâti leur prospérité relative sur l'énergie bon marché du pétrole importé du Moyen-Orient. Pendant longtemps la législation protectionniste des États-Unis a fait que les capitalistes d'Europe payaient leur pétrole moins cher que leurs concurrents d'outre-Atlantique. L'avantage qui en résultait pour les prix de revient fut un des éléments de l'agressivité commerciale des bourgeoisies européennes sur le marché mondial, y compris contre la bourgeoisie américaine.
Cette époque est désormais révolue - pas seulement en raison du prix du pétrole d'ailleurs.
Par la force des choses, ce sont les pays européens qui ont dû se plier à la volonté malthusienne des trusts du pétrole. Beaucoup en valeur absolue, mais bien plus encore comparativement aux États-Unis !
C'est ainsi que la France par exemple a réduit ses importations de pétrole de plus de 10 % en volume depuis la crise de 1973. Pendant le même temps, les États-Unis ont augmenté leurs importations de plus de 70 %.
Si les États-Unis ont pu se payer ce luxe en période de crise, c'est que, d'une part, ils ont connu, malgré la crise et comme le Japon d'ailleurs, des pointes de forte croissance de l'activité économique alors que la plupart des bourgeoisies européennes - à l'exception dans une certaine mesure de la bourgeoisie allemande - traversaient de graves difficultés. Mais c'est aussi, et les deux sont liés, parce que les États-Unis sont le seul pays au monde qui, pour payer la hausse du coût de leurs importations de pétrole, ne sont pas obligés d'augmenter d'autant leurs exportations pour se procurer des devises, puisque la devise qui leur sert à régler le pétrole est leur propre monnaie nationale.
Les autres puissances impérialistes n'avaient plus qu'à rire jaune devant l'accélération du fonctionnement de la planche à billets américaine - accélérant du même coup l'inflation mondiale - qui permettait aux États-Unis de se payer un surcroît de pétrole dont elles-mêmes étaient privées.
Si donc les trusts du pétrole se préparent à accentuer leur malthusianisme énergétique, cela signifie nécessairement que l'accroissement de la consommation des États-Unis limite la part des autres. Et les émissions de dollars pour financer cet accroissement alimenteront encore plus fort l'inflation mondiale, et contribueront donc à dévaloriser toutes les monnaies, y compris celles des autres puissances impérialistes.
On comprend pourquoi la grande préoccupation des pays européens, et de la France en particulier, au sommet de Tokyo, était d'obtenir des États-Unis la promesse de bien vouloir supporter au moins un petit peu les conséquences du malthusianisme des grands trusts du pétrole et de ne pas augmenter encore leurs importations de pétrole.
Le grand succès diplomatique de la France à Tokyo aura donc été d'arracher cette promesse à Carter. Ce qui ne coûtait d'ailleurs guère aux Américains.
D'abord parce qu'une promesse n'est qu'une promesse et on a toujours le temps de voir s'il y a lieu de lui donner suite ou pas. Et si ce sera oui, ce sera d'ailleurs surtout en raison de la récession qui, de nouveau, s'annonce aux États-Unis, impliquant un freinage de la consommation du pétrole, et aussi, en raison de la promesse faite aux grands trusts du pétrole, de relancer la production intérieure des États-Unis.
Ensuite, parce que l'annonce de la volonté unanime des grandes puissances impérialistes de plafonner leurs importations et de s'entendre pour harmoniser leur politique pétrolière pouvait aussi constituer un avertissement utile aux pays producteurs, qui auraient été tentés de profiter des brèches ouvertes par les grandes compagnies et de la concurrence entre pays consommateurs pour augmenter leurs propres tarifs, au-delà de ce que les États-Unis eux-mêmes étaient prêts à tolérer.
La concurrence sur le marché mondial
On comprend aussi pourquoi, parmi toutes les puissances impérialistes, ce sont les puissances européennes qui font les professions de foi les plus virulentes contre le protectionnisme. (Ce qui ne les empêche pas d'ailleurs d'inventer tout ce qui peut l'être pour protéger leurs économies respectives contre les autres, sans en avoir l'air. Ce que le ministre français de l'Industrie, Giraud, avait élégamment formulé dans une interview récente en affirmant qu'il ne faut pas être plus naïfs que les autres - « et nous ne le sommes pas » - mais qu'il ne faut pas non plus « faire les malins », car la France ne peut pas supporter d'éventuelles représailles protectionnistes.)
Là aussi, le pétrole n'est qu'un des aspects du problème. Mais la bourgeoisie française, si elle ne veut pas subir une réduction draconnienne de sa production, donc de ses profits, doit continuer à exporter coûte que coûte. Une bonne partie des besoins énergétiques n'est pas destinée à satisfaire les besoins de la population, pas même son superflu, mais à produire pour ramasser du profit sur le marché mondial. C'est une sorte de spirale infernale : pour faire du profit, les capitalistes se battent pour conquérir des marchés extérieurs - pour les voitures Renault aussi bien que pour les avions Dassault, ou pour les armes, articles d'exportation de prédilection de la France - mais pour produire plus afin de satisfaire ces marchés, il faut plus d'énergie, plus de matières premières, etc., et en particulier du pétrole, de plus en plus chèrement payé et surtout nécessairement importé, donc payé en devises.
Un pays comme l'Allemagne par exernple, dont la bourgeoisie est poussée par les mêmes nécessités, a au moins l'avantage sur la France capitaliste de disposer d'une monnaie forte, dont le change s'améliore sans cesse par rapport au dollar. Elle est donc moins gênée par des hausses des prix en dollar. La bourgeoisie japonaise a dans une certaine mesure le même atout par rapport à ses concurrents des pays impérialistes, sans parler de la compétitivité de sa production, obtenue pour une large part sur le dos de sa classe ouvrière. Le Japon ou l'Allemagne sont plus ou moins parvenus jusqu'à présent à vaincre les inconvénients des hausses pétrolières, et ils sont moins catastrophés par le nouveau soubresaut des prix. Ce sont surtout les difficultés d'approvisionnement qu'ils semblent vouloir éviter.
Mais le restant des bourgeoisies européennes, et notamment la bourgeoisie française, sont autrement plus craintives. Si l'Allemagne a tiré son épingle du jeu, la position de l'ensemble des pays du Marché commun dans le commerce mondial, après dix ans de progression, s'est mise brusquement à reculer à partir de 1973.
D'après une récente publication de la Documentation Française, entre 1973 et 1977, la part des neuf pays du Marché commun dans les exportations mondiales a diminué de 36,6 % à 33,8 %. La part des États-Unis a également reculé, mais cela n'a pas du tout la même gravité pour la bourgeoisie américaine qui dispose d'un immense marché intérieur, alors que les bourgeoisies européennes ont un besoin vital d'accéder à d'autres marchés que leurs propres marchés exigus. Par ailleurs, ce sont souvent des trusts américains - ou japonais - qui ont profité de l'accroissement des exportations d'un certain nombre de pays sous-développés, tels que la Corée du Sud, Formose ou Singapour.
Aussi, les pays d'Europe, directement ou par organisme communautaire interposé, sont en passe de devenir les piliers des négociations commerciales en tous genres, de tous les « Round », de Tokyo ou d'ailleurs, afin d'essayer d'obtenir par la négociation ce que le rapport des forces ne leur donne pas : un peu plus d'ouverture sur d'autres marchés, sans trop ouvrir le leur. Et ce sont les avertissements périodiques de la Commission de Bruxelles, accompagnés de menaces stériles de représailles contre un Jupon décidément trop concurrentiel ; ce sont les négociations interminables où l'on négocie pendant des années - comme pendant le Tokyo Round - les concessions par exemple que les pays européens sont prêts à faire sur les droits frappant le papier kraft et les composants électroniques, en échange d'un assouplissement de l'attitude américaine à l'égard des produits alimentaires français. Et au moment où les accords sont paraphés et les tarifs réduits, on se rend bien compte que les fluctuations du dollar annihilent ou presque le résultat de tous ces laborieux efforts, tant il est vrai que, à l'heure actuelle, ce ne sont de toute façon plus tellement les tarifs douaniers qui constituent la barrière protectionniste la plus fiable, mais bien les variations des monnaies.
Alors, malgré les rencontres périodiques au sommet, malgré quantité d'accords paraphés dont le nombre même montre l'inefficacité, malgré les professions de foi en faveur du libre-échange et de l'entente entre États, les relations entre États capitalistes sont rien moins qu'idylliques.
Il y a près d'un demi-siècle, lors d'une autre crise généralisée de l'économie capitaliste, pour désigner les relations entre États capitalistes, Trotsky parlait d' « assassins attachés à la même chaîne ». Il n'y a pas d'expression plus juste aujourd'hui. Furieusement concurrentes les unes avec les autres, les bourgeoisies sont enchaînées à un même marché capitaliste dont l'effondrement risque de les ensevelir toutes.