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Marché commun en Europe ?
Il y a l'Europe, et il y a le Marché Commun. Autant ne pas les confondre.
Car, Marché Commun élargi ou pas, il n'y aura pas d'Europe des Douze, pour la bonne raison qu'il n'y a jamais eu d'Europe des Neuf ou même des Six. Tout au plus y a-t-il une union douanière plus ou moins fragile entre les Neuf actuels qui s'étendra peut-être à la Grèce, à l'Espagne et au Portugal. Et entre l'Europe et le Marché Commun, il y a ce qui sépare le mythe de la très modeste réa ité , il y a ce qui sépare ce que serait une Europe politiquement unifiée de simples compromis dans le domaine de l'économie.
Pourtant, seule cette Europe politique, selon le propre aveu des experts bourgeois, serait à même de mettre sur pied un véritable Marché Commun, après avoir préalablement fusionné les monnaies, les institutions et les règlements nationaux.
Mais cette Europe n'a jamais existé. Pour compenser, on en parle depuis trente ans. On lui a construit des immeubles imposants à Bruxelles et au Luxembourg. On lui a même attribué quelque 6 000 fonctionnaires dans le seul but d'en parler plus à l'aise et dans le détail. C'est un hommage, coûteux, des égoïsmes nationaux envers les vertus continentales : l'hypocrisie des États a ses obligations.
Comme l'écrivait le professeur de droit Maurice Duverger dans Le Monde du 7 décembre dernier : « Le président de la République française souhaite certainement l'avènement d'une Europe supra-nationale. Mais avec le même réalisme que le Pape Jean-Paul Il espérant l'avènement du royaume de Dieu sur la terre » . Nous ne savons pas si c'est vraiment ce que pense Giscard d'Estaing, mais c'est en tout cas l'opinion qu'a de « l'Europe » un journaliste pourtant connu pour son respect des institutions !
L'avènement de l'Europe n'est donc pas pour demain. Et il faut le Parti Communiste Français ou Michel Debré pour jouer les bons publics et s'effrayer à son propos.
En réalité, au lieu d'une Europe unifiée, il n'existe que ce qu'on appelle le « Marché Commun », ou plus exactement la « Communauté Economique Européenne ».
Tout d'abord, ce terme de « Marché Commun », passé dans les mœurs, est un peu abusif ; car cette C.E.E., en vingt-et-un ans d'existence officielle (depuis la signature du Traité de Rome en 1957) et en près de trente ans de tâtonnements laborieux (depuis la formation de la CECA, la Communauté Économique du Charbon et de l'Acier en 1952), n'a toujours pas été capable d'établir réellement et complètement la liberté de circulation des personnes, des biens et des capitaux sur l'ensemble des territoires des pays signataires. Si les barrières douanières proprement dites ont été supprimées en 1968, elles ont été remplacées par d'autres presque aussi gênantes (taxes diverses, quotas aux importations, « prélèvements », montants compensatoires, etc... ) et considérablement aggravées par la crise monétaire. Et la question de l'entrée de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal arrive alors même que l'unification économique au sein du Marché Commun piétine depuis dix ans, selon les dires mêmes des ministres européens.
Ce Marché dit Commun n'est en réalité que le cadre permanent d'un ensemble de négociations commerciales multilatérales privilégiées entre plusieurs pays, comme il en existe un certain nombre d'autres dans le monde.
Néanmoins, l'avantage de la C.E.E., pour les pays membres, est d'avoir supprimé les barrières douanières internes, tout en les ayant sauvegardées vis-à-vis des pays tiers. Cette politique protectionniste commune à l'égard du reste du monde (souvent battue en brèche par les États-Unis dans les négociations commerciales mondiales de ce qu'on appelle aujourd'hui le « Tokyo Round », ex- « Nixon Round » qui avait pris le relai du « Kennedy Round », où la C.E.E. doit bien souvent s'incliner devant les exigences des USA qui protègent leurs propres marchés), a d'une part favorisé les échanges au sein même de la C.E.E., tout en lui donnant un avantage certain dans les rapports commerciaux mondiaux.
Et les gouvernements européens tiennent à mettre en évidence le bilan positif de vingt ans de politique douanière commune : les échanges au sein de la C.E.E. ont augmenté dans de plus fortes proportions que l'accroissement des échanges mondiaux. Et cette accélération des échanges intra-communautaires ne s'est pas faite au détriment des échanges avec l'extérieur, puisqu'ils ont eux-mêmes augmenté considérablement.
Bien sûr, il est difficile de savoir dans quelle mesure ce bilan commercial positif est dû au Marché Commun lui-même, ou simplement aux deux décennies de prospérité économique que le monde industriel a connues. Il est raisonnable de penser que c'est cette prospérité qui a donné à la politique commerciale communautaire son efficacité. Et les économies européennes en ont tiré avantage. C'est indéniable. Mais tout cela est relatif. Car la question de savoir, par contre, si cette C.E.E. a permis et peut permettre aux capitalismes européens de mettre sur pied en Europe une des toutes premières puissances économiques mondiales, est une tout autre affaire.
En fait, le Marché Commun n'a rien à voir avec une quelconque politique ou stratégie industrielle de l'impérialisme européen. Tout d'abord pour la vieille raison qu'il n'y a pas UN impérialisme européen, mais de vieux impérialismes rivaux, et que ceux-ci empêchent cela ! Et qu'ensuite, la C.E.E. est moins une politique économique délibérée et offensive, qu'un ensemble de mesures contradictoires et largement empiriques, qui permettent au grand capital européen de respirer peut-être un peu mieux, mais certes pas de prendre un essor sur de nouvelles bases.
Pourquoi les bourgeoisies européennes ont-elles mis sur pied le marché commun ?
Aujourd'hui, on présente volontiers le Marché Commun comme une institution économique visant à faire pièce à la concurrence des États-Unis. Dans les négociations commerciales mondioles, les États-Unis eux-mêmes battent en brèche nombre de décisions de la C.E.E.
Et l'on pourrait presque croire que le Marché Commun n'a jamais visé qu'à asseoir la puissance de l'économie européenne contre les appétits de l'impérialisme américain.
Mais en réalité, les raisons fondamentales qui ont été à l'origine de la politique communautaire, de la création de la C.E.E. comme de son élargissement prochain, n'ont pas grand-chose à voir avec de telles ambitions.
Ce furent même les États-Unis qui, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, furent à l'origine des premières initiatives communautaires ; et dans les années qui suivirent, loin d'être hostiles à la constitution d'un marché européen unique, ils le favorisèrent.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, comme au lendemain de la première, les différents pays européens, vainqueurs ou vaincus, en pleine période de restrictions et de rationnements, établirent des barrières douanières élevées ainsi que des « contingentements » aux importations. Le continent européen était à ce point morcelé, épuisé, désorganisé et hérissé de barrières de tous ordres que la simple reconstitution de son appareil productif en était freinée. Les États-Unis eux-mêmes, qui finançaient la reconstruction, souhaitaient la création en Europe d'un marché plus décloisonné. Les États-Unis bien sûr étaient les premiers intéressés à faire le ménage économique en Europe pour faciliter la reconstruction et rationaliser les prêts financiers (et du même coup rationaliser leur tutelle), mais aussi pour s'ouvrir à leur usage plus facilement un marché européen vraiment pas opérationnel !
Mais le ménage domestique de l'Europe ne fut pas facile. Et c'est cahin-caha que l'histoire du Marché Commun commença sous forme de traités bilatéraux qui firent souvent long feu. Car les industries des différents États, loin d'être complémentaires, se faisaient concurrence. Un minimum de division du travail à l'échelon européen devint indispensable.
La CECA, en particulier, dont l'idée fut lancée en l948 et le traité signé en 1952 (mais qui n'était d'ailleurs qu'une réédition de l'ancien Pool charbon-acier réalisé entre l'Allemagne et la France en 1939) permit de rationaliser l'appareil de production et la production des matières premières et de l'industrie lourde. De toutes façons le progrès technologique aurait contraint les capitalistes européens à construire leur économie sur des bases moins étroites que précédemment.
En 1957, la mise sur pied formelle de la C.E.E. (qui prévoyait la suppression des frontières en douze ou quinze ans, pas moins), parachevait ce ménage en gros mais était bien incapable d'abattre les cloisons gênantes, de redistribuer l'attribution des pièces principales et d'aménager les dégagements indispensables. Cette pâle caricature d'unification des marchés européens permit tout au plus d'aérer les locaux. Et comme l'Europe capitaliste se reconstruisait tant bien que mal sous la tutelle financière et économique des États-Unis, les Européens les plus enthousiastes, c'est-à-dire alors surtout les représentants de la social-démocratie au gouvernement, visaient moins des « États-Unis d'Europe » que l'Europe des États-Unis. Ce qui à la fois correspondait plus à la réalité et réduisait d'autant les ambitions...
Alors, jusqu'aux années 1970, en 20 ans de développement gigantesque des forces productives, de plusieurs révolutions technologiques, les capitalismes européens se sont effectivement reconstruits, sont devenus prospères, tout en suivant à distance respectable les capacités productives de l'impérialisme américain.
Les économies de la France, de l'Italie, de l'Allemagne se sont certes redéployées, mais sans pouvoir se passer de la protection de leurs États nationaux respectifs qui les protégeaient de plus en plus à la manière d'une chape de plomb. Il fallut bien aménager quelques trous d'air. Ceux du Marché Commun permirent aux industriels nationaux de jeter quelques coups d'œil sur des horizons plus vastes, et de respirer prudemment l'air du large. Et si le Marché Commun permit peut-être aux économies européennes de se décrisper il était loin de pouvoir assurer les bases économiques d'un essor irrésistible.
L'attèlement de trois nouvelles pièces au puzzle européen
Aujourd'hui, en 1978, le Marché Commun est sur le point d'intégrer les péninsules ibérique et hellénique de l'Europe. Cette intégration devrait prendre, selon les déclarations de la Commission Européenne, de cinq ans minimum à dix ans maximum.
Qu'est-ce qui fait se hâter lentement l'Europe capitaliste vers les nouvelles pièces de son puzzle ?
Pendant que les États-Unis opèrent en grand sur la face du monde et de l'Europe au moyen de leurs 358 firmes mondiales qui réalisent à elles seules 52 % des investissements étrangers dans le monde (les champions européens viennent loin derrière avec 1,4,5 % pour la Grande-Bretagne, 5,8 % pour la France, 4,4 % pour la RFA), que les filiales américaines contrôlent, probablement, aujourd'hui de 15 à 20 % du potentiel industriel européen, les industries européennes font la chasse à ce qui reste, c'est-à-dire aux « créneaux » providentiels que peut lui offrir cette nouvelle Europe méditerranéenne récemment sortie de trois régimes dictatoriaux.
L'entrée des trois pays permettra sans doute à quelques trusts européens de guigner ici quelques marchés et de passer là des contrats, qui pour une usine sidérurgique ou une centrale nucléaire (si le gouvernement américain donne son autorisation), qui pour implanter des filiales agro-alimentaires là où les places ne sont pas prises par les firmes américaines, etc...
Les pays adhérents, eux, auront fort à faire pour protéger leur industrie naissante et relativement moins compétitive, des appétits européens. La compétition européenne est en effet à la mesure des industries européennes qui y garderont une position de force, tout en bénéficiant des marchés récents que représentent trois pays en pleine évolution économique. Et les impérialismes européens lorgnent avec d'autant plus d'intérêt les avantages de ces marchés méditerranéens que globalement ils ne sont pas à la hauteur de la compétition mondiale. Car sur le marché mondial, ce sont toujours les firmes américaines qui mènent la danse dans des secteurs de pointe comme l'aéronautique ou l'électronique, mais aussi pour l'automobile ou l'industrie alimentaire, et même dans la sidérurgie, où « ils réussissent à gagner de l'argent », comme le constate avec une certaine jalousie un journaliste économique français.
Par contre, le marché européen offre des « créneaux » plus accessibles. La France de Giscard a l'air de vouloir même s'en faire une spécialité, en portant toute son attention sur les capacités d'exportation de « la nouvelle vague de l'industrie française, dynamique sans jactance, efficace sans gigantisme, et sur qui Raymond Barre et Valéry Giscard d'Estaing jettent un regard humide de tendresse », comme le rapporte une enquête de l'Expansion du mois de décembre 1978 sous le titre : « Dix petits Français champions d'Europe ». Et qui sont ces nouveaux champions d'Europe ? Selon la même enquête, des fabricants de cloches, de barboteuses, de masques de carnaval, de jouets en plastique, de remorques qui plaisent aux Allemands, de machines à dessiner meilleures que les américaines. Il faut y ajouter le leader du saxophone et celui de... l'urne électorale (en France, on a des traditions qui pourront servir aux nouvelles démocraties portugaise et espagnole), de l'auto tamponneuse et de la conserve d'asticots pour pêcheurs à la ligne, etc. ! Les voies du redéploiement industriel européen sont diverses et variées.
Aux États-Unis, le vice-président de Ford peut déclarer sans complexes : « Nous autres, de la Ford Motor Company, nous considérons la carte du monde sans y voir de frontières ». L'Europe communautaire, elle, a des avant-gardes à sa mesure qui n'exigent pas de stratégies planétaires. Et l'essentiel de l'avenir industriel européen semble résider dans l'art de découvrir des créneaux inexplorés et de s'y reconvertir à temps.
Alors, oui, l'élargissement de la C.E.E. ouvre sans doute des marchés intéressants à la mesure des vieux impérialismes européens en passe de devenir des pays sous-développés. Giscard demandera des efforts de productivité aux moyennes entreprises, condamnera celles qui périclitent et négociera des marchés privilégiés aux trusts qui vivent des finances de l'État. Les ambitions, somme toute, sont relativement raisonnables. Des pays comme la France se spécialisent dans les marchés « modestes » et limités, et se mettent sur les rangs, avec tous les impérialismes de second rang, en Espagne, en Grèce, au Portugal, de la même facon qu'ils ont été faire la queue chez la Chine sous-développée.
L'entrée de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce offre donc des perspectives assez tentantes aux industriels et au grand capital européens. Mais ils n'en restent pas moins prudents et ne s'y engagent qu'à pas comptés. Car s'ils y voient de nouveaux marchés, ils devront aussi se protéger et des filiales américaines (largement implantées dans les trois pays candidats), et se protéger d'eux-mêmes, car ils arrivent sur la place en Européens, certes, mais néanmoins concurrents. Et décidément, la route du déploiement continental des vieux impérialismes européens est pleine d'embûches et d'incertitudes.
Un avenir pour l'europe capitaliste
Alors, ce Marché Commun élargi renforcera-t-il l'impérialisme européen ?
C'est peu probable. Les industriels et les chefs d'État européens n'y croient pas eux-mêmes. Et pour cause.
Car finalement, le plus notable dons l'affaire, c'est qu'en 1978 les puissances capitalistes européennes en sont toujours à explorer leur propre marché continental. Et dans cette tâche, le capitalisme européen a cinquante ans de retard sur les États-Unis d'Amérique qui avaient déjà dépassé ce stade au lendemain de la Première Guerre mondiale, puisque dès les années 1920, ces derniers disposaient d'un marché unifié, à l'échelle de leur continent, représentant une immense place d'armes pour de nouvelles opérations sur une échelle mondiale. Depuis, le capitalisme américain a conquis la planète, y compris l'Europe. Et celle-ci ne peut plus rattraper le passé.
En réalité, l'heure d'un capitalisme européen capable de surmonter son cloisonnement en États nationaux est révolue depuis bien longtemps. Cela fait plus de soixante ans que le développement du capitalisme en Europe se heurte aux cadres archaïques des États nationaux rivaux. Et c'est parce que le capitalisme européen étouffait que l'Europe, en 1914 comme en 1939, s'est engagée dans la guerre mondiale. Le militarisme impérialiste n'est pas parvenu à réorganiser l'économie européenne. Deux guerres mondiales n'ont réussi qu'à maintenir en Europe les mêmes formes sociales capitalistes, mais plus réactionnaires : avec les mêmes barrières douanières, mais à chaque fois plus hérissées d'obstacles, les mêmes frontières mais plus étroites, avec des armées plus nombreuses et des dépenses de guerre infiniment plus lourdes.
Dans ces conditions, ce ne sont pas trente ans de timides et prudents bégaiements communautaires qui parviendront à mieux réaliser l'unité économique de l'Europe capitaliste.
Quant au Marché Commun, il relève moins d'une quelconque ambition « européenne » que de la résignation des impérialismes européens, devenus les satellites de l'impérialisme américain, à aménager plutôt mal que bien la portion congrue dans laquelle ils doivent cohabiter.
Le Marché Commun ne sera jamais en mesure de libérer le marché européen. Il ne l'a même pas vraiment décloisonné. Et son élargissement proche aura plus à voir avec un bricolage archaïque qu'avec un ensemble de mesures permettant la libération des forces productives à l'échelon européen. Car cette tâche est au-dessus des forces des bourgeoisies européennes rongées par des rivalités et des antagonismes qui se sont cristallisés depuis plus d'un siècle. Et les gouvernements bourgeois actuels de l'Europe, comme le disait Trotsky il y a quarante ans, continuent de ressembler à ces « assassins attachés à la même chaîne » : ils n'ont pas plus de liberté de manœuvre C'est pourquoi l'extension du Marché Commun n'est ni progressive, ni réactionnaire, mais n'est qu'un aménagement à l'amiable des contradictions impérialistes actuelles. Et à ce titre les travailleurs n'ont aucune raison d'être pour ou contre.
Les travailleurs ont-ils quelque chose à craindre de l'entrée de l'espagne, du portugal et de la grèce dans le marché commun ?
Si l'extension du Marché Commun ne changera fondamentalement pas grand-chose au capitalisme européen, aura-t-elle par contre des conséquences favorables ou nuisibles aux intérêts des travailleurs ?
Le Parti Communiste français, lui, voit dans cette extension prochaine la source de tous les maux futurs de la population laborieuse française : l'importation de la misère ; la ruine de la paysannerie du Midi due à la concurrence des produits agricoles (vins, fruits et légumes) bénéficiant de coûts de main-d'œuvre très bas ; la ruine de l'industrie française du textile, des chantiers navals, de la chaussure et de la sidérurgie françaises en butte à la concurrence industrielle de ces pays.
En outre, le PCF voit dans l'extension du Marché Commun une Europe élargie (inféodée à l'Allemagne), une « Europe des trusts » où les inégalités de développement entre l'Europe du Nord et l'Europe du Sud seraient accusées.
Ces arguments reposent-ils sur une réalité objective ?
Une concurrence qui existe depuis des années
L'élargissement de la C.E.E. correspondra sans doute à un accroissement des échanges entre les pays européens, et donc de la concurrence, mais cet accroissement, comme la concurrence de nouveaux produits surtout en provenance de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal agricoles, est déjà un fait acquis depuis près de dix ans. Et l'élargissement communautaire ne fera qu'entériner et renforcer un état de fait.
En effet, des accords commerciaux préférentiels existent déjà avec ces trois pays. Depuis 1968, la Grèce bénéficie de la franchise douanière pour ses exportations industrielles et pour la presque totalité de ses exportations agricoles. A l'inverse, elle s'est engagée à abolir ses droits de douane pour les produits en provenance de la C.E.E. par étapes. De 1961 à 1973, les échanges commerciaux entre la Grèce et la C.E.E. ont sextuplé, et les exportations de la Grèce vers la Communauté ont décuplé. Les fruits en conserve et bien d'autres choses sont arrivés sur le marché européen des Neuf bien avant l'entrée officielle de la Grèce.
Pour le Portugal, des accords existent depuis 1972. Pour l'Espagne, un accord commercial préférentiel fut signé en 1971. Les agrumes en particulier bénéficient d'une réduction douanière de 40 % comme bien d'autres produits.
En réalité, avec l'intégration à l'Europe des Neuf, ce sont plutôt les industries espagnoles, grecques et portugaises qui devront se protéger de la concurrence industrielle européenne dont la compétitivité est globalement supérieure, malgré les écarts dans les coûts de main-d'œuvre.
Et si concurrence il y a, elle concernera avant tout l'agriculture, pour quelques produits délimités comme les agrumes ou les vins portugais et espagnols (quoique les vins de coupage espagnols concurrenceront plutôt les vins algériens !).
Le chômage vient dailleurs
Dire que le Marché Commun élargi réalisera « l'Europe des trusts », source de chômage, n'est en réalité qu'une façon détournée d'affirmer la volonté d'interdire l'entrée des travailleurs espagnols, portugais ou grecs dans la « France du Capital ». Les causes du chômage n'ont rien à voir avec l'existence de l'élargissement ou pas du Marché Commun. La crise de l'économie capitaliste en est la cause ; et elle traverse les frontières, qu'elles soient ouvertes ou fermées.
Évidemment, si la crise économique mondiale s'aggrave, le chômage augmentera et des différents côtés des frontières. Et l'extension du Marché Commun n'y sera pour rien si tant est qu'on en parle encore, d'ailleurs, de Marché Commun !
Qui risque de pâtir de l'extension du marché commun ?
Alors, bien sûr, l'extension de Ici C.E.E. concerne au premier chef le grand capital, qui y est le principal intéressé. Et dans l'arène européenne, comme ailleurs, les rapports de forces jouent contre les plus faibles.
Et comme dans toute croissance économique en système capitaliste, il n'y a pas de justice. C'est la loi du développement inégal, qui enrichit les plus riches et sacrifie les plus pauvres. Et la croissance industrielle dans le cadre du Marché Commun élargi n'y fera pas exception.
Effectivement, les régions les plus pauvres des trois nouveaux pays ont toutes les chances de rester pauvres, pendant que la concentration industrielle touchera avant tout les zones déjà industrialisées.
Au sein du Marché Commun agricole, par exemple, les soutiens financiers ont été en premier et dans les plus forts pourcentages à ceux qui en avaient le moins besoin, aux capitalistes agraires les plus concurrentiels. Les petits paysans ont eu la portion congrue. Et il en sera très probablement de même dans le Marché Commun élargi.
Et ceux qui risquent de pâtir de l'extension du Marché Commun, de l'accroissement des échanges, de la production pour l'exportation, de la concurrence industrielle et agricole, ce seront sans doute les petits bourgeois, les petits industriels qui n'ont pas trouvé le « bon créneau », et les paysans qui n'ont pas réussi leur reconversion capitaliste.
Dans le cadre de l'élargissement, les industriels européens n'ont pas grand-chose à craindre des prix industriels de l'Espagne. Les firmes agro-alimentaires, loin de pâtir de la concurrence de produits agricoles à bas prix, s'approvisionneront en matières premières à bon marché d'une part, et bénéficieront du moindre coût de la main-d'œuvre là où elles s'implanteront d'autre part.
Par contre, ce sont effectivement les paysans qui risquent de subir la concurrence des moindres coûts agricoles en provenance des trois pays. Et c'est à eux qu'on fera payer la note, s'il y a une note à payer, et s'ils ne savent pas se reconvertir à temps.
Mais ce scénario ne date pas d'aujourd'hui. Cela fait près de vingt ans et même plus que la paysannerie subit à ses frais le coût de la croissance capitaliste. Il n'y a pas eu besoin du Marché Commun pour forcer les paysans à produire pour un marché qu'ils ne connaissent pas, hors de leur portée, sans moyen de contrôle ni d'ajustements locaux. Pendant le même temps, et les paysans espagnols, grecs et portugais n'y étaient pour rien, le paysan français a dû soit abandonner sa terre et se prolétariser, soit produire des denrées périssables mais à la façon d'un vulgaire industriel, en dépendant des fournisseurs d'engrais et de machines d'une part, et de ceux qui commercialisent et transforment ses produits, de l'autre. Et pour maintenir leur niveau de vie, ces paysans contraints à la production industrielle doivent vendre cher un produit de durée éphémère dont les caractéristiques naturelles ne sont pas précisément adaptées à la rentabilité capitaliste.
Alors, oui, le paysan français, bon gré mal gré, doit jouer au capitaliste, même s'il n'a pas les moyens de toucher les intérêts de son capital, ou bien abandonner su terre s'il juge que le leu n'en vaut pas la chandelle.
Et les paysans, comme les petits bourgeois, seront victimes ou non des nouvelles conditions du marché, suivant la résistance et les cris qu'ils opposeront à cette évolution forcée. Et moins ils se laisseront faire, moins le chemin sera direct. Ils l'ont montré dans le passé.
Mais aujourd'hui, en 1978, la transformation de l'agriculture traditionnelle en agriculture capitaliste est un phénomène déjà en grande partie accompli. Une concurrence accrue de la part de quelques produits espagnols ou portugais ne fera qu'accentuer ce processus Sans doute, que renforcer le caractère capitaliste de l'agriculture, mais sans forcément en aggraver les consé. quences humaines pour autant.
Car le prix fort de l'industrialisation agricole a déjà été payé par la petite paysannerie française, il y a plusieurs années. Et le gros contingent des principales victimes a dû rejoindre les rangs du prolétariat des villes.
Les travailleurs n'ont rien à attendre ni à craindre du marché commun des douze
Lors de la création du Marché Commun, en 1957, le Parti Socialiste y voyait une panacée. Le Parti Communiste, comme aujourd'hui, prévoyait le pire.
A l'époque aussi, il pronostiquait l'importation de la misère, non pas des travailleurs grecs, portugais ou espagnols, mais italiens. Il prédisait même la perte des avantages sociaux que les Français auraient eus sur les travailleurs allemands. Selon lui, on allait connaître le chômage, car la suppression des droits de douane allait ruiner l'industrie française, brisée par la concurrence étrangère. L'organe du PC des usines de Renault-Billancourt, l'Écho des métallos Renault, du mois de murs 1957, s'inquiétait : « Prenons l'exemple de la Volkswagen : elle sera importée, si le Marché Commun était ratifié, à 452 000 francs ; 100 000 francs de moins que la Dauphine ». Et la cellule de Renault-Billancourt de voir l'industrie automobile française en déroute et d'agiter le spectre du chômage.
Avec l'avènement du Marché Commun agricole, on prédisait en Allemagne la ruine des producteurs de porcs allemands, en France celles des producteurs de bœufs français, etc.
Vingt ans de Marché Commun ont passé. Et rien de tout cela n'est arrivé.
Ce qu'on peut dire, c'est qu'en vingt ans, l'élargissement du Marché Commun a coïncidé avec une période de prospérité en Europe et dans le monde, et une augmentation globale du niveau de vie.
L'avenir de la Communauté élargie, les capitalistes eux-mêmes ne le connaissent pas, et nous non plus bien sûr. Il n'est qu'une somme d'incertitudes où l'évolution de la crise et des rivalités nationales seront sans doute déterminantes,
Jusque là, le bilan économique plutôt positif du Marché Commun était sûrement dû à la période de prospérité qu'a connue le monde industriel dans son ensemble. Cette prospérité n'était sans doute pas due au Marché Commun, mais il n'a en tout cas rien empêché.
Et en tout état de cause, le sort des travailleurs n'est lié que très accessoirement aux aléas économiques du futur Marché Commun à douze, que personne d'ailleurs n'est en mesure de prévoir. Et se prononcer pour ou contre le Marché Commun en basant son choix sur de telles incertitudes est ridicule. Et surtout la classe ouvrière a mieux à faire qu'à lier son sort au développement économique heureux ou malheureux de la bourgeoisie.
Mais une chose est sûre : c'est que les barrières douanières n'ont jamais protégé les travailleurs, mais seulement les capitalistes et leurs profits. Et ce ne sont pas les travailleurs qui ont intérêt, bien au contraire, à les préserver.
Mais ils pourront peut-être en tirer un avantage politique
Si, dans le cadre du prochain élargissernent du Marché Commun, les travailleurs ont à se déterminer par rapport à quelque chose, c'est en tenant compte des conditions morales et politiques qui leur seront faites, plus que des conditions matérielles sur lesquelles il est difficile de spéculer. Et il y aura peut-être une chose, une seule chose qui sera positive, mais elle est importante : c'est une plus libre circulation des travailleurs des douze pays européens. Et si dans ce contexte, ils doivent se battre pour quelque chose, ce sera pour empêcher toute limite à cette libre circulation et pour en élargir les garanties sociales, civiques et politiques.
Car la classe ouvrière doit puiser des avantages moraux et politiques dans une plus grande liberté de mouvement. Elle peut puiser non seulement des capacités de solidarité supérieures mais de nouvelles raisons d'abattre les frontières. Le capital pourrait se renforcer ? La révolution ne viendra pas de son affaiblissement ! Et la libre circulation des travailleurs pourrait concentrer les forces de la classe ouvrière et élargir les bases de sa résistance et de sa conscience de classe. Et en tout cas, elle pourrait diminuer le nationalisme, le patriotisme, le chauvinisme qui sont des moyens d'asservir les travailleurs et que la politique du PCF contribue à renforcer.