Marchais aux côtés de l'URSS : les raisons d'un choix21/01/19801980Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1980/01/71.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Marchais aux côtés de l'URSS : les raisons d'un choix

Sur le fond, les propos tenus à la télévision le 11 janvier par Georges Marchais, approuvant l'intervention de l'URSS en Afghanistan, ne pouvaient guère surprendre. En effet, depuis cette intervention, en dépit de quelques réserves initiales, l'Humanité avait soutenu la politique de Brejnev, et Marchais ne fit que continuer dans cette attitude. Mais le fait de ne pas se contenter du traditionnel communiqué commun, d'accepter l'offre de TF1 d'une interview télévisée de trois quarts d'heure depuis Moscou, d'y défendre sans restriction la présence des chars russes en Afghanistan - et cela avec le style de Marchais quand il veut se montrer agressif - ne pouvait que donner un éclat tout particulier à l'alignement du PCF sur la politique de l'U. R. S. S.

Ce caractère spectaculaire donné à l'approbation par le Parti Communiste Français de l'intervention russe en Afghanistan, ne pouvait en outre être attribué ni au seul caractère de Marchais (qui était d'ailleurs accompagné d'une délégation représentative de quatre autres dirigeants du PCF), ni au hasard. Intervenant au terme de cinq jours d'entretiens entre responsables du PCF et dirigeants russes, les déclarations télévisées de Marchais apparaissaient au contraire comme la conclusion de ces conversations. Mais pourquoi une prise de position aussi claironnante, provocante même ?

Si l'on en cherche les raisons du point de vue de la politique intérieure française, on n'en trouve pas de satisfaisante.

En effet, les déclarations de Marchais, dans le cadre où elles ont été faites, ne pouvaient, d'une part, que donner un certain nombre d'armes aux adversaires de droite et sociaux-démocrates du PCF, trop contents d'avoir une nouvelle occasion de dénoncer en celui-ci le « parti de l'étranger », et d'autre part ajouter au mécontentement de la partie importante de l'électorat de gauche, qui considère déjà le Parti Communiste comme le responsable de l'échec de l'Union de la gauche aux élections législatives de mars 1978. Il y a bien sûr de l'hypocrisie de la part de l'Humanité à dénoncer quotidiennement ce qu'elle appelle une « campagne anticommuniste d'une rare violence » qui aurait suivi l'interview télévisée de Marchais, mais il est évident que cette interview n'a pas contribué à améliorer l'image du Parti Communiste Français, que ce soit aux yeux des travailleurs, dont il brigue les suffrages, ou aux yeux de la bourgeoisie dont il voudrait bien être admis un jour à gérer les affaires au gouvernement.

Certes, le cours d'alignement sur l'URSS actuellement suivi par le Parti Communiste ne déplaît pas à tous les militants de celui-ci. Une bonne partie de ceux qui sont venus au PCF dans la décennie 1968-1978, attirés par un parti qui prenait démonstrativement quelques distances avec Moscou, auront peut-être du mal à s'y faire. Mais bon nombre de militants plus vieux, qui ont connu le Parti Communiste de la guerre froide, et qui en ont gardé la nostalgie, ou de jeunes militants combatifs, à qui un parti isolé, attaqué de toute part, mais affirmant hautement son identité et ses liens avec l'URSS, n'est pas fait pour déplaire, se sentiront sans doute très à l'aise dans un Parti Communiste renouant avec ses vieilles traditions d'approbation inconditionnelle de l'URSS

Et il est évident que les dirigeants du p.c.f. spéculent sur ces réflexes-là des militants communistes, qui permettent, face à une situation difficile, de resserrer les liens du parti. la politique plus radicale que le p.c.f. mène depuis plusieurs mois dans les entreprises vise d'ailleurs, de la même manière, à resserrer les rangs de sa fraction militante, à retenir ou à gagner les travailleurs les plus combatifs.

Mais pour s'appuyer sur les sentiments pro-soviétiques des militants du Parti Communiste Français, point n'était besoin des déclarations fracassantes de Marchais. Le communiqué commun des délégations russe et française, quelques articles dans l'Humanité auraient suffi, à des militants habitués à lire entre les lignes pour y chercher la politique de leur parti. Et cela n'aurait pas eu pour le PCF les mêmes conséquences négatives que les déclarations provocantes de son secrétaire général.

Alors, si rien dans la politique intérieure française ne suffit à expliquer de manière satisfaisante cette spectaculaire manifestation d'allégeance à l'URSS, il faut bien en chercher les raisons dans les relations matérielles existant entre le Parti Communiste Français et l'URSS Car il est évident que pour Brejnev, la spectaculaire approbation de Marchais n'avait que des avantages.

On ne peut pas, en effet, discuter de la politique du PCF sans faire entrer en ligne de compte ce type de relations avec Moscou, qui ont d'ailleurs joué un rôle considérable dans l'asservissement des différents partis communistes aux intérêts de la bureaucratie parasitaire qui a dépouillé le prolétariat russe de tout pouvoir dans les années 1920.

Le stalinisme, dans les partis communistes extérieurs à l'URSS, ne s'est pas seulement, en effet, appuyé sur le dévouement de militants ouvriers trompés, identifiant à tort l'URSS de Staline (puis de Khrouchtchev et de Brejnev) et le socialisme. Il s'est aussi appuyé sur des appareils salariés, stipendiés, faisant profession de la défense de la politique de la bureaucratie soviétique, de la justification de tous ses retournements et de tous ses crimes.

C'est la presse de droite (bien mal placée pourtant pour dénoncer l'intrusion de l'or dans la politique !) qui a inventé l'expression « l'or de Moscou ». Et contrairement à ce que prétend la droite, cet « or » n'a pas servi à faire vivre des révolutionnaires, à « fomenter » ou à soutenir des luttes ouvrières. Mais l'aide financière de l'URSS (car au sens littéral du terme, « l'or » n'est sans doute qu'une image) a servi au contraire à corrompre des militants ouvriers, à développer des appareils qui loin d'être des instruments de lutte pour la classe ouvrière, sont autant d'obstacles qu'elle rencontre en travers de son chemin quand elle s'engage dans des luttes d'envergure contre la bourgeoisie.

Les moyens financiers de l'État soviétique ont joué un rôle considérable dans la domestication par la bureaucratie des différentes sections de l'Internationale Communiste. Et un demi-siècle après, ces liens de dépendance n'ont pas disparu. Même si l'URSS ne finance pas purement et simplement les différents partis communistes par des subventions directes (ce qui n'est même pas sûr), elle possède de nombreux moyens plus ou moins détournés d'aider la trésorerie des PC Certains de ces moyens sont plus ou moins liés aux activités politiques de ces partis, comme la vente des livres imprimés en URSS, ou l'achat par celle-ci d'un grand nombre d'exemplaires de journaux édités par un « parti frère » (on eut un exemple - en négatif - de ce genre de pratique, quand le P. C. F. fut contraint d e saborder son hebdomadaire littéraire, Les lettres françaises, quand l'URSS, mécontente de le voir critiquer sa politique en Tchécoslovaquie, lui retira ce type d'aide). D'autres moyens d'aide financière sont carrément extra-politiques, tel celui réalisé par la Banque Commerciale pour l'Europe du Nord, liée au PCF de notoriété publique, par laquelle l'URSS fait passer un certain nombre de ses transactions avec la France.

Pour ceux des partis staliniens, tel le parti communiste français, qui avec le temps ont gagné une influence de masse, et se sont plus ou moins intégrés à la vie politique de leur pays, d'autres ressources sont venues s'ajouter à celles provenant de l'appui de la bureaucratie soviétique : les ressources issues, plus ou moins directement, de la complaisance de leur bourgeoisie nationale, qu'ils partagent en commun avec la social-démocratie et les différents appareils syndicaux.

Comme la social-démocratie, le PCF tire des ressources de sa présence dans les différentes institutions parlementaires de la bourgeoisie française (mairies, Conseils généraux, Conseils régionaux, Assemblée nationale, Sénat, Parlement européen). Et comme la social-démocratie, il bénéficie aussi de toute la législation qui officialise la collaboration entre les grandes centrales syndicales et l'État (comités d'entreprise, gestion des caisses d'Assedic, représentation syndicale aux conseils d'administration de nombre d'entreprises nationalisées, aux organismes du plan, au Conseil économique et social, au Conseil supérieur des Conventions collectives, etc.).

Au total, cela permet au Parti Communiste Français de disposer d'un appareil de plusieurs milliers de fonctionnaires directs (les permanents du parti) ou indirects (les salariés de ses journaux, de ses maisons d'édition, de ses imprimeries et de ses autres entreprises), de fonctionnaires directs ou indirects de la centrale syndicale qu'il contrôle (la CGT), et d'employés des municipalités qu'il dirige.

Bien sûr, la force militante du PCF ne se résume pas à cet appareil plus ou moins directement appointé. Le PCF ne serait rien sans le dévouement gratuit de milliers et de milliers de travailleurs, prêts à donner de leur temps, de leurs forces et de leur argent pour défendre la politique de leur parti. Mais c'est l'existence de cet appareil qui permet à la direction du Parti Communiste de contrôler tous ces dévouements, et d'imposer sa politique en cas de contestation ou de malaise d'une partie plus ou moins importante de la base.

La grande majorité de ces postes ne constituent certes pas des ponts d'or (encore qu'il y en ait certains qui constituent de véritables sinécures). Mais même si la majorité des membres de cet appareil n'en tirent généralement pas des revenus supérieurs à ceux qu'ils pourraient avoir autrement (c'est même parfois le contraire), l'important n'est pas là. L'important, c'est que pour tous ces gens-là, leur situation dépend de leur parti, et donc aussi des bonnes grâces de la direction de ce parti.

Cet appareil de militants enclins à la docilité et à l'approbation de tous les virages politiques parce que leur mode d'existence dépend de leur parti est, pour la direction du p.c.f., un instrument qui lui permet d'assurer son contrôle et son emprise sur l'ensemble du parti. certes, par rapport à l'ensemble des adhérents, il est sans aucun doute extrêmement minoritaire. mais cet appareil est important par rapport à la fraction des militants actifs, et déterminant parmi les militants exerçant quelques responsabilités.

Les ressources qui permettent au PCF de faire vivre cet appareil et ses annexes sont donc très diverses. Certaines proviennent de l'activité militante (par exemple les cotisations des membres), d'autres de l'influence électorale du parti (par exemple les indemnités parlementaires de ses députés), d'autres enfin des avantages retirés par le P. C. F. des liens qui l'unissen t à la bureaucratie russe.

Il est bien évident qu'au fur et à mesure que les ressources « nationales » du PCF ont grandi, que son poids dans la vie politique et dans le mouvement syndical s'est développé, les avantages qu'il tirait de ses relations avec la bureaucratie soviétique perdaient de leur valeur relative. Et que la direction du PCF pouvait être tentée de distendre ses liens avec Moscou (même si cela devait susciter des mesures de rétorsion de la bureaucratie soviétique, sur le plan financier), si cela lui paraissait nécessaire pour convaincre la bourgeoisie française que le PCF au gouvernement ferait passer les intérêts des possédants français avant ceux de la bureaucratie soviétique.

Cela a en particulier été le cas dans les années qui ont précédé les élections législatives de 1978, alors que le PCF pouvait espérer participer à plus ou moins court terme au gouvernement.

Le PCF avait critiqué en 1968 l'invasion de la Tchécoslovaquie par l'armée russe. Il avait également tenu, dans les années suivantes, à se démarquer à plusieurs reprises de l'URSS en s'associant à des protestations contre la répression visant les contestataires russes. Et l'on avait même vu un représentant officiel du PCF, Pierre Juquin, serrer publiquement la main de Léonid Pliouchtch. A l'époque, les déclarations de Juquin, affirmant que le PCF ne pouvait accepter la répression en URSS et en Tchécoslovaquie, lui avaient attiré les foudres de l'agence Tass, critiquant la participation du PCF à une « sale entreprise », une « tentative de soulever une nouvelle vague de propagande hostile à l'Union Soviétique ».

De même, lorsqu'eut lieu en juin 1976, après bien des manoeuvres dilatoires des partis communistes italien, espagnol et français, une conférence réunissant à Berlin les représentants des différents PC européens et les dirigeants soviétiques, Marchais avait évité d'y rencontrer Brejnev, et n'y était pas allé. Un an plus tard, lorsqu'en juin 1977 Brejnev était venu en France, aucune rencontre entre lui et le secrétaire général du PCF n'avait non plus eu lieu.

Bien sûr, le PCF n'alla jamais jusqu'à la rupture complète avec Moscou. Il critiquait des « erreurs », mais ne mit jamais en doute le caractère « globalement positif » de la politique de Staline et de ses successeurs. Il ne se démarqua même pas aussi nettement de certains des aspects de la politique de l'URSS que ses deux autres compères en matière « d'eurocommunisme », le Parti Communiste d'Espagne et le Parti Communiste Italien. Mais il n'en reste pas moins que jusqu'au printemps 1978, les dirigeants du PCF, qui se voyaient de plus en plus près de redevenir, au bout de trente ans, le « parti de gouvernement » qu'ils n'auraient jamais voulu cesser d'être, prirent une attitude de plus en plus distante par rapport à Moscou.

Non seulement les élections législatives ne confirmèrent pas cette espérance, mais l'échec de la gauche, survenant après des mois de querelle PC-PS, marqua l'amorce d'un recul pour les partis de gauche et les syndicats. Malgré les communiqués de victoire quotidiens que publie l'Humanité, qui ne cesse de proclamer que le PCF progresse et que ses effectifs augmentent de jour en jour, tous les faits montrent qu'au contraire le Parti Communiste doit aujourd'hui faire face à la perte d'un certain nombre de lecteurs de sa presse, et il est vraisemblable que cela s'accompagne d'une diminution du nombre de ses adhérents et donc de ses cotisants, et d'un reflux des énergies militantes.

Quelle est l'amplitude de ce reflux aujourd'hui ? Seuls les dirigeants du PCF peuvent le savoir, s'ils ne s'auto-intoxiquent pas à coups de communiqués de victoires. Quel niveau atteindra-t-il demain ? Personne ne peut le prédire. Mais ce qui est certain, c'est que le PCF doit se préparer à des mois difficiles.

La perspective des élections présidentielles de 1981 n'en est en effet pas une pour lui. Tirant les leçons de sa politique de 1974 (où son soutien à Mitterrand dès le premier tour avait ensuite bénéficié sur le plan électoral au PS aux dépens du PCF), le Parti Communiste semble décidé à présenter cette fois-ci son propre candidat contre celui du Parti Socialiste, et cela bien évidemment sans aucune chance de succès final. C'est dire qu'il risque à coup sûr de mécontenter toute une partie du public de gauche, qui le considère déjà comme responsable de l'échec de l'Union de la gauche en mars 1978, et qui lui reprochera de prendre le risque de faire échouer une nouvelle fois la gauche. Et qu'il risque aussi de faire éventuellement un mauvais score devant le candidat socialiste.

C'est dire qu'il n'est guère probable de voir le p.c.f. augmenter son rayonnement, son audience, et les ressources financières qui en dépendent, dans la période qui vient.

Or, une diminution du nombre de ses adhérents ou de ses soutiens militants, une diminution des lecteurs de sa presse, une perte d'influence de l'appareil syndical qu'il contrôle - mais auquel il ne s'identifie pas - , tout cela peut contraindre le PCF à réduire demain le nombre de ses permanents et de ses salariés (ce qui n'irait peut-être pas sans problème, comme on l'a vu avec les licenciements qui ont récemment affecté une de ses maisons d'édition). Sans compter que la perspective de la victoire électorale de la gauche (qui paraissait acquise en 1977) l'a peut-être amené à des investissements aventureux (on l'a vu, en tous cas, obligé de saborder, au lendemain même des élections de 1978, l'hebdomadaire de la Fédération de Paris Paris-Hebdo, et son quotidien lyonnais Le point du jour, lancés peu de temps auparavant).

C'est pourquoi les ressources que le PCF peut tirer de ses relations avec la bureaucratie soviétique ont certainement pour lui beaucoup plus d'importance aujourd'hui qu'il y a deux ans. Et s'il n'existe aucune source d'information sur ce qu'ont pu se dire les dirigeants du Parti Communiste Français et les dirigeants soviétiques au cours de leur rencontre de Moscou, il est vraisemblable que l'aide que les dirigeants russes seraient susceptibles d'apporter, d'une manière ou d'une autre, à leur « parti frère » français, a été un point clé des négociations. Des promesses substantielles de Brejnev en ce domaine, en contrepartie d'un soutien sans faille du Parti Communiste Français à la politique de l'URSS en Afghanistan, constituent en tout cas l'explication la plus vraisemblable des déclarations de Marchais sur TF1.

Cela peut sembler difficile à croire, tant il peut apparaître choquant que les dirigeants du parti qui se proclame celui de la classe ouvrière puissent déterminer leur politique, au mépris des véritables intérêts des travailleurs, en fonction des ressources que peuvent leur octroyer les dirigeants russes. Mais il ne faut pas oublier que ce n'est pas chose nouvelle, et que depuis plus de cinquante ans, toute la politique des dirigeants du Parti Communiste Français dépend des intérêts de la bureaucratie soviétique, quand ce n'est pas de ceux de la bourgeoisie française, ce qui ne vaut pas mieux.

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