Les travailleurs britanniques en colère11/02/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/02/61.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Les travailleurs britanniques en colère

Le gouvernement travailliste de James Callaghan ne semble plus capable, en ce début de février, d'endiguer la vague de mécontentement qui déferle sur la Grande-Bretagne. Au milieu janvier, en pleine grève des camionneurs, les cheminots paralysaient le pays pendant plusieurs jours. Et la grève des camionneurs de janvier n'était pas terminée que les employés des services publics prenaient le relais et aujourd'hui des employés des pompes funèbres aux éboueurs, des agents hospitaliers aux employés du service des eaux, des ambulanciers au personnel des cantines scolaires, toutes ces catégories de travailleurs sont en lutte sans compter les ouvriers de British Leyland dont une partie est d'ores et déjà en grève.

Bien que les travaillistes soient arrivés au gouvernement en 1974 en dénonçant la politique anti-ouvrière des conservateurs et en promettant plus de justice sociale, ils ont, depuis cinq ans, utilisé à fond leurs liens privilégiés avec le mouvement syndical pour imposer à la classe ouvrière une politique d'austérité draconienne qui a amputé d'un tiers environ son niveau de vie. La clef de voûte de cette politique a été bien entendu le blocage des salaires de plus en plus mai accepté au fil des ans par les travailleurs. A l'automne dernier, lors de leur Congrès annuel, les syndicats ont dû se désolidariser ouvertement de la politique de contrôle dés salaires et ont refusé de limiter les revendications salariales à 5 % comme le souhaitait Callaghan. Fallait-il que le mécontentement soit profond parmi les travailleurs pour que les dirigeants syndicaux fassent mine de prendre quelque distance vis-à-vis du gouvernement travailliste !

Et aujourd'hui Callaghan est obligé de renoncer à sa politique salariale non pas seulement pour telle ou telle catégorie de travailleurs comme les années passées mais aussi pour les 2,5 millions de travailleurs des services publics et employés municipaux.

La grève des camionneurs : une grève sauvage

La grève des camionneurs a incontestablement représenté une étape importante de cette mobilisation ouvrière : faisant preuve d'une extraordinaire combativité, ils ont réussi à quelques dizaines de milliers, bénéficiant de la sympathie des autres travailleurs, à paralyser toute la vie du pays. Ils ont fait reculer les patrons et, le gouvernement en arrachant des augmentations de salaire très importantes. Enfin leur grève a été dans une grande mesure une grève sauvage que les dirigeants syndicaux ont mis dix jours à reconnaître et qu'ils n'ont jamais reussi à contrôler vraiment. Elle témoigne de la défiance croissante des travailleurs envers les bureaucraties syndicales.

La grève a débuté, selon la procédure syndicale normale, en Écosse, après la rupture le 2 janvier dernier des négociations avec les patrons qui proposaient 15 % d'augmentation, soit 60 livres par semaine pour 40 heures. Les camionneurs réclamaient eux 65 livres pour 35 heures.

Il s'agissait là d'une grève officiellement reconnue par le plus grand syndicat britannique, le Transport and General Workers' Union (T.G.W.U.). Mais la grève s'est immédiatement répandue comme une traînée de poudre dans toute la Grande-Bretagne alors que les négociations étaient encore en cours dans les diverses régions entre les syndicats et l'association patronale, la Road Haulage Association (R.H.A.).

Parallèlement, les conducteurs des camions citernes qui ne devaient pas faire grève avant le 10 janvier se lancent aussi dans une grève sauvage.

Des comités de grève se mettent en place localement qui s'emploient immédiatement à bloquer tous les transports par route. Les piquets de grève arrêtent tout le monde, les transporteurs individuels, l'acheminement interne aux entreprises, et les camionneurs non grévistes adhérant à un petit syndicat, le United Road Transport Union (U.R.T.U.) qui avait décidé, lui, d'accepter l'offre patronale de 15 %.

La sympathie dont bénéficient les grévistes est telle que personne n'accepte de franchir les piquets et très vite les conséquences de la grève se font sentir : en quelques jours, les ports de Southampton, Hull, Liverpool sont fermés. Des écoles ferment faute de fuel, le service des bus est suspendu le week-end à Manchester. Mais la direction du T.G.W.U. ne veut toujours pas officialiser la grève ailleurs qu'en Ecosse malgré les demandes réitérées des grévistes. Pourtant la grève s'étend tous les jours, bloquant les docks, les entrepôts, les arrivages de nourriture ; dans les élevages, des animaux doivent être abattus faute de ravitaillement et les conserveries sont touchées par le manque de sel. 40 000 puis 70 000 camionneurs sont en grève.

Les conservateurs réclament la proclamation de l'état d'urgence, c'est-à-dire l'utilisation de l'armée pour briser la grève.

C'est alors que dans la nuit du 11 au 12 janvier, le gouvernement convoque les dirigeants syndicaux : Len Murray, secrétaire général du T.UC, Moss Evans, secrétaire général du T.G.W.U. Ils se concertent sur la politique à suivre. Et le 12 janvier, le T.UC rend la grève des camionneurs officielle. Non pour durcir le mouvement face au gouvernement, mais au contraire pour tenter de reprendre le contrôle d'une grève qui lui échappe de plus en plus et qui commence à avoir de très sérieuses conséquences sur toute l'économie et la vie du pays.

Le syndicat U.R.T.U. qui avait pourtant accepté l'offre de 15 % des patrons décide lui aussi le 12 janvier de rendre la grève officielle : ses adhérents sont irrésistiblement emportés par le mouvement. Il y alors plus de 90 000 grévistes.

Malgré tout, aux yeux des dirigeants syndicaux, il ne s'agit pas d'une grève générale des camionneurs. Alex Kitson, le dirigeant du T.G.W.U. chargé de suivre la grève des camionneurs se fait fort de le rappeler : « Les gens se trompent en pensant qu'il s'agit d'une grève nationale. Il existe 18 régions négociant séparément avec la Road Haulage Association, et tout le pays n'est pas en grève ». Faisant état de négociations dans les Middlands et le Dorset, il exprime le souhait que les camionneurs de ces régions ne soient pas bloqués. De même les 18 000 camionneurs de l'entreprise nationale, la Freight National Corporation, sont tenus à l'écart de la grève, alors que des négociations sont au point mort sur à peu près les mêmes revendications que dans le secteur privé. D'ailleurs, le 15 janvier, 2 000 camionneurs de la Freight National Corporation décident de rejoindre la grève.

Tout ceci est d'ailleurs bien significatif de la politique des dirigeants syndicaux. Car la grève est de fait totale et c'est bien ce qui pose problème au gouvernement et aux dirigeants T.U.

Quand la grève devient « officielle »

Dès que la grève est déclarée officielle, une concertation gouvernement-syndicat est mise sur pied pour tenter de réglementer la grève.

Dès le 13 janvier le gouvernement dresse une liste de produits prioritaires (produits médicaux, nourriture, fuel) que les dirigeants du T.G.W.U. s'engagent à laisser circuler. Onze comités d'urgence sont mis sur pied régionalement par les autorités locales pour veiller à la circulation des produits indispensables, et s'assurer la collaboration des branches syndicales, régionales.

Mais cela ne va pas être si facile de faire rentrer la grève dans certaines limites. D'ailleurs en Écosse où la grève a été officielle depuis le début, les piquets de grève n'ont pas été plus respectueux des formes malgré les efforts des dirigeants syndicaux. Le lundi 15 janvier, Kitson s'excuse du peu d'effets des accords de priorité acceptés par les dirigeants syndicaux : « La grève n'a été officielle que depuis deux jours et nous ne pouvons pas tout faire en une nuit ». Il promet une amélioration pour le courant de la semaine. Et de fait, les jours suivants, les dirigeants syndicaux s'évertuent à faire respecter la libre circulation des denrées dénommées prioritaires et à empêcher les piquets de bloquer des entreprises qui ne sont pas directement impliquées dans le conflit. Mais la grève se développe et se durcit tout de même dans certaines régions. Les piquets bloquant l'approvisionnement des entreprises se multiplient. Les grandes chaînes de supermarchés ne sont plus approvisionnées régulièrement, des boucheries et charcuteries industrielles doivent fermer par manque de produits de conservation et de matériel d'emballage. Le chômage technique touche de plus en plus de travailleurs de l'industrie, chez Dunlop, chez Goodyear...

Callaghan s'était jusqu'à présent refusé à utiliser l'armée. Il déclarait àla Chambre des Communes le 16 janvier : « La Chambre doit être bien persuadée que l'armée ne pourrait fournir qu'une petite fraction des produits qui peuvent circuler grâce ànos accords de priorité ».

Mais devant le peu d'efficacité des fameux accords, il menace à nouveau de décréter l'état d'urgence. Il convoque à nouveau Moss Evans et Lep Murray dans la nuit du 17 au 18 janvier pour leur reprocher leur incapacité à respecter leurs promesses et exige des résultats.

Le T.G.W.U. rédige alors un règlement pour l'organisation des piquets qu'il distribue le 19 janvier à toutes les branches régionales du syndicat. Il y est stipulé que ce sont les permanents du T.G.W.U. qui doivent décider des lieux où seront placés les piquets, que ces piquets doivent être limités en nombre et composés uniquement de travailleurs syndiqués. Ils devront porter des brassards visibles. Les organismes régionaux du syndicat pourront décider de sanctions disciplinaires contre les syndiqués qui enfreindraient le règlement.

Les dirigeants du T.UC laissent ainsi entendre que ceux qui n'obéiraient pas pourraient être exclus du syndicat et licenciés de leur emploi ! Alex Kitson se défend vigoureusement contre ceux qui auraient voulu que le règlement soit encore plus draconien : « Que voulezvous que nous fassions ? Que nous employions le fouet ? »

La collaboration entre les Comités d'urgence du gouvernement et les dirigeants syndicaux se renforce, mais sans beaucoup plus de succès. Les camionneurs ne se laissent intimider, ni par les menaces du syndicat, ni par celles du gouvernement. Après qu'un camionneur gréviste ait été tué par un camion qui forçait un piquet à Aberdeen, la grève se durcit à nouveau, les travailleurs ne veulent plus rien laisser passer, et les entreprises manquent de plus en plus d'acier, de ferraille, de cuivre, de produits chimiques, de fuel ... L'impopularité du règlement est telle que l'U.R.T.U. a beau jeu de déclarer qu'il ne le respectera pas et qu'il faut au contraire intensifier les piquets.

Vis-à-vis du gouvernement, Kitson se défend comme il peut : « Il y a encore quelques points noirs dont nous allons nous occuper pendant le weekend. Nous espérons que lundi nous pourrons faire état de nouveaux succès dans le rétablissement de la circulation routière ». Voilà l'objectif avoué du dirigeant syndical chargé de diriger la grève !

La détermination des grévistes, leur défiance vis-à-vis de l'appareil syndical ne peuvent être mieux illustrées que par le fait que malgré tous leurs efforts, les dirigeants syndicaux n'ont pas réussi à faire revenir la grève dans certaines limites. Callaghan en a été réduit à exhorter les travailleurs non grévistes à franchir les piquets et a déclaré qu'il n'hésiterait pas, lui, à le faire !

La fin de la grève des camionneurs

Mais si l'organisation locale de la grève a été extrêmement solide, si la solidarité entre les travailleurs a joué à fond pour que les piquets de grève ne soient pratiquement jamais franchis, les camionneurs n'ont pas réussi à donner une direction unique à leur grève. C'est le T.G.W.U. qui de fait chapeautait la grève sans rien faire pour l'unifier et la souder davantage mais en s'employant au contraire à l'émietter et à la contenir.

Le syndicat s'est toujours défendu d'avoir organisé une grève nationale et il a encouragé toutes les négociations séparées. Et dès le 16 janvier, les premiers accords locaux ont été réalisés avec les patrons. Ils se sont multipliés sans que leur contenu soit rendu public. Des entreprises accordaient souvent 65 livres par semaine (pour 40 heures de travail - 5 de plus que ce qu'elles étaient prêtes à offrir au début), d'autres, 64 livres seulement ou même moins. Les accords se sont multipliés rapidement à partir des 21 et 22 janvier, quand le gouvernement en a donné le feu vert en laissant entendre aux entreprises qu'elles pourraient en répercuter les effets sur leurs prix. Les dirigeants syndicaux, bien plus soucieux de contribuer à l'effritement de la grève qu'à mettre à genoux les patrons et le gouvernement n'ont pas exigé un règlement global. Et les camionneurs ont repris le travail en ordre dispersé, entreprise par entreprise, ville par ville, région par région, au début février, après un mois de grève. Les secteurs les plus combatifs ont fini par rester isolés, par exemple à Manchester et à Liverpool où la grève continuait en butte cette fois à l'hostilité des travailleurs lock-outés.

Les camionneurs auraient peut-être pu obtenir plus encore puisqu'ils réclamaient divers autres aménagements pour les heures supplémentaires, les nuits passées hors de chez eux et surtout les 35 heures de travail. Mais ce qu'ils ont obtenu constitue une victoire incontestable.

Le salaire de base est passé de 53,5 livres à 64 livres, soit 20 % d'augmentation. Après les 17 % obtenus en décembre dernier par les travailleurs de chez Ford, cela constitue un encouragement formidable pour tous les salariés dont le mécontentement devient de plus en plus explosif.

Un exemple contagieux

Le Premier ministre Callaghan le sait bien. Il craint que la révolte des employés des services publics et des collectivités locales n'aille trop loin. Et en déclarant le 3 février dernier qu'il ne pouvait pas envisager des augmentations qui ne seraient pas inférieures à 10 %, il a indirectement admis que les 5 % maximum érigés jusqu'à présent en règle d'or gouvernementale ne sont plus de mise.

Il faut dire que les travailleurs des services publics ont été particulièrement victimes de la politique gouvernementale et aujourd'hui ils réclament 60 livres par semaine pour 35 heures, ce qui représente 40 % d'augmentation pour les plus bas salaires.

L'appel de leurs syndicats le 22 janvier dernier à faire 24 heures de grève leur a fourni l'occasion de montrer une volonté de lutte qui a surpris les organisateurs eux-mêmes. Pas moins d'un million et demi de personnes ont fait grève. Les meetings ont été quelquefois houleux comme ce meeting central pour Londres à Westminster où les dirigeants syndicaux n'ont pu s'exprimer, les cris de « grève générale » couvrant leurs interventions.

Mais alors que des centaines de milliers de travailleurs sont engagés depuis dans des actions allant du débrayage tournant à la grève totale en passant par toutes les formes de la grève perlée ou grève du zèle, les dirigeants syndicaux se gardent bien d'unifier cette colère. Après l'impressionnante journée du 22, une dirigeante syndicale disait d'ailleurs que « des actions ultérieures dépendent des 1800 branches du syndicat » !

C'est dire que les syndicats se gardent bien de pousser à des actions générales qui pourraient mettre le gouvernement en difficulté. Mais le mécontentement est tel que la volonté de conciliation des dirigeants du T.UC ne suffit plus à contenir les travailleurs. Ils ont accepté pendant des années les sacrifices que leur demandait le gouvernement travailliste, mais celui-ci semble aujourd'hui avoir usé son capital de confiance. Il se voit contraint de lâcher du lest sur les salaires et jusqu'à présent ce qu'il a lâché ne suffit pas à maintenir la paix sociale.

Il faut dire que les travaillistes ont une marge de manoeuvre bien étroite. Leur rôle est de faire accepter l'austérité à la classe ouvrière et à l'ensemble de la population ouvrière et de garantir la paix sociale à la bourgeoisie. Ils ne semblent plus en mesure aujourd'hui d'obtenir l'un et l'autre ce qui, en cette année d'élection, est sans doute particulièrement douloureux ! Mais la classe ouvrière n'est plus prête à tout accepter pour sauver le gouvernement travailliste. Sa combativité n'est plus à démontrer. Il lui reste à se donner des organisations qui soient prêtes à l'aider à défendre ses intérêts généraux en combattant la politique du Labour qui s'emploie à limiter la portée des combats de la classe ouvrière et à les émousser.

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