Les rapports est-ouest01/12/19831983Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1983/12/107.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Les rapports est-ouest

L'année 1983 aura été marquée par une montée des tensions ; par l'engagement direct des troupes de puissances impérialistes au Moyen-Orient, au Tchad, à Grenade ; par le pas supplémentaire dans la dégradation progressive des relations entre deux blocs que concrétise le commencement du déploiement effectif des missiles américains Pershing et Cruise en Europe.

Les relations entre les États-Unis et l'Union soviétique n'en sont certes pas au bord de la rupture même si l'arrivée des Pershing américains en RFA a amené l'URSS à interrompre les négociations de Genève sur les Euro-missiles, puis sur les missiles intercontinentaux.

Mais par ailleurs, les relations commerciales et financières tissées au cours des dernières années entre les puissances impérialistes et les pays de l'Est se sont à peu près maintenues. Le FMI ou des consortiums bancaires occidentaux sont même venus en « aide » à certains pays de l'Est à court de devises pour faire face aux échéances de leurs dettes (Yougoslavie, Hongrie après la Pologne). Les aides sont destinées à garantir aux banques occidentales l'encaissement des intérêts de leurs prêts antérieurs et à maintenir ouverts des débouchés commerciaux. De fait cependant, ces liens économiques et financiers, basés sur une aggravation de l'exploitation des ouvriers et des paysans des pays de l'Est au profit des banquiers-créanciers d'Occident, vont pour l'instant à l'encontre d'une montée excessive de la tension directe entre les deux blocs.

C'est le développement de la crise de l'économie capitaliste elle-même qui est cependant le principal facteur de désagrégation de l'ordre international et de bouleversement de l'équilibre entre les deux blocs.

L'équilibre entre blocs n'a jamais été, même aux plus beaux jours de la détente, autre chose qu'une paix armée. L'ordre international a toujours reposé en dernier ressort sur l'emploi de la force brutale contre les peuples qui, périodiquement, le remettaient en cause. Les puissances impérialistes coalisées sous l'égide des ÉtatsUnis d'un côté, la bureaucratie du Kremlin de l'autre, se reconnaissaient, tacitement et parfois ouvertement, le droit de police dans leurs zones respectives.

Avec des reculs, des compromis, l'un comme l'autre ont réussi pendant trente ans à maîtriser le contrôle de leurs zones et par la même occasion, le contrôle de leurs relations mutuelles. L'équilibre entre blocs reposait sur cette complicité entre la bureaucratie et la bourgeoisie impérialiste ; la première craignant congénitalement un bouleversement du statu quo mondial, la seconde n'ayant pas de raison impérieuse de le provoquer.

La crise a d'ores et déjà commencé son oeuvre désagrégatrice en ébranlant les fondements économiques des relations internationales. Entre puissances impérialistes elles-mêmes, à la concurrence sur la base d'une commune croissance succède de plus en plus l'âpre rivalité pour se préserver au milieu du déclin général. La bourgeoisie américaine, forte de sa puissance et de celle de son État, attire à son profit les capitaux de ses congénères plus faibles, en particulier européens, tout en tentant de leur transférer une part croissante du poids de l'endettement généralisé. Les bourgeoisies européennes, subissant la pression directe de la crise, comme la pression économique et surtout financière de leur puissante alliée et néanmoins rivale, se retournent contre leurs classes ouvrières dont les conditions de vie se dégradent partout.

Dans le Tiers-Monde, même la prospérité impérialiste a toujours eu pour contrepartie la misère des classes laborieuses. La crise pousse cependant la bourgeoisie impérialiste à aggraver encore l'exploitation des pays pauvres, elle précipite la ruiné des classes privilégiées autochtones elles-mêmes, rend la vie de tous les autres intenable et bouleverse l'équilibre antérieur. Si les dirigeants du monde impérialiste ont encore le cynisme de parler de « dialogue Nord-Sud », ce « dialogue » est mené au travers des oukazes du FMI accompagnés de cliquetis d'armes.

Les bourgeoisies des puissances impérialistes ont réussi à aggraver l'exploitation d'un bout à l'autre de la planète, sans déclencher jusqu'à présent des crises politiques majeures.

Dans les pays impérialistes riches, l'offensive contre la classe ouvrière, pour être générale et incontestable, n'en a pas moins été progressive et jusqu'à présent modérée. Les centres de leur domination sont les derniers endroits où les bourgeoisies impérialistes souhaitent un affrontement direct avec la classe ouvrière. Les systèmes de protection sociale hérités des époques de prospérité capitaliste, partout sérieusement ébranlés et en partie démantelés, ne sont cependant pas complètement détruits. L'aggravation ou même la simple poursuite de la crise, se traduira cependant inévitablement par la liquidation de ces systèmes. Les classes ouvrières des pays d'Europe, les mieux protégées dans le passé, seront tout aussi inévitablement les premières visées par l'offensive de la bourgeoisie.

Les bourgeoisies occidentales, fortes du soutien des bureaucraties réformistes ou staliniennes, ont bénéficié jusqu'à présent d'une relative inertie de la part de la classe ouvrière. après trois décennies de prospérité de l'économie capitaliste, qui avaient permis aux possédants des puissances impérialistes de se payer la paix sociale chez eux avec les surprofits réalisés par l'exploitation du tiers-monde, la classe ouvrière occidentale aborde la période de crise sans expérience véritable de luttes, avec des illusions profondes dans la capacité du système capitaliste à lui assurer une vie tolérable, avec des illusions aussi dans la pérennité des institutions de la démocratie bourgeoise, des systèmes de protection. ces illusions constituent un lourd handicap que la classe ouvrière aura à surmonter pour se défendre.

Dans tous les pays impérialistes en tout cas, le système parlementaire, avec ses alternances électorales, avec ses syndicats profondément intégrés, avec cet ensemble d'institutions qui servent d'amortisseurs sociaux, a jusqu'à présent assuré pour la bourgeoisie une stabilité politique et une couverture « démocratique » pour aggraver les conditions d'existence des travailleurs.

Dans les pays pauvres, les régimes de dictature ou de semi-dictature déguisée derrière certains aspects parlementaires, en général conseillés et armés par les puissances occidentales, ont réussi jusqu'à présent à contenir les révoltes ou les coups de colère des masses déshéritées. Ici, parla répression féroce ; là, en dévoyant la colère vers des affrontements ethniques ou confessionnels ; ailleurs, c'est la succession de régimes civils à des régimes militaires, voire une succession de coups d'État militaires qui donnent aux masses l'illusion d'un changement.

Tant qu'il en a la possibilité, l'impérialisme préfère assurer son système de domination par l'intermédiaire de gardiens autochtones ; par l'entremise de sous-impérialismes (Israël au Moyen-Orient, Afrique du Sud en Afrique australe) ou encore en faisant intervenir les troupes d'un État d'un pays pauvre contre le peuple d'un autre pays pauvre (l'intervention du Zaïre au Tchad, du Sénégal en Gambie, ou la menace des États d'Amérique centrale contre le Nicaragua). Mais l'impérialisme n'en aura pas nécessairement toujours la possibilité. Déjà, au Moyen-Orient, les troupes américaines et françaises doivent seconder Israël. La crise suscitera inévitablement et, peut-être, généralisera des révoltes, des soulèvements dans les pays pauvres, étranglés par la domination impérialiste. L'impérialisme continuera peut-être à composer avec certains régimes issus de ces révoltes, comme il l'a fait dans le passé dans bien des cas. Tout dépendra de l'ampleur des révoltes, de leur possibilité d'extension, de l'endroit plus ou moins important du point de vue économique ou stratégique où elles ont lieu. Mais l'impérialisme ne peut pas accepter, en cette période de crise moins que jamais, qu'une partie plus ou moins importante du Tiers-Monde échappe à sa domination directe. Là où les comparses locaux ne suffisent pas, l'intervention directe de troupes de pays impérialistes peut devenir inéluctable. La guerre économique déjà engagée par la bourgeoisie des puissances impérialistes est susceptible de déboucher sur la guerre tout court, localisée tant que les chances des troupes d'intervention de l'emporter sont raisonnables, et sinon généralisée peut-être.

La bureaucratie soviétique est parvenue de son côté à maîtriser jusqu'à présent sa mainmise sur sa sphère d'influence tout en évitant une confrontation grave avec le camp occidental. Le régime de Jaruzelski sous sa protection est parvenu à désamorcer une des plus formidables mobilisations ouvrières dans un pays de l'Est, sans que la bureaucratie russe ait à donner directement ses troupes, en profitant de la politique réformiste de la direction que la classe ouvrière polonaise s'est donnée. En Afghanistan par contre, la guerre de guérilla contre l'occupation russe se poursuit, maintenant un foyer de tension à l'intérieur même du camp soviétique.

Par ailleurs, le refus opposé par les États-Unis au retour de Formose à la Chine, la militarisation du Japon, ont incité le régime de Pékin à freiner son rapprochement vers l'Occident et même à amorcer une certaine réconciliation avec l'URSS. La position de l'URSS par rapport au camp occidental n'apparaît donc pas plus mauvaise cette année que l'année précédente. Mais en réalité, le regain de tension en différents points du globe s'inscrit dans une perspective menaçante pour l'URSS.

Les interventions à Grenade, au Moyen-Orient, au Tchad, pourraient rester des interventions limitées et circonscrites, comme les puissances impérialistes en ont mené en nombre depuis la Deuxième Guerre mondiale. Mais la crise, et les bouleversements sociaux qu'elle est susceptible d'entraîner dans les pays pauvres, peut les situer dans une tout autre perspective. Les dirigeants de l'impérialisme américain lient déjà ces interventions disparates les unes aux autres pour leur découvrir comme point commun la nécessité de contenir l'agressivité soviétique. L'URSS n'est évidemment pour rien dans les soubresauts que les appétits impérialistes déclenchent aux quatre coins du globe. Mais pour mener la guerre aux peuples du Tiers-Monde, les dirigeants des puissances impérialistes ont besoin de l'acquiescement de leur propre peuple. L'URSS joue pour l'instant le rôle de cible verbale. Cela a suffi pour donner à la piteuse intervention de Reagan à Grenade la crédibilité et la respectabilité nécessaires aux yeux de l'opinion publique américaine. Grenade était cependant une guerre facile pour la principale puissance militaire du monde. Une révolte dans un ou plusieurs grands pays d'Amérique latine poserait aux États-Unis de tout autres problèmes. Pour y mener une guerre du Vietnam à une échelle plus grande, les dirigeants américains devront au préalable briser ou embrigader leur propre peuple. Seule « la menace soviétique » pourrait en fournir la justification ; comme seule « la menace soviétique » pourrait en fournir une pour entraîner les peuples des puissances impérialistes de seconde zone dans la tourmente. Parce que l'impérialisme américain cherchera inévitablement à associer les puissances européennes et japonaise à une remise en ordre de la domination impérialiste sur le monde, à supposer même qu'il ne les pousse pas en première ligne.

Si les États-Unis sont amenés, pour défendre les intérêts des trusts et des banques, à s'engager dans une longue et coûteuse guerre coloniale, il n'est pas question pour eux de laisser les puissances impérialistes concurrentes conquérir pendant ce temps des positions économiques à leur détriment. Et il est encore moins question pour eux de s'affaiblir en laissant l'URSS en dehors, au risque de voir l'équilibre des forces irrémédiablement détruit au profit de leur principal ennemi. Quels que puissent être le point de départ et les détours d'un enchaînement guerrier, la prochaine guerre mondiale opposera inévitablement le camp des puissances impérialistes à l'URSS.

La situation n'en est pas encore là. Même maintenant, rien ne permet encore d'affirmer qu'un processus irréversible vers la guerre généralisée est déjà engagé. Mais le Moyen-Orient, et à une plus faible échelle Grenade et le Tchad, constituent déjà une préparation de l'opinion publique. Ils constituent aussi des terrains de manoeuvre, où les armées impérialistes éprouvent et perfectionnent leur matériel. II est d'ailleurs significatif que la fabrication et le perfectionnement des armes dites classiques ont connu durant la toute dernière période un développement spectaculaire. Ce n'est pas seulement pour donner un nouveau champ d'activité aux marchands d'armes, c'est-à-dire à quelques grands trusts. La crise renforce brutalement l'éventualité de guerres de répression contre les peuples auxquelles les armées impérialistes n'ont jamais cessé de se préparer.

Tout en souffrant de la loi du dollar, les dirigeants des puissances impérialistes de seconde zone accentuent leur atlantisme, c'est-à-dire leur subordination diplomatique et militaire à l'égard des États-Unis.

Les gouvernements des pays européens concernés prennent les uns après les autres le parti des États-Unis, parfois comme en Allemagne contre une grande partie de leur opinion publique, en faveur de l'installation du système de missiles américains. La France ; qui ne fait pourtant pas partie sur le plan militaire de l'Alliance atlantique et qui n'est pas directement concernée par l'installation des Pershing mais qui est par contre gouvernée par un gouvernement socialiste particulièrement servile à l'égard des États-Unis, revendique un rôle de pointe en Europe dans la défense des thèses américaines. Elle est aussi en pointe de par son engagement militaire exemplaire aux côtés des États-Unis au Moyen-Orient, ou de par son engagement militaire au Tchad où ses troupes ne servent pas seulement à départager deux chefs de bandes rivaux pour le gouvernement de ce pays, mais aussi à menacer la Libye de Khadafi. La principale puissance impérialiste de second ordre non-européenne, le Japon, abandonne de son côté de plus en plus la fiction de la démilitarisation, pour apparaître comme le principal instrument militaire susceptible de servir en Asie une éventuelle politique agressive de l'impérialisme.

Le développement de la crise engendrera inévitablement des luttes entre la bourgeoisie et le prolétariat, y compris dans les pays impérialistes. La bourgeoisie en prendra de toute façon l'initiative. Et la question se posera alors de savoir si le prolétariat des pays impérialistes sera à la hauteur des circonstances, capable de faire face à la menace et de jouer le rôle politique qui devra être le sien. Pour engager l'humanité dans une nouvelle guerre, la bourgeoisie doit briser le prolétariat. Pour rompre l'enchaînement guerrier, le prolétariat doit vaincre la bourgeoisie.

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