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Les Nationalisations-Mauroy dans l'intérêt du grand capital
Non, décidément, la nationalisation des cinq plus grands groupes industriels du pays (leur nombre pourrait même se monter à neuf si quatre autres projets du gouvernement sont réalisés), de toutes les banques ou presque, n'aura pas suscité le grand frisson du côté de la bourgeoisie. La ruée en Bourse sur les titres nationalisés si généreusement indemnisés en témoigne.
Oh, certes, la question des nationalisations a occupé le devant de la scène politique pendant quelques mois. La droite a mené une campagne bruyante, en partie par conviction ou par jeu politique, en partie pour faire monter les enchères des indemnisations. Quelques-uns des PDG des groupes concernés ont mené leur propre campagne sur la question. Pour ce qui est des indemnisations, cette campagne a réussi, au demeurant, au-delà de tout espoir pour les actionnaires.
Mais, quant au fond, même si les grand groupes industriels et financiers qui viennent de passer dans le domaine public ne l'avaient pas souhaité, tout se passe comme s'ils s'étaient finalement prêtés sans trop de difficultés à l'opération.
A vrai dire, le terme de « nationalisations » consacré en France par les précédents de 1936 et 1945, est abusif. Car, dans l'affaire, il n'y a ni confiscations, ni liquidations de biens privés au profit de l'intérêt public. C'est seulement la propriété de leurs entreprises qu'on a enlevée aux groupes capitalistes concernés, et nullement la propriété de leurs capitaux ! Toute l'opération se résume à une transaction commerciale entre l'État et des partenaires privés : l'État s'est porté acquéreur de capitaux productifs, les groupes privés ont récupérés en échange un capital argent revalorisé, prêt à être réinvesti, s'ils le désirent, dans un secteur de leur choix.
Des empires industriels et financiers - certains branlants - vont changer de nom, se recombiner, mais aucun n'a été lésé. Les sources de profits changeront peut-être, mais elles ne disparaîtront pas. Il y a même de grandes chances pour que les groupes privés reconstitués sous d'autres noms trouvent l'occasion de nouveaux profits en travaillant avec les nouveaux groupes nationalisés.
Comme le disait Pierre Moussa, l'ex-PDG de l'ex-empire privé PARIBAS au lendemain du 10 mai à une journaliste du Matin de Paris : « Le problème à résoudre (celui des nationalisations) est un problème technique, pas un problème politique » . Pierre Moussa était bien placé pour apprécier. Il a seulement eu la malchance personnelle de pousser un peu loin les subtilités techniques au moment précis où le nouveau gouvernement était à la recherche d'un bouc émissaire... Mais, sur le fond, Pierre Moussa avait probablement raison. Les nationalisations des grands groupes industriels et financiers français changeront peut-être un peu le paysage de l'économie française du moins sa nomenclature, mais certainement pas le mode de fonctionnement de l'économie capitaliste.
A vrai dire, les socialistes au gouvernement ne se sont pas hasardés à présenter ces nationalisations comme des mesures franchement anti-capitalistes. Ce serait d'ailleurs délicat au moment où le gouvernement cherche à tout prix la compréhension des industriels : « Le profit est légitime (...) Nous sommes dans une société d'économie de marché, et nous ne la mettrons jamais en cause. Vous revendiquez le pouvoir et vous le garderez » , avait assuré Pierre Mauroy aux quelque cinquante représentants des plus grosses firmes du pays réunis au Forum de l'Expansion de novembre dernier.
Reste à savoir pourquoi les socialistes ont tenu à mettre immédiatement en application ce point particulier de leur programme électoral (Mitterrand a assez dit par ailleurs qu'il avait le septennat pour honorer bien des points de son programme), et surtout à quelle politique cela correspond de leur part.
Les mille et une manières pour l'état de rentabiliser le capital privé
Avant d'aborder ce qu'il y a de spécifique dans la politique du gouvernement socialiste par rapport, par exemple, à ses prédécesseurs, il est utile de rappeler les innombrables manières qu'ont les États des pays impérialistes de contribuer à la rentabilisation du capital privé. Car, si les nationalisations constituent une forme d'interventionnisme de l'État dans la vie économique, il y en a bien d'autres. Les États bourgeois peuvent pratiquer, successivement, concurremment et, bien plus souvent encore, simultanément, toutes ces formes d'intervention pour rentabiliser le grand capital.
LE BUDGET MILITAIRE
Bien des capitalistes ont bâti leur fortune sur les commandes militaires des États, dès les origines du capitalisme. Quand les armées du XIXe siècle faisaient des appels d'offres pour des mulets, des couvertures, des brodequins, des fusils et des canons, la concurrence était sévère du côté des adjudicataires. La guerre de Sécession, comme celle de Crimée, ont fait la prospérité de bien des industriels d'Amérique et d'Europe. Krupp bâtit son empire en vendant son artillerie lourde à l'État allemand... il en a même vendu aux deux camps à la fois, pendant la Première Guerre mondiale. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, les fournisseurs de toutes les marines du monde régnaient sur le marché militaire. Jusqu'à ce que les premières grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale fassent la démonstration de la supériorité de l'aviation sur les armadas de destroyers. L'avenir était alors à l'industrie aérospatiale... jusqu'à ce qu'elle soit, à son tour, en passe d'être supplantée par la course aux armements nucléaires...
Mais ces commandes de fournitures militaires qui, au XIXe siècle pouvaient « lancer » des capitaines d'industrie et, au début du XXe consacrer de véritables empires industriels, sont devenues, à partir de la Seconde Guerre mondiale, une aide économique structurelle dont les monopoles de la grande industrie ne pourraient plus se passer.
Le budget de l'armée est devenu le budget « anticyclique » le plus important de l'économie de marché. En France, la guerre d'Indochine a incontestablement contribué à réveiller l'ardeur du capitalisme national. Aux États-Unis, la guerre de Corée des années 50 a provoqué le premier boom économique de l'après-guerre. La Guerre du Vietnam a encore accéléré l'expansion.
Il y a vingt ans, John Kennedy, comme Reagan aujourd'hui, avait pris prétexte du prétendu « gap », c'est-à-dire du retard militaire et spatial américain supposé par rapport aux Russes, pour relancer l'économie au moyen d'un vaste programme de réarmement qui, mis en chantier, contribua au boom économique des années 60.
Aujourd'hui, le « réarmement de l'Amérique » décidé par Reagan a donné tous les espoirs à l'électronique, la construction navale et l'aéronautique américaines. Un correspondant du Nouvel Économiste écrivait dans le numéro du 23 mars 1981 que ce programme représentait « pour l'industrie américaine, à long terme, la garantie de contrats, un encouragement à investir et la promesse de retombées technologiques susceptibles de déboucher sur des exportations de pointe » .
Il faut dire que les industriels américains peuvent largement compter sur leur budget militaire national pour reprendre vigueur : le budget militaire américain (30 % environ de l'ensemble du budget) représente à lui seul plus du budget total de l'État français. Les budgets militaires de la France, de l'Angleterre ou de l'Allemagne suivent loin derrière en valeur absolue, et même en valeur relative, mais représentent néanmoins près de 20 % du budget total de leurs États respectifs.
En somme, depuis trente-cinq ans, le monde impérialiste continue à fonctionner en économie de guerre, en pleine période de paix (si toutefois on ne fait pas entrer en compte les guerres menées contre les peuples coloniaux).
L'appareil d'État et la grande industrie forment ainsi à eux deux un appareil militaro-industriel très au point. L'aide de l'État à l'industrie privée par le biais des commandes militaires réunit à elle seule toutes les formes possibles d'assistance publique au capital privé. En voici les principales.
Des marchés garantis
Quand par exemple l'État français accorde à Matra la fabrication d'un missile anti-aérien qui doit équiper l'armée de terre (le SATCP), il garantit à l'avance au groupe de Jean-Luc Lagardère non seulement un marché prévisionnel de 10 000 engins qui seront vendus à l'armée française, mais, en plus, 20 000 autres destinés à l'exportation.
Rentabilisation par l'état d'investissements lourds dans des domaines de technologie de pointe habituellement peu accessibles aux capitalistes français
L'électronique française, par exemple, est peu compétitive, et partant, relativement peu développée. Les PTT ont eu beau s'équiper en centraux téléphoniques ultra-modernes, ce secteur de la production de pointe n'a pas vraiment pris son essor. Mais il faut faire une exception toutefois pour le secteur de ce qu'on appelle « les matériels professionnels », terme discret pour qualifier l'électronique militaire, c'est-à-dire les systèmes électroniques équipant les sous-marins nucléaires, les missiles, les avions de chasse ou les radars... Ces matériels bien spécifiques ont fait en France la prospérité de groupes comme la Thomson CSF dont près de 60 % du chiffre d'affaires est consacré à l'armement. Dans son bilan sur « la guerre mondiale des industries 1981 », l'Expansion du 6 novembre dernier a fait une petite place à part à ce secteur sous le titre « Beau fixe pour l'électronique professionnelle : Les constructeurs français ( ... ) ont eu un moment d'émotion après le changement de pouvoir politique : n'allaient-ils pas être victimes du courant de « moralisation » dont se prévalaient les vainqueurs ? Il semble qu'il n'en soit rien, l'enjeu industriel et commercial étant trop lourd (...) Globalement, depuis trois ans, le matériel électronique professionnel connaît en France un taux de croissance moyen de 22,5 % pour le chiffre d'affaires, de 27 % pour les commandes et de 28 % pour les exportations. Qui dit mieux ? »
Le risque de fluctuation des prix est inexistant
Pour la bonne raison que les prix des fournitures d'armement ne sont pas fixés par la concurrence mais calculés à l'avance par les fournisseurs attitrés de l'armée qui se partagent les commandes. Une entreprise comme Dassault peut avoir plusieurs prix. Un prix à l'exportation (où la concurrence mondiale joue) et un autre pour l'armée française (où la concurrence ne joue pas). A l'armée française, Dassault fixe des prix de « prototype » et en rajoute en imputant des dépenses de recherche qui ont déjà été partiellement, voire totalement payées par des fonds publics. Cela permet à Dassault de vendre aux pays du Moyen-Orient ou à l'Inde à des prix très compétitifs... par rapport aux prix « intérieurs » ! D'après le livre Les trafics d'armes de la France (aux éditions Maspéro, paru en 1976), un Mirage III était vendu 15 milliards à l'exportation, mais 18 milliards à l'armée de l'air !
Par ailleurs, il est très difficile de savoir dans l'armée française ce que coûte réellement tel ou tel équipement. Car les fournisseurs font amortir par avance par l'État-client leur production, et réclament à l'État des « rallonges » successives au fur et à mesure des livraisons. Et « à dix milliards d'anciens francs près (cent millions de nouveaux francs), on ne connaît pas le prix d'un sous-marin » déclara un jour l'amiral Antoine Sanguinetti, alors qu'il était président de la commission Défense Nationale de l'Assemblée Nationale !
Les dépenses de recherches et les bureaux d'études privés sont généreusement financés par l'état
D'abord, parce que les services de l'armée ou les entreprises nationalisées comme la SNIAS ou la SNECMA prennent partiellement ou totalement en charge certaines des études pourtant facturées par leurs associés privés. Mais il y a aussi d'autres moyens.
Le rapport de la Cour des Comptes de 1970 par exemple (cité par Anicet Le Pors dans son livre Les Béquilles du Capital, paru en 1977 aux Éditions du Seuil) donnait plusieurs exemples de financement public d'études dans le domaine de la construction aéronautique militaire qui, soit n'ont pas eu de suite, soit étaient faites en double :
a) Le financement d'études qui n'ont pas eu de suite : 267 millions de francs d'études pour l'avion à décollage vertical ; 94 millions de francs fin 1971 pour les Mirage F2 et F3 ; 506 millions de francs fin 1971 pour les moteurs TF 106 et TF 306.
b) Répercussions onéreuses de certaines études réalisées en double avec un autre pays : duplication de séries de fabrication en France et en Allemagne pour le Transall ; 261 millions de francs d'études pour le SA 321 Super Frelon (plus de 38 millions de francs pour un projet initial abandonné) réalisé également en coopération avec l'Allemagne mais avec des délais allongés de quatre à cinq ans, ce qui rend l'appareil obsolescent ; 1200 millions de francs d'études pour le Jaguar réalisé avec la Grande-Bretagne, etc.
Au total, la Cour des Comptes estimait en 1970 que les études abandonnées représentaient 16 % des engagements de dépenses d'études de matériels aériens, et les fabrications « onéreuses », 20 %.
L'écoulement des fabrications militaires sur le marché mondial est assuré directement par le gouvernement français
Depuis de Gaulle, les présidents de la République successifs sont les meilleurs démarcheurs des industriels de l'armement auprès des gouvernements étrangers.
La France est le troisième exportateur d'armements du monde, après les États-Unis et l'URSS, suivie de près par la Grande-Bretagne. Au cours de la dernière décennie, on évalue que les États-Unis se sont arrogés 45 % du marché mondial des armements, la France 10 à12 % et la Grande-Bretagne 5 %. L'URSS quant à elle approvisionnerait 27 % du marché mondial. L'avantage en effet de la production d'armements pour les pays impérialistes, c'est qu'elle trouve toujours des clients solvables sur le marché mondial, quelle que soit la conjoncture économique, y compris et même d'abord auprès des pays sous-développés !
En France, les industriels de l'armement disposent en permanence et gratuitement des services d'un démonstrateur et d'un service après-vente de poids : l'armée française, formant à son tour les clients étrangers.
Les ventes d'armes à l'étranger au cours des quatre dernières années, ont contribué à 65 ou 70 % du chiffre d'affaires de Dassault. Et Thomson-CSF vend aux forces armées étrangères 60 % de sa production de matériel militaire. Il faut dire que Dassault, comme Thomson ou Matra, disposent gratuitement d'un service commercial hors pair avec les milliers de fonctionnaires employés aux services d'exportations militaires. En 1980 par exemple, la France a signé avec l'Arabie Saoudite un fabuleux contrat de fournitures d'armements : 3,35 milliards de dollars de frégates, de missiles, d'équipements électroniques et d'autres armes. Rien n'a été négligé pour cela : une équipe dirigée par un haut fonctionnaire du ministère de la Défense a effectué 20 voyages aller-retour Paris-Ryad, en deux ans et demi !
Les bonnes affaires garanties par le « pantouflage »
Aux États-Unis, un rapport d'une sous-commission du Sénat révélait en 1960 que l'ensemble des firmes fournissant 80 % des armements américains employaient 361 amiraux et généraux à la retraite, et 485 officiers supérieurs (cité par Robin Clarke dans son livre La course à la mort, paru au Seuil en 1972). General Dynamics, qui était à l'époque la firme la plus importante, employait 186 officiers retraités, et le président de son conseil d'administration était un ancien secrétaire à l'armée de terre. En 1969, dix ans après, le Club des 100 principales firmes privées travaillant pour la Défense nationale employait, selon un sénateur, 2062 officiers à partir du grade de colonel (cité dans le même livre). Et il n'est pas très étonnant qu'on se demande dans ces conditions si c'est le Pentagone qui dicte ses besoins aux industriels de l'armement, ou si ce n'est pas plutôt les industriels qui imposent les leurs au Pentagone.
En 1969, un représentant de la firme Pratt et Whitney (constructeur de moteurs d'avions) déclarait franchement (toujours cité par le même livre) : « Nous disposons de la supériorité technique et nous sommes sur l'offensive. Nous leur faisons avaler (aux militaires) ce que nous voulons... » .
En France aussi, les industriels de l'armement font avaler en gros ce qui les arrange aux hauts fonctionnaires de la Défense nationale qui, eux, ont de bonnes chances de finir leur carrière militaire dans une place enviable dans le privé. En France, on appelle cela le « pantouflage ». Avant d'être directeur général des Avions Marcel Dassault, Hugues de l'Estoile par exemple, était ingénieur général de l'armement et général de division. Officiellement, le règlement de la Fonction publique interdit aux officiers et aux ingénieurs de l'armement d'entrer dans des sociétés avec lesquelles ils auraient été amenés, de par leurs fonctions, à signer des contrats. Mais le règlement est facile à tourner. Les prévoyants font signer les contrats par leur adjoint ou plus fréquemment, nouent simplement des relations d'affaires sans qu'il y ait de contrats signés.
Il y a aussi les relations familiales. Le père de Jean-Luc Lagardère, le PDG de Matra, était un haut fonctionnaire spécialiste des douanes... et des exportations militaires ! Comme le souligne Le Monde du 13 janvier 1980, la fortune de Matra vient du soutien constant « des fonctionnaires vendeurs d'armes de la défense ».
Sans attendre les nouvelles nationalisations industrielles, cela fait donc beau temps qu'en France l'armée et son budget irriguent le tissu industriel, pour parler à la manière des ministres socialistes. Il y a bien sûr les producteurs d'armements attitrés, les plus connus, comme Dassault, Matra ou Thomson-CSF, ou encore Turboméca, le second fabricant de moteurs d'avions (après la SNECMA). Mais la production pour les commandes militaires représente aussi 30 % du chiffre d'affaires de la CII, 30 % de Crouzet, 15 % de Creusot-Loire. IBM, Chrysler, Poclain, Continental Souriau, Wonder, Gévelot, Ruggieri, Renault, Michelin, la CGE, la Compagnie des Compteurs, Profilafroid, Maurel-Hydro et ses chars poseurs de ponts, DBA, Ericsson, LTT, Luchaire, l'Air Liquide, etc... consacrent une part de leur production aux fournitures militaires. En France aussi, l'industrie française privée ne saurait se passer de l'économie de guerre.
Et de ce point de vue-là, le gouvernement socialiste ne prône pas le changement, mais la stricte continuité. Il s'est prononcé pour l'acquisition de deux nouveaux sous-marins nucléaires, a décidé il y a quelques mois la construction d'un septième, et a augmenté le budget de l'armée pour 1982 dans des proportions supérieures à l'inflation.
C'est que le budget de l'armée est le seul poste public où on peut disposer du maximum d'argent public, sans que personne, ni à gauche ni à droite, ne pose de questions. On ne voit pas pourquoi dans ces conditions, le gouvernement socialiste à la recherche de nouveaux fonds publics au service des gros intérêts privés, se gênerait.
LES SUBVENTIONS BUDGÉTAIRES
L'aide de l'État au grand capital privé prend bien des formes visibles et invisibles. La partie connue, c'est celle des aides budgétaires, subventions, prêts publics en tous genres, exonérations fiscales.
En principe, ces différentes aides étant budgetées, elles devraient pouvoir faire l'objet d'une comptabilité publique. En réalité, les seules informations détaillées rendues publiques concernent le financement des entreprises publiques. Ce n'est que depuis 1975, sous la pression de l'opposition parlementaire, que le gouvernement précédent s'est décidé à publier chaque année un rapport au Parlement sur les fonds publics attribués à titre d'aides aux entreprises industrielles. Et Anicet Le Pors, dans le même livre déjà cité, fait remarquer que ce document lui-même ne réalise qu'un recensement très partiel de tous les concours financiers publics à destination de l'industrie privée.
Jusque-là, il y avait plus d'une quinzaine d'organismes gouvernementaux chargés de dispenser ces aides, avec pour chacun, une justification officielle plus ou moins folklorique. En voici quelques exemples : la DATAR (Délégation à l'Aménagement du Territoire) est chargée de l'action « pour un développement harmonieux de l'espace géographique national ». La SOFFINNOVA est chargée de « l'aide aux entreprises innovatrices par le biais d'un renforcement des fonds propres ». La DGRST (Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique) est chargée de « l'aide à la mise au point industrielle de techniques nouvelles ». L'ANVAR (Agence Nationale pour la Valorisation de la Recherche) est chargée de « l'aide au développement des inventions, et au soutien financier à la recherche appliquée ».
Il y a même une Agence nationale pour la création d'entreprise, chargée de la « promotion de l'esprit de création » !
Il y a le CIASI (Comité Interministériel pour l'Aménagement des Structures Industrielles), qui fonctionne comme un « État-major de crise pour traiter les dossiers des entreprises en difficultés graves », etc. Ces différents organismes interviennent soit par des prêts publics, soit par des subventions proprement dites, soit par des « primes de développement régional », des indemnités de « décentralisation », des aides « spéciales », soit par des prises de participations de capital, des augmentations de capital, des « avances pour le développement » remboursables « en cas de succès »... Il y en a pour tous les goûts, toutes les situations, toutes les tailles, tous les problèmes... du moins en principe. D'année en année, les organismes dispensateurs de fonds publics se sont ajoutés aux précédents, et le montant global des subventions s'est accru.
Le résultat le plus notable de cette évolution, c'est la constitution d'un véritable maquis des aides publiques, qui en pratique n'est accessible qu'aux entreprises disposant de conseillers financiers suffisamment nombreux et... influents, pour y avoir accès réellement. Et c'est ainsi que les nouvelles catégories d'aides créées officiellement pour alimenter les petites et moyennes entreprises, vont tout naturellement alimenter les grandes.
En 1976, un inspecteur des Finances, Hervé Hannoun, fut chargé par le gouvernement d'analyser les caractéristiques et les effets des subventions publiques à l'industrie. Il remit son rapport en 1979. Il faut croire que le contenu révélait une situation assez scandaleuse, puisque le rapport n'a jamais été publié. Seuls quelques extraits parvinrent à la presse, et une version édulcorée fut finalement publiée par le ministère de l'Économie onze mois plus tard. Il en ressortait finalement que les six plus grands groupes industriels n'occupant que 10 % des effectifs de l'industrie, recevaient en 1976 à eux seuls 50 % au moins des aides publiques à l'industrie.
A l'époque, ces « révélations » qui n'en étaient en vérité qu'à moitié, firent plus ou moins scandale. L'opposition en particulier dénonça le « maquis » des aides publiques et la part réelle faite aux grands groupes industriels privés. Depuis, il ne fut plus question que de « simplifier », « centraliser », « rationaliser » le réseau des aides afin de les rendre accessibles à l'ensemble des entreprises.
En réalité, le nouveau gouvernement socialiste a gardé le système des subventions budgétaires de l'ancien gouvernement quasiment intact. Évidemment, avec les nouvelles nationalisations, les principaux bénéficiaires privés des fonds budgétaires vont sans doute changer de nom. Mais il est probable que ce soient les mêmes grands intérêts financiers et industriels qui comme avant, s'arrogent aussi de ce côté-là la part du lion. Car la politique de subventions à l'industrie du nouveau gouvernement reprend celle de l'ancien.
Dans le cadre des aides budgétaires, il faut aussi citer la politique fiscale. Depuis une vingtaine d'années, les différents gouvernements de la Cinquième République ont mené une politique de défiscalisation des entreprises. A partir de 1959, un système « d'amortissements dégressifs » a été instauré. Ce système permet de soustraire au bénéfice imposable des sommes beaucoup plus importantes au titre des amortissements. En mai 1965 a été créé « l'avoir fiscal » (offrant d'importants crédits d'impôts aux actionnaires) et le principe du « bénéfice mondial » qui permet aux entreprises d'effectuer une péréquation entre filiales bénéficiaires et filiales déficitaires.
Le résultat est qu'entre 1960 et 1975, la part des impôts dans la valeur ajoutée brute des entreprises a diminué de plus de 20 %. Une société française sur deux ne fait plus de bénéfices... imposables ! « Un groupe comme PUK bénéficie entre autres du système du bénéfice intégré pour vingt sociétés contrôlées à plus de 95 %. Pour 1973, par exemple, ses filiales versent au holding les impôts qu'elles devraient payer au Trésor, soit 70 millions de francs. PUK compense les bénéfices et les pertes, joue des plus-values à long terme, et fait tomber l'impôt de 70 à 2 millions, retranche ensuite son avoir fiscal... et paie à l'État un impôt sur les bénéfices de 60 000 francs » , rapporte Bertrand Bellon dans son livre Le pouvoir financier et l'industrie en France.
Et du côté fiscal, pas plus que du côté des aides budgétaires, le gouvernement socialiste ne s'est risqué à remettre en cause aucun des avantages acquis des industriels.
Les aides budgétaires à l'industrie privée pour 1982 se monteront officiellement à 10 milliards, c'est ce qu'a annoncé Pierre Dreyfus. Et encore toutes les formes de subventions bugétaires ne sont pas comptabilisées dans ce poste. C'est au moins aussi considérable que les aides du même ordre consenties par les gouvernements précédents.
Et pourtant, ce type de subventions (exonérations fiscales comprises) ne représente sans doute que la partie la plus visible de l'aide publique à l'industrie (même si on fait tout pour les rendre discrètes, secrètes et difficiles à comptabiliser), et pas la plus importante.
Les aides économiques structurelles de l'État au capitalisme privé représentent la partie invisible de l'iceberg, probablement la plus importante et la plus décisive.
L'ART ET LA MANIÈRE DE PILLER LES ENTREPRISES PUBLIQUES
Les aides dispensées au travers des multiples liens qui lient, au sein de l'économie de marché, l'activité économique publique et la production privée, sont d'autant plus importantes sans doute qu'elles sont difficiles, voire impossibles à évaluer.
En 1975, à l'époque où le Parti Communiste menait campagne contre le pillage des entreprises publiques et contre leur « privatisation » plus ou moins voilées, le Parti Communiste a fait rédiger par son équipe d'économistes (dont une universitaire, un économiste de l'EDF, un économiste du ministère des Finances - Anicet Le Pors - , des cadres de la RATP et de la SNCF) un livre assez édifiant et bourré de renseignements sur Les entreprises publiques en France (Éditions Sociales, 1973).
« Lorsqu'elles existent, les entreprises publiques sont utilisées à cette fin (à la rentabilisation des monopoles privés) d'autant plus aisément qu'elles se situent dans des secteurs très capitalistiques où les dépenses de recherche-développement et de formation sont particulièrement élevées. Elles deviennent ainsi un lieu privilégié de la combinaison des divers moyens de l'intervention publique, du pillage des fonds publics pour les profits privés des principaux groupes capitalistes » , lit-on dans ce livre.
Sur la base des chiffres officiels de la comptabilité nationale, les économistes du PCF disent avoir mis en évidence (même livre, page 148) que si les entreprises publiques utilisaient en 1969 environ 20 % du capital en fonction, elles ne réalisaient que 2,4 % du total des profits. Et que si le taux de profit des entreprises publiques avait été simplement égal au taux de profit moyen de l'ensemble des entreprises françaises toutes tailles confondues, leurs profits auraient été supérieurs la même année de 30 milliards de francs, et les profits privés, notamment monopolistes, sensiblement diminués.
Bien sûr, les capitalistes privés comme les gouvernants, mettent les déficits des entreprises publiques sur le compte de la mauvaise gestion ou de la trop grande lourdeur de dépenses « non productives » (les lignes secondaires de la SNCF, les contraintes liées à la nature de service public...). Mais en réalité, le déficit des entreprises publiques est structurellement entretenu au travers des multiples canaux qui les lient au capital privé et particulièrement au grand capital privé.
L'edf et le marché de l'électronucléaire
En France, une bonne part des marchés publics sont passés non pas directement par l'État, mais par les services publics eux-mêmes. Et ces vingt dernières années, les marchés les plus importants ont été passés par l'EDF, les PTT et, dans une moindre mesure, la SNCF et la RATP.
Grâce aux commandes de l'EDF par exemple, l'électronucléaire, avec ses deux grandes branches, la production du combustible et la construction des centrales, est devenu l'un des principaux créneaux du redéploiement des grands groupes industriels français. Comme l'explique dans Le Monde du 7 octobre 1981 un groupe d'universitaires dans une intéressante tribune libre contestant le choix de l'EDF, « les programmes nucléaires de l'EDF fournirent un vaste marché de substitution aux entreprises de mécanique lourde et de gros équipements pour centrales électriques, au moment où le marché des centrales hydroélectriques parvenait à saturation dans les années 60. A lui seul, le programme nucléaire pour 1974-1985 représentait un investissement de 250 milliards de francs 1981, soit plus de 8 % de la production intérieure brute » .
Le puissant groupe public CEA-COGEMA contrôle la totalité des opérations du cycle du combustible, qu'il partage avec des partenaires privés : Mokta, Minatorne, PUK. Quant à la construction des centrales, elle est dominée par Empain-Schneider, dont les filiales Framatome et Creusot-Loire maîtrisent l'ensemble du cycle de fabrication, àl'exception de la construction des turbines, dont Alsthom-Atlantique a le monopole. Dès 1977, Creusot-Loire-Framatome s'adjugeait 12 % du marché mondial, se classant juste derrière Westinghouse (23 %) à égalité avec General Electric.
L'électronucléaire a été à l'origine de la formation et de la montée en puissance de deux des plus grands trusts français : le premier est public, le CEA-COGEMA, leader mondial de l'uranium et qui assure la prospérité des trusts français sous-traitants ; le deuxième est Creusot-Loire-Framatome, tombé sous le contrôle du groupe Empain en 1963, dans lequel Paribas est entré en force au début de 1981 par l'acquisition de 35 % du capital d'EmpainSchneider.
« Avec un carnet de commandes de centrales s'élevant à 45 milliards de francs, écrivent les auteurs de la tribune libre du Monde, le nucléaire représentait, en 1979, 20 % du chiffre d'affaires d'Empain-Schneider, dont l'ascension illustre les contraintes techniques et financières et la logique économique découlant de tout programme énergétique privilégiant le nucléaire : la nécessité pour devenir constructeur de centrales nucléaires sur un marché limité comme le marché français, d'être « ensemblier », de fournir le produit « clefs en mains », d'avoir un monopole quasi absolu sur les commandes et les équipements, de manière à rentabiliser au maximum les investissements. Avec ses cent cinquante filiales, ses cent trente mille salariés et ses 40 milliards de chiffre d'affaires, en 1980, Empain-Schneider-Paribas est devenu le second producteur et exportateur du monde de centrales » .
D'après une enquête de L'Expansion du 16 octobre dernier sur l'industrie de l'atome en France « il est difficile de cerner d'un trait tout ce qui concourt à la production de ces kilowattheures que déverse massivement une « tranche » EDF. De 1500 à 2000 entreprises participent à la réalisation de cette tranche. Beaucoup d'autres sont présentes dans le cycle du combustible, dans la maintenance des installations ». On peut parler d'une « industrie nucléaire » remarque le journaliste, même si la plupart des firmes engagées dans le programme de l'EDF n'y engagent qu'une partie de leur activité. Selon la même enquête, Framatome y emploierait 4 000 salariés, Alsthom-Atlantique 10 000, et Péchiney-Ugine-Kuhlmann 2 000... Au total, d'après une enquête en cours menée auprès des fournisseurs, 200 000 emplois à temps plein seraient consacrés dans l'industrie privée à la construction des centrales nucléaires de l'EDF. Mais il ne s'agit pas d'emplois « créés » pour cela, mais simplement « reconvertis », parce que les firmes y ont trouvé leur avantage.
Car il y a un très gros avantage à travailler en partenaire privilégié d'une entreprise publique comme l'EDF. C'est sans doute en effet dans l'électronucléaire que se réalise l'interpénétration la plus poussée du capital public et du capital privé avec l'EDF comme maître d'oeuvre. Cela a permis l'essor voire le sauvetage de bien des secteurs privés (Rateau, Uranium-PUK, Framatome, Alsthom ... ) Tous ces fournisseurs privés de l'industrie du nucléaire travaillent avantageusement en étroite collaboration avec le Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA), qui comprend 30000 salariés de l'État, dont 10000 affectés à la recherche.
Les ptt et le marché des telécommunications
Aujourd'hui les centraux téléphoniques peuvent être conçus selon des procédés électroniques et touchent à la production industrielle de pointe. Cela offre un autre créneau aux firmes de l'électronique française, qui jusque-là avaient surtout partie liée avec les commandes militaires. Comme en France le service des télécommunications est nationalisé, les firmes privées ont donc eu la possibilité de s'introduire dans un nouveau secteur, en faisant prendre en charge à l'État les lourds frais de recherche, et en trouvant auprès de lui les ressources financières nécessaires pour démarrer la production grâce à un vaste marché financier garanti à l'avance.
En France, de la même façon que le nucléaire avec l'EDF (et la force de frappe !), l'aéronautique et l'électronique avec l'armée, les télécommunications font partie de ce domaine de la production capitaliste qui ne s'épanouit qu'en concubinage avec l'État.
Et l'État a offert ses services : celui des Postes et Télécommunications qui a seulement orienté un peu différemment sa vocation première. Puisqu'on n'a pas encore trouvé de système électronique qui dispense d'employer des hommes à la distribution et à la collecte du courrier, les PTT ne se font plus un point d'honneur de distribuer le courrier en 24 heures sur l'ensemble du territoire. Par contre, on se lance avec enthousiasme dans la mise sur pied d'un réseau téléphonique ultra-moderne puisque cela fait tourner l'industrie. Simplement, les PTT deviendront le service des « Télécommunications et des Postes » et non l'inverse.
Avec cette inversion des priorités, les services télécommunications des PTT sont devenus, avec l'EDF, et de loin, les premiers investisseurs de France et les dixièmes au niveau mondial ! En 1977, ils ont pris à leur charge 4,56 % de la formation brute du capital fixe en France (chiffres donnés par Bertrand Bellon dans Le pouvoir financier et l'industrie en France). De quoi faire tourner en effet tout un secteur industriel, et avec quels avantages là aussi ! Les PTT financent la recherche (jouant dans ce nouveau secteur un rôle décisif), qui représente 10 % de son chiffre d'affaires-Télécommunications, auxquels il faut ajouter les marchés d'études privées financées par l'État.
Non seulement les PTT deviennent le principal consommateur, le financier attitré et bénévole des industriels de la communication, mais aussi leur agent général de représentation à l'étranger. Car la première mission d'un ministre des PTT, de nos jours, doit être de mener à bien des négociations d'État à État pour l'exportation de centraux téléphoniques. Toujours est-il qu'en 1976, les groupes français des télécommunications exportaient 11 % de leur production, pourcentage qui devait s'accroître jusqu'à 30 % en 1980. On n'en est pas encore tout-à-fait aux pourcentages des exportations de la production militaire d'un Dassault, Thomson ou Matra, mais on s'en rapproche, et on a bon espoir. Car participer à la mise en place d'un réseau téléphonique français, c'est s'assurer aussi les commandes futures de complexes téléphoniques clefs-en-mains décrochés par les hauts fonctionnaires du ministère, ou le président de la République lui-même, auprès des gouvernements des pays sous-développés.
Et le service public, dans tout cela ? Oh, l'équipement du pays en un réseau téléphonique ultra-moderne est plus utile que l'équipement électronique des sous-marins nucléaires, et moins risqué que les centrales nucléaires ! On apprendra à téléphoner plus, et à écrire moins, un point c'est tout... Et quand Louis Mexandeau, le nouveau ministre des PTT, ne sera pas parti négocier des contrats à l'étranger, il lui faudra convaincre les consommateurs des avantages des dispositifs électroniques domestiques et de divers services devenus payants, comme l'annuaire téléphonique électronique ! En attendant, il lui reste à trouver des idées pour faire réparer et entretenir à moindre frais les innombrables cabines téléphoniques réparties sur tout le territoire, Car les Thomson-Brandt, les CGE, les ITT et AOIP qui se partagent le marché des télécom sont tout-à-fait capables d'en produire et d'en installer à volonté, mais ne verraient pas pourquoi il leur faudrait dépenser de l'argent pour mettre sur pied un réseau tout aussi dense de préposés à l'entretien ou de réparateurs. Les préposés, c'était bon pour les vieux services publics à l'ancienne, pas pour rendre performante l'électronique ! Monsieur Jacques Dondoux, nommé directeur général des Télécommunications au conseil des ministres du 5 août dernier, a donné un aperçu de sa façon de résoudre ce problème particulier, dans une interview au Monde du 4 octobre dernier : « Nous mettons en place actuellement un système de télésurveillance des cabines : on surveille tout simplement, au central, le nombre d'appels en provenance d'une cabine, et l'encaissement. Si le trafic chute - ou augmente brutalement sans que l'encaissement suive - c'est manifestement qu'il s'est passé quelque chose. Nous pouvons alors intervenir rapidement en demandant si nécessaire la collaboration de la police » .
Voilà qui résume assez bien toute la philosophie officielle en ce qui concerne les services publics nouvelle manière : un gadget électronique supplémentaire pour la surveillance anti-fraude, et la police si nécessaire, (c'est-à-dire un contrôle... payé par les contribuables !)
L'état perd de l'argent en tant que client et aussi en tant que fournisseur
En tant que clients, commanditaires de marchés, les services publics perdent de l'argent. Un nombre restreint de grosses entreprises s'accaparent la majorité des marchés publics. Elles sont en situation de monopole et si leurs propres frais de commercialisation sont réduits au minimum, les prix qu'elles font à l'État-client sont toujours artificiellement gonflés (en comptabilisant des coûts de recherche qui ne leur reviennent pas, en ne tenant pas compte de l'augmentation réelle de la productivité, etc.). Ces trusts ont obtenu du gouvernement des marchés importants à l'exportation, leurs plans de charge sont assurés : ils ont les moyens de pratiquer un véritable chantage à l'égard des entreprises publiques, en refusant de livrer si on refuse leurs conditions. Ce n'est pas par hasard si le coût des biens d'équipements des services publics ont une fâcheuse tendance à s'accroître régulièrement.
Les travaux d'une commission de contrôle parlementaire sur le téléphone (rapportés dans le livre du PCF sur Les entreprises publiques) estimaient que le coût d'une ligne d'abonné au téléphone était en 1971, 2,6 fois plus cher en France qu'en RFA. Le prix du matériel ferroviaire livré à la SNCF a augmenté lui aussi dans de très fortes proportions. Et en 1974, le coût des centrales nucléaires a crû de 21,4 %. En 1974, le directeur général de GDF notait que les tubes que lui vendait Vallourec avaient augmenté de 40 % en un an. Ce qui ne l'empêchait pas d'ajouter aussitôt : « Je me fais un devoir chaque fois que je commence à négocier un contrat d'approvisionnement (avec des pays étrangers) de tenter d'ouvrir la voie à l'industrie française pour qu'elle puisse placer sa marchandise. C'est chez moi un impératif constant » .
Il n'y a donc pas que Dassault qui fait deux prix pour ses Mirage. Les fournisseurs des services publics eux aussi ont des prix imposés à leur commanditaire national, supérieurs à ceux de leurs exportations. Globalement, la facture du TGV se sera élevée à 10,4 milliards de francs, dont 6,3 pour la construction de la ligne et 4,1 pour l'achat de 87 rames livrables d'ici à 1983. Mais qui pensera à comparer avec les prix des premières rames que Fiterman aura réussi à vendre au Brésil ou au Mexique ?
Ensuite, les entreprises publiques perdent aussi de l'argent, en tant que fournisseurs cette fois, de transports, d'énergie et de biens. Au moment de l'augmentation du prix du pétrole en 1973 par exemple, le gouvernement est intervenu vigoureusement pour interdire aux sociétés nationales de répercuter pleinement ces hausses sur les usagers industriels. En 1974, EDF vendait le kilowatt haute tension nettement au-dessous de son prix de revient, ce qui expliquait dans une large mesure son déficit financier de l'année.
Les tarifs consentis aux industriels, et particulièrement aux plus importants, sont toujours plus favorables. Les usagers non-industriels paient une partie de cette forme de subvention. En 1975 par exemple, le directeur de l'EDF, M. Boiteux, faisait la déclaration suivante (citée dans le même livre) : « Le relèvement quasi proportionnel des tarifs de l'électricité s'est traduit par une hausse en centimes très modérée pour les kWh livrés à bas prix en haute tension, mais par une hausse beaucoup plus forte pour les livraisons en basse tension. De ce fait, nombre de prix de nos tarifs en haute tension sont devenus inférieurs au seul coût du combustible nécessaire pour produire le KWh dans une centrale thermique. Cette anomalie a eu pour conséquence immédiate une diminution de l'auto-production des gros clients industriels... »
Le coût de la recherche publique désintéressée
Les entreprises publiques perdent aussi de l'argent par le biais des contrats de recherche qu'elles passent à leurs partenaires et à leurs fournisseurs. Et la contribution des services publics de recherche à la cause privée est sans doute d'autant plus importante qu'elle est impossible à chiffrer.
A combien évaluer par exemple, la sollicitude de la SNCF qui a assuré les études préalables de tous les matériels du TGV avec son argent et ses ingénieurs-maison pour que Alsthom, Francorail ou Jeumont-Schneider puissent s'éviter de financer leurs propres bureaux d'études ? Après le travail préparatoire des ingénieurs et des techniciens de la SNCF, les firmes en question n'ont plus qu'à vendre au prix fort leurs matériels ferroviaires à la même SNCF pourtant « endettée jusqu'au cou » rappellent régulièrement les ministres des Transports, y compris Fiterman, le dernier en date.
A combien devrait-on facturer l'aide étatique que représente, par exemple, la présence permanente d'une dizaine d'ingénieurs EDF dans l'usine Framatome de Châlon, travaillant sur le programme nucléaire ? (Enquête de l'Expansion, du 16 octobre 1981).
Et à combien peut-on estimer plus généralement la contribution des 10 000 chercheurs du CEA aux profits de Framatome, Alsthorn et Pechiney-Ugine-Kuhlmann ?
Les filiales mixtes ou la collaboration inégale
Les frontières entre le secteur public et le secteur privé s'effacent officiellement dans ce qu'on appelle les filiales mixtes des entreprises nationalisées. Au sein de ces filiales, chacun des partenaires est juridiquement censé récupérer une part de profits ou de pertes, proportionnelle au capital engagé. Encore faudrait-il que le secteur public fasse valoir ses droits. Il suffirait qu'il le veuille. Or justement, il ne le veut pas, et c'est tout le secret des vertus de l'économie mixte aux yeux des capitalistes.
Bien entendu, il est rare que l'entreprise publique affiche... publiquement, qu'elle joue les victimes consentantes, et pousse la candeur jusqu'à signer des contrats inégaux. Les pratiques inégales suffisent généralement. Toutefois, les économistes du PCF qui ont rédigé le petit livre sur les entreprises publiques, ont réussi à surprendre quelques flagrants délits : c'est ainsi que la CNMP (Compagnie Normande de Mécanique de Précision) était une filiale mixte de la SNECMA, propriété d'État à 92 %, et d'un certain nombre d'actionnaires privés. Les actionnaires privés (dépendant des groupes CGE et Saint-Gobain Pont-à-Mousson) ont fait accepter à leur partenaire public un accord par lequel celui-ci prend à sa charge la quasi-totalité des déficits.
Autre pratique semblable : à l'occasion d'opération de dégagement des partenaires privés, l'entreprise publique peut être aussi conduite à assumer les pertes.
Autre exemple encore : Comurhex est une société mixte chargée de la conversion de l'uranium en métal et en hexafluorure. Un rapport d'une commission de vérification communique que « les opérations réalisées par cette filiale pour le compte du CEA sont payées par ce dernier à des prix nettement supérieurs aux cours mondiaux. On peut regretter que ce soutien justifié par le démarrage de la société, ait été consenti sans contrepartie » . Etc.
Chaque cas particulier inspire, semble-t-il, une nouvelle forme de pillage...
L'économie mixte : le public s'efface devant le privé
A vrai dire, bien des grands groupes qu'on dit privés ne le sont qu'à moitié, et par fiction juridique en quelque sorte, mais relèvent dans les faits beaucoup plus de l'économie mixte que du capitalisme libéral. Sans même parler des marchés publics dont il dispose, ni des subventions en tout genre, une partie non négligeable de leur capital appartient bien souvent au secteur public, même si ce dernier joue le rôle d'un actionnaire particulièrement complaisant et désintéressé.
En octobre dernier Pierre Mauroy était allé rendre hommage au grand capital (celui qui reste privé et n'est pas nationalisable) en allant décerner le titre de « manager de l'année 1981 » à Olivier Lecerf, PDG de Lafarge-Coppée (élu tel par les lecteurs de la revue Le Nouvel Economiste). A cette occasion, Mauroy a déclaré que la France avait besoin de grands dirigeants d'entreprise, dans la veine libérale, qui soient des « gagneurs d'argent », et des « meneurs d'hommes ». Et Olivier Lecerf faisait figure de ce capitaine d'industrie plus ou moins mythique. Mais à y regarder d'un peu plus près, à quoi tient la prospérité d'un groupe comme Lafarge-Coppée ? A sa seule initiative et au seul financement privé ? En 1977, avant la fusion avec Coppée, les ciments Lafarge étaient le type même de l'entreprise française prospère (vingt-cinquième entreprise du pays). Passons sur les énormes commandes publiques. Mais à l'époque, il se trouvait que la Caisse des Dépôts, donc l'État, par plusieurs de ses filiales, était le principal actionnaire de Lafarge et détenait 5,12 % du capital, plus que Lafarge même. Depuis la fusion avec Coppée, la situation n'est pas fondamentalement différente. L'actionnariat du groupe reste tout aussi dispersé. Mais Lafarge et Coppée, à eux deux, ne détiennent que 10 % du capital. Ensuite viennent la Caisse des Dépôts : 5 %, DRAP : 3 %, le GAN : 1,5 %. Au total, l'État a juste 0,5 % de participation en moins que les deux firmes réunies. Olivier Lecerf est sans doute un gagneur d'argent et un « meneur d'hommes ». Mais Mauroy s'est bien gardé de lui demander de révéler le secret de sa réussite.
Et à vrai dire, il suffit de regarder d'un peu plus près la liste des actionnaires des entreprises que le gouvernement est en train de nationaliser, pour constater que l'État avait déjà une solide présence dans ces groupes par l'intermédiaire d'institutions financières para-publiques.
La Caisse des Dépôts et Consignations était, par exemple, un des principaux actionnaires de Thomson, en détenant 9,9 % des actions : devant Paribas (7,7 %) ou Suez (2,3 %). Les actions de Péchiney-Ugine-Kuhlmann étant très dispersées parmi un grand nombre d'actionnaires petits ou moyens, c'est encore la Caisse des Dépôts et Consignations qui était le plus grand actionnaire (5 %), loin devant la CGE (1,5 %). Par ailleurs, aussi bien dans ces deux entreprises que d'ailleurs dans les autres nationalisées, ce qu'on appelle les « investisseurs institutionnels » détenaient une part importante des actions (15 % à la CGE, 18 % à Saint Gobain, 20 % chez Matra). Or, ces investisseurs « institutionnels » sont, pour l'essentiel, des sociétés d'assurances ou des banques nationalisées.
Ainsi donc, si ces entreprises avaient été entièrement privées avant les nationalisations, c'est bien parce que l'État avait volontairement abandonné les premiers rôles en leur sein.
La cession au privé des activités rentables
Les entreprises publiques perdent aussi de l'argent en cédant leurs activités les plus rentables et les moins contraignantes au privé : les PTT cèdent au privé la construction et l'exploitation de centraux téléphoniques, mais se chargent de construire toute l'infrastructure du réseau, la plus coûteuse.
Le cas des wagons de la SNCF est célèbre : de nombreux wagons utilisés par la SNCF sont la propriété de sociétés sidérurgiques, minières, chimiques, pétrolières. Des sociétés se sont créées pour louer des wagons au nom de particuliers. La SNCF verse une redevance sur la tonne-kilométrique transportée. 26 % du parc de wagons SNCF, en 1971, appartenaient au privé. Il s'arrogeait les parcours les plus fréquentés. Les redevances ont crû rapidement. En 1971, elles atteignaient près de 9 000 francs par wagon. La durée d'un wagon atteint facilement trente ans. D'où le conseil donné par Valeurs Actuelles en 1968 à ses lecteurs : « Si vous voulez doter votre fille, achetez-lui donc un wagon » ( Les entreprises publiques, page 165).
Le secteur public brade ce qu'il privatise et renchérit sur ce qu'il nationalise
L'État peut aussi vendre à perte une entreprise publique (comme cela a été le cas dernièrement avec la SFENA, première entreprise française d'équipements pour la navigation aérienne contrôlée par l'État et qui risque de devenir la propriété de la société Crouzet. La « privatisation » avait déjà été entamée sous le gouvernement Barre et, selon un rapport de la Cour des Comptes cité par le Canard Enchaîné du 9 décembre 1981, l'État aurait déjà perdu 55 millions dans cette opération).
Mais l'État peut aussi faire l'inverse, et faire racheter par des entreprises publiques des sociétés privées non rentables, et à des taux surévalués - Renault aurait ainsi payé les actions de Berliet deux fois et demi leur valeur boursière ; Elf aurait racheté la Socantar au prix de 1700 francs l'action cotée 700 francs.
On voit donc que le grand capital dispose de mille et une astuces pour se subordonner les entreprises nationalisées. Comme le disaient les économistes du PCF en 1975, la planification capitaliste transforme les entreprises publiques en « fantassins des groupes monopolistiques ».
Et avec les nouvelles nationalisations du gouvernement socialiste, l'armée des fantassins de l'économie capitaliste aura nettement accru ses effectifs.
LES HOMMES DU GRAND CAPITAL DANS LA PLACE
Pour obtenir des aides de l'État et annexer à son profit les fonctions publiques, rien ne vaut d'avoir ses propres hommes dans la place,
Tous les dirigeants des plus grands groupes industriels et financiers français privés connaissent le secteur public comme leur poche. On peut même dire que la caste des grands commis de l'État qui président aux interventions publiques dans l'économie recoupe, pour une bonne part, celle des représentants du grand capital.
La quasi totalité des ex-PDG des grands groupes qui viennent d'être nationalisés, ont fait dans le passé une carrière dans le secteur public, en tant qu'inspecteurs des finances pour commencer, et bien souvent comme membres de cabinets ministériels pour continuer. C'est d'ailleurs dans l'exercice de leurs fonctions publiques qu'ils ont généralement été recrutés pour le privé... Pierre Moussa, par exemple, le « ci-devant » PDG de Paribas fut inspecteur des finances, puis mena une carrière dans les cabinets ministériels à la France d'Outre-Mer, aux côtés de Robert Buron puis de Gaston Defferre, dans les années 50, où il dirigea les affaires économiques... et le Plan ! Un dirigiste en somme, à sensibilité de gauche, dit-on de lui !
Même chose pour Ambroise Roux, l'ex-PDG de la CGE, la star du capitalisme libéral qui a voulu gérer son groupe jusqu'à la nationalisation « dans le plus pur style capitaliste » avant de démissionner pour « ne pas aller à la soupe ». Lui aussi a commencé sa carrière dans les cabinets ministériels, de 1951 à 1954, au ministère de l'Industrie et du Commerce. Il est même passé à l'EDF ! Cette expérience lui a sans doute servi pour faire prospérer « dans le plus pur style capitaliste » son groupe, grâce aux commandes publiques.
Il y a ceux qui exercent alternativement des fonctions publiques et privées. Comme Jean-Pierre Fourcade, et il y a ceux qui les exercent toutes à la fois. Ce fut le cas, par exemple, du représentant du patronat Jacques Ferry qui a été l'initiateur de la convention de la sidérurgie de 1966-1970 et qui a cumulé toute une série de titres publics et privés. Il était alors tout à la fois : président de la Chambre syndicale de la sidérurgie, PDG de la SOMER (qui réalisa Fos), administrateur de la Banque de France, membre de la commission des Comptes de la Nation... et vice-président du CNPF !
Comme le dit Bertrand Bellon dans Le pouvoir financier et l'industrie en France : « De la même manière que sous l'Ancien Régime, les trois premiers enfants du sexe mâle d'une famille noble étaient affectés à porter le titre paternel, les armes ou la soutane, aujourd'hui, les familles de la bourgeoisie financière présentent à leurs enfants des opportunités de faire carrière tantôt dans les affaires publiques et tantôt dans les affaires privées ».
L'extension du secteur public ne peut pas réserver de mauvaises surprises à la grande bourgeoisie française. Qu'est-ce qui distingue par exemple un banquier nationalisé d'un banquier privé ? « Dans ses Mémoires , Bloch-Laîné se demandait ce qui pouvait différencier un banquier nationalisé d'un banquier privé. il ne trouvait pas. Ce qu'il avait vu et vécu au Crédit Lyonnais était, disait-il : « très loin de la nationalisation », de l'intérêt national... » rapporte pour sa part le Canard Enchaîné dans un numéro de novembre 1981.
Les PDG des nationalisables connaissaient tous les méandres et les recoins du secteur public et la meilleure façon d'en tirer parti. Les PDG des nationalisés, eux, n'ont pas toujours, loin s'en faut, l'esprit « public ». Restent les missionnaires du nouveau gouvernement, ceux qui ont été chargés de nationaliser les grands groupes, et doivent en principe être porteurs de l'esprit nouveau.
« L'homme qui prépare tous les dossiers de la nationalisation des banques pour le compte du ministre socialiste des Finances, n'est autre que Michel Pébereau, giscardien bon teint et ancien directeur de cabinet de René Monory, chantre patenté du secteur privé », révélait Libération du 19 septembre 1981.
En désignant les « nouveaux » PDG des groupes nouvellement nationalisés, le gouvernement socialiste a visiblement cherché à maintenir la continuité.
Jean Gandois, de Rhône-Poulenc, a été reconduit, ainsi que Roger Fauroux chez Saint-Gobain. Pour les autres, on a surtout battu les cartes et déplacé les PDG ou leurs seconds d'un groupe à l'autre. Mais le nationalisateur le plus caractéristique sans doute des nouvelles orientations de la politique économique du nouveau gouvernement, est celui qui avait été désigné avant tous les autres, il y a trois mois, à la tête du nouveau Paribas, il s'agit de Jean-Yves Haberer, le tout puissant directeur du Trésor depuis 1978. Jean-Yves Haberer fut l'un des inspirateurs de la politique financière et bancaire de quasiment tous les gouvernements de la Cinquième République. Il est connu entre autres, pour avoir mis sur pied en 1966, avec Debré, cette réforme bancaire qui favorisa les grandes banques d'affaires privées, réformes régulièrement incriminée depuis par le Parti Socialiste !
D'après le Canard Enchaîné du 18 novembre, cette nomination a déclenché « une franche hilarité » chez les « actuels dirigeants de Paribas ». En effet, explique Le Canard, « l'entrée d'Haberer dans le groupe (...) était déjà prévue du temps de Giscard : tout avait même été combiné à l'époque par Pierre Moussa, Jacques de Fouc hier (son prédécesseur) et l'Élysée. Que les socialistes choisissent le même homme a fait se marrer ces braves gens de Paribas ». On comprend d'autant mieux cette hilarité que, toujours d'après Le Canard Enchaîné qui en général a de bonnes sources, pendant la phase préparatoire de la loi de nationalisation, « Haberer et ses boys n'avaient alors de cesse, disent certains, que de limiter la mainmise de l'État sur les groupes financiers, et notamment sur Paribas » .
Si on comprend bien, ce n'était pas Pierre Moussa qu'il fallait limoger... mais Jean-Yves Haberer. Mais il n'a pas fallu longtemps au gouvernement socialiste pour trouver ses maîtres. La preuve a vite été faite que c'est non pas le gouvernement socialiste qui commande à l'État, qui commande au secteur public, qui commande aux trusts privés, mais que comme avant, ce sont les trusts privés qui commandent au secteur public et à l'État, qui commande lui-même aux politiciens qui se trouvent à sa tête.
L'ÉTAT, LA BANQUE D'AFFAIRES BÉNÉVOLE DU CAPITAL PRIVÉ
Le gouvernement actuel voulait « nationaliser le crédit » (en nationalisant la plupart des banques privées, dit-il), ce qui doit lui donner, paraît-il, les moyens financiers de sa politique industrielle.
L'ennui, dans les raisonnements gouvernementaux sur les vertus supposées de la nationalisation de « tout » le système bancaire, c'est que les banquiers coupables de refuser des crédits à risques, et de favoriser toujours les mêmes grands monopoles industriels, étaient précisément... ceux des grandes banques nationalisées ! La nationalisation de ces banques en 1945 ne les a d'ailleurs pas empêchées d'avoir eu partie liée, dès le début, avec le grand capital financier et industriel privé. La Société Générale, la BNP et, de temps à autre, le Crédit Lyonnais, ont été les alliés privilégiés de Paribas dans nombre d'opérations financières. Le Crédit Lyonnais, quant à lui, était plus lié avec le groupe Suez qui, lui-même, possède des filiales communes avec bien d'autres entreprises publiques comme EDF-GDF ou la SNCF.
En réalité, avant même la promulgation de la loi sur les nouvelles nationalisations, l'État avait déjà tous les moyens de contrôler le crédit s'il l'avait voulu. Pour l'essentiel, le crédit est déjà nationalisé en France. Les différentes banques nationalisées collectent l'immense majorité des dépôts. Comme dans les faits elles sont aussi des banques d'affaires (la distinction entre banques d'affaires et de dépôt est devenue formelle, depuis une réforme de 1966) c'est aussi elles qui donnent le « la » dans l'attribution des crédits industriels. Et l'État possède une énorme puissance financière. Par le biais des Caisses d'Épargne, des guichets des banques nationalisées, des compagnies d'assurances, de la poste, et de ses multiples institutions financières et de collecte, l'État draine et centralise l'essentiel de toutes les ressources financières dispersées dans la population du pays. Et cette énorme force de mobilisation du capital social, il ne se contente pas de la mettre à la disposition des besoins publics, ni même des entreprises publiques. L'État est en effet le plus grand actionnaire d'affaires privées de ce pays. Un actionnaire à la fois généreux, peu exigeant et, surtout, fort peu soucieux de pouvoir. Et la présence de l'État, par l'intermédiaire de ses banques, compagnies d'assurances, caisse des dépôts... est disséminée non pas équitablement au sein de toutes les affaires privées, mais prioritairement dans le capital des plus grandes affaires. Il apporte gratuitement du financement, contribue à renforcer la puissance des groupes industriels, sans exiger un quelconque contrôle en contrepartie.
Les banques nationalisées maintenues en concurrence
Les banques nationalisées, comme les compagnies d'assurances nationalisées, ont en effet des participations systématiquement minoritaires dans tous les grands groupes privés. Mais comme l'État a aussi décidé que ces banques ou assurances nationalisées doivent rester concurrentes entre elles (chacune avec un statut de banque ordinaire), elles ne peuvent additionner leurs participations respectives dans un même groupe. Toutes ensemble, elles peuvent devenir le principal actionnaire d'un groupe privé, sans pour autant en avoir le contrôle. Et si le gouvernement actuel avait vraiment voulu contrôler bon nombre de banques privées, il n'aurait pas eu besoin de les racheter, il lui aurait suffi, dans bien des cas, de fusionner purement et simplement les banques nationalisées actuelles. Par cette seule mesure, on se serait alors aperçu que l'État était le principal actionnaire de certains établissements bancaires, considérés jusqu'alors comme privés, et qu'il lui suffisait de le vouloir pour en prendre le contrôle. Mais le voulait-il vraiment ?
A titre d'exemple, voici le cas, en 1977, de la société Locabail Immobilier (cité par François Morin dans La banque et les groupes industriels à l'heure des nationalisations, Éditions du Seuil . Locabail était en 1977, la 115e banque française, avec un capital de 722 millions. La Caisse des Dépôts, le Crédit Lyonnais, la Société Générale, l'UAP, le GAN, les AGF, sont tous actionnaires de Locabail. Les trois banques nationalisées, les assurances nationalisées et la Caisse des Dépôts, détiennent ensemble 33,19 % du capital de Locabail. Paribas, par sa filiale, la Compagnie Bancaire, vient après les participations publiques avec seulement 24,94 %. Mais juridiquement, c'est Paribas le premier actionnaire, avant le GAN, avant les AGF, avant la Société Générale, etc. L'État, bon prince, atomise son actionnariat à Locabail, et n'y a donc délibérément aucun rôle dirigeant. En quelque sorte, Locabail n'est pas une banque privée, mais une banque publique. Mais tout le monde fait semblant de ne pas le savoir, et laisse la place à Paribas !
Cet exemple n'est pas une exception. Dans le secteur bancaire, il y a en réalité une interpénétration très étroite entre le capital public (toujours atomisé) et les capitaux privés. Une bonne partie du capital de Paribas lui-même est d'origine publique, ne serait-ce que par l'intermédiaire de ses filiales possédant de fortes participations venant d'organismes publics multiples. C'est le cas, en particulier, de la Compagnie Bancaire (groupe Paribas) où les trois banques nationalisées possèdent à elles trois 13,85 % du capital (chiffres de 1977). En réalité, ce mode de participation du secteur public bancaire au capital privé, est une forme très efficace de subventions systématiques.
L'argent des caisses d'épargne et de prévoyance à la disposition de suez, empain et paribas
L'exemple le plus frappant du rôle des organismes financiers publics auprès des grands groupes privés est celui de la Caisse des Dépôts et Consignations. C'est l'établissement public par excellence. Son directeur est nommé par décret. Elle a un conseil de surveillance composé de quatre parlementaires, deux conseillers d'État, deux conseillers à la Cour des Comptes, le gouverneur de la Banque de France, du Trésor et du président de la Chambre de Commerce de Paris. Elle a ses fonds propres, mais gère aussi la Caisse Nationale d'Épargne et la Caisse Nationale de Prévoyance. C'est l'institution financière du pays la plus puissante (elle gérait près de 700 milliards de francs en 1980, l'équivalent, voire plus que le budget de l'État - Quid 1981). Avec l'UAP, la Caisse des Dépôts se trouve être le premier actionnaire de France en détenant entre 4 et 6 % du capital social de la plupart des grands groupes sans jamais se servir du pouvoir attaché à ses actions (chiffres donnés par Bertrand Bellon : Le pouvoir financier et l'industrie en France, page 158).
La Caisse est présente dans une vingtaine de banques privées, à commencer par les plus importantes, Suez, Empain, Paribas, CCF... Les trois quarts de ses participations sont, à chaque fois, inférieures à 5 % et ne lui donnent donc aucun pouvoir de contrôle. La première institution financière publique du pays est de cette façon un actionnaire délibérément passif. L'État pulvérise sciemment son capital entre les grands groupes privés du pays au travers de ses multiples sociétés financières, pour n'avoir aucun droit de regard sur eux
En fait, tout le secteur bancaire et financier public se met ainsi à la disposition du grand capital industriel et financier, en faisant en sorte de n'exiger aucune contrepartie. Cela autorise par contre les groupes privés à s'introduire dans les différents conseils d'administration des institutions publiques : en 1975, François Dalle (L'Oréal) et François Ollier (Michelin) siégeaient au conseil de la BNP ; Antoine Riboud (BSN) et Jean Pineau (Air Liquide) à celui du Crédit Lyonnais ; François Gautier (Peugeot) et Jean Montet (RhônePoulenc) à celui de la Société Générale...
A l'heure actuelle d'ailleurs la plupart de ces participations publiques, sous leurs formes éparpillées, gardent un caractère le plus souvent secret. Au point qu'il est impossible de connaître réellement les frontières du privé et du public. Par ce biais, l'État prend à sa charge une large fraction de l'investissement privé des groupes dominants de la bourgeoisie.
Le gouvernement socialiste a à sa disposition, s'il le veut, tous les moyens de réorganiser et de contrôler le secteur bancaire. Mais pour ce faire, le problème est moins d'étendre les nationalisations au reste des banques qui ne le sont pas que de contrôler celles qui les ont déjà, et s'en donner les moyens. Mais ces moyens-là, le nouveau gouvernement n'en veut pas. Sinon, il aurait commencé par prendre des mesures de contrôle à l'égard du secteur bancaire déjà nationalisé.
Oui, c'est vrai, dans les grands pays modernes, un réseau bancaire unique, une comptabilité nationale centralisée, permettraient de contrôler toute l'activité économique. Il suffirait pour cela de fusionner au moins les institutions financières publiques concurrentes. Car si on peut comprendre que l'État ait besoin de diversifier son réseau bancaire et d'en spécialiser différents organes, rien ne justifie le maintien en l'état de banques concurrentes, exerçant strictement les mêmes fonctions. Rien sinon la volonté de ne pas les contrôler, et de laisser cette tâche aux trusts privés !
Le gouvernement Mauroy dit qu'il veut contrôler le crédit, mais il n'a pris aucune mesure pratique dans ce sens. Même presque totalement nationalisé, sur le fond, le système bancaire français reste ce qu'il était avant. Le nombre de banques concurrentes au sein du secteur public sera plus élevé, un point c'est tout. Et le contrôle du gouvernement sur le secteur nationalisé lui-même n'en sera pas facilité. Que dire alors de son pouvoir sur le secteur privé ! En réalité si l'extension du secteur bancaire décidée par le gouvernement socialiste est amenée à jouer un rôle, il consistera à élargir encore plus l'étendue de l'assistance financière bénévole de l'État au profit des mêmes qu'avant.
Ainsi donc, sans même les nouvelles mesures de nationalisations décidées par le gouvernement, et bien au-delà de ces mesures, l'État joue déjà dans l'économie un rôle immense, multiforme et absolument indispensable. Par delà les gouvernements qui changent, et leurs politiques, il y a une évolution de fond qui exprime le fait que le capitalisme privé ne peut pas se passer des béquilles étatiques.
Si, sous une forme ou sous une autre, tous les gouvernements des pays impérialistes concourent à cette évolution, les formes justement, peuvent être différentes. Quelle est, dans l'évolution générale, la portée et les limites des nationalisations décidées par Mitterrand-Mauroy ?
Les nationalisations - mauroy ou la socialisation des pertes
Depuis près de dix ans, les nationalisations ont servi de succédané de programme socialiste aux socialistes dans l'opposition. Elles ont fourni leurs meilleurs thèmes de plaidoirie électorale. Les nationalisations faisaient partie des bagages de l'alternance. Mitterrand aurait eu mauvaise grâce à s'en défaire.
La place donnée aux nationalisations dans le programme du Parti Socialiste avait sans aucun doute un aspect démagogique en direction de la classe ouvrière. Ce n'est pas tant que l'idée des nationalisations ait soulevé un enthousiasme excessif parmi les travailleurs, encore qu'elle a certainement trouvé une large approbation, tant est naturelle l'idée de prendre sous le contrôle public des secteurs qui jouent un rôle dominant dans la vie économique du pays. Mais surtout, dans cette période de crise, avec toutes les conséquences que cela implique pour la classe ouvrière, les nationalisations ont été présentées par la gauche comme le moyen de mener une autre politique économique susceptible de combattre efficacement la crise, de freiner, voire de résorber le chômage. Du point de vue électoral, les nationalisations étaient censées constituer le fondement de toute la politique économique de la gauche et la condition de réalisation des quelques promesses formulées et, surtout, des promesses informulées.
Mais s'il s'était agi de simple démagogie électorale, le gouvernement socialiste aurait pu tout aussi bien se contenter de quelques nationalisations plus ou moins symboliques, ou entériner des situations de fait (avec la seule nationalisation de la sidérurgie par exemple), tout en échelonnant dans un temps indéterminé les autres nationalisations promises.
En 1936, le gouvernement Blum ne s'était guère aventuré au-delà, en nationalisant pour l'exemple quelques industriels de l'armement méticuleusement indemnisés, et en prenant, en 1937, le contrôle des compagnies de chemin de fer avec 51 % de participations publiques, compagnies qui d'ailleurs ne fonctionnaient jusque-là qu'avec un très large financement public.
Mais en 1982, la vague de nationalisations touche les plus grands groupes industriels et financiers qui, mis à part le cas particulier de la sidérurgie, ne font pas partie des secteurs les moins prospères ou les plus menacés du pays. Il ne s'agit pas d'une mesure symbolique.
En choisissant de nationaliser une part importante de l'activité économique du pays, les socialistes font effectivement des choix économiques différents de ceux du gouvernement précédent, et on peut leur accorder qu'ils sont sincères sur ce point. Ils sont prêts à mener une autre politique économique.
Mais ce n'est pas une politique au service des travailleurs. C'est une politique économique à certains égards différente de celle du régime de droite précédent, mais toujours au service de la bourgeoisie.
Les intérêts des travailleurs, ni de près ni de loin, ne sont en jeu dans le choix de l'extension du secteur public. La frontière entre le secteur privé et le secteur étatique n'est pas une frontière de classe.
On ne peut évidemment pas dire que l'extension du secteur nationalisé ait répondu aux voex les plus chers de la bourgeoisie. Un des problèmes politiques majeurs de l'équipe de gauche au pouvoir est précisément de convaincre - avec quel succès, c'est une autre histoire - une bourgeoisie pour une large part réticente, sur le fait que la politique économique de la gauche est encore la moins mauvaise dans ce contexte de crise, pour l'économie, c'est-à-dire pour la bourgeoisie capitaliste qui détient les leviers de cette économie.
Le Parti Communiste - parmi d'autres - présente l'expression de ces réticences comme l'écho d'une lutte de classe où l'État représenterait l'intérêt des travailleurs, contre un patronat qui n'en peut mais. Avec sa tête et son coeur dans le gouvernement de la bourgeoisie, son pied dans la classe ouvrière, le PC a d'évidentes raisons à cette présentation des choses. Mais l'État n'a pas besoin de représenter les intérêts des travailleurs pour soulever l'ire de la bourgeoisie. (Les protestations des bourgeois contre l'État, l'étatisme, le bureaucratisme ou, de façon plus terre à terre, contre le poids des impôts ou des taxes, ne datent certainement pas de l'accession de Mitterrand aux sommets de l'État.).
Car la bourgeoisie n'est pas l'État. Celui-ci incarne les intérêts généraux de la bourgeoisie, plus précisément ses intérêts généraux vus avec les lunettes de l'oligarchie financière et du grand capital. L'État incarne donc en quelque sorte ses intérêts de classe par-delà les intérêts particuliers, par delà les rivalités, les concurrences. Qu'il soit en même temps l'objet de ces rivalités, et qu'il soit en même temps l'instrument des plus gros des capitalistes contre la majorité des bourgeois, c'est encore une autre affaire.
Toujours est-il que les équipes politiques qui se succèdent à la tête de l'État, peuvent avoir des conceptions différentes quant aux intérêts de la bourgeoisie. Ces conceptions peuvent avoir une large adhésion parmi les bourgeois ou, au contraire, être acceptées par les possédants à leur corps défendant. Le gouvernement socialiste n'aura pas été le premier à appliquer une politique bourgeoise accueillie avec suspicion par une large part de la bourgeoisie. En nationalisant de 1945 à 1946, de Gaulle n'a pas fait de referendum parmi les possédants, et il ne semble pas s'être beaucoup soucié des opinions d'un Louis Renault. Cela n'enlève rien au caractère bourgeois de ses nationalisations.
Et si Mitterrand et ses nationalisations n'ont pas été accueillis avec des vivats côté bourgeois, l'homme comme sa politique sont acceptés.
LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE DES PRINCIPAUX ÉTATS IMPÉRIALISTES : SIMILITUDE DE FOND MAIS DIVERSITÉ DANS LA FORME
En vérité, la bourgeoisie, surtout celle des pays impérialistes les plus riches du monde, peut souffrir de plus ou moins bon gré de la part des hommes qui sont délégués à la tête de son appareil d'État, l'application de politiques économiques différentes. Car il y a mille et une façons pour les appareils d'État de prendre place dans l'économie capitaliste afin d'aider le grand capital monopolistique.
Cela fait beau temps, de toute façon, que l'économie capitaliste libérale n'existe plus à proprement parler, à supposer qu'elle ait jamais existé sous une forme « chimiquement pure ». Le capitalisme s'est développé en symbiose avec l'État dès ses origines. Même à des époques où l'État était loin d'être encore l'instrument politique de la bourgeoisie - la France de la monarchie absolue, l'Allemagne prussienne ou, plus récemment, le Japon impérial du Meiji - ses commandes, en particulier militaires, ses interventions, son « dirigisme » dans la création de secteurs entiers de l'économie, ont parfois précédé le capital privé avant de lui céder la place, ou avant d'avoir créé les conditions de son éclosion.
Et même lors de l'époque triomphale du capitalisme libéral et des initiatives privées, le rôle économique de l'État - ne serait-ce que, toujours, par l'intermédiaire de ses commandes militaires, de ses emprunts, ou encore de son rôle de décision dans les projets de grands travaux genre routes ou chemins de fer - n'a jamais été négligeable. L'évolution technique étant ce qu'elle est, les Dassault d'alors s'appelaient Krupp, mais c'est bien avec l'argent public que se sont édifiées quelques-unes des plus grandes fortunes du siècle dernier, sinon du précédent.
Mais le poids de l'État dans l'économie n'a jamais eu une importance aussi considérable qu'à l'époque de l'impérialisme. Et depuis le début du siècle, ce poids s'est accru de façon prodigieuse. De nouveaux paliers ont été atteints avec les deux guerres mondiales et la crise économique des années 30, et les fonctions économiques de l'État se sont encore démultipliées depuis la Seconde Guerre mondiale.
Partout, l'activité gouvernementale s'est enrichie de nouvelles et multiples fonctions économiques. Et c'est précisément cette extension croissante des fonctions économiques des États bourgeois contemporains, qui offre la possibilité, disons « technique », de politiques économiques différentes.
La palette des aides étatiques à l'économie privée dont disposent les différents gouvernements de la bourgeoisie impérialiste est, on l'a vu, extrêmement variée et s'enrichit toujours de nouvelles nuances.
Parmi bien d'autres il y a les formes les plus ouvertes et les plus franches d'intervention économique avec la prise en charge directe par l'État (donc des finances publiques), de secteurs plus ou moins larges de l'activité économique du pays, ce qu'en France ou en Angleterre on appelle les « nationalisations » - de façon très générale, ce secteur public a pour tâche de prendre en charge les activités économiques que le capital privé n'est pas à même de rentabiliser par lui-même. Soit le secteur public socialise purement et simplement les pertes de secteurs en faillite. Soit il se charge délibérément de faire fonctionner à perte toute une partie du capital productif permettant de rentabiliser d'autant les capitaux privés investis dans d'autres secteurs et, en particulier, dans les secteurs situés en amont ou en aval.
Car ce secteur public s'inscrit dans une économie de marché, et tout ce qui est perdu du côté public, est regagné de l'autre. Le capital monopolistique a toujours su profiter de sa situation dominante pour garantir la mise en valeur de son propre capital au détriment d'autres fractions du capital social engagé : il s'accapare ainsi une fraction de la plus-value dégagée dans l'agriculture, la petite et moyenne industrie et, plus généralement, tous les secteurs de l'activité économique qu'il domine à un bout ou l'autre.
A cet égard, le capital public n'est qu'un cas particulier, mais d'importance, du capital social dévalorisé au profit du capital monopolistique. Les entreprises publiques en particulier transfèrent par de multiples moyens la plus-value extraite en leur sein vers le capital privé qui les parasite de tous côtés. Plus ce secteur public est large, plus les moyens de le parasiter abondent. Et la bourgeoisie, qui n'est pas à une ingratitude près, a beau jeu de dénoncer la « mauvaise rentabilité du secteur public » en la mettant sur le compte de l'inefficacité de la « gestion bureaucratique » qui serait inhérente à l'étatisme !
Beaucoup d'assistance avec plus ou moins de dirigisme
Dans le foisonnement des formes d'intrusion de l'État dans l'économie capitaliste, on peut très grossièrement distinguer celles où l'assistance passive prend le pas sur l'aspect interventionniste, et celles où le dirigisme masque l'assistance. A vrai dire, la frontière entre les deux formes d'aide est très perméable. Il n'en reste pas moins que l'extension du secteur public fait partie des formes les plus radicales, et surtout les plus voyantes de l'intervention de l'État dans l'économie. Cela a ses inconvénients et ses avantages : d'un côté, la grande bourgeoisie dans son ensemble n'apprécie qu'à moitié qu'on fasse son bonheur malgré elle (surtout quand certains de ses intérêts immédiats peuvent être bousculés). Mais, en contrepartie, l'extension du secteur public a toujours l'avantage de donner l'illusion que l'intérêt public prend le pas sur l'intérêt privé et contribue à rendre quasi invisibles les aides publiques au grand capital, non moins réelles et massives.
Selon les structures économiques héritées du passé, les traditions historiques, la puissance de la bourgeoisie, l'étendue ou l'exiguïté du marché national, la position du capitalisme national sur le marché mondial, la capacité des différents trusts à marchander leurs intérêts immédiats avec l'administration et la puissance publique, selon les contraintes économiques du moment et, enfin, selon les « sensibilités » politiques des équipes au gouvernement, les représentants de la bourgeoisie peuvent être amenés à donner leur préférence à l'un ou à l'autre de ces types d'aides étatiques.
Mais en tout état de cause, tous les grands États impérialistes jouent de l'ensemble de la palette des interventions étatiques, en en mariant seulement les éléments dans des proportions variées. Et les différences de politiques économiques entre les uns et les autres, qu'ils se disent partisans de l'économie « libérale » ou plus ou moins « dirigiste », ne portent pas sur le volume global de l'aide que l'État est amené à consentir, mais uniquement sur ses modalités.
Aussi, quand aux États-Unis Reagan prend le contre-pied de Carter et prône une politique « libérale » et anti-étatiste à l'égard du capital privé, restreint les dépenses publiques (et plus les dépenses sociales que les marchés publics !), il augmente parallèlement le budget militaire américain, par lequel aux États-Unis passe justement l'essentiel de l'aide de l'appareil d'État à la grande industrie privée.
L'étatisme japonais au passé et au présent
« L'étatisme » japonais est traditionnellement un des plus forts et des plus agressifs du monde capitaliste. L'État japonais a joué, à la fin du siècle dernier, un rôle prépondérant dans la création même d'une industrie capitaliste nationale. Les grands groupes capitalistes, l'État, le système bancaire, agissent de longue date en symbiose, en particulier pour la conquête de marchés extérieurs.
Pendant plusieurs décennies, le militarisme du Japon était à la fois l'expression de son impérialisme agressif dans la conquête de marchés extérieurs, et offrait en même temps un débouché intérieur pour ses groupes capitalistes.
Après la défaite du Japon dans la Seconde Guerre mondiale, la puissance impérialiste américaine victorieuse a imposé d'importantes restrictions à son rival en matière d'armée et d'industrie d'armement. Du coup, contrairement aux États-Unis (et aux autres grandes puissances), le Japon n'a disposé, après la Deuxième Guerre mondiale et jusqu'à présent, que d'un budget militaire restreint. Par ailleurs, et contrairement à un pays comme la France, le Japon n'a pas de secteur public important.
Il a bien fallu que l'État japonais s'adapte aux circonstances. Il l'a fait : simplement son interventionnisme passe par d'autres voies que celui des USA ou de la France. Dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il a incité les banques privées à accorder des crédits phénoménaux aux plus grands groupes industriels en garantissant leurs prêts. Les banques se sont formidablement endettées, et avec elles l'État japonais qui connaît le déficit budgétaire le plus élevé du monde industrialisé et le plus fort endettement auprès du marché international des capitaux.
Au Japon (dont le monde entier admire le dynamisme « miraculeux » du capital privé), c'est donc en réalité l'État qui s'est chargé de financer massivement l'investissement productif du grand capital industriel, et ceci d'une double manière.
D'une part, l'État japonais n'a pas hésité à s'endetter auprès des banques internationales dans des proportions sans précédent, en gageant par avance en quelque sorte ses exportations futures et sa compétitivité sur le marché mondial. Ce qui a été viable pendant toute la période de prospérité et d'expansion du commerce mondial. Mais, à l'heure actuelle, au moment où il est question que les autres États occidentaux prennent des mesures protectionnistes à l'encontre des exportations japonaises, le gouvernement japonais révise sa politique du crédit industriel, jusque-là sciemment aventureuse. L'État a contraint les banques, par exemple, à augmenter leurs taux d'intérêt. Et ce n'est sans doute pas par hasard si, dans le même temps, il est question d'augmenter considérablement le budget militaire et de constituer, au Japon comme ailleurs, une industrie d'armement.
D'autre part, si juridiquement l'État japonais n'a pas touché au statut des banques privées, il contrôle néanmoins étroitement tout le système bancaire japonais. En effet, en encourageant vigoureusement, c'est-à-dire en garantissant les crédits que les banques accordaient aux grands groupes industriels privés, l'État japonais a financé largement les banques japonaises et a été à même de constituer de fait un vaste réseau bancaire para-public sur tout le territoire. Ce réseau a drainé très largement l'épargne populaire, même très faible, quelquefois même à la source (les primes dont bénéficient les salariés sont souvent versées directement par l'employeur à des banques municipales), pour la centraliser vers un petit nombre de banques spécialisées (Banque Industrielle du Japon, Banque de Crédit à Long Terme, Banque Hypothécaire du Japon) créées spécialement pour financer la grosse industrie (comme on peut le constater, l'État japonais a réussi à contrôler le système bancaire privé et à drainer l'épargne populaire au profit de l'investissement privé de façon bien plus radicale et efficace que l'État français, réputé dirigiste, avec ses banques nationalisées restées concurrentes entre elles !).
L'exemple du Japon n'est qu'une illustration parmi bien d'autres possibles des voies inattendues que peut emprunter le dirigisme d'État. Tous les gouvernements bourgeois ne cultivent pas le fétichisme d'une forme particulière d'intervention économique, même si les travaillistes anglais et la gauche française semblent avoir fait une fixation sur les nationalisations.
Ceux qui prônent les nationalisations, ceux qui les refusent... et les autres
Et s'il fallait faire une étude comparée du mode d'intervention économique des différents grands États impérialistes actuels (ce qui ne serait sans doute pas facile, car en ce domaine les statistiques de chaque pays mesurent sous les mêmes rubriques des réalités définies selon des critères différents, sans compter que les aides les plus importantes sont souvent inclassables, masquées, voire même secrètes, et ne font l'objet d'aucune comptabilité...), on verrait sans doute que dans tel pays, tel secteur public de pointe pillé par ses fournisseurs privés fait preuve à leur égard d'une générosité comparable à celle de tel gouvernement qui préfère passer des contrats de recherche avantageux avec ses industriels ; ou encore, que le montant relativement faible des subventions budgétaires de tel autre pays est largement compensé par les avantages fiscaux qu'il accorde aux grandes entreprises ; ou encore, que tels marchés publics à l'échelle d'un continent comme les États-Unis, valent largement les investissements fiévreux des services publics d'un pays comme la France ; ou encore, que le relativement faible déficit budgétaire de la France comparé à celui de l'Allemagne Fédérale (sans parler de celui du Japon) est, d'une certaine façon, largement compensé par le très fort endettement auprès des banques internationales de services publics comme l'EDF et la SNCF qui ont trouvé là une façon plus élégante de financer leurs investissements qu'en ayant recours aux subventions publiques...
On pourrait poursuivre longtemps le jeu des comparaisons !
Oui, décidément, la palette est large et il y en a pour tous les goûts. La philosophie économique des différents gouvernements bourgeois à sensibilité de droite ou « de gauche » peut trouver un assez large terrain d'application, dans certaines limites il est vrai, que la crise se chargera de définir si elle s'aggrave. Toujours est-il que, depuis quelques années, les différents gouvernements européens ont donné un échantillonnage assez varié de ce qu'il était possible de faire, ou du moins de prôner, dans le même contexte de crise économique.
Au moment où le gouvernement socialiste de Mitterrand nationalise en France, le gouvernement conservateur de Madame Thatcher privatise, enfin essaie (car il semble que les candidats au rachat des entreprises publiques britanniques ne se soient pas bousculés. Madame Thatcher a dû finalement renoncer à une bonne partie du programme de privatisations qu'elle avait annoncé il y a deux ans. C'est qu'avec la crise économique, il est plus facile de nationaliser que de dénationaliser...).
Les Anglais et les Français ont des opinions tranchées sur ces questions. Leurs voisins, comme leurs amis politiques, sont moins péremptoires. En Allemagne Fédérale, le social-démocrate Helmut Schmidt chercherait plutôt pour l'heure, sans se risquer à parler de privatisations, à minimiser le rôle du secteur public de son pays, (d'importance comparable à celui de la France avant les dernières nationalisations) et à effacer les frontières du public et du privé dans le flou d'une « économie mixte ».
Quant aux Italiens, l'expérience les a rendus prudents. Ni les démocrates-chrétiens, ni les socialistes, ni les communistes dans l'opposition, ne se risquent à rompre des lances sur les vertus et les péchés respectifs du secteur public et privé. La gauche italienne se garde bien de préconiser l'extension du secteur public (déjà largement prédominant en Italie) et, d'un autre côté, personne ne réclame vraiment la privatisation (on voit mal sans doute qui se porterait acquéreur). Foin des positions tranchées à la française. C'est que, comme le dit Berlinguer, le secrétaire du Parti Communiste Italien, « le vrai problème, chez nous, ce n'est pas l'extension du secteur public (...) c'est le rétablissement de l'autorité de l'État sur les entreprises nationales » ! (cité par André Fontaine dans Le Monde du 15-16 novembre 1981). Juste de quoi, en quelque sorte, démoraliser la gauche française et ébranler ses projets d'avenir...
En vérité, jusqu'à présent, chaque pays a mené, sans en ressentir apparemment de contre-coups très sensibles, l'application de politiques économiques différentes dans la forme, bien que similaires quant au fond.
En Grande-Bretagne, depuis la guerre, les travaillistes ont pour principe de nationaliser ou « rentabiliser » quand ils accèdent au pouvoir. Et les conservateurs de « reprivatiser »... ce qui peut l'être. C'est ainsi que la sidérurgie anglaise a changé plusieurs fois de statut depuis la guerre.
Les nationalisations déguisées du temps de de gaulle, pompidou et giscard
En France, sous le septennat giscardien, l'intervention de l'État s'est accrue sensiblement comme dans tous les autres pays touchés par la crise d'ailleurs.
Non seulement l'intervention de l'État s'est accrue, mais aussi la part du secteur public dans l'économie, et dans des proportions assez importantes. Tout d'abord, l'État a fait racheter à bon prix par des sociétés nationales un certain nombre d'entreprises fragiles.
Cela a commencé au début des années 70, par le rachat d'Antar, dernière société pétrolière à capitaux privés, par Elf-Erap. En 1975, à son tour, Renault a racheté Berliet et l'a ensuite fusionné avec la Saviem dans Renault Véhicules Industriels. C'est le cas aussi de la société des pétroles Elf Aquitaine qui a racheté, par l'intermédiaire de sa filiale SANOFI, une dizaine d e laboratoires pharmaceutiques et cosmétologiques souvent importants, au point que la SANOFI est devenue le deuxième producteur pharmaceutique français. Il y a aussi la reprise des actifs de la chimie de base de Rhône-Poulenc par Elf-Erap, en 1980.
En outre le secteur public s'est acquis la première place dans des domaines tels que les colles (Organichim), les peintures (CDF-Chimie avec le rachat de Ripolin, AVI, Duco...), les services informatiques (CISI, filiale du CEA), les aliments pour bétail (EMC après le rachat de Sanders) et les diverses branches de machines et moteurs (par Renault), etc.
Ces rachats ont constitué le moyen le plus rapide de renforcement du secteur public.
A ces nationalisations qui ne disaient pas leur nom, il faut rajouter aussi les créations pures et simples de sociétés nationales, ou l'extension de services publics existants.
Les plus importantes sont sans doute celles intervenues dans le domaine des technologies nouvelles. Par exemple, la création de la COGEMA, filiale du CEA, pour le traitement des matières nucléaires ; du Commissariat à l'énergie solaire en 1978, de la société Transpac pour le réseau public de téléinformatique...
Mais le secteur public a aussi étendu ses activités dans le domaine hôtelier et touristique, des opérations immobilières, de la chimie (CDF, Erap), de la pharmacie (SANOFI), des télécommunications (filiales des PTT)...
Pendant la décennie écoulée, en réalité, le secteur public s'est renforcé par la voie d'une série de nationalisations silencieuses qui, à la différence il est vrai, de la vague des nationalisations actuelles, sont intervenues, le plus souvent sous la pression des circonstances.
Autrement dit, même sous le règne du « laissez-faire, laissez-aller » giscardien, le secteur public s'est étendu. Dans le même contexte économique, les hommes politiques du PS mènent sur le fond la même politique, mais en changent seulement le style. En nationalisant d'un seul coup cinq groupes industriels, et deux grandes compagnies financières, ils choisissent la manière ferme : l'intervention chirurgicale, avant de tendre, comme avant, les béquilles étatiques. C'est aussi une forme d'assistance. Le patient n'a certes pas été au-devant de l'opération. Mais au bout du compte, le grand capital sait parfaitement que toute l'intervention ne vise pas à l'affaiblir, bien au contraire.
LES NATIONALISATIONS, UN MOYEN DE MORALISER LE CAPITALISME ?
Si, en France, les socialistes au gouvernement se défendent de présenter les mesures de nationalisations comme autant de mesures anticapitalistes, ils ont tenté néanmoins de les présenter comme un moyen de « moraliser » le capitalisme. Les nationalisations sont censées « démanteler » les féodalités financières et industrielles auxquelles elles s'appliquent, et briser leur situation de monopole dans l'économie. L'ennui, c'est qu'avec les indemnisations, l'État vient de leur donner en même temps la possibilité de se reconstituer juste à côté !
En effet, il faudrait bien autre chose que le rachat par l'État d'une partie du grand capital au prix fort, pour l'empêcher de s'inféoder l'économie du pays. Et dans le cadre de l'économie capitaliste, il ne suffit pas que l'État soit amené à intervenir, même vigoureusement dans l'économie, pour qu'il s'émancipe de la pression des intérêts privés pour autant.
Au contraire ! L'étatisme dans les pays impérialistes, même sous sa forme la plus radicale, la plus virulente, a toujours été un moyen de sauver les intérêts privés des grands groupes capitalistes dans une période de crise, de difficultés économiques majeures ou de guerre. Même lorsque c'est une opération chirurgicale douloureusement ressentie par le corps de l'économie capitaliste malade, c'est toujours dans son intérêt que cela s'est fait.
Les précédents sous le fascisme...
La droite fasciste avait d'ailleurs précédé, en Europe, les sociaux-démocrates ou les travaillistes dans l'application d'une politique étatiste, et de façon souvent plus brutale, plus expéditive, y compris pour une partie de la bourgeoisie.
C'est bien simple, en Europe occidentale, mis à part la France et l'Angleterre, les grands pays qui disposent à l'heure actuelle de secteurs publics étendus et qui connaissent aujourd'hui des régimes de démocratie parlementaire, à savoir l'Allemagne Fédérale, l'Italie et l'Espagne, se sont contentés d'hériter quasiment tels quels, et sans rien en changer, des secteurs publics constitués par les régimes nazi, fasciste et franquiste.
Dans le contexte de la crise économique ou de la guerre mondiale, chacun de ces régimes avait « rationalisé » le fonctionnement de son capitalisme sur la base nationale et n'aurait pas désavoué le thème de la « reconquête du marché national » cher à Marchais et à Mauroy.
C'est sans doute l'Allemagne hitlérienne qui, en matière économique, a offert le modèle le plus poussé de dirigisme étatique. Mais la puissance économique de l'État sous le régime nazi tenait non pas à son opposition au grand capital, mais à son étroite alliance avec lui. Et c'est devenu aujourd'hui un lieu commun de constater que l'étatisme hitlérien a consacré et renforcé la situation des plus puissants monopoles de l'industrie lourde, les bénéficiaires exclusifs de la politique de grands travaux puis de l'économie de guerre.
... et dans les états-unis de roosevelt
Pour être juste, avec la grande crise des années 30, il y a eu un autre précédent d'économie dirigée dans le cadre de l'économie capitaliste. Les dirigismes économiques fascistes et nazis européens eurent en effet leur pendant « démocratique » aux États-Unis avec la politique du « New Deal » de Roosevelt. Elle a consisté pour l'essentiel à lancer une politique de grands travaux, et à promulguer des réglementations « anti-trusts ». Le dirigisme de Roosevelt n'eut pas, loin de là, l'assentiment de l'ensemble de la bourgeoisie. Mais en 1939, Trotsky faisait remarquer, en citant les chiffres d'un haut fonctionnaire de l'administration américaine que, malgré les accusations portées par l'industrie lourde contre le gouvernement Roosevelt, les profits des magnats du capital avaient atteint sous la présidence de Roosevelt, des hauteurs auxquelles ils avaient cessé de rêver pendant la précédente présidence de Hoover.
Et pourtant il s'agissait là d'un dirigisme économique « de gauche », bénéficiant de l'appui des syndicats ouvriers, auquel le gouvernement actuel de Mitterrand n'aurait sans doute pas grand chose à envier.
À QUEL CALCUL ÉCONOMIQUE LES NATIONALISATIONS DU GOUVERNEMENT SOCIALISTE SONT-ELLES CENSÉES RÉPONDRE ?
Plus les élections du 10 mai dernier s'éloignent, plus les justifications socialisantes des nationalisations deviennent accessoires chez les socialistes. Personne ne se risque à démontrer aujourd'hui qu'avec la nouvelle extension du secteur public, le gouvernement a réussi à déloger le grand capital de positions clefs.
Les nationalisations doivent être simplement l'outil d'une « nouvelle politique industrielle de la France ». Pour ce faire, le gouvernement socialiste a choisi de nationaliser une bonne partie de la production industrielle du pays. En France du moins, c'est une nouveauté (Renault étant jusque là, avec la construction aéronautique, pratiquement la seule exception).
Ce choix n'est sans doute pas fortuit de la part des économistes du PS et vise à apporter des solutions spécifiques aux problèmes que rencontre le capitalisme français dans le contexte économique actuel.
En 1945 et 1946, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la vague de nationalisations décidée par de Gaulle répondait aussi à des objectifs économiques bien spécifiques. Le secteur nationalisé devait permettre au capitalisme français de reconstituer rapidement son potentiel industriel démantelé pendant la guerre. Et à l'époque, le choix des secteurs nationalisés, là aussi, fut délibéré. De Gaulle choisit de faire assumer directement par l'État les grandes productions énergétiques (charbon, gaz et électricité) dont l'appareil de production avait été ruiné pendant la guerre, secteurs prioritaires de l'activité économique que les capitaux, faute de pouvoir espérer y faire du profit, auraient délaissés. Quant à la nationalisation de deux entreprises industrielles proprement dites, Renault et Gnôme-et-Rhône (constructeur de moteurs d'avions), elle constitua un cas à part et vint en prime, en quelque sorte, à titre de sanction pour collaboration pendant la guerre.
En 1982, le contexte économique des nationalisations du gouvernement de Mitterrand est différent. L'économie ne connaît pas une crise de sous-production et de pénurie comme au lendemain de la guerre, mais une crise dite de « surproduction ». Le capitalisme français en vingt ans de prospérité a eu tout le temps de se reconstituer et de se reconcentrer. Et si le grand capital financier et industriel français rechigne aujourd'hui à investir en France, ce n'est pas parce qu'il n'a pas dégagé suffisamment de profits ni accumulé suffisamment de capital mais, simplement, parce qu'il estime que l'investissement productif ne lui rapporte pas un taux de profit suffisant.
L'État bourgeois français (comme bien d'autres !) se trouve donc en 1982 devant le problème suivant à résoudre : ce n'est pas tel ou tel secteur particulier de la production qu'il est contraint de prendre en charge (à l'exception importante il est vrai, de la sidérurgie, mais qui est un problème déjà réglé en fait, il y a trois ans, par le régime précédent). Mais globalement, la crise économique n'a pas atteint ce stade qui contraint l'État à des mesures économiques d'urgence. Le problème actuel à résoudre est à la fois mois dramatique, et plus général : c'est l'activité économique en général qui a une fâcheuse tendance à s'essouffler. Et ce sont, peu ou prou, tous les grands secteurs industriels qui ont besoin de la béquille étatique. Il y a bien des façons de la leur présenter. Les nationalisations industrielles sont une solution parmi d'autres possibles.
LA STAGNATION DES INVESTISSEMENTS PRIVÉS ET LES TENTATIVES D'Y PALLIER
L'une des manifestations de la crise économique depuis dix ans, en particulier en France, c'est la stagnation de l'investissement privé. Jacques Delors, à la suite des économistes du PS, a fait plusieurs fois remarquer, avant même le 10 mai dernier que, de 1974 à 1980, si les bénéfices du secteur privé avaient augmenté de 21 %, ses investissements, par contre, avaient baissé de 3 %. Et pourtant, que n'a-t-on pas « incité » le secteur privé à investir ! Que de milliards y sont passés, qui n'ont pas servi à investir productivement.
Malgré tout, les subventions à fonds perdus ne sont pas tout, et l'État, même sous Giscard, disposait d'autres moyens de compenser ce tassement de l'investissement privé : les investissements des entreprises publiques servent traditionnellement en France (du moins depuis la guerre) de régulateurs aux défaillances de l'investissement privé.
Depuis 1974, en particulier, si l'ensemble des investissements industriels n'ont globalement pas régressé, mais légèrement augmenté (+0,90 %) cela est dû aux seuls investissements publics qui ont augmenté de 10,2 % (chiffres cités par Le Nouvel Economiste du 21.9.81), alors que les investissements privés régressaient légèrement.
On peut même ajouter que c'est grâce aux investissements des grandes entreprises publiques que les investissements privés n'ont pas décru dans des proportions plus importantes. Car en réalité, les investissements productifs du secteur industriel privé sont partiellement (et parfois même totalement) pris en charge, donc rentabilisés, par le biais des marchés publics. Quand une entreprise publique « investit », cela signifie en effet, qu'elle fournit en amont un marché avantageux et stable à un ou plusieurs fournisseurs privés. Non seulement les investissements des entreprises publiques permettent alors de compenser globalement la stagnation générale des investissements productifs, mais par ricochet, ils ont eux-mêmes un effet d'entraînement sur les investissements privés des industriels fournisseurs.
LES LIMITES ACTUELLES DE L'INVESTISSEMENT PUBLIC
Seulement, les capacités actuelles d'investissement des entreprises publiques (pour la plupart ce sont des services publics : EDF, PTT, SNCF, RATP, transports aériens, plus les banques ou assurances déjà nationalisées) pour être larges, n'en sont pas moins limitées. Oh, pas seulement parce que le budget de l'État est lui-même limité, comme le budget des entreprises publiques. Les services publics français comme l'EDF et la SNCF sont devenus les plus gros emprunteurs financiers français auprès des banques internationales, et ils financent une bonne part de leurs investissements en s'endettant... c'est-à-dire en grevant au fil des ans leurs budgets de fonctionnement du remboursement des intérêts et du capital emprunté !
Pas seulement non plus parce que l'imagination des ministres des PTT ou des directeurs de l'EDF, de la SNCF ou de la RATP... est à court pour trouver des idées d'investissements qui, à défaut de répondre à un besoin prioritaire des usagers, répondent aux besoins des trusts privés. Du TGV, des métros pilotes, en passant par les annuaires électroniques jusqu'à l'équipement électrique tout nucléaire, sans oublier la variété inépuisable de portillons électroniques anti-fraude équipant les stations de métro parisien... l'imagination des hauts fonctionnaires ne semble pas encore prise en défaut dans ce domaine.
Seulement, les entreprises privées en mai de marchés publics se bousculent au portillon, et l'imagination créatrice ne suffit pas à tout.
Par nature, les services publics (s'ils continuent du moins à jouer leur rôle) ne sont pas forcément les plus aptes à alimenter de façon indéfinie l'investissement en matériels lourds et à forte valeur ajoutée. Il faut en général réduire sensiblement leurs frais de fonctionnement et de personnel, c'est-à-dire dégrader le service rendu ou le détourner de sa fonction première pour les rendre aptes à investir à tout prix. Et il y a des limites à tout. On ne peut pas réduire indéfiniment le personnel soignant des hôpitaux pour donner la priorité systématique à l'informatique, aux scanners ou aux cyclotrons, pour la simple satisfaction de promouvoir la production de matériel bio-médical français. Il n'est pas sûr, d'autre part, que les 600 000 enseignants de ce pays accepteraient sans broncher de voir leurs effectifs diminués pour faire une place de choix à l'enseignement télévisuel... Et la meilleurs façon d'humaniser les services publics reste encore d'y laisser des humains !
Certes jusqu'à présent, l'armée (par vocation pour ainsi dire), l'EDF et les PTT, en tête du peloton, ont fait face honorablement à la situation. Les fournisseurs de nucléaire, d'armement et d'électronique y ont largement trouvé leur compte. Mais les grandes firmes françaises qui se sont déployées dans toutes les sphères de la production, et ont pris position sur le marché mondial pendant les années de prospérité économique, n'ont pas que des capitaux immobilisés dans ces seuls secteurs privilégiés. Et les services publics actuels ne sont pas particulièrement qualifiés pour investir dans des équipements qui font appel à la chimie, au textile, à la machine-outil, la robotique ou la construction mécanique...! Sans compter que leurs seules capacités d'équipement ne sont pas forcément suffisantes pour étancher tous les besoins du secteur de l'électronique ou de l'informatique... seuls les fournisseurs de l'EDF, c'est-à-dire les fabricants de matériel nucléaire ont été comblés au-delà de toute espérance !
LES NOUVELLES NATIONALISATIONS INDUSTRIELLES : UNE FAÇON D'ÉLARGIR LE CHAMP DES INVESTISSEMENTS PUBLICS
Et c'est là où les socialistes au gouvernement avaient un choix possible à faire, et peut-être même une occasion d'enrichir le savoir-faire de l'État français dans l'art de prêter assistance au capitalisme national.
Racheter les principaux trusts indutriels, c'est offrir à l'État bourgeois français (et le cadeau lui est coûteux !) un moyen d'élargir considérablement le champ des investissements publics.
« Investir », voilà le maître mot, la fonction première dévolue aux toutes nouvelles entreprises publiques par le gouvernement, qui n'en est pas d'ailleurs resté aux exhortations : d'ores et déjà il a décidé de financer par avance ces nouveaux investissements publics en leur accordant 30 milliards de subventions en cinq ans, sous forme de dotation de capital.
Les plus grosses sociétés privées du pays faisaient preuve d'une timidité coupable à l'égard des investissements productifs qu'elles ne jugeaient pas suffisamment rentables ? De l'audace, encore de l'audace disent aujourd'hui les ministres socialistes aux mêmes sociétés, après qu'elles aient été rachetées sur fonds publics. Soyez performantes, prenez des risques, investissez ! La collectivité garantit les accidents de parcours, vous ne pouvez pas faire faillite, on vous a nationalisé pour cela. Comme l'explique un directeur financier socialiste de Saint-Gobain, « Nationaliser, c'est alléger la contrainte financière pour augmenter le coefficient de risque des états-majors des grandes entreprises » (cité par Le Nouvel Économiste du 22.2.82). « Alléger la contrainte financière » c'est, bien sûr, donner la garantie de la manne publique. Les entreprises publiques prendront des risques à bon compte. L'État veillera à leur donner les moyens de leur audace : « Le plan - expliquait Jacques Delors dans une interview au Nouvel Economiste du 9 novembre dernier - devra donner aux entreprises publiques les moyens d'être compétitives et puissantes sur le marché mondial, qui est leur marché naturel, face à leurs grands concurrents internationaux. Cela se traduira par un CAHIER DES CHARGES AU SERVICE D'OBJECTIFS DICTÉS PAR LE MARCHÉ » (c'est nous qui soulignons).
Habituellement, la notion de cahier des charges est liée à celle de service public. Il s'agit de faire assumer la gestion, même à perte, d'un service collectif qui se prête mal aux lois du marché capitaliste. Un cahier des charges peut être au service de beaucoup de choses, mais précisément pas au service « d'objectifs dictés par le marché » comme dit Delors. On peut comprendre, par exemple, que le gouvernement impose à l'industrie pharmaceutique (publique comme privée) un cahier des charges qui consisterait à assurer même à perte certaines recherches médicales urgentes et définies par avance, et pas seulement des recherches sur des médicaments dont l'avenir commercial est garanti. On peut concevoir plus généralement que l'État impose un cahier des charges à tel secteur de la production industrielle pour satisfaire, même à perte, un besoin prioritaire de la population. Mais avec les économistes socialistes, il ne s'agit pas du tout de soumettre les productions industrielles désormais publiques aux besoins prioritaires de la population ou du pays. Le cahier des charges dont parle Delors n'est justifié par aucun besoin social réel, mais par la seule nécessité de permettre à l'industrie française d'être compétitive à tout prix sur le marché mondial.
Mais ou bien les entreprises publiques réussissent à prendre des positions sur le marché mondial, et elles pourraient alors sous-traiter par des entreprises privées une partie de leur production. Ou bien elles échouent, mais alors le capital privé n'y perd au moins rien. C'est donc un drôle de service public que les économistes du PS viennent d'inventer là : un service public dont la destination est de prendre en charge les risques de la conquête des marchés extérieurs pour le compte de la bourgeoisie capitaliste. Évidemment, il n'y a de public dans ce nouveau service que sa mise en oeuvre, pas son destinataire (en quoi d'ailleurs il a de nombreux précédents !) « Qu'y aura-t-il dans ce cahier des charges ? » demande la journaliste du Nouvel Économiste à Jacques Delors. « On y prévoira les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs et aussi la manière de mieux irriguer le tissu industriel en aval et amont » répond le ministre. Décidément, les économistes du PS ont tout prévu : non seulement la socialisation systématique de l'investissement au service du grand capital privé, mais aussi tous ses à-côtés, à commencer par la mise en place par les nouvelles entreprises publiques de tous les canaux à profits (destinés à « irriguer le tissu industriel » ), permettant aux groupes industriels de parasiter et de piller en amont et en aval le nouveau secteur public élargi.
Voilà donc la nouvelle fonction économique particulière qui échoit aux nouvelles nationalisations industrielles. Foin des nationalisations traditionnelles où l'État se contentait de prendre à sa charge un secteur particulier de l'activité économique. L'assistance étatique n'était pas encore sortie de l'artisanat. Elle limitait l'attribution des fonds publics à un secteur d'usage particulier, certes indispensable à la survie du secteur privé, mais toujours susceptible de perdre son caractère de priorité et donc son intérêt pour la production industrielle privée : difficile par exemple de continuer à développer les investissements dans les charbonnages au moment où l'industrie s'est mise à marcher au pétrole bon marché... La sollicitude de l'appareil d'État bourgeois est infinie il est vrai, et quand il se rend moins utile dans un secteur, il n'a de cesse de rechercher un autre service de remplacement. Mais il a fallu néanmoins attendre quelques révolutions technologiques pour pouvoir songer à transformer par exemple le service des postes et télécommunications en pompe à investissement électroniques. De la même façon, il a bien fallu attendre le renchérissement du pétrole et envisager la possibilité de clients étrangers en énergie de remplacement, pour que l'EDF se décide à lancer son programme tout nucléaire, mette progressivement au rencart ses centrales thermiques, contribue enfin à l'essor spectaculaire des sociétés qui exploitent, transforment et commercialisent le combustible nucléaire, retraitent les déchets, construisent les centrales, fabriquent les turbines et l'équipement électronucléaire...
Alors, aujourd'hui, en faisant rentrer dans le secteur public un vaste échantillonnage de toute la production industrielle, la gauche française n'est pas loin de réaliser un coup de maître. Il ne consiste pas à ce que les nouvelles entreprises publiques vont être capables de mieux approvisionner le pays en aluminium, en chimie fine, en textile ou autre chose... Les trusts privés s'en étaient chargés pas si mal que cela. Et si ce n'était eux, la division mondiale y pourvoyait et le pays pouvait toujours importer des produits fabriqués ailleurs moins cher qu'ils ne l'auraient été ici... De ce point de vue, tout au plus la production « performante » des entreprises nationalisées fera obstacle à certaines importations. L'État cherchera par le biais des services publics ou des autres entreprises nationalisées à garantir le marché, et c'est le contribuable français qui paiera la différence de productivité ! Non, le coup de maître en la matière ne consiste pas à permettre, comme on veut nous en convaincre de « reconquérir le marché national » (à quel prix pour le contribuable français ...).
Le coup de maître consiste à permettre au secteur public de produire désormais tout et n'importe quoi, comme n'importe qui, plus que n'importe qui. On ne produira pas tant du textile, de la chimie fine, de la robotique... qu'on ne produira pour produire, pour investir, l'État français géré par les socialistes se chargeant de pousser à l'extrême cette logique absurde du capitalisme qui consiste à séparer toujours plus la production des besoins. Et tout cela à une seule fin : permettre au capitalisme français de soutenir la concurrence de ses rivaux sur le marché mondial, quitte à le faire payer cher à la population du pays.
Et le gouvernement socialiste parviendra-t-il à faire gagner cette guerre économique à l'impérialisme français ? Pierre Dreyfus, le ministre de l'Industrie pour sa part semble optimiste, et montre en exemple les « stratégies à la japonaise » qui semblent fasciner les socialistes au gouvernement : « Depuis longtemps, les groupes japonais ont trouvé le moyen intelligent de ruser avec le marché. Là où un secteur est déclaré prioritaire, les ratios d'endettement prennent des allures vertigineuses. Tout est sacrifié à l'objectif que l'on s'est assigné » .
Si on comprend bien Pierre Dreyfus, le gouvernement français est donc prêt à « tout sacrifier » allégrement à l'endettement « vertigineux » de l'État français afin de permettre aux « secteurs clefs » de l'industrie française d'investir coûte que coûte et de donner un « moyen intelligent » au capitalisme français de « ruser avec le marché » mondial. Puisque cela a si bien marché jusque là avec les Japonais, pourquoi cela ne marcherait-il pas avec le socialisme à la française ? Il faut reconnaître en effet que l'impérialisme japonais a incontestablement gagné les principales batailles de la guerre économique. Mais elle avait alors la prospérité pour théâtre des opérations.
Reste à savoir si les lignes Maginot mises en place par les économistes du PS résisteront longtemps aux conditions de la prochaine guerre économique mondiale, qui ne peuvent manquer d'être plus dures que celles de la dernière, puisqu'elle aura cette fois pour théâtre des opérations non pas l'expansion, mais la crise économique...
Et voilà ! Une fois de plus la bourgeoisie française dispose d'un gouvernement tout dévoué qui la prépare méticuleusement à gagner la dernière guerre !
LE GOUVEMEMENT SOCIALISTE, DÉFENSEUR DES INTÉRÊTS GÉNÉRAUX DE L'IMPÉRIALISME FRANÇAIS
Pierre Dreyfus constate « une insuffisante adaptation de l'appareil industriel français à la concurrence internationale » (Le Monde du 14.10.81). Et les nationalisations, d'après les ministres socialistes, sont les outils de cette adaptation. Pour Jacques Delors ( Nouvel Économiste du 9.11.81) : « ce que nous souhaitons en étendant le secteur public des entreprises industrielles qui fournissent des biens et pas un service public, c'est d'avoir des entreprises capables de relever les deux défis des années 80 : la troisième révolution industrielle et la nouvelle compétitivité internationale ».
Mais l'impérialisme français aborde la crise économique actuelle dans une position beaucoup moins confortable qu'entre les deux guerres, où il pouvait compenser son manque de compétitivité face à ses concurrents allemands ou américains, grâce à son monopole dans l'exploitation des peuples de son immense empire colonial qui s'étend de l'Afrique à l'Océanie en passant par l'Asie.
Aujourd'hui, les peuples anciennement colonisés se sont libérés de cette tutelle politique et, s'ils sont globalement aussi exploités que par le passé, et probablement plus que dans le passé, ils ne le sont plus exclusivement par les capitalistes français qui doivent partager avec leurs concurrents américains, japonais, anglais, allemands... Aujourd'hui, l'impérialisme français doit trouver d'autres moyens pour résister aux impérialismes rivaux.
La « reconquête du marché intérieur », le financement public massif de l'investissement par le biais d'un secteur nationalisé étendu, la rationalisation maximum des différentes sortes d'aides étatiques, visent à renforcer la base nationale du capitalisme français, pour lui donner les moyens d'une agressivité commerciale supérieure sur le marché mondial. A cet égard, les nationalisations actuelles peuvent jouer un rôle protectionniste et renchérir les coûts de la production nationale (en mettant en coupe réglée les besoins de la population sur le marché intérieur), dans le but de rendre l'impérialisme français plus compétitif à l'extérieur.
Les socialistes au gouvernement mettent l'avenir du capitalisme français, pas moins, dans les capacités productives des nouvelles entreprises nationalisées.
Pour ce faire, le gouvernement socialiste ne reculera devant aucun sacrifice. « Surprise, le monde devient dur. C'est là une question centrale, universelle. La guerre économique est là » constatait Jacques Delors, toujours dans la même interview. Et en guise de conclusion, il donnait cet avertissement : « A partir de là, il y aura des choix à faire. Il n'y aura pas d'argent pour tout » .
Non, il n'y aura pas d'argent pour tout. Pas à la fois pour, d'un côté, financer à perte les investissements que le secteur privé se refuse à faire, « irriguer le tissu industriel » privé en amont et en aval des entreprises publiques nouvelles et anciennes, tenir tête au marché mondial, et de l'autre, satisfaire les besoins essentiels de la population. Dans la période de crise qui s'annonce, le gouvernement s'apprête à mobiliser toutes les ressources du pays et de l'État pour la guerre économique mondiale, dit-il. Cela signifie que toutes les priorités iront à la sauvegarde des profits du grand capital. « Et le monde redeviendra dur » pour la population.
LE GOUVERNEMENT SOCIALISTE PEUT-IL ET VEUT-IL RENOUVELER LE VIEUX JEU DE L'ARGENT PUBLIC ET DU GRAND CAPITAL PRIVÉ ?
Relancer l'investissement, renforcer la compétitivité du capitalisme français, rationaliser les aides de l'État à l'industrie, tous ces thèmes avancés par les hommes du gouvernement socialiste ne sont, en réalité, pas vraiment nouveaux. L'ancien gouvernement agitait les mêmes et employait presque les mêmes mots. Il appelait cela « l'impératif industriel » ou les « nécessités du redéploiement ».
Avec l'extension du secteur public, les socialistes cherchent simplement un autre système de distribution des fonds publics en faveur du grand capital (et pas des PME qui, comme avant, ne servent que d'alibi). Le nouveau système dispensateur d'aides publiques sera peut-être moins cynique et moins choquant, mais ne dispensera pas forcément au total des aides moins massives. En tout cas, le gouvernement actuel ne met pas lui-même une barrière infranchissable entre les façons de faire de l'ancien gouvernement et du nouveau « l'extension du secteur public va avec la définition d'une nouvelle politique d'aides aux entreprises. Le dispositif existant est assez complet. Il suffira de la clarifier et surtout de la dynamiser », déclarait Pierre Dreyfus dans une interview au Matin, le 16 octobre dernier. « Que reprochez-vous à l'équipe précédente » demande le journaliste du Nouvel Economiste à Jacques Delors ? « Le saupoudrage et l'affectation même des crédits ne sont pas les meilleurs », répond simplement le ministre. Les nationalisations, elles, devraient permettre de rationaliser un peu tout cela et de rendre les aides seulement plus « efficaces ». A vrai dire, le nouveau gouvernement se défend même d'être plus étatiste que l'ancien. Et Delors fait remarquer au même journaliste que « l'économie française demeure comme ses voisines une économie mixte où coexistent le marché et les interventions de l'État... Avec la crise, l'intervention de l'État dans l'économie s'est encore étendue, devenant à la fois plus brouillonne et moins cohérente » .
Ce que Delors, Dreyfus ou Mauroy reprochent à l'ancien gouvernement, ce n'est pas tant d'avoir soutenu trop directement certaines grandes entreprises que le « manque de cohérence et d'efficacité ». Pour un peu, ils lui reprocheraient de ne pas avoir fait assez, en tout cas pas assez bien.
Et si le ministre de l'Économie, quant à lui, compte sur le nouveau secteur nationalisé, c'est pour s'y retrouver dans ce qu'il appelle « les embarras de l'économie mixte, la synthèse cahotante du privé et du public omniprésent dans tout l'Occident ». Quant à Jobert, le ministre du Commerce Extérieur qui lui, n'est pas socialiste, il essaie d'y croire : « Les nationalisations - répond-il à un journaliste de Libération le 13 octobre dernier - elles ne font pas partie de mon programme. Mais si l'on nationalise afin d'être plus efficace dans l'avenir et plus compétitif, pourquoi voulez-vous que je me révulse ?... Et cela m'intéresse de voir renouveler, si c'est possible, le vieux jeu entre l'argent public et l'activité industrielle ». « Si c'est possible... » dit Michel Jobert. Toute la question est là en effet.
Changer certaines règles du jeu entre « l'argent public » et « l'activité industrielle », et même en inventer quelques nouvelles, c'est en effet tout-à-fait possible. Et dans ce sens, les socialistes font de leur mieux. Mais renouveler réellement les vieux jeux de l'argent public et du grand capital privé, c'est une tout autre affaire, si tant est que ce soit cela réellement l'objectif du gouvernement socialiste.
L'actuel gouvernement français en est au « VIIIe Plan » français, censé donner une orientation cohérente à l'économie française. Cela fait trente-cinq ans que les gouvernements se succèdent à la tête de l'État en multipliant et en fignolant les moyens d'intervention. Mais plus l'État bourgeois se donne de nouveaux moyens d'intervenir dans l'économie, plus il élargit et multiplie en même temps les lieux de pillage des fonds et des richesses publiques au détriment de l'intérêt général. Les entreprises et les services publics, les banques nationalisées, les corps spécialisés de l'administration, sont autant de canaux permettant au secteur privé de piller ce qui devrait revenir à la collectivité.
Le gouvernement socialiste prétend que le nouveau secteur nationalisé sera l'outil d'une politique économique nouvelle. L'expérience de trente-cinq ans de fonctionnement des entreprises publiques françaises et des banques nationalisées tendrait à montrer le contraire. La fusion entre l'État bourgeois et le capital monopolistique atteint un point que Lénine lui-même, il y a soixante-cinq ans, ne pouvait pas soupçonner. Et tout se passe comme si le grand capital plus caméléon que jamais, était capable de se soumettre instantanément toutes les formes de l'économie étatique.
Les nationalisations de Mitterrand n'y changeront rien. Elles élargiront sans doute seulement le champ du pillage.
Dans toutes les économies nationales des pays capitalistes, toutes basées pourtant sur la propriété privée des moyens de production, le poids économique de l'État est devenu colossal.
Par delà ce que souhaitent les bourgeois eux-mêmes : par delà la multiplicité des politiques des gouvernements bourgeois, ce rôle ne cesse de s'accroître.
Cette tendance-là, absolument universelle, exprime à sa façon tout ce qu'il y a d'anachronique, d'irrationnel, dans la propriété privée des moyens de production ; dans la recherche du profit individuel comme moteur de l'économie.
L'économie étouffe de sa dispersion entre une multitude d'intérêts privés capitalistes ; elle se meurt de la concurrence.
Eh bien, tout en nationalisant, le gouvernement socialiste veut pourtant éviter d'être même seulement soupçonné de vouloir écraser les intérêts privés capitalistes sous le poids de l'État, fût-ce pourtant l'État de la bourgeoisie. Le système bancaire ne sera pas unifié, les groupes industriels garderont leur entière autonomie de gestion. Ils continueront à produire pour le marché, c'est-à-dire pour les seuls besoins solvables et pas en fonction des besoins réels.
Les uns comme les autres auront changé de statut juridique, mais ils doivent s'intégrer dans le marché capitaliste tel qu'il est, fonctionner très exactement comme les entreprises privées ; être concurrentiels, être rentables, dégager du profit.
La seule différence, c'est qu'ils auront pour mission de partager ce profit avec les groupes restés privés, voire de le leur abandonner complètement.
Non seulement le gouvernement socialiste ne mène pas une politique économique en faveur des travailleurs, mais en fait, il se refuse finalement même à mener une véritable politique économique tout court. Il ne veut pas unifier, concentrer, les énormes moyens dont dispose l'État, et dont il disposait d'ailleurs en fait avant même les nationalisations.
La « politique économique » socialiste consiste à pallier au coup par coup les insuffisances du secteur privé, l'aider de façon plus permanente à réaliser des profits, mais pour le reste, le secteur nationalisé n'est pas l'instrument d'un projet, d'un plan économique.
Pour permettre à la classe ouvrière d'éviter de faire les frais de la crise du système capitaliste, il sera nécessaire d'arracher le contrôle de l'économie au capital privé, de planifier l'activité économique en fonction des besoins. Mais cela demande autre chose que les nationalisations façon Mitterrand.