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Les démocraties populaires face à la crise
Plusieurs événements intervenus durant les mois d'été dans les Démocraties Populaires ou entre elles, illustrent la réaction de leurs régimes respectifs face aux problèmes économiques auxquels ils sont confrontés.
Le plus spectaculaire est sans doute l'espèce de petite guerre de l'essence déclenchée par la Roumanie au début d'août lorsqu'elle a décidé, brusquement et en pleine période touristique, d'exiger immédiatement de tous ceux qui séjournaient sur son territoire ou y transitaient, le paiement de leur essence en devises convertibles. C'est-à-dire en devises occidentales.
Cette pratique n'est pas exceptionnelle lorsqu'il s'agit de touristes occidentaux - la Pologne, par exemple, en use en ce moment, d'autres en ont usé dans le passé - mais c'est bien la première fois qu'une Démocratie Populaire formule cette exigence également à l'égard des ressortissants des autres Démocraties Populaires. Ces dernières ne possèdent pas de devises occidentales et, en règle générale, ne peuvent pas en posséder par simple conversion légale de leur monnaie nationale, puisque ces monnaies ne sont pas convertibles. Du coup, ceux qui se dirigeaient vers la Roumanie ont été bloqués aux frontières, et ceux qui y étaient déjà, ou qui étaient obligés d'y transiter venus de la Bulgarie, ont dû rentrer en train ou attendre jusqu'à ce que la Roumanie accepte au bout de quelques jours de leur accorder de quoi rentrer chez eux. Autant dire que ce fut une belle pagaille, largement connue et commentée de la Baltique à la Mer Noire.
L'initiative roumaine a en tous cas déclenché une intense agitation diplomatique entre Démocraties Populaires. Sans succès ; si la Roumanie a accepté en fin de compte que les ressortissants des autres Démocraties Populaires puissent acheter, chez eux et avec leur propre monnaie, des bons d'essence valables pour la Roumanie, l'État roumain exige que les États concernés remboursent, en pétrole, en marchandises ou encore en devises, la consommation d'essence de leurs citoyens.
La République Démocratique Allemande a aussitôt fermement déconseillé à ses citoyens de se rendre en Roumanie ou d'y transiter. L'État hongrois, en guise de représailles, a décidé d'exiger à son tour des camions, des autocars et des voitures officielles roumaines - les véhicules des particuliers étant exemptés - le paiement de leur essence en devises. Par ailleurs, les camions roumains traversant la Hongrie - un des principaux axes du commerce extérieur de la Roumanie avec l'Europe occidentale - sont soumis à toutes les formalités administratives imaginables susceptibles de rendre plus difficile et de retarder le transit. C'est une véritable petite guerre qui se déroule, dont les différentes phases, même si elles ne sont portées à la connaissance du grand public qu'au compte-gouttes, et de façon enveloppée avec les phrases mielleuses qui conviennent entre « pays frères », n'en alimentent pas moins les réactions nationalistes ambiantes.
Dans ses explications officielles, la Roumanie invoque le fait que la hausse brutale du prix du pétrole sur le marché mondial l'oblige à dépenser davantage de devises, et qu'elle ne voit pas la raison pour laquelle elle devrait financer sur ses propres réserves la consommation en essence de visiteurs ou de touristes, fussent-ils venus d'autres pays de l'Est. L'argument ne manque pas de logique.
L'initiative de la Roumanie est cependant doublement significative. Significative d'abord des choix politiques des dirigeants roumains qui, devant la hausse, choisissent la restriction - la consommation intérieure des particuliers est également limitée - et l'isolement par rapport aux autres pays de l'Est, plutôt que de faire appel aux approvisionnements soviétiques qui ne sont pas à payer en devises occidentales.
Mais significative également du fait que les économies des pays de l'Est ne sont pas insensibles à l'inflation mondiale ; et que cette inflation peut se répercuter même sur les relations entre ces pays.
Une série de mesures d'un tout autre ordre - et d'une autre gravité - prises en Tchécoslovaquie et surtout en Hongrie durant ces mois d'été, ont également été présentées par les gouvernements concernés comme une conséquence de la situation économique mondiale. Il s'agit de ce que l'euphémisme officiel désigne sous le nom de « rectification du système des prix » ; autrement dit la hausse du prix d'un grand nombre d'articles ou de produits de consommation courante, parmi lesquels, bien entendu, l'essence.
En Hongrie où la hausse est la plus forte et concerne la plus large gamme de produits, les augmentations de prix s'intègrent d'ailleurs dans une politique plus générale, dont d'autres aspects visent à resserrer la discipline du travail et à augmenter la productivité des entreprises par la réduction de leur personnel.
Invoquer la crise constitue sans doute pour les dirigeants des pays de l'Est une justification commode non seulement de la nécessité de prendre des mesures adéquates, mais aussi, du caractère anti-ouvrier des mesures choisies. Tout comme pour leurs collègues occidentaux. Seulement, justement, contrairement à ceux-là, les dirigeants des pays de l'Est se sont jusqu'à présent toujours fait une gloire de ce que, affirmaient-ils, grâce à la planification, au monopole du commerce extérieur, et à la « coopération entre pays socialistes », leurs pays étaient à l'abri de la crise de l'économie capitaliste et de l'inflation mondiale. Aujourd'hui cela se révèle bien moins vrai que ne le laissaient penser leurs vantardises passées.
Les mécanismes par lesquels la crise mondiale se répercute dans la vie économique et sociale des Démocraties Populaires sont cependant très différents de ce qui se passe entre pays occidentaux aux économies interpénétrées, aux entreprises capitalistes privées, et dont les États jouent un rôle économique moins direct. Ses manifestations dans la vie quotidienne aussi : il n'y a pas de chômage dans les Démocraties Populaires, et dans nombre d'entre elles, les consommateurs ont plus à se plaindre de la pénurie de certains articles indispensables que de la hausse de leur prix.
Les structures que la bureaucratie soviétique avait en son temps imposées aux Démocraties Populaires - monopole du commerce extérieur, industrie complètement nationalisée, planification - afin d'être à même de contrecarrer l'attraction économique des puissances occidentales sur des pays que l'URSS voulait garder dans sa sphère d'influence, demeurent pour l'essentiel. Les liens économiques qu'une Démocratie Populaire noue avec d'autres pays passent nécessairement par l'intermédiaire de son État (le problème de la bureaucratie russe étant de sauvegarder son contrôle sur ces États ... ). Cette omniprésence de l'État dans les relations économiques - et la surveillance plus ou moins brutale ou, au contraire, tolérante de la bureaucratie soviétique sur les États nationaux - donnent évidemment aux liens des Démocraties Populaires avec le marché capitaliste un caractère très particulier.
Seulement justement, ces liens existent aujourd'hui et largement, et du coup, ce qui se passe sur le marché capitaliste mondial touche nécessairement les pays de l'Est.
Les démocraties populaires, de l'intégration dite socialiste
Au début des années cinquante, la rupture des Démocraties Populaires avec le marché capitaliste avait été quasi totale, les importations et les exportations réduites à des proportions négligeables. Ce que les petits pays d'Europe orientale n'avaient pas chez eux, ils ne pouvaient se le procurer autrement qu'en URSS -dans la mesure où celle-ci, plus sous-développée encore que son glacis, mais plus riche en matières premières, pouvait l'offrir. Sinon, force leur était de s'en passer.
Autant dire que, par la force des choses, les économies des Démocraties Populaires avaient été pour ainsi dire totalement à l'abri des fluctuations du marché capitaliste et des hauts et des bas des prix mondiaux. Cela ne signifia cependant pas, même à cette époque, « l'indépendance » des Démocraties Populaires par rapport au marché mondial, au sens de l'indépendance par rapport à la division internationale du travail que ce marché exprime dans l'économie capitaliste. La dépendance se manifestait en quelque sorte négativement par une économie de pénurie, par le manque d'un grand nombre de produits, y compris de consommation élémentaire.
Une fois ces pays à peu près reconstruits et les industries fondamentales recréées, avec une technologie rudimentaire et une productivité très basse, mais en imposant à la classe ouvrière et à la paysannerie une surexploitation appuyée par une dictature féroce, les économies des différentes Démocraties Populaires ont commencé à se diversifier. A des degrés très divers sans doute, correspondant au degré de développement de ces pays. Il serait d'ailleurs plus juste de parler du degré de sous-développement, car l'Allemagne orientale et, dans une moindre mesure, la Tchécoslovaquie mises à part, tous les pays de l'Est étaient des pays plus ou moins sous-développés.
Cette diversification elle-même, comme le minimum de développement industriel atteint, impliquait un accroissement des échanges extérieurs, inévitable pour des pays petits aux ressources limitées, dès lors qu'ils ont dépassé le stade de l'arriération où l'autarcie est encore concevable.
En fonction des conditions politiques des Démocraties Populaires, cet accroissement des échanges dans les années cinquante, s'est fait essentiellement entre pays de l'Est, dans le cadre du Comecon, sorte d'association économique chapeautée par l'URSS dont font partie en particulier toutes les Démocraties Populaires. Du fait d'une certaine planification à l'échelle de l'ensemble du bloc des pays de l'Est, d'une certaine répartition de la production en fonction des ressources et en fonction du degré d'industrialisation atteint, les économistes ou les hommes politiques des pays de l'Est parlent souvent « d'intégration socialiste » et'évoquent l'exemple du Comecon pour l'opposer aux multiples déboires du Marché commun.
Il se peut que par rapport au Marché commun le Comecon soit un modèle du genre, mais cela ne signifie certes pas grand-chose. En fait, les économies des pays de l'Est sont loin d'être « intégrées » dans un tout harmonieux. Et ce n'est pas seulement parce qu'il s'agit de pays, à l'origine, presque tous agraires, donc semblables plutôt que complémentaires. Il s'agit surtout du fait que là, comme en Europe occidentale, l'existence d'une multitude d'États nationaux, avec leurs politiques économiques propres, leurs monnaies propres - de surcroît non directement convertibles entre elles ! - , leurs conceptions propres de leurs intérêts, constitue un obstacle absolu à une véritable intégration économique. Le fait que dans les marchandages entre États - et ceci, à la différence du Marché commun - l'un de ces États, en l'occurrence celui de l'Union soviétique, soit susceptible d'imposer aux autres, au besoin par la force, ses conceptions et ses intérêts d'État, ne change rien à l'affaire. Le fait est que malgré le « socialisme » dont osent se réclamer les dirigeants de ces pays, la circulation des hommes comme des marchandises même entre pays des Démocraties Populaires est autrement plus difficile qu'entre les pays capitalistes d'Europe occidentale, qui pourtant représentent déjà dans ce domaine comme dans bien d'autres, le passé de l'humanité.
Par ailleurs, mise à part cette espèce de division du travail entre grandes branches décidée d'en haut, l'URSS ne cherche nullement à encourager la multiplication des liens économiques directs entre pays de l'Est. Elle s'accommode au contraire fort bien, lorsqu'elle ne les encourage pas, de tous les nationalismes, y compris économiques, dès lors qu'ils ne sont pas dirigés contre elle, mais qu'ils divisent les différents pays de l'Est entre eux.
... vers une intégration accrue au marché capitaliste
A partir du milieu des années soixante, et surtout, au début des années soixante-dix, les liens économiques jusque lors ténus des Démocraties Populaires avec l'Occident capitaliste - en particulier avec l'Europe occidentale, Allemagne Fédérale en tête - se sont mis brusquement à se multiplier. Il y avait une multitude de raisons économiques pour que le processus s'enclenche.
Les liens économiques traditionnels du passé ; la nécessité pour les Démocraties Populaires en plein développement économique d'accéder à des produits, à des technologies modernes, qu'elles ne pouvaient se procurer auprès de l'URSS ; la nécessité concomitante pour les économies occidentales de trouver de nouveaux débouchés, etc.
Mais dans le cas des Démocraties Populaires, le problème n'était certes pas seulement économique - car la pente naturelle aurait déjà entraîné ces États depuis longtemps vers une collaboration avec l'économie occidentale - mais surtout politique. C'est le contexte de la détente, et le changement qu'elle entraîna dans l'attitude aussi bien de l'impérialisme américain que, par la suite, dans celle de la bureaucratie soviétique, qui a permis le développement rapide des échanges Est-Ouest.
Le fait est que ce développement a été rapide.
Dès 1973, la part des importations en provenance de l'Occident avait atteint le tiers des importations de l'ensemble des Démocraties Populaires. Pour la Pologne, ce pourcentage avoisinait même en valeur 45 % et il était de l'ordre de 43 % pour la Roumanie. La Hongrie les talonne depuis, si elle ne les a pas dépassées dans ce domaine.
De sorte que le développement économique des Démocraties Populaires, dans les années soixante-dix, s'est produit en liaison avec cette ouverture aux produits et aux licences de l'économie occidentale. Le choix de faire appel aux importations en provenance de l'Occident impliquait la nécessité d'exporter vers l'Occident. Ce qui ne pose pas du tout le même problème que d'exporter vers les autres pays de l'Est, ni pour ce qui est de la nature des produits, ni pour ce qui est de leur qualité. Et il n'est pas question d'exporter vers les autres pays de l'Est pour financer les importations en provenance de l'Ouest ; puisque le commerce entre pays de l'Est se fait suivant un système qui procède en fin de compte du troc, et ne fait intervenir aucune devise convertible en devises occidentales.
Les Démocraties Populaires disposant de matières premières - la Pologne avec son charbon - trouvaient relativement facilement acquéreur. Ceux qui n'en possédaient pas orientaient leur production pour qu'elle s'adapte aux nécessités de l'exportation (souvent aussi leur consommation : la Roumanie par exemple, insuffisamment développée pour que, à l'instar de la RDA, de la Tchécoslovaquie ou de la Hongrie, elle trouve des marchés suffisants au moins pour certains de ses produits industriels autres que textiles, a drainé sa production de viande par exemple sur les marchés d'Allemagne ou d'Italie alors que la viande est un produit rare dans les magasins roumains).
En tout état de cause, les échanges des Démocraties Populaires avec les pays occidentaux mettent en relations des pays développés avec des pays à peine ou pas encore sortis du sous-développement. C'est dire que ces échanges se traduisent tout de même par un transfert de valeur en leur défaveur, même si ces transferts sont sans commune mesure avec ce que l'impérialisme peut prendre à un pays sous-développé qu'il contrôle économiquement et politiquement.
Les répercussions de la crise sur les relations avec le marché capitaliste
Avant même la crise, les échanges économiques entre les pays occidentaux et les pays de l'Est étaient rarement équilibrés. La plupart des Démocraties Populaires en particulier avaient du mal à conquérir, pour leurs produits exportables, une place suffisante sur le marché capitaliste pour être à même de -financer leurs importations. Mais dans un monde occidental où ce n'est pas l'argent qui fait défaut - au contraire, il y a trop de dollars en circulation ! - les crédits ne manquaient pas. Cela a cependant abouti à un accroissement incessant de l'endettement des pays de l'Est qui est estimé aujourd'hui à une cinquantaine de milliards de dollars, dont un tiers environ pour l'URSS et les deux tiers pour les Démocraties Populaires. L'endettement du pays le moins endetté, la Tchécoslovaquie, représente, d'après les calculs récents d'une banque allemande, 1,2 fois le montant de ses exportations annuelles vers l'Occident. Cette proportion atteint 2,4 pour la Hongrie ; 3 pour la Pologne et plus de 5 pour la Bulgarie ! Autrement dit, il faudrait que cette dernière consacre les recettes de cinq années d'exportation, sans rien importer, pour rembourser ses dettes envers les banques, ou les organismes de crédit occidentaux.
La crise a aggravé la situation sur deux plans. D'abord, sur un marché occidental où la concurrence est plus forte, les pays de l'Est ont plus de mal à exporter. D'où, moins de recettes en devises. Ensuite, depuis le début de la crise, il y a une très nette dégradation des termes de l'échange en défaveur des pays de l'Est, à l'exception de ceux qui sont exportateurs de produits énergétiques. Les prix des produits que les Démocraties Populaires sont à même d'exporter augmentent moins vite que les prix des produits importés.
Cette situation a renforcé dans toutes les Démocraties Populaires la « chasse aux devises » sous toutes ses formes ; comme la volonté de tous les gouvernements de rééquilibrer la balance des exportations et des importations. Cette volonté se traduit cependant de façon fort diverse d'une Démocratie Populaire à l'autre, tant il est vrai que, « intégration socialiste » ou pas, chaque pays de l'Est mène sa propre politique économique.
C'est ainsi par exemple que, le commerce extérieur étant entièrement entre les mains des États, ceux-ci peuvent d'autorité arrêter l'importation de certains produits, et consacrer les devises que l'État se procure à l'importation des seuls produits que l'État estime nécessaires. Cette politique - qui semble dominer par exemple dans la politique de l'État roumain - implique la pénurie pour certains produits, des restrictions autoritaires pour d'autres. Dans la mesure où l'État décide de ce qui est nécessaire à importer en fonction de ses propres critères - et bien entendu, sans donner le moins du monde à la population la possibilité d'exprimer son avis sur la question - cette façon de chercher à rééquilibrer la balance commerciale se traduit par une aggravation des conditions d'existence de la population. Les populations concernées ont cependant au moins la consolation d'une certaine égalité dans la pénurie : si les magasins sont vides, ils le sont pour tout le monde (sauf cependant, toujours, pour les hauts dignitaires du régime).
A l'autre extrémité de l'éventail des politiques économiques des différentes Démocraties Populaires, il y a la Hongrie, dont les dirigeants utilisent d'autres mécanismes, qui misent davantage sur la sélection par l'argent.
Un de ces mécanismes est par exemple la politique des prix à la consommation.
Du fait du rôle prépondérant de l'État dans l'économie et du monopole du commerce extérieur, le marché intérieur peut être plus ou moins isolé du marché extérieur. L'État peut par exemple maintenir stable le prix à la consommation d'un produit, même si, sur le marché mondial, le prix de ce produit augmente, ou même si les ingrédients nécessaires à la fabrication de ce produit augmentent. Cela revient à ce que l'État subventionne certains produits.
C'est ainsi que, traditionnellement, dans les Démocraties Populaires, l'État subventionne les transports - qui sont en général à des prix dérisoires et stables parfois depuis des décennies - mais aussi un certain nombre de produits alimentaires ou d'articles de consommation élémentaire.
Eh bien, retrouvant - avec d'importantes atténuations, il est vrai les accents d'un Barre, les dirigeants hongrois chantent depuis quelques années les vertus de la « vérité des prix ». Ils cherchent progressivement à réduire sinon à supprimer les subventions de l'État aux articles de consommation nécessaire. C'est cette réduction de la subvention étatique qui a conduit aux importantes hausses de prix du mois de juillet. Le prix des produits alimentaires a augmenté en moyenne de 20 % (à l'intérieur de cette moyenne : pain : + 50 % ; farine : + 36 % ; viande : + 21 %, mais pour la vîande, cette augmentation vient s'ajouter à une augmentation de 33 % intervenue en 1976). Augmentations importantes également pour un grand nombre d'autres produits : essence, bien sûr, charbon, matériaux de construction, chaussures, etc. Même d'après les calculs officiels, cet ensemble de hausses de prix implique une baisse de 10 % du niveau de vie. Expliquant les raisons de cette hausse, le vice-Premier ministre responsable du plan s'expliquait dans une interview de la façon suivante : « Même les pays les plus grands et les plus riches ne peuvent se rendre indépendants de la hausse mondiale des prix. Pour les pays en particulier qui sont liés à l'économie mondiale par une multitude de liens, il est inévitable de traduire dans les prix intérieurs les changements durables dans les prix mondiaux. C'est précisément le cas de notre pays. En raison de la hausse mondiale des prix, le prix à la fabrication de la plupart des produits hongrois augmente, car il entre dans la fabrication de la plupart une part de produits importés » .
La réponse choisie par les autorités hongroises n'est pas d'arrêter l'importation de certains produits moins indispensables, mais de rogner sur l'ensemble par une sélection par l'argent. Ainsi, la Hongrie est un des rares pays de Démocraties Populaires, sinon le seul, où il y a une gamme très étendue de produits occidentaux - des cigarettes américaines aux parfums Ninna Ricci - mais à des prix prohibitifs. Pour formuler de façon à peine schématique : le gouvernement a choisi de pouvoir mettre à la disposition d'une minorité de privilégiés par l'argent des produits de luxe ou, au moins, pas indispensables, quitte pour cela à restreindre la consommation par la majorité d'articles nécessaires.
(Cette sélection par l'argent n'est cependant pas propre à la seule Hongrie. Dans les autres Démocraties Populaires elle se manifeste, de façon plus circonscrite, et sans peser sur la balance des paiements, par la multiplication des magasins réservés, où on peut trouver un grand nombre de produits occidentaux, mais contre devises seulement. Naguère réservés aux seuls touristes étrangers, ils sont ouverts dans la plupart des Démocraties Populaires également aux autochtones, à condition évidemment qu'ils possèdent des devises et, dans certains cas, qu'ils puissent en justifier la provenance. Mais ceux qui - par exemple artistes se produisant à l'étranger - ont des ressources en devises, ou à qui simplement on en envoie de l'étranger, ont désormais droit d'accéder à des magasins spéciaux, naguère réservés aux seuls dignitaires de l'appareil de l'État et du parti).
Avec une certaine cohérence, les autorités hongroises complètent l'opération « vérité des prix » par une opération « vérité des « mérites ». Au nom toujours de l'efficacité économique et de la compétitivité sur les marchés extérieurs, elles mènent une intense campagne auprès des chefs d'entreprises, afin que ceux-ci utilisent la masse salariale que l'État met à leur disposition de façon à accroître la différenciation des salaires, en particulier par l'accroissement de la part des primes liées au rendement, individuel ou par groupe, dans les salaires. Et, fait nouveau et important du point de vue de la sécurité de l'emploi qui était, jusqu'à présent, un des privilèges de l'ouvrier des Démocraties Populaires par rapport à ses camarades occidentaux : pour la première fois, une importante entreprise a procédé à des licenciements collectifs pour des raisons économiques. Parmi les motifs invoqués, abondamment commentés par la presse et donnés en exemple, il y avait la nécessité d'augmenter la compétitivité des entreprises hongroises par une réduction de leur personnel surabondant. Etant donné l'insuffisance de main-d'oeuvre dans la totalité des Démocraties Populaires, il n'en résulte pas de danger immédiat de chômage ; mais la menace de licenciement donne aux chefs d'entreprise des moyens supérieurs de pression sur le plan de la discipline.
Cette aggravation de la condition d'existence des travailleurs apparaît d'autant plus clairement pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une politique de classe, que l'espèce « d'égalitarisme dans la pauvreté » qui était naguère le lot de toutes les Démocraties Populaires - et qui reste dans une certaine mesure le lot de certaines d'entre elles - est progressivement remplacé par une différenciation sociale visible, par une politique favorisant les couches petites-bourgeoises, certaines catégories d'intellectuels, les cadres de l'industrie, certaines catégories de commerçants ou d'artisans regroupés en collectivités, les milieux dirigeants des kolkhozes, etc.
Par-delà les divergences des politiques économiques nationales, tous les États des Démocraties Populaires règlent leurs problèmes économiques - ceux qui découlent de leur dépendance accrue du marché capitaliste comme les autres - au détriment des classes laborieuses. Mais la différenciation sociale ne s'effectue pas de la même manière suivant la politique choisie.
Ces différences dans les politiques économiques nationales influent également sur les relations entre les Démocraties Populaires elles-mêmes.
Relations entre démocraties populaires, nationalisme économique et nationalisme politique
En effet, si l'initiative de la Roumanie concernant le paiement de l'essence en devises, y compris par les ressortissants des autres, pays de l'Est, a été particulièrement spectaculaire, au fond, elle illustre les relations entre les Démocraties Populaires en général, comme elle illustre un certain nombre de pratiques courantes entre toutes les Démocraties Populaires, à ceci près que les autres, pour des raisons politiques, se gardent de leur donner la même publicité et le même caractère de gestes politiques.
Il n'y a pas que la Roumanie qui fait preuve de cet « égoïsme national » que les autres Démocraties Populaires lui reprochent, au nom, bien entendu, de l'internationalisme prolétarien. Chaque État menant sa politique économique nationale propre, il est dans la logique des choses qu'il la protège y compris contre la politique économique nationale des autres, dans les limites tolérées par l'Union Soviétique. Pour ne citer que cet exemple-là : chaque État ayant sa propre politique de subvention des prix des articles de consommation courante, il n'est évidemment pas question qu'il tolère que les ressortissants du pays voisin puissent venir s'approvisionner chez lui. Aux frontières qui séparent les Démocraties Populaires entre elles, tous ceux qui traversent la frontière sont avertis de la liste impressionnante des produits dont l'exportation est absolument prohibée, même en quantité minime, et cette liste contient essentiellement des produits alimentaires simples ou des articles de consommation courante, avec le contrôle douanier pesant et tatillon que cela implique.
Il n'y a pas, non plus, que la Roumanie qui voudrait faire payer ses exportations touristiques comme les autres en dollars ou en autres devises occidentales même à l'intérieur du Comecon. Si les autres ne font pas même mine de vouloir le faire, c'est qu'ils n'ont pas la marge d'indépendance politique nécessaire à l'égard de l'URSS. La Roumanie elle-même en reste d'ailleurs, pour les mêmes raisons, à des gestes limités et tout compte fait dérisoires.
S'ils le voudraient tous, c'est bien parce que le dollar ouvre les portes des marchés occidentaux. Mais aussi parce que non seulement les monnaies de l'Est ne sont pas convertibles en devises occidentales, mais qu'elles ne sont pas même vraiment convertibles entre elles. La Roumanie aurait beau par exemple posséder quantité de forints hongrois, elle ne pourrait pas acheter n'importe quoi avec sur le marché hongrois. Seules les devises occidentales seraient universellement et de bon coeur acceptées par toutes les Démocraties Populaires - si toutefois l'URSS les autorisait à en user dans leurs transactions internes au Comecon. Mais c'est bien sûr cela, leur problème à tous.
Au-delà des problèmes de convertibilité monétaire, tout cela reflète la puissante attraction de l'Occident capitaliste sur toutes les Démocraties Populaires. Cela témoigne en même temps d'autre chose. La bureaucratie soviétique n'a pas été capable de forger dans l'Est de l'Europe un ensemble politiquement et économiquement uni, au lieu de cet agrégat d'États nationaux, hostiles les uns aux autres, dont l'unité de façade repose sur une commune oppression par la bureaucratie soviétique. Quand cela eût été possible, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, elle ne l'a pas voulu pour des raisons politiques, artisan qu'elle s'est faite au contraire de la reconstruction des États nationaux. Depuis, de toute façon, quand bien même elle le voudrait, elle ne le pourrait plus. Mais même maintenant, de toute façon, elle ne veut toujours pas mettre fin aux cloisonnements nationaux sévères, pas même sur le plan économique. L'URSS elle-même se cloisonne soigneusement par rapport aux Démocraties Populaires. Et elle veut pas courir le moindre risque qu'un bloc des Démocraties Populaires puisse se constituer indépendamment d'elle. Alors rien d'étonnant si, malgré le Comecon, les liens économiques entre Démocraties Populaires sont tels qu'ils ne sont pas à même de contrebalancer l'attraction économique de l'Occident.
Les forces centrifuges qui agissent sur les Démocraties Populaires ressurgissent sans cesse, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. La bureaucratie soviétique semble être un peu plus tolérante lorsque cette tendance à l'éloignement se manifeste sur le plan économique, pour peu que les dirigeants du pays concerné témoignent de la plus grande orthodoxie en matière de suivisme politique. C'est en particulier le jeu que jouent les dirigeants hongrois.
Mais le politique et l'économique se tiennent et la marge des États de l'Est est tout de même assez étroite. Aux forces d'attraction multiformes de l'Occident sur les États des Démocraties Populaires, la bureaucratie soviétique n'a en fin de compte que la force brutale à opposer. Mais elle a montré dans le passé qu'elle est prête à en user, et qu'elle le fait avec une certaine efficacité.