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Le Secrétariat Unifié et les institutions européennes
Tout en étant suffisamment en accord sur un axe commun d'intervention dans les élections européennes pour qu'une campagne commune soit possible et souhaitable, nous avons également de profondes divergences avec le courant représenté par le Secrétariat Unifié, - donc, avec nos camarades de la Ligue Communiste Révolutionnaire - et sur l'analyse du Marché commun et sur la portée et la signification de la mise en place des institutions européennes.
Nos positions exprimées dans différents numéros de Lutte Ouvrière et de Lutte de Classe ont donné lieu à un certain nombre de réponses de la LCR Nous voulons revenir sur quelques-unes de ces réponses.
Un article de Rouge du 18 mai signé par Daniel Bensaïd porte comme titre : « Lutte Ouvrière se trompe de siècle ». Sur quoi se fonde cette affirmation ? Au fond, sur le fait que, tout comme Trotsky - et pour reprendre son. expression - , nous considérons que la tâche de réaliser les États-Unis d'Europe « est au-dessus des forces de la bourgeoisie européenne, rongée par les antagonismes ; seul le prolétariat victorieux pourra réaliser l'union de l'Europe », alors que les camarades de la Ligue, eux, considèrent au contraire que la création d'un État bourgeois européen est, sinon inéluctable, du moins une des possibilités inscrites dans la situation actuelle.
La LCR ne s'étant jamais démarquée des positions de Trotsky exprimées il y a cinquante ans, il faut donc faire la part de l'exagération dans le titre de Daniel Bensaïd et partir plus modestement sur l'idée qu'aux yeux des camarades de la Ligue, nous nous trompons de demi-siècle.
Qu'est-ce qui est donc intervenu, en l'espace d'un demi-siècle, pour que l'impossible soit devenu possible et pour que la bourgeoisie européenne soit non seulement désireuse, mais capable d'unifier l'Europe morcelée ?
Qu'est-ce qui est intervenu dans l'évolution objective des choses pour que les camarades de la LCR jugent bon d'abandonner sur cette question la conception marxiste révolutionnaire de l'État ?
Car c'est bien cela, le fond du problème. Les camarades de la LCR nous reprochent de nier l'évidence et d'ignorer que les nécessités économiques et politiques poussent les États bourgeois nationaux européens à abandonner sans cesse un peu plus de leur souveraineté au profit d'une supranationalité croissante. Mais ce n'est pas là-dessus que l'on discute, encore que - et nous y reviendrons - la LCR donne d'une part trop d'importance aux aspects supranationaux de l'attitude des bourgeoisies d'Europe et, d'autre part, présente comme une nouveauté des manifestations de « supranationalité » aussi vieilles pourtant que l'existence des États nationaux elle-même. Mais est-ce que les États bourgeois d'Europe pourront disparaître, graduellement et pacifiquement, au profit d'un État européen unifié, par addition successive de petites réformes allant dans le sens de la supranationalité ? Affirmer cela c'est raisonner très exactement comme raisonnaient les réformistes, à l'époque où ils se donnaient encore la peine de raisonner, lorsqu'ils voyaient dans les lois sociales la preuve que l'État bourgeois est capable d'évoluer dans un sens favorable aux intérêts des travailleurs, jusques et y compris la transformation graduelle et pacifique de l'État des bourgeois en État des travailleurs.
Alors, que signifie de présenter, pêle-mêle, le plan Davignon ou l'harmonisation des armements européens, l'élargissement du Marché commun ou l'élection d'un Parlement européen au suffrage universel, comme des pas en direction d'un État européen unifié ? Que signifient toutes les arguties pour dire, comme le fait le dossier spécial de Rouge du 25 mai, qu'il y a une tendance des bourgeoisies d'Europe à unifier leurs États, mais que rien n'est moins sûr qu'elles le fassent car les obstacles sont nombreux, et que cependant cela est possible et qu'il ne faut pas ignorer cette possibilité, etc., etc. ? Toute la notion marxiste de l'État disparaît dans ces à peu près.
Oh, sans doute, on peut déceler toutes les tendances à l'unification de l'Europe que l'on voudra à partir des pitoyables mesures des bourgeoisies nationales pour tenter de surmonter quelques-uns des obstacles que pose, devant leur propre économie l'existence des États nationaux, des frontières nationales. Très exactement comme on peut déceler dans toutes les convulsions de la société capitaliste la nécessité d'une société socialiste. Mais entre les deux, il y a la révolution. Et sans révolution , tous les « pas en avant » constituent du surplace.
Les États bourgeois d'Europe constituent de gigantesques corps sociaux de plusieurs centaines de milliers, de plusieurs millions de membres, des armadas de fonctionnaires, de militaires, de policiers, liés par une multitude de liens à leur bourgeoisie nationale respective. Imaginer que ces corps sociaux gigantesques puissent se dissoudre, et puis se reconstituer àl'échelle du continent, est un nonsens.
Les États naissent et meurent dans la violence et par la violence, celle des révolutions ou celle des guerres, civiles ou non. S'il y a une conception que les marxistes révolutionnaires ne peuvent pas abandonner sous peine de cesser d'êt re marxistes, c'est bien celle-là. Il est arrivé à certaines bourgeoisies d'Europe, à la bourgeoisie française au temps de sa jeunesse révolutionnaire ou à la bourgeoisie allemande au temps de sa sénilité, sous Hitler, de tenter une certaine forme d'unification de l'Europe à leur profit. Mais toujours par la violence et d'ailleurs chaque fois sans succès.
Les États bourgeois d'Europe ne disparaîtront pas, fût-ce au profit d'un État supranational bourgeois, par simple consentement tacite des bourgeoisies. Ils disparaîtront lorsque le prolétariat révolutionnaire aura brisé ces États par la violence révolutionnaire.
En attendant, les bourgeoisies d'Europe peuvent être amenées tantôt à préférer les inconvénients d'un libre échangisme tel que cela se pratique dans le Marché commun, aux inconvénients du repliement sur soi de l'autarcie ; elles peuvent préférer s'allier entre elles plutôt que d'être en guerre ouverte et déclarée. Et il importe certes de savoir quelle politique mènent les bourgeoisies d'Europe en un moment donné. On veut bien admettre avec Rouge cette évidence que le Marché commun a résisté à la crise de 1974-1975. (Encore que, non sans mal...).
Mais en quoi cela constituerait-il la preuve de la capacité des bourgeoisies d'Europe à surmonter les obstacles qui s'opposent à l'unification du continent ? Qu'est-ce que c'est que ce pauvre syllogisme qui fait dire à Rouge que « deux voies restent ouvertes : soit, la désintégration du Marché commun et le repli protectionniste de chaque classe capitaliste ; soit une progression significative vers la mise en place d'institutions européennes » ? Donc, s'il n'y a pas de retour au protectionnisme, c'est que l'unification capitaliste de l'Europe avance ? Mais cela fait vingt ans que les bourgeoisies d'Europe font un troisième choix, en faisant du surplace, et aujourd'hui encore leurs politiciens, du moins en France, déclarent bien haut : tout le traité de Rome mais rien que le traité de Rome.
Mais, nous disent les camarades de la LCR dans les arguments qu'ils alignent pêle-mêle, mais « l'émergence des multinationales européennes », mais les initiatives européennes comme le plan Davignon, mais l'harmonisation des armements entre pays européens ; mais « l'espace judiciaire européen »... ?
L'émergence des multinationales européennes qui pousseraient vers la création d'un État européen unifié ? Comme si les multinationales dataient d'aujourd'hui, et comme si le nom nouveau donnait des qualités nouvelles à ces vieilles choses que sont les trusts internationaux dans le monde impérialiste. Leur rôle est-il plus prépondérant encore qu'au temps de Lénine, de Hilferding ou de Boukharine ? Sans doute. Mais ils ne sont pas plus « européens » qu'il y a un demi-siècle, car déjà alors leur champ d'action était le monde entier. Et même ceux dont le champ d'action se limite à l'Europe ne sont pas plus décidés à unifier les États morcelés de l'Europe que le trust United Fruit, qui domine complètement la quasi totalité des mini-États d'Amérique centrale, n'a songé à les unifier dans un seul et même État plus vaste. Ne serait-ce que parce que les trusts, préfèrent avoir affaire à des États petits qu'ils manoeuvrent plus facilement qu'à des États plus puissants avec lesquels ils sont obligés de composer.
Mais les plans européens, comme le plan Davignon pour la sidérurgie, répètent les camarades de la LCR, un argument utilisé à satiété par le PCF, à la fois pour illustrer les desseins européens des bourgeoisies et le caractère pernicieux de ces desseins pour les travailleurs ?
Comme si une entente entre grands trusts de la sidérurgie pour se répartir le marché européen, pour fixer un certain nombre de règles dans la ,concurrence entre eux, - et pour se protéger en commun contre des concurrents venus d'ailleurs - , était le signe de leur volonté de créer un État européen commun. Les guerres entre trusts étaient, depuis, leurs origines, parsemées d'ententes, provisoires ou durables - celle entre les sept trusts majeurs du pétrole pour se partager le marché du monde entier dure, par exemple, depuis cinquante ans sans que quiconque parle à ce propos de pas en avant vers l'État mondial - et la tâche des révolutionnaires n'est pas de combattre l'entente de ces trusts mais de combattre le capitalisme et de montrer que, alliés ou en guerre ouverte, ces trusts réalisent toujours leurs bénéfices sur le dos des travailleurs. Et il est d'autant plus regrettable que la LCR enfourche là un cheval de bataille cher au PCF, que ce dernier le fait par démagogie nationaliste, et parce qu'il est plus facile de désigner à la colère des travailleurs l'obscur baron belge Davignon, que les barons bien français de l'acier.
Mais - continuent les camarades du Secrétariat Unifié - il y a bien « l'harmonisation des armements européens » et n'est-ce pas un pas vers une armée européenne intégrée ?
A ce titre-là, les États-Unis auraient dû unifier le monde depuis belle lurette, tant leurs marchands d'armes ont « harmonisé » depuis la Deuxième Guerre mondiale les armements. Quant à l'intégration militaire, personne n'avait vu en son temps dans la désignation du maréchal Foch à la tête de toutes les armées des puissances de l'Entente un pas en avant vers l'émergence d'une armée supranationale. Il est vrai qu'en matière d'armées nationales « intégrées », le monde en avait vu bien d'autres, à commencer par les armées de Napoléon, si toutefois on ne veut pas se donner la peine de remonter jusqu'à Jules César.
Enfin, quant à « l'espace judiciaire européen », tout le talent novateur des bourgeois consiste à donner des désignations nouvelles à la très vieille collaboration entre toutes les polices du monde. Bien d'autres générations avaient connu les extraditions, les services rendus et même la coopération organisée entre policiers sans que les révolutionnaires du passé y cherchent une obscure manifestation de la supranationalité.
Combattre les institutions européennes ?
Les camarades de la LCR répètent qu'ils combattront tout pas fait en avant dans le sens de la mise en place d'institutions européennes, car ces institutions représentent un danger pour les travailleurs.
Force est de constater d'abord un certain nombre de contradictions entre ce qu'ils disent et ce qu'ils font.
C'est ainsi par exemple qu'ils affirment qu'au cours des quelques années passées, c'est dans les trois directions suivantes que les bourgeoisies européennes ont fait des pas en avant vers l'intégration européenne (cf. Rouge du 25 mai) :
« - par la création d'une union monétaire européenne,
- par l'élargissement du Marché commun à la Grèce, au Portugal et àl'Espagne,
- par l'élection du Parlement européen au suffrage universel. »
Laissons de côté le premier de ces trois pas vers l'intégration européenne car les Cahiers de la Taupe - autre publication de la LCR - eux-mêmes affirment que « les résultats sont loin d'être probants jusqu'à présent dans ce domaine » et, en effet, c'est bien le moins qu'on puisse en dire.
Prenons l'entrée des trois nouveaux pays dans le Marché commun par exemple. Les sections espagnole, grecque et portugaise du Secrétariat Unifié la combattent. La section française, après un bref moment d'hésitation, a décidé de s'en accommoder, en étant seulement solidaire des sections portugaise ou espagnole. S'agit-il donc de quelque chose d'acceptable en-deçà, et inacceptable au-delà des Pyrénées ? Que peut-on penser d'une position juste d'un côté de la frontière et pas juste - ou, disons, moins juste - de l'autre côté ?
Les positions prises par le Secrétariat Unifié engageant ses sections espagnole, grecque ou portugaise ne nous semblent en tous les cas pas justes. L'entrée ou pas de ces pays dans le Marché commun ne changera rien ni pour les travailleurs des pays qui sont déjà dedans, ni pour les nouveaux venus. Par contre, une campagne contre l'entrée de ces derniers dans le Marché commun va dans le sens des préjugés nationalistes des deux côtés des Pyrénées.
En quoi le fait que le gouvernement espagnol décide de ne plus demander l'adhésion de l'Espagne au Marché commun, ou qu'inversement le Parlement d'un des États membres, le Parlement français par exemple, décide de la refuser, pourrait être considéré comme une victoire pour les travailleurs ?
Reste enfin, pour ce qui est des pas en avant des bourgeoisies sur le chemin de « l'intégration européenne », l'élection du Parlement européen au suffrage universel. C'est en effet la seule nouveauté des dernières années dans le domaine institutionnel. Le Secrétariat Unifié n'a finalement pas choisi de combattre ce nouveau pas-là, et on le comprend. On ne voit vraiment pas en quoi les révolutionnaires pourraient combattre le fait que le Parlement européen soit élu au suffrage universel plutôt qu'il soit tout simplement désigné par les Parlements nationaux, comme il l'a été tout au long de ses quelque vingt ans d'existence antérieure.
Alors, lorsque Daniel Bensaïd reproche à nos positions « d'émousser l'un des versants de notre bataille : la lutte contre le supranationalisme bourgeois et contre la social-démocratie qui s'en fait le relais actif au sein du mouvement ouvrier », on se demande bien quelles ont été ces fameuses batailles que nous aurions négligées alors que la LCR, elle, les aurait menées ?
Par contre, nous voyons très bien les inconvénients des ambiguïtés des positions des camarades du Secrétariat Unifié.
D'abord en ceci qu'elles contribuent à faire prendre de faux combats pour des vrais, alors que les travailleurs n'ont pas à combattre le libre échangisme des bourgeois tel que ces derniers le pratiquent dans le Marché commun, plus que le protectionnisme. Plus est grand le vacarme des partis réformistes ou staliniens, dont c'est une politique constante que de diriger leurs coups contre tel ou tel aspect du capitalisme et jamais contre le capitalisme lui-même, plus il est important que les révolutionnaires sachent attirer l'attention des travailleurs sur ce qui est essentiel et non accessoire. Il est important en tous les cas qu'ils ne contribuent pas, par des formulations fausses ou seulement ambiguës, à aller dans le sens des illusions entretenues par les grands partis réformistes. Pour ce qui est des travailleurs influencés par le PCF, ce dernier répète déjà assez que s'il y a crise et chômage, s'il y a aggravation des conditions d'existence des travailleurs, c'est la faute au Marché commun, pour qu'il soit nécessaire pour les révolutionnaires de se démarquer absolument de ce genre de balivernes, qui constituent une façon de dégager la responsabilité du capitalisme. Et pour ce qui est des travailleurs influencés par la social-démocratie, plus « supranationale », ce n'est pas en ayant l'air d'aller dans le sens des arguments fallacieux du P. C. F. qu'on les convaincra.
D'autre part, nous sommes dans une période où, manifestement, la conscience de la classe ouvrière n'en est pas au point de voir clairement que le véritable choix qui concerne son avenir est en la matière entre les États-Unis socialistes d'Europe d'une part, et toutes les variantes des politiques bourgeoises en Europe de l'autre. Dans ces conditions, et compte tenu du déchaînement nationaliste entretenu notamment par le PCF, combattre prioritairement le Marché commun ou « l'Europe du capital » apparaît, qu'on le veuille ou non, comme une position contre l'Europe d'un point de vue national. Là aussi, cultiver les ambiguïtés, fût-ce pour trouver l'orei1le des mi1itants du P. C. F., se retourne finalement contre les révolutionnaires ou, en tous les cas, contre les idées qu'ils ont à défendre.