Le Secrétariat Unifié en alerte : ce qu'il appelle l' « État ouvrier » cubain est-il en voie de dénaturation ?14/10/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/10/68.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Le Secrétariat Unifié en alerte : ce qu'il appelle l' « État ouvrier » cubain est-il en voie de dénaturation ?

Le débat en cours à propos de la nature actuelle de Cuba dans la presse du Secrétariat Unifié de la IVe Internationale reflète partiellement des discussions sur le même sujet au sein de certaines de ses sections.

Lorsqu'en 1960 les dirigeants de l'organisation qui s'intitule aujourd'hui le « Secrétariat Unifié de la IVe Internationale » avaient proclamé que le nouvel État cubain était un État ouvrier, ils reconnaissaient eux-mêmes que la révolution dont il était issu n'avait pas connu d'organes de démocratie ouvrière, c'est-à-dire que le prolétariat ne s'était pas manifesté de façon autonome. Comme tous ces « États ouvriers » conçus sans révolution ouvrière, Cuba reçut alors de la IVe Internationale une mention particulière, en l'occurrence celle « d'État ouvrier à déformation bureaucratique » qui devint ensuite « à déformation bureaucratique grave », et enfin (dans un article de Livio Maïtan du 25 février 1979 paru dans lnprecor N° 54), « à déformation bureaucratique très grave ». Il faut remarquer que « gravement » ou « très gravement déformé », cet État ouvrier cubain est néanmoins placé par les dirigeants du SU en tête de toutes les variétés d'États ouvriers dégénérés ou déformés actuels.

En effet, selon l'échelle de la classification prolétarienne du SU, il existe aujourd'hui sur la planète d'abord un État ouvrier dégénéré, l'URSS actuelle, le moins ouvrier de tous les États ouvriers ; ensuite des États ouvriers « déformés » (qui se sont constitués sous la direction de dirigeants staliniens qui ont marqué d'emblée de leur empreinte déformante la prise du pouvoir en Yougoslavie ou en Chine par exemple) ; et enfin avec l'État ouvrier cubain, un État ouvrier original, « sui generis », qui a bénéficié du fait que Castro n'était pas un stalinien mais un simple bourgeois libéral exempt des déformations bureaucratiques staliniennes. Cet heureux hasard conjugué avec les nécessités de la révolution permanente, selon le SU, fit (selon un article de Livio Maïtan faisant le point sur Cuba en 1975 auquel il prie ses lecteurs de se référer en 1979) que « la IVesuper0 Internationale a adopté face à la direction cubaine une attitude qualitativement différente de celle adoptée face aux directions d'autres États ouvriers, en n'inscrivant pas dans son programme la lutte pour une révolution politique anti-bureaucratique, ni la construction d'une direction alternative ». En 1975, quinze ans après la révolution castriste, Maïtan concluait qu'aucun changement qualitatif n'étant survenu dans la nature de l'État cubain, la IVe Internationale confirmait l'orientation politique qui fut la sienne en 1959-60, à savoir : le renoncement total à une politique autonome des trotskistes cubains et à la construction d'un parti révolutionnaire prolétarien, leur dissolution volontaire dans le parti unique fondé après 1960, se bornant à revendiquer le droit à l'existence légale de la tendance trotskiste au sein de ce qu'elle appelait la légalité de l'État ouvrier en saisissant toutes les occasions « d'influencer politiquement la direction castriste ».

Aujourd'hui, si vingt ans après la naissance de l'État cubain débat il y a, il n'est pas question de remettre en cause cette analyse. Pour les différents rédacteurs, Cuba reste bel et bien un État ouvrier. La seule question est de savoir si l'État ouvrier cubain « à déformations bureaucratiques » aurait ou non atteint, au bout de vingt ans, un stade de « cristallisation bureaucratique » tel qu'il deviendrait un « État ouvrier dégénéré », ce qui, pour ces militants, impliquerait un changement radical dans la politique du SU à l'égard de Cuba, même si ça ne change pas grand-chose pour Cuba !

Au travers des différents articles publiés dans Inprecor / Intercontinental Press (version française de la revue politique officielle du SU), il semble que ce soit à propos de l'intervention cubaine en Afrique que des divergences d'appréciation apparaissent au sein du SU : entre les dirigeants du Socialist Workers Party américain d'un côté qui n'y voient qu'une politique d'extension de la révolution internationale (cf. le texte de Joseph Hansen publié dans lnprecor du 21 septembre 1978 et le discours à la jeunesse du SWP de Jack Barnes, l'actuel secrétaire du SWP, publié dans lnprecor du 24 mai 1979) ; et des dirigeants de sections européennes de l'autre côté qui considèrent que l'intervention cubaine en Afrique s'aligne purement et simplement sur la politique de coexistence pacifique de l'URSS, et du même coup renonce à tout rôle révolutionnaire (cf. articles de Claude Gabriel et de Livio Maïtan dans lnprecor des 21 septembre 1979, 24 mai 1979 et 6 juin 1979). Pour ces derniers rédacteurs, l'engagement cubain en Afrique représenterait un tournant notoire de la politique internationale de la direction castriste et serait révélateur d'une accélération du processus de bureaucratisation de l'État cubain. Ils voient même, pour certains d'entre eux, dans la présence de quelques dizaines de milliers dé Cubains en Afrique, un facteur concret de différenciation sociale à Cuba, pouvant faire basculer l'État ouvrier cubain du stade d'État ouvrier « à déformation bureaucratique » à celui, qualitativement différent selon eux, de la « cristallisation bureaucratique ».

Une grave discussion qui évite l'essentiel

Le plus étonnant dans ce débat au sein du SU est la méticulosité avec laquelle ces camarades guettent aujourd'hui, vingt ans après la révolution cubaine, les signes de dégénérescence de ce qu'ils qualifient d'État ouvrier mais qui, à l'origine, n'a jamais disposé de soviets ni d'organes de démocratie ouvrière quelconques, selon leur propre aveu. A vrai dire, on se demande de quoi ils discutent exactement. On ne peut même pas dire qu'ils discutent du sexe d'un ange, mais tout au plus, vingt ans après, d'une fâcheuse tendance tardive de l'ange cubain à la trans-sexualité.

Dans son article de 1975, antérieur au débat actuel, Livio Maïtan écrivait qu'on pouvait qualifier Cuba d'État ouvrier à « déformation bureaucratique », de la même façon qu'en 1920 Lénine parlait de l'URSS comme d'un État ouvrier à « déformation bureaucratique ». Seulement en 1920 Lénine parlait d'un État issu d'une authentique révolution prolétarienne.

Il est sans doute primordial d'analyser les déformations bourgeoises d'un État ouvrier, s'il s'agit d'un État ouvrier. Mais la question perd nettement de son intérêt s'il s'agit... d'un État bourgeois.

Car qu'est-ce que cet « État ouvrier » sauce SU, qui a été mis en place par une révolution où le prolétariat n'a joué aucun rôle en tant que force indépendante ; où il n'a mis en place aucun organe de pouvoir à lui et, à plus forte raison, ne l'a jamais exercé !

La révolution cubaine mit en branle toute la paysannerie pauvre de l'île, en portant à sa tête des dirigeants intellectuels nationalistes et radicaux. Et l'État qui s'est constitué à partir de la révolution paysanne, cubaine n'est rien d'autre qu'un État bourgeois avec à sa tête la direction naturelle vers laquelle se tourne la paysannerie en l'absence de direction prolétarienne, la petite bourgeoisie intellectuelle nationaliste. C'est un processus analogue qui a porte au pouvoir en Angola ou en Ethiopie des directions nationalistes bourgeoises comme s'accordent à le constater les mêmes dirigeants du SU qui qualifient ces États africains de bourgeois. Comme c'est le même processus qui, il y a quelques mois, a porté la direction sandiniste à la tête de l'État du Nicaragua. Aucun automatisme historique ne peut dispenser le prolétariat de prendre le pouvoir pour que s'instaure... son propre pouvoir d'État, n'en déplaise aux intellectuels qui se contentent de triturer des abstractions et cherchent des substituts au prolétariat. Mais la façon de voir des révolutionnaires prolétariens dont l'objectif est d'organiser leur classe pour qu'elle s'empare du pouvoir et l'exerce est totalement différente de la leur.

Et à Cuba, il n'y eut pas de processus de bureaucratisation, du moins des organes du pouvoir prolétarien, pour la bonne raison que ces organes n'apparurent jamais. Et ce n'est pas en discutant des années après du stade supposé de dégénérescence de ces organes qu'on arrivera pour autant à les faire naître rétrospectivement. Que l'État bourgeois cubain ait pris lui-même un caractère de plus en plus dictatorial, qu'il ait vu au cours des vingt dernières années développer son appareil bureaucratique et policier est une autre question qui n'enlève ni n'ajoute rien à sa nature.

Une urgence bien tardive

Dans son article de février 1979 faisant le bilan actuel de l'État cubain, Livio Maïtan pose la question de la nature actuelle de l'État cubain de la façon suivante : « A la question de savoir s'il existe à Cuba des structures politiques et des organisations de masses propres à assurer une démocratie socialiste véritable, c'est-à-dire l'exercice du pouvoir de décision par les masses avec des confrontations démocratiques effectives sur les grands choix économiques et politiques, la réponse ne peut être que négative. Il est inutile de souligner que l'absence de telles structures démocratiques révolutionnaires a aujourd'hui une signification et une portée beaucoup plus graves qu'au lendemain de la victoire de la révolution en 1959-60 ».

L'existence d'organismes de démocratie ouvrière serait-elle donc moins cruciale au lendemain de la révolution, lorsque les masses étaient mobilisées, lorsque l'existence d'organes de pouvoir prolétarien pouvait seule donner son caractère de classe à la révolution, que vingt ans après ?

C'est là où ce débat au sein du SU prend un caractère tout à fait irréel : pendant vingt ans, l'État cubain se serait accommodé de l'absence d'organes de pouvoir ouvrier sans que ses vertus prolétariennes en soient véritablement affectées. Mais aujourd'hui, par contre, l'absence des mêmes organes de classe lui ferait courir un danger fatal. Et c'est sans doute faute de la moindre explication à cette menace soudaine que Livio Maïtan, « inutile de le souligner », donne à ce phénomène le caractère de l'évidence.

Les camarades de la IVe Internationale officielle nous avaient habitués à découvrir des États ouvriers « déformés », uniques en leur genre, ils nous font maintenant découvrir avec Cuba un phénomène de dégénérescence prolétarienne, sui generis lui aussi, qui aurait couvé pendant deux décennies sans crier gare. On comprend dans ces conditions que les militants du SU guettent avec anxiété le moment où l'État ouvrier cubain fera un « bond qualitatif » en arrière vers le piteux état d'État ouvrier dégénéré qualifié.

Pour ne pas être pris au dépourvu, pour expliquer ce processus tardif de dégénérescence d'un État ouvrier qu'ils ont inventé il y a vingt ans, les dirigeants du SU ne pouvaient faire moins que mettre au point un appareillage théorique suffisamment volumineux pour compenser la minceur des faits. Pour ce faire, ils refont à leur manière l'histoire de la dégénérescence de l'URSS en prenant sur eux d'y distinguer trois phases distinctes, ce que Trotsky pour sa part ne fit jamais. Ce découpage accompli, il ne leur reste plus qu'à caser ce qu'ils croient voir aujourd'hui à Cuba dans une des phases du processus ainsi reconstitué.

Les trois phases de la bureaucratisation

Dans son article de 1975, auquel il se réfère en 1979, Livio Maïtan distingue donc « trois phases » dans le processus de bureaucratisation. La première phase, disons bénigne, serait la déformation bureaucratique inévitable de tout État ouvrier, propre au caractère de la période transitoire, et à laquelle n'échappait pas l'URSS des années 20. Il y aurait ensuite « un type ou phase de bureaucratisation qui représente déjà un phénomène, pour ainsi dire pathologique (...) ». Dans cette phase, précise Maïtan, « les structures politiques ne sont pas si sclérosées, les privilèges si larges et consolidés qu'on doive exclure toute possibilité de renouvellement par des corrections ou des réformes, d'une lutte de l'intérieur pour rétablir la démocratie prolétarienne. » Cette phase de bureaucratisation aurait été, selon lui, celle que l'URSS a traversée, en gros, depuis la mort de Lénine jusqu'à la fin des années 20. Il y aurait enfin la « troisième phase », où la « bureaucratie devenue désormais une véritable caste dominante, a exproprié politiquement la classe ouvrière et les masses laborieuses (...). Dans de telles conditions correspondant à celles de l'URSS à partir des années 30, analysées par Trotsky dans La Révolution Trahie, la classe ouvrière et la paysannerie n'ont d'autre issue que de lutter pour une révolution politique anti-bureaucratique ( ... ). Du point de vue de la stratégie des révolutionnaires, il est décisif justement de déterminer si une société de transition a atteint ou non ce stade de bureaucratisation qui implique un changement radical d'objectifs et de méthodes ».

Si l'on comprend bien, Livio Maïtan situerait donc la victoire déterminante de la bureaucratie en URSS après 1930.

Seulement, jamais Trotsky ne s'est amusé à faire un tel découpage sociologique de la dégénérescence de l'URSS et en particulier n'a jamais parlé de cette « troisième phase » qui autorise Maïtan à ne dater l'expropriation politique de la classe ouvrière qu'à partir des années 1930. Si Trotsky a utilisé un terme spécifique pour désigner la victoire politique de la bureaucratie, ce fut celui de « Thermidor », notion qu'il a pris soin de redéfinir dans une brochure écrite en 1935. Et dans ce texte de 1935, Trotsky situe l'année du commencement du Thermidor soviétique à 1924, l'année de l'écrasement de l'Opposition de gauche qui fit « passer le pouvoir des mains de l'avant-garde révolutionnaire aux mains des éléments les plus conservateurs de la bureaucratie et des sommets de la classe ouvrière ».

Après avoir inventé un découpage de la dégénérescence de l'État soviétique et l'avoir attribué implicitement à Trotsky à titre posthume, Livio Maïtan l'applique ensuite à Cuba. Toute la question pour Livio Maïtan est de savoir si en 1979 Cuba est en passe de franchir cette troisième phase ou pas.

En réalité, une discussion sur le rythme de la dégénérescence de Cuba n'a évidemment aucun sens sans la présence passée ou présente de la classe ouvrière au pouvoir.

Mais dès que l'on suit malgré tout ces camarades sur le terrain de leur propre raisonnement, on s'aperçoit que leurs références historiques et « marxistes » ne sont pas les mêmes que les nôtres. Non seulement nous n'avons pas la même analyse qu'eux sur Cuba, mais pas la même non plus sur l'U. R. S.S., pas la même conception de la révolution prolétarienne, ni même de l'État.

Après tout, aucune espèce d'importance à quelles phases Livio Maïtan découpe un processus « de dégénérescence d'État ouvrier » totalement fictif à Cuba. Mais pour justifier ces jongleries, il revoit à sa façon ce qui s'est passé en URSS et ce qu'avaient à faire les militants révolutionnaires de l'époque. Il est vrai que ce qu'en dit Maïtan cinquante ans après, ne change rien pour l'URSS non plus. Mais tout de même, l'Opposition de gauche regroupée autour de Trotsky n'a jamais attendu une prétendue « troisième phase » bureaucratique pour entamer la lutte politique ouverte contre la bureaucratie stalinienne dès qu'elle s'est manifestée politiquement en la personne de Staline.

Pour Trotsky, la preuve qu'il fallait combattre politiquement la bureaucratie était simplement que cette bureaucratie se manifestait politiquement, qu'elle se battait contre une politique révolutionnaire, avec ses méthodes toutes particulières il est vrai. Et cela était le cas de façon de plus en plus accentuée à partir de 1923. Trotsky n'a pas eu besoin de faire de la sociologie et de découper en tranches plus ou moins arbitraires le processus de bureaucratisation pour fixer, dès cette époque, des objectifs de lutte politique révolutionnaire contre la fraction stalinienne. Car cette façon de découper les processus historiques en stades successifs pour justifier ses propres prises de positions politiques n'a jamais rien eu à voir avec l'analyse marxiste.

Un nouveau concept marxiste : « la cristallisation bureaucratique »

Non seulement Livio Maïtan réinterprète l'histoire, mais les notions qu'il utilise pour décrire le passage d'une phase bureaucratique à une autre n'ont qu'un lointain rapport avec le marxisme. Pour caractériser l'U. R. S.S.,

Trotsky se contentait dans ses analyses de la notion de bureaucratisation. Livio Maïtan préfère utiliser un nouveau concept, affiné, celui de « cristallisation bureaucratique ». Cette notion est-elle plus « opératoire » ? Permet-elle de mieux cerner, par exemple, la réalité de cette « troisième phase bureaucratique » ? C'est à voir.

Selon Livio Maïtan, la « troisième phase » de bureaucratisation passerait par un « bond qualitatif », ce qu'il appelle la « cristallisation bureaucratique ». Et c'est la nature « qualitative » de ce bond qui inciterait les dirigeants du SU à changer du tout au tout leur politique.

Seulement, Livio Maïtan se garde bien de préciser de quelle nature est ce bond, ou si l'on veut, de quelle nouvelle qualité il s'agit là. Bien sûr, Trotsky se posait régulièrement la question de savoir si le renforcement de la bureaucratie en URSS ne donnerait pas lieu, un moment ou l'autre, à un changement qualitatif dans la nature de l'État ouvrier. Mais pour Trotsky, un tel changement ne pouvait être qu'un changement dans la nature de classe de l'État, c'est-à-dire, en termes concrets, d'une contre-révolution bourgeoise. Et tant que cette contre-révolution n'avait pas eu lieu, Trotsky ne pensait pas nécessaire, ni utile à la compréhension du phénomène stalinien, au contraire, de changer sa définition de l'URSS comme État ouvrier dégénéré.

La nouvelle notion élaborée par le SU de « cristallisation bureaucratique » est en réalité imprécise et indéterminée. Elle lui permet surtout de masquer la nature de classe véritable de l'État cubain, en sous-entendant que les choses risquent de changer du tout au tout à Cuba... mise à part sa nature ouvrière, par respect pour l'analyse passée du SU sans doute.

Et comme, finalement, Livio Maitan ne sait pas trop ce qui change « qualitativement » avec cette fameuse cristallisation bureaucratique, il n'est pas étonnant qu'il éprouve une certaine difficulté à trouver un critère objectif pour juger du moment où elle a lieu. Pour Livio Maïtan, « le problème est de savoir (...) si la bureaucratie est devenue ou non une véritable couche sociale cristallisée, détachée de la classe ouvrière et des autres couches travailleuses, si elle est désormais conditionnée essentiellement par la volonté de défendre par tous les moyens ses positions de pouvoir et de privilèges ».

Mais quelle est la différence entre la bureaucratie « cristallisée » et celle qui ne l'est pas encore ? Maïtan n'en dit pas grand-chose. En vérité, et la différence de nos appréciations porte ici encore plus sur l'analyse de la bureaucratie ouvrière en général que sur celle de l'État cubain lui-même, avant d'être une « véritable couche sociale cristallisée », la bureaucratie n'est-elle pas conditionnée essentiellement par la volonté de défendre par tous les moyens ses positions de pouvoir et de privilèges ? N'es-tce pas même le propre de toute bureaucratie, syndicale ou politique, quelle que soit son importance numérique ?

Alors, quel est finalement le critère qui permet de se rendre compte du passage d'un état bénin de bureaucratisation au stade fatal de la cristallisation bureaucratique ? Livio Maïtan ne le dit pas. Il estime en effet qu'en 1979 nous ne pouvons pas répondre à la question de savoir s'il y a une cristallisation bureaucratique de cette sorte à Cuba, qu'il « ne faut pas être fataliste », qu'il faut « attendre que la pratique tranche ». « Nous ne disposons pas pour l'instant, ajoute-t-il, de tous les éléments analytiques nécessaires. Cette carence concerne notamment un point crucial : la portée des privilèges bureaucratiques ».

Le nouveau critère de jugement devient maintenant la « portée » des privilèges bureaucratiques. Mais comment mesurer cette « portée » ? Et de quelle « portée » parle-t-on ? La valeur absolue des privilèges n'a toujours eu sur le plan social et politique qu'une portée relative. De petits privilèges dans une situation de grande pénurie, par exemple, peuvent avoir une plus grande « portée », disons « bureaucratique », que des grands privilèges dans une société d'abondance relative. Il ne reste plus à Maïtan qu'à mesurer la « portée » de ces privilèges... à la cristallisation bureaucratique qu'elle entraîne, et réciproquement. A ce petit jeu-là, on comprend que les dirigeants du SU aient eu dans le passé et auront dans l'avenir tout le loisir voulu pour diagnostiquer à leur convenance le naufrage bureaucratique de l'État cubain.

Le s.u. en quête d'un guide révolutionnaire de rechange ?

En vérité, toute cette discussion au sein du SU, ne vise pas à soumettre l'analyse de l'État cubain faite par la direction du SU à l'épreuve des faits, à supposer que ce soit là la préoccupation de ces camarades.

Tous les dirigeants du SU sont d'accord sur leur analyse passée de l'État cubain. La discussion qui se déroule actuellement consiste seulement à aligner un certain nombre d'arguments et de critères théoriques à géométrie variable pour savoir si vingt ans après, l'État cubain mérite encore leur sollicitude politique.

La seule chose que l'on peut d i re, c'est qu'à cet égard, certains dirigeants européens du SU semblent un peu plus prévoyants que ceux de la section américaine qui, pour sa part, ne se départit pas de sa foi de charbonnier envers la plupart des faits et gestes de la direction castriste. Il faut dire que les sections européennes furent moins impliquées pratiquement et organisationnellement dans le soutien à Fidel Castro, et que leur reconversion éventuelle, si besoin est, sera plus facile, arguments théoriques ou pas à l'appui.

Mais tout ce petit marchandage théorique, vingt ans après la révolution cubaine, a quelque chose de dérisoire. Les dirigeants du SU font comme s'ils voulaient sortir de ce débat des garanties théoriques qui leur assureront que c'est bien l'État cubain qui est en passe de renier avec ingratitude le certificat de baptême prolétarien que lui délivra la IVe Internationale en 1960, et non les dirigeants de la prétendue IVe Internationale qui s'étaient trompés d'eau bénite.

Les plus prudents parmi les dirigeants européens comme Livio Maîtan, attendent que « la pratique tranche », et que les signes du mal bureaucratique fatal soient plus évidents.

Les plus audacieux découvrent que l'intervention cubaine en Afrique possède des facteurs objectifs de bureaucratisation accélérée et pressent ceux qui ne voient toujours rien venir du côté de la « cristallisation bureaucratique », d'en convenir.

Mais si, à leurs yeux, la merveilleuse direction castriste faillit à son rôle d'exemple pour le prolétariat mondial, nous ne doutons pas de l'ingéniosité des différents dirigeants du SU pour rallier de nouvelles directions qu'ils considéreront comme objectivement prolétariennes. Vingt ans après sa naissance, le régime castriste est sans doute moins susceptible d'entretenir l'enthousiasme des militants des sections du Secrétariat Unifié de la IVe Internationale.

Le régime sandiniste du Nicaragua est-il, bien malgré lui, en passe de prendre le relai ?

Les analyses que fait le SU du régime sandiniste semblent le montrer. Mais le nouveau guide révolutionnaire des dirigeants des sections du SU pourra-t-il garder cette auréole pendant vingt ans, comme le régime castriste ? C'est une autre affaire.

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