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Le Parti Communiste Italien, du polycentrisme de Togliatti à la « troisième voie » de Berlinguer
Le coup de force du général Jaruzelski en Pologne, au mois de décembre, a été l'occasion pour la direction du Parti Communiste Italien de marquer ses distances avec l'URSS d'une façon qu'elle a voulu spectaculaire. Elle ne s'est pas bornée à quelques condamnations du coup de force qu'elle aurait d'ailleurs pu facilement faire sans mettre en cause les dirigeants de l'URSS. Elle a condamné le « modèle soviétique », le « socialisme réel » des pays de l'Est. Elle a même cherché à donner à sa condamnation une justification politique et historique marquant qu'elle ne correspond pas à un désaccord circonstanciel mais au fait que la politique du PCI n'a rien de commun avec celle des partis communistes au pouvoir en Europe de l'Est et en URSS.
Les déclarations du PCI ont entraîné, en retour, une riposte violente des dirigeants russes qui, par le biais de la Pravda, ont qualifié de « blasphématoire » à l'égard de l'URSS l'attitude des dirigeants du PCI. Mais cette riposte était sans doute escomptée par la direction du PCI. Car elle est venue donner à sa prise de position un aspect de rupture complète qu'elle recherchait de toute évidence.
Le terme d'une évolution politique
Par la volonté de la direction du PCI cette réaction au coup de force polonais semble marquer une étape dans l'évolution déjà longue des relations entre le PCI et l'URSS. Car le Parti Communiste Italien, le plus fort Parti Communiste d'Europe occidentale, est aussi le premier qui, sous la direction de Togliatti en 1956, commença à affirmer son autonomie par rapport aux dirigeants russes en déclarant que le mouvement communiste devait fonctionner selon le principe du « polycentrisme », indiquant par ce terme que chaque parti devait mener et déterminer seul sa propre politique dans le cadre national.
Depuis, le PCI a renouvelé de façon constante ce type de prise de position. Le conflit sino-soviétique en 1960-62 lui fournit ainsi l'occasion de marquer son autonomie à l'égard de l'URSS. En 1964, juste avant sa mort, Togliatti réaffirma dans un texte faisant figure de testament politique la nécessité du « polycentrisme », en assortissant cela de critiques sur le régime intérieur des pays de l'Est et notamment sur les lenteurs de la « déstalinisation ». En 1968, l'occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques fut encore pour le PCI l'occasion d'une condamnation sévère de la politique menée à Moscou. En 1977, Berlinguer réaffirma encore ses critiques dans un discours tenu à Moscou même à l'occasion du soixantième anniversaire de la Révolution d'Octobre, discours qui lui valut la froideur de ses hôtes et des compliments pour son « courage » de la part d'hommes politiques marquants de la bourgeoisie italienne comme Ugo la Malfa. En 1979 le PCI condamna encore durement l'intervention russe en Afghanistan. Enfin, la récente prise de position sur la Pologne illustre la volonté du PCI de marquer encore plus nettement ses distances avec l'URSS que par le passé.
Chacune de ces prises de position du PCI obéissait bien sûr dans chaque cas à des préoccupations politiques immédiates. Mais ces préoccupations n'étaient au fond que la manfestation d'une tendance plus puissante et plus profonde.
Le Parti Communiste Italien, obéissant sans discussion à Staline en 1945, fait aujourd'hui non seulement figure de parti social-démocrate bien national, mais tient à affirmer politiquement qu'il n'a pas et ne veut pas avoir de liens particuliers avec l'URSS et que ce qui faisait son originalité appartient aujourd'hui à une époque révolue.
Comme tous ses semblables du mouvement stalinien, le PCI tire son originalité de sa lointaine adhésion à la Révolution Russe et à l'Internationale Communiste. Comme tous ses semblables encore, il est devenu stalinien avant d'être devenu véritablement un parti révolutionnaire. Mais, contrairement à l'évolution du PCF par exemple, le PCI a vécu la dégénérescence de l'URSS et la stalinisation de cette fraction du mouvement ouvrier qui avait adhéré à l'origine au communisme, en tant que parti pourchassé, détruit, dans l'Italie fasciste. En tant que parti dont l'appareil subsistait pour l'essentiel dans l'émigration, et dont la direction tantôt vivait à Moscou, tantôt exécutait les basses oeuvres de la bureaucratie dans l'appareil de « l'internationale » stalinienne ou en Espagne ou ailleurs.
Autant dire que ce qui restait donc du PCI était dressé à l'obéissance à la bureaucratie russe. Mais les conditions changèrent lorsque, avec la chute du fascisme et la fin de la guerre, le PCI retrouva une assise de masse en Italie même. Cette assise de masse retrouvée sous l'étiquette « communiste » certes, et sous la haute autorité de Staline, était celle d'un parti « national », « démocrate », « républicain » - et encore pas de façon farouche comme le prouve l'acceptation par Togliatti du gouvernement du monarchiste Badoglio en 1944 - par opposition au fascisme.
L'Italie avait connu sa période de « libération ». Le PCI avait apporté son soutien à la Démocratie Chrétienne pour mettre en place le système politique italien que l'on sait, avant d'être congédié par la bourgeoisie, comme partout ailleurs en Europe occidentale.
Mais chassé du gouvernement, le PCI est resté dans la place aux niveaux subalternes.
Le Parti Communiste Italien devint un parti gestionnaire de municipalités, de coopératives, un parti profondément implanté par le biais de la bureaucratie syndicale de la CGIL - la CGT italienne - un parti ressemblant par bien des traits au Parti Socialiste Italien d'avant le fascisme, parti réformiste s'il en fut.
Depuis 1945, cette assise de parti social-démocrate du PCI n'a fait que se développer. Sa croissance électorale lui a permis de se trouver gestionnaire d'un nombre de plus en plus grand de municipalités et, à partir de 1970 et de la régionalisation de l'Italie, à la tête de régions entières. Le système politique italien lui a permis au niveau du Parlement une intégration poussée au système, à l'élaboration des lois, à la vie législative, tout en restant en dehors des gouvernements.
Cette importante assise nationale de parti gestionnaire de la société capitaliste fait d'ailleurs du Parti Communiste Italien un parti qui, bien plus encore que son homologue français, vit dans l'aisance matérielle grâce aux importants subsides que cette implantation, par de multiples canaux, lui fournit.
Mais le PCI n'en a pas moins gardé des liens avec la bureaucratie russe. Des liens matériels d'abord ; comme les autres partis staliniens, le PCI tirait - et tire encore - une partie de ses subsides de la bureaucratie russe, des sociétés de commerce international avec les pays de l'Est qu'il possède et qui bénéficient de contrats privilégiés. Mais des liens politiques aussi ; et ces liens n'étaient pas seulement les habitudes d'obéissance de la poignée de bureaucrates restés dans l'émigration jusqu'en 1944. L'affirmation des liens du PCI avec l'URSS entretint pendant toute une période auprès d'une fraction de la classe ouvrière un prestige et une image de parti ouvrier radical sinon révolutionnaire.
Les dirigeants du PCI ont certes cherché à concilier ces deux sources dans une certaine
Les tentatives d'une alternance sans le PCI
L'existence d'un PCI influent, dominant la gauche et le fait qu'il ne puisse pas être accepté dans les combinaisons gouvernementales, pose évidemment et de longue date, des problèmes pour le bon fonctionnement du parlementarisme italien. L'absence d'une alternance politique contribue à enlever le minimum de crédibilité nécessaire a ce que les élections et le jeu parlementaire puissent tromper le peuple. La Démocratie Chrétienne reste depuis 1945 le principal parti au pouvoir, avec une continuité en fait presque absolue malgré les crises gouvernementales à répétition. La répétition des scandales à propos de la gestion démocrate chrétienne, notamment, a contribué à discréditer tout le système politique. Les habitudes clientélaires de la Démocratie Chrétienne ont fait de l'appareil d'État italien un appareil que la bourgeoisie estime peu efficace dans la gestion et la défense de ses intérêts.
Face à cette situation, on assiste depuis quelques années à la tentative d'une partie des forces politiques de réaliser, sinon une alternative réelle à la Démocratie Chrétienne - celle-ci est impossible sans le PCI - du moins une sorte de semi-alternance. La Démocratie Chrétienne a été dessaisie de la présidence de la République pour la première fois. Celle-ci a été confiée au socialiste Pertini. Au niveau des coalitions gouvernementales, l'arithmétique parlementaire continue d'imposer des coalitions de centre-gauche, incluant Démocratie Chrétienne, républicains du PRI, sociaux-démocrates du PSDI, socialistes du PSI, ou bien « pentapartites », c'est-à-dire élargies sur la droite au petit parti libéral PLI. Mais, pour la première fois aussi depuis 1945, la présidence du Conseil est revenue dans le gouvernement « pentapartite » mis en place en 1981, au républicain Spadolini et non à un démocrate-chrétien.
La concurrence du PSI
Depuis plusieurs années, notamment sous l'impulsion de son secrétaire général Bettino Craxi, le PSI cherche à tirer son épingle du jeu entre Démocratie Chrétienne et PCI. De 1976 à 1979, le PSI avait refusé toute participation gouvernementale allant au-delà de ce qui était accepté de la part du PCI, obligeant la Démocratie Chrétienne à trouver dans les gouvernements de « solidarité nationale » une forme de collaboration avec le PCI. Mais depuis 1980, le PSI a fait volte-face et participe de nouveau aux coalitions gouvernementales, isolant le PC, au nom d'une ligne politique dite de la « gouvernabilité ».
Les tentatives de créer une apparence d'alternance à la tête de l'État trouvent ainsi un relais dans le Parti Socialiste de Craxi et dans ses tentatives de s'affirmer comme une troisième force politique offrant finalement la seule alternative réaliste dans le cadre d'un système où le PCI n'est pas admis à participer au gouvernement. Craxi cherche à appuyer cette stratégie en obtenant qu'après le républicain Spadolini ce soit lui-même qui obtienne la présidence du Conseil. Il cherche ainsi à affirmer la crédibilité politique de son parti et plaide pour un rééquilibrage de la gauche italienne aux dépens du PCI et à son profit, en se servant d'ailleurs comme argument du succès de l'opération Mitterrand en France.
Mais le plus grave pour le PCI est que cette offensive politique de Craxi semble rencontrer quelques succès. Un certain nombre de résultats électoraux partiels ont témoigné d'une remontée du PS, et le PCI craint la menace de celui-ci de provoquer des élections législatives anticipées, censées devoir ouvrir à Craxi le chemin de la présidence du Conseil.
Si le PCI a pu jusqu'en 1976 gagner des voix sur sa droite en apparaissant comme le parti d'une possibilité de changement, il semble qu'il lui soit difficile de les garder alors qu'il reste isolé dans l'opposition et qu'il a à faire face à la concurrence d'un autre parti réformiste, celui de Craxi, qui a sur lui l'avantage d'être admis sans problème dans les allées du pouvoir, et de n'être pas suspect aux yeux de la bourgeoisie d'avoir des liens avec l'URSS ou d'exprimer un certain nombre de traditions de combativité ouvrière.
Car sur le plan électoral, le PCI n'est pas simplement revenu à la situation d'avant 1976. De 1976 à 1979, années où le PCI soutenait les gouvernements de « solidarité nationale » ni plus ni moins que le PSI, les électeurs du PC ont pu voir qu'au fond, la politique du PCI et celle du PSI n'étaient pas différentes. Cela donne sans doute auprès de bon nombre d'électeurs un certain poids aux arguments de Craxi appelant à « voter utile » en votant pour lui plutôt que pour un PCI voué de toute façon à rester dans une opposition sans espoir.
La « troisième voie » de Berlinguer
C'est l'ensemble de ce contexte politique qui transparaît dans la façon dont la direction du PCI a cherché à prendre position sur la question polonaise et dans le relief qu'elle a voulu donner à cette prise de position.
Selon la résolution du PCI, publiée le 30 décembre dernier par son quotidien l'Unita, « il faut prendre acte du fait que même cette phase de développement du socialisme, qui commence avec la Révolution d'Octobre, a épuisé sa force motrice, de la même manière que s'est éteinte la phase qui vit la naissance et le développement des partis socialistes et des mouvements syndicaux nés autour de la deuxième Internationale » .
A vrai dire, l'époque sur laquelle les dirigeants du PCI voudraient ainsi tourner la page n'est pas tant celle de la Révolution d'Octobre et de sa « force propulsive ». Cela fait longtemps que Staline, aidé d'ailleurs de Togliatti, et ses successeurs, se sont faits les fossoyeurs de l'une et de l'autre. L'époque à laquelle les dirigeants du PCI voudraient mettre un point final est celle où leur parti semblait malgré tout rester lié de façon privilégiée à l'URSS.
La direction du PCI veut en quelque sorte larguer les dernières amarres et indiquer clairement que ni le nom, ni l'origine historique de son parti n'impliquent aujourd'hui, à ses yeux, une signification particulière. Et la même résolution adoptée par le PCI en tire les conséquences, en déclarant que celui-ci « entend maintenir des rapports normaux avec tous les partis communistes de la même manière qu'avec toute autre force socialiste, révolutionnaire et progressiste, sans lien particulier ou privilégié avec aucun d'entre eux et sur une base d'autonomie de pensée et d'action politiques, sans lien idéologique ou organisationnel » .
Le PCI met donc aujourd'hui sur un même plan ses rapports avec les autres partis communistes et ceux qu'il peut avoir avec, par exemple, le parti social-démocrate allemand d'Helmut Schmidt ou le Parti Socialiste de Mitterrand, au nom de ce que Berlinguer appelle un « nouvel internationalisme », et qui tient plutôt... du nationalisme.
Répondant aux critiques formulées par le chef de file de la tendance pro-soviétique du parti, Armando Cossutta, Berlinguer a essayé de préciser la fumeuse notion de « troisième voie » sur laquelle est selon lui engagé le PCI. Cette « troisième voie » ne serait ni la voie social-démocrate empruntée par exemple par le SPD allemand ou le parti travailliste britannique, ni la voie du « modèle soviétique », du « socialisme réel » tel qu'il existe en URSS ou en Pologne.
Emprunter cette « troisième voie » serait aujourd'hui possible, dit Berlinguer, justement parce que le mouvement ouvrier serait entré dans une « troisième phase », laquelle , précise-t-il, fait référence « à l'expérience historique et donc aux deux précédentes phases qu'a connues le mouvement ouvrier européen. La troisième voie n'est possible qu'en référence à cette troisième phase » .
La « troisième voie » doit conduire sur le plan politique à surmonter la division entre partis socialistes et communistes, division dépassée par l'histoire, affirme donc Berlinguer. En même temps, elle évoque à l'usage des militants du PCI et de leurs sentiments traditionnels, l'idée que la « voie italienne vers le socialisme » que prétend emprunter le PCI ne serait ni inféodée à l'URSS, ni inféodée à l'impérialisme.
On le voit, la « troisième voie » chère à Berlinguer contient en même temps une réponse implicite du PCI à la stratégie et à la concurrence du Parti Socialiste et de Craxi ; si la politique du PCI est un « dépassement » de la division entre partis socialistes et communistes, les attaques de Craxi contre le PC n'ont aucun sens politique. Si le PCI n'a plus de lien avec l'URSS, un des principaux reproches du PSI qui, lui, fait profession d'atlantisme, tombe.
Il y a ainsi dans la « troisième voie » de Berlinguer la volonté de couper l'herbe sous le pied d'un concurrent politique qu'il estime dangereux. Mais il est révélateur justement que, pour répondre à son concurrent social-démocrate, le PCI cherche à apporter la preuve démonstratrive de la rupture de ses liens avec l'URSS. Car au fond, la concurrence du PSI n'est pas seulement l'expression des ambitions politiques de Craxi.
Les deux partis sont concurrents pour conquérir la même base sociale et le même électorat, au nom d'une politique social-démocrate similaire, c'est-à-dire au nom de la même ambition suprême de gérer les affaires de la bourgeoisie, de lui offrir une équipe de rechange « à gauche ». Seulement le PCI a quelque raison de craindre - ne serait-ce que l'exemple français à l'appui - que le PS soit plus crédible sur ce terrain et finisse par grignoter ses positions, au moins électorales. (Que cette crainte soit fondée ou non, c'est encore autre chose).
Au fond, la pression concurrente du PSI n'est que l'expression politique d'une pression sociale bien plus profonde ; celle qui vient de la bourgeoisie italienne. Celle qui vient de l'implantation du PCI, à tous les niveaux, dans la gestion de la société capitaliste et qui lui fait sentir que, s'il veut vraiment être admis à part entière, jusqu'au niveau gouvernemental, à gérer les affaires de la bourgeoisie, il doit choisir de se débarrasser des dernières amarres matérielles, politiques et historiques qui le rattachent encore à la bureaucratie russe.
C'est face à cette pression que Berlinguer a choisi d'être et qu'il s'est montré, d'ailleurs, un digne continuateur de Togliatti qui, dès 1956, saisissait l'occasion du vingtième Congrès du PCUS et des événements de Hongrie pour engager son parti sur la voie de l'autonomie à l'égard de Moscou.
Du chemin a été parcouru depuis 1956. Ce que Togliatti appelait alors simplement « polycentrisme » s'appelle maintenant « troisième voie » et dépassement de « la force propulsive de la Révolution d'Octobre ». Mais la progressivité et la lenteur de l'évolution du PCI, commencée il y a bien longtemps, apparue publiquement il y a maintenant vingt-six ans, témoigne aussi des difficultés qu'elle rencontre, notamment au sein de l'appareil du parti lui-même.
La force d'inertie de l'appareil
Sans doute, l'appareil du Parti Communiste Italien, comparativement à celui de son homologue français, est relativement jeune. La période fasciste l'a relégué dans l'immigration au moment où le PCF, lui, affirmait un poids de premier plan dans la bureaucratie ouvrière. Très stalinien sans doute dans l'immigration, mais en même temps peu important, cet appareil s'est étoffé plus encore que l'appareil du PC français par des cadres venus lors de la période gouvernementale de 1944-47, ou après. Mais il ne s'en appuie pas moins sur des hommes, sur des générations de militants qui ont été éduqués dans un esprit de fidélité à l'URSS, ou plutôt à la bureaucratie. Les dirigeants du PCI depuis 1956 se sont montrés certes soucieux de distendre, petit à petit, leurs liens avec la bureaucratie. Mais ils ont aussi et surtout fait tous leurs efforts pour que cette marche du PCI se fasse sans rupture et sans heurt dans l'appareil.
Car cet appareil de militants, estimés au nombre d'environ 100 000 parmi les 1 500 000 adhérents que compte le PCI, risquait de ne pouvoir accepter sans difficulté que l'URSS, « patrie du socialisme » hier, devienne l'objet de critiques, voire d'hostilité de la part de leur parti.
Les dirigeants du PCI ont eu et ont toujours à tenir compte de cette force d'inertie de leur appareil. Et ils doivent la concilier avec la force centrifuge qui s'exerce sur leur parti d'une façon constante et qui les amène depuis vingt-six ans à prendre des distances toujours plus grandes avec la bureaucratie russe. Un des moyens utilisés pour cela par Togliatti, puis par ses successeurs Longo et Berlinguer, a été de permettre dans une certaine mesure l'expression de tendances au sein du parti.
C'est à partir de 1960 que l'on a vu s'exprimer ces « tendances », ou plutôt ces « sensibilités » différentes au sein du parti d'une façon acceptée et même suscitée par la direction. La plus marquante fut la tendance dite « libérale », voire même « social-démocrate » qui s'exprima par la bouche de Giorgio Amendola. Celui-ci lança notamment en 1964 l'idée qu'il fallait construire « un parti unique du mouvement ouvrier dans lequel trouvent leur place les communistes, les socialistes et des hommes ( ... ) qui représentent la continuation de la bataille libérale ». Dans ce but, déclara Amendola, le PCI devait mener une stratégie de réformes utilisant essentiellement le Parlement et les aspects démocratiques de la constitution italienne. Il devait se montrer capable d'intégrer aussi bien « les enseignements de Marx et de Lénine, de Labriola et de Gramsci », que « les autres positions philosophiques et culturelles » . (Passages cités par Giuseppe Mammarella : Le Parti Communiste Italien - 1945-1975).
A cette stratégie à peu près explicitement réformiste exprimée par Amendola, répondit une « gauche » représentée par Pietro Ingrao. Cette « gauche » ne méritait d'ailleurs ce nom que par référence à la tendance d'Amendola. Ingrao opposa à Amendola l'idée que le parti devait s'appuyer fortement sur les luttes de la classe ouvrière et sur l'action syndicale pour asseoir sa force politique. Mais dans la pratique, Ingrao défendait surtout l'autonomie des organisations syndicales àl'égard des partis, et notamment celle de la CGIL àl'égard du PCI qui devait entraîner plus tard la création de syndicats « unitaires ».
Le langage utilisé par Ingrao lui valut une réputation d'homme de gauche de l'appareil. Un certain nombre des compagnons d'Ingrao furent par la suite exclus du parti pour former le groupe du « Manifesto », devenu aujourd'hui le PDUP, tandis qu'Ingrao, lui, rentrait dans le rang. Mais en réalité la « gauche » d'Ingrao et la « droite » d'Amendola ne s'excluaient pas. Amendola exprimait franchement et ouvertement le réformisme politique que la direction du PCI pratiquait mais n'avouait pas et en tirait les conséquences en réclamant la formation d'un grand parti social-démocrate dont le PCI ne serait qu'une composante. Mais Ingrao exprimait aussi à sa façon le désir d'une partie de l'appareil du PCI de prendre une certaine autonomie de parole et d'action, le démarquant de l'image que conservait le Parti Communiste Italien : celle d'un parti fortement stalinien, monolithique et lié à l'URSS. Le point de vue d'Ingrao tout comme celui d'Amendola sous-entendaient chacun que le PCI devait prendre à l'égard de l'URSS des distances bien plus grandes que celles qu'impliquait la simple affirmation par Togliatti de la nécessité d'un - polycentrisme - du mouvement communiste.
Si Togliatti, puis Longo et Berlinguer tolérèrent aussi bien Ingrao qu'Amendola, c'est qu'ils étaient au fond des éclaireurs sur la voie que devait ensuite emprunter le gros de l'appareil. Et par ailleurs, les dirigeants du PCI estimaient sans doute souhaitable de garder ces hommes à la direction, justement pour permettre au PCI de garder en son sein des tendances qui, sinon, seraient peut-être allées grossir les rangs du PSI ou de quelque parti socialiste « de gauche »... ou « de droite ». Mais l'un et l'autre étaient bien au fond l'expression politique de ces forces centrifuges qui s'exerçaient sur le PCI pour l'éloigner de la bureaucratie russe. En leur donnant droit de cité dans le parti, les dirigeants du PCI permettaient aussi qu'un contrepoids s'exerce face à l'inertie propre de l'ensemble de l'appareil.
Quand Napolitano explicite la « troisième voie »
Aujourd'hui, si le qualificatif de « gauche » dans le cas d'Ingrao tient plutôt à la lointaine réputation que cherche à entretenir son leader, la tendance dite « libérale » s'exprime nettement au sein du PCI. Après la mort d'Amendola, c'est Giorgio Napolitano qui fait figure de « leader » de cette tendance. Celle-ci passe pour exprimer au sein du PCI l'état d'esprit des secteurs les plus engagés dans la gestion des municipalités, des régions, dans la vie parlementaire, le « parti des administrateurs » dont le prototype est le Parti Communiste d'Émilie - cette région où le PCI occupe depuis des années une position dominante avec pratiquement 50 % des voix aux élections et qui lui sert d'exemple pour démontrer l'excellence de sa gestion. Certains secteurs de l'appareil syndical et notamment le secrétaire général de la CGIL lui-même, Luciano Lama, seraient à rattacher à cette tendance, ou mieux à cette « sensibilité ».
Aujourd'hui, Giorgio Napolitano se charge de donner des contours plus précis à la formule de la « troisième voie » de Berlinguer. C'est ainsi que Napolitano répondait dans les termes suivants à une question ( l'Espresso du 14 mars 1982) lui demandant de définir le Parti Communiste Italien : « Nous sommes un parti communiste qui a su se rénover fortement et dont la recherche rencontre aujourd'hui celle des différents partis socialistes et sociaux-démocrates qui montrent eux aussi qu'ils veulent se rénover. Le Parti Socialiste Français a resurgi sous la direction de Mitterrand en se caractérisant explicitement comme quelque chose de différent aussi bien de la vieille SFIO que de partis sociaux-démocrates comme le parti allemand. Dans le parti travailliste anglais s'est ouvert un processus de révision contradictoire des positions du passé et s'est produit une scission d'où est issu un parti intitulé, pas par hasard, social-démocrate. (...) Alors ? Alors il faudrait peut-être commencer à parier non en termes de partis socialistes et sociaux-démocrates d'une part et de partis communistes de l'autre, mais de partis de la gauche européenne entre lesquels il y a des traits communs ; mais dont chacun a son expérience historique et ses particularités ».
La « troisième voie », dans la version de Napolitano, a donc incontestablement des contours plus précis que dans la version berlinguerienne. Les références invoquées, allant du PS français au Labour britannique, sont tout simplement les vieux partis socialistes - même quelque peu « rénovés » comme le PS français. Dans la bouche de Napolitano, la « troisième voie » se ramène tout simplement à la première. Et, s'il n'en est pas de même dans la bouche de Berlinguer, celui-ci n'en pense sans doute pas moins, si l'on en croit son empressement à rencontrer ses homologues de la dite « gauche européenne ». Les homologues en question s'appelant par exemple Willy Brandt, leader du SPD allemand, ou François Mitterrand, auprès desquels Berlinguer recherche périodiquement une caution, visant à convaincre l'opinion politique italienne que le PCI n'est au fond que le représentant dans la péninsule d'une option politique du même genre que celle qu'incarnent ces hommes dans leur pays respectif.
Berlinguer pourtant ne peut pas parler d'une façon aussi claire que le fait Napolitano qui joue, tout comme le fit Amendola en son temps, le rôle d'éclaireur sur la voie que cherche à prendre la direction du PCI. Car Berlinguer, lui, se soucie de recueillir le consensus de l'ensemble du parti. Or le Parti Communiste Italien tout comme ses homologues européens, entretient encore a sa façon dans une fraction de la classe ouvrière, le mythe d'un parti « révolutionnaire », ou au moins d'un parti ouvrier combatif et radical. La défense de l'austérité par Berlinguer, ces dernières années, n'a pas été sans laisser un goût d'amertume à ceux des cadres du PCI qui ont eu à affronter de plus près les réactions d'incompréhension ou d'hostilité de la classe ouvrière à cette politique.
Berlinguer, bien sûr, ne veut pas se couper de l'ensemble de l'appareil et des militants du PCI. C'est pourquoi il laisse à un Napolitano le soin d'exprimer que la « troisième voie » n'est rien d'autre que la social-démocratie du SPD allemand ou du PS français. Berlinguer cherche, lui, à donner à cette « troisième voie » des contours plus flous, faisant allusion aux « mouvements de libération » du Tiers-Monde, aux « mouvements progressistes » et autre référence évoquant, de façon confuse, un idéal révolutionnaire dans lequel pourraient se retrouver une fraction des cadres du PCI.
La contestation pro-soviétique d'Armando Cossutta
Aujourd'hui, et ce n'est pas surprenant, Berlinguer a pu sans mal faire l'unité, sur sa condamnation du coup de force polonais, de la « gauche » et de la « droite » historiques de son parti. Mais le plus gros problème pour lui est ailleurs ; il s'agit de faire accepter sa ligne à l'ensemble de l'appareil, à tous ceux qui ont été éduqués dans l'idée d'une fidélité sans faille à l'URSS. Aujourd'hui, les réticences viennent de ceux qui ne se sont pas encore engagés sur la voie ouverte par Togliatti et explorée par les Amendola, les Napolitano ou les Ingrao. Elles viennent, justement, d'hommes du « centre » berlinguerien lui-même. Le seul membre du comité central du PCI à avoir voté contre la résolution de celui-ci sur la Pologne est Armando Cossutta, un homme de ce centre, un homme qui ne s'est jamais engagé, ni avec un Ingrao, ni avec un Amendola mais qui est resté dans l'appareil, s'occupant notamment des entreprises du parti et des sociétés de commerce international que le PCI comme d'autres partis communistes conserve et qui lui servent de financement grâce aux contrats privilégiés avec les pays d'Europe de l'Est.
Cossutta, dans un discours tenu à Pérouse, a affirmé son intention de constituer une tendance dans le parti en vue du prochain congrès de 1983, dénonçant l'attitude du PCI sur l'affaire polonaise et la « déchirure » imposée par Berlinguer au parti par sa rupture avec l'URSS.
Cossutta par sa personne même, témoigne du fait que toute une partie de l'appareil du PCI, éduquée dans la fidélité à l'URSS, fidélité appuyée dans son cas par des liens bien matériels, renâcle à s'engager dans la voie où Berlinguer cherche à engager tout le PCI. Mais l'inconnue qui subsiste est l'ampleur de cette résistance. Au-delà d'ailleurs des pro-soviétiques affichés, il existe dans le PCI, semble-t-il, tout un mécontentement et une inquiétude diffuse pour la politique menée par la direction qui reflètent en partie la réticence devant la politique de soutien à l'austérité gouvernementale et plus généralement devant la disponibilité de la direction du PCI à engager celui-ci dans la tâche de loyal gérant des affaires de la bourgeoisie. Ces réticences saines d'une fraction de la base ouvrière pourraient se sentir à tort représentées par la fraction la plus pro-soviétique de l'appareil. C'est en tout cas visiblement le pari que fait Cossutta aujourd'hui.
Il est trop tôt bien sûr pour juger de l'importance effective que prendra la tendance de Cossutta. Il n'est pas dit d'ailleurs que, en fixant autour d'une orientation pro-soviétique, le malaise diffus d'une fraction du parti, Cossutta rende un si mauvais service à Berlinguer. Si cette tendance existe et se maintient d'une façon minoritaire dans le PCI, elle peut permettre finalement à celui-ci d'éviter la rupture avec le PCI de cette fraction de l'appareil et de la fraction de la classe ouvrière qui pourrait se reconnaître en elle.
En tout cas, ce qui est inconnu aujourd'hui, c'est tout à la fois l'importance que prendra cette tendance et la capacité qu'aura le reste du PCI à la digérer ou à la tolérer. Mais cette tendance existe d'une façon ouverte et témoigne du fait qu'un parti au long passé stalinien comme le Parti Communiste Italien ne s'engage pas unanimement et sans réticence dans la voie que sa direction veut aujourd'hui lui faire prendre.
La prise de position du PCI sur le coup de force polonais permet ainsi de mesurer tout à la fois les raisons du choix fait par sa direction et les difficultés que ce choix implique. Si l'affaire polonaise a fourni un motif, c'est en fait toute la situation du PCI aujourd'hui qui poussait Berlinguer et la direction du PCI à faire un choix.
A travers ce choix, comme d'autres qui l'ont précédé, se concrétise un mouvement de fond poussant le PCI ouvertement depuis 1956 à distendre ses liens avec la bureaucratie russe, pour mieux garder et développer son assise sociale en Italie même. Ce que l'on peut appeler la « social-démocratisation » du PCI apparaît ainsi comme un mouvement irrésistible.
Au sens social sans doute, la « social-démocratisation » du PCI est un fait réalisé depuis longtemps, tout comme celle d'autres partis communistes, le PCF par exemple : au sens où le PCI depuis longtemps est un appareil politique qui s'appuie sur la bureaucratie des syndicats, des communes, des régions, sur son activité parlementaire, et qui en tire d'importants subsides. Au sens politique aussi d'ailleurs, car la politique du Parti Communiste Italien, comme de ses semblables d'ailleurs, est une politique bourgeoise depuis longtemps. Mais le PCI comme les autres partis communistes évolue lentement vers l'affirmation haute et claire de ce qu'ils sont : à cela s'opposent les liens qu'ils conservent avec la bureaucratie russe et la marque que ces liens ont laissée dans l'esprit des militants de ces partis eux-mêmes, et d'une façon générale les traditions politiques que ces partis continuent de représenter auprès d'une fraction de la classe ouvrière. La concurrence politique avec les courants ouvertement sociaux-démocrates dont le PSI est l'exemple oblige le PCI, aussi dans une certaine mesure pour se distinguer, à maintenir et à défendre son image ancienne de parti ouvrier aux objectifs radicaux, sinon révolutionnaires.
Le PCI offre pourtant l'exemple d'un parti communiste où cette « social-démocratisation » au sens politique est allée le plus loin. Et cela résulte en grande partie des choix faits par sa direction. Aux pressions politiques des courants sociaux-démocrates, la direction du PCI a toujours répondu favorablement depuis 1956, comme elle vient de le faire à propos des événements polonais. Sur le plan politique cela lui a d'ailleurs réussi puisque le résultat a été un rapport de forces largement favorable au PCI, relativement au PSI.
En même temps, la direction du PCI a permis à ces courants de s'exprimer dans une certaine mesure à l'intérieur du parti lui-même, fournissant ainsi la démonstration que le PCI était bien ce « parti nouveau » que souhaitait Togliatti, incluant des représentants de toutes les couches sociales et dont la caractéristique serait la « diversité ». « Diversité » qui consiste à admettre en son sein l'expression des tendances les plus ouvertement social-démocrates, les intellectuels libéraux les plus variés, mais qui n'a jamais toléré et qui ne tolère toujours pas l'expression de tendances réellement prolétariennes et révolutionnaires.
Dans le nouveau pas que vient de faire le PCI il y a aussi, comme toujours dans le passé, le souci d'éviter une rupture trop brutale, le souci de faire accepter sans trop de difficultés la nouvelle « ligne » jusqu'à l'arrière-train de l'appareil. L'apparition de la tendance Cossutta montre que cette inertie de l'appareil existe, et que Berlinguer doit en tenir compte. Mais toute la situation politique le pousse, quand même, à faire le pas, malgré le risque que cela comporte de ce côté.
Le malheur pour les dirigeants du PCI, c'est d'abord que leur originalité et ce qui les rend suspects aux yeux de la bourgeoisie, n'est pas seulement ce qu'ils disent, ni leur politique, ni même seulement leurs liens avec l'URSS, mais aussi leurs liens avec la classe ouvrière, mais aussi tout simplement que la bourgeoisie se reconnaît infiniment plus dans la Démocratie Chrétienne et les autres partis mineurs du centre et de la droite que dans un parti comme le PCI. Tant que la possibilité existe de gouverner avec la Démocratie Chrétienne, fut-elle usée, la bourgeoisie préfère encore gouverner avec. Et si des partis plus ou moins de gauche, style Parti Socialiste, permettent de dissimuler l'usure de la Démocratie Chrétienne, ce n'en est que mieux.
Et le malheur aussi pour le PCI, et cette fois-ci pas seulement pour lui, c'est que le jour où la Démocratie Chrétienne, seule ou panachée avec d'autres, deviendra tellement usée et pourrie qu'il sera impossible de gouverner avec, il n'est nullement dit que la bourgeoisie italienne puisse ou même veuille trouver une combinaison intégrant le PC. Car à défaut d'alternance acceptable dans le cadre du système parlementaire, il restera toujours la possibilité à la bourgeoisie de se passer du PC, du Parlement et de tout ce qui va avec, pour accepter comme alternance une dictature militaire ou non.