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Le Parti Communiste d'Espagne à la pointe de l'eurocommunisme, c'est-à-dire de la social-démocratisation
Les débats qui se sont déroulés au sein du Parti Communiste d'Espagne, à l'occasion de son IXe Congrès, à propos du « léninisme », donnent une idée de ce que devaient être les fameuses discussions des théologiens byzantins. En tout cas, celui qui, pour essayer de comprendre le sens de cette discussion, s'en tiendrait aux propos échangés par les partisans et les adversaires de la fameuse « thèse 15 » (affirmant qu'il ne fallait plus définir le PCE comme un « parti marxiste-léniniste », mais comme un « parti marxiste, démocratique et révolutionnaire » ), aurait bien du mal à s'y retrouver.
N'a-t-on pas vu en effet, au cours de ce congrès, le porte-parole de la direction du parti, Simon Sanchez Montero, chargé de répondre aux adversaires de l'abandon de la référence « léniniste », proclamer que « Lénine est le plus grand ! », demander à la salle de se lever et d'acclamer son nom, et affirmer que « l'abandon du mot léninisme ne change réellement rien » . Car si cela ne change rien, on ne voit pas pourquoi le PCE a tenu au déroulement de ce débat spectaculaire, annoncé depuis des mois.
Bien sûr, le IXe Congrès du PCE n'a pas marqué une rupture dans sa politique. Dans la réalité, il y a d'ailleurs bien longtemps que ce parti n'a plus rien à voir aussi bien avec le « léninisme » qu'avec le « marxisme révolutionnaire ». Au moins depuis l'époque du Front Populaire, où il s'est fait le défenseur de l'ordre bourgeois, et durant la guerre civile, le plus efficace agent de la contre-révolution dans la zone républicaine.
L'un des opposants à Carrillo a eu beau jeu, lors de la conférence madrilène du PCE qui a précédé le congrès, de lui rappeler qu'il avait écrit il n'y a pas si longtemps (en 1972, dans sa préface à une édition en langue espagnole des oeuvres Choisies de Lénine) : « Parmi ceux qui critiquent ou condamnent le léninisme, la plupart ont renié aussi sans doute les fondateurs du socialisme scientifique. D'un point de vue ou d'un autre, c'est une chose impossible que de séparer Lénine de Marx et d'Engels, et encore plus de les opposer » . Mais ce serait se tromper lourdement que de croire que le Carrillo de cette époque-là était plus révolutionnaire que celui d'aujourd'hui. Et si le lapsus de Carrillo au congrès, commençant son discours par un retentissant : « Nous, les ex-communistes » , est significatif, c'est avec plus de quarante ans de retard.
D'ailleurs, tout en se déclarant adversaire de l'étiquette « léniniste », Carrillo n'en continue pas moins aujourd'hui, devant les militants de son parti, à se réclamer effrontément de l'héritage des Bolchéviks et de Lénine : « Nous nous considérons les héritiers de ceux qui, dans les difficiles conditions de la Russie de 1917, avec à leur tête Lénine, surent diriger la première révolution socialiste du monde » , « nous n'abandonnons rien qui soit essentiel, qui soit révolutionnaire. Mais le léninisme officiel est aujourd'hui une coquille vide. On a embaumé le cadavre de Lénine, on a embaumé aussi ses idées. Mais cela est anti-léniniste et anti-marxiste. En suivant Lénine, d'accord avec lui, nous revenons aux origines, nous revenons au marxisme révolutionnaire, dans lequel Lénine est inclus, et qui guida Lénine dans son activité et sur tous ses chemins » . On n'en finirait pas de citer toutes les. déclarations « léninistes », sans l'être, tout en l'étant, de Carrillo et des autres dirigeants du PCE.
Mais parmi toutes ces déclarations entortillées, il en est malgré tout (en particulier parmi celles qui sont destinées à la grande presse) où les véritables problèmes se font jour. C'est le cas par exemple de la longue interview de Santiago Carrillo que publia début avril l'hebdomadaire de gauche Cambio 16 sous le titre significatif : « Les confessions de Carrillo : Suarez, je t'aime » .
Dans cet entretien, carrillo faisait également son numéro de renoncement au léninisme au nom du léninisme : « ce que nous prétendons, c'est accélérer la transformation de la société dans ces pays d'occident. mais les voies ne sont plus celles de 1917 et la transformation sociale doit se réaliser avec le consensus de la grande majorité, avec le pluralisme politique, avec la démocratie. par cela, nous, nous sommes plus fidèles à l'esprit créateur et innovateur de lénine que d'autres » . mais ce « léniniste » a une bien curieuse façon d'aborder le problème de la « transformation de la société » quand il ajoute : « après quarante années où la classe ouvrière a été tenue en marge, alors que la classe ouvrière ne se sent pas représentée d'une manière ou d'une autre au gouvernement, elle ne va pas le considérer comme quelque chose à elle, et il sera inutile de lui demander des efforts et des sacrifices. un gouvernement d'union démocratique, avec la participation des socialistes et des communistes, pourrait mobiliser les énergies de la classe ouvrière d'une manière beaucoup plus active » . et pour que nul ne puisse se méprendre sur le type de politique que le pce cautionnerait au gouvernement, carrillo évoque la manière dont ses homologues français et italien ont aidé leur bourgeoisie respective à se remettre en selle entre 1944 et 1947 : « on ne peut pas argumenter en disant que le gouvernement d'union est l'ultime carte à utiliser, puisqu'en france et en italie ce fut la première, et qu'elle permit l'établissement de la démocratie après la guerre mondiale ».
En fait, l'abandon de la référence « léniniste », pour formelle qu'elle soit, après plus de quarante ans d'une politique qui est tout l'opposé du léninisme, s'inscrit dans la série des gestes de bonne volonté que les dirigeants du PCE ne cessent de multiplier vis-à-vis de la droite. La référence « léniniste » était un vestige - purement verbal - du lointain passé révolutionnaire du PCE. Et il s'agit, pour Carrillo et les siens, de démontrer qu'ils n'ont plus rien à voir avec ce passé, tout en maintenant le maximum d'illusion dans la tête des travailleurs sur le caractère de défenseur des intérêts de la population laborieuse de ce parti.
Manuel Azcarate, membre de la direction du PCE, éclaire lui aussi le vrai problème quand il écrit : « Le terme « léniniste » a des connotations évidentes : insurrection armée, dictature du prolétariat, alliance des ouvriers et des paysans, parti d'une discipline de fer, etc. Conserver cet adjectif serait maintenir une ambiguïté » .
Bien sûr, le terme « marxiste révolutionnaire » n'est pas différent, quant à son contenu, de celui de « léniniste » (ou plus exactement, il peut revêtir les mêmes contenus variés suivant qui l'emploie). Mais la référence « léniniste » est propre au mouvement communiste, alors que l'étiquette « marxiste », même suivie de l'épithète « révolutionnaire », est commune à bon nombre de partis sociauxdémocrates. Et ce qu'a voulu signifier Carrillo à la bourgeoisie et à la droite espagnoles, c'est que son parti était prêt à collaborer avec elles de la même manière que n'importe quel parti social-démocrate.
Les dirigeants du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol ne se sont pas trompés sur le désir de Carrillo de faire glisser son parti vers leur espace politique. C'est ainsi que l'un d'eux, Kindelan, écrivait au lendemain du congrès du PCE : « Chaque fois que nous, les socialistes, lisons des déclarations de personnalités éminentes du Parti Communiste, et spécialement de Santiago Carrillo, nous restons un peu perplexes : en théorie au moins, les causes qui produisirent la scission du mouvement ouvrier en 1921 semblent avoir disparu. Si nous nous en tenons à ce que l'on nous dit maintenant, on ne distingue plus une claire ligne de séparation entre les positions politiques du socialisme démocratique, le PSOE dans notre pays, et celles de l'euro-communisme, en Espagne le PCE ». Et Kindelan se permettait même d'ajouter (avec quelque apparence de raison, étant donné la servilité dont fait preuve le PCE vis-à-vis du gouvernement de Suarez) : « Sans doute existe-t-il dans chaque parti des positions plus à droite ou plus à gauche ; dans la politique la plus immédiate, le PCE adopte des positions moins avancées, plus de « collaboration de classe »... mais les idées que proclament les uns sont assez cohérentes avec celles des autres » .
Évidemment, le ralliement du PCE à l'étiquette dont se réclamait le Parti Socialiste n'aura pas regroupé longtemps les deux partis sous la même bannière, puisque quelques jours à peine après le congrès du PCE, le secrétaire général du Parti Socialiste, Felipe Gonzalez, annonçait pour ne pas être en reste qu'il demanderait au prochain congrès de son parti de supprimer la référence au marxisme des statuts du PSOE. Mais quels que soient les glissements à droite du Parti Socialiste, dans sa volonté de se présenter comme une solution de rechange à l'Union du Centre Démocratique de Suarez et de récupérer une partie de l'électorat de cette formation, cela ne change rien à la signification du geste du Parti Communiste renonçant au « marxisme-léninisme » pour le marxisme tout court. Et pour qui aurait encore des doutes sur cette signification, il suffit de rappeler que ce n'est pas dans une assemblée du parti (comme cela aurait été normal), mais lors du voyage qu'il fit en novembre dernier aux États-Unis avec la bénédiction du gouvernement, que Carrillo annonça pour la première fois qu'il se proposait de faire modifier dans ce sens les statuts du PCE, histoire de rassurer les capitalistes américains désireux d'investir en Espagne.
La bonne volonté de Carrillo n'est d'ailleurs pas passée inaperçue. Au lendemain du congrès du PCE, faisant le point sur le processus de mise en place d'un système parlementaire en Espagne, l'hebdomadaire de gauche Cambio 16 écrivait dans son éditorial : « Une nouvelle étape approche, et il faut se mobiliser pour être à sa hauteur. Les communistes, pour leur part, ont fait un pas en avant en ce sens cette semaine en jetant par-dessus bord une partie de leur magie et de leur liturgie : Saint Lénine le moscovite a été détrôné pour la plus grande irritation de cette vieille clique de l'URSS, dont puent non seulement les corps, mais aussi les idées. Ce pas de Santiago Carrillo vers la réalité a été difficile, mais il mérite un applaudissement » . On obtient les compliments que l'on mérite.
Quoi qu'il en soit, en supprimant de ses statuts toute référence au léninisme, le Parti Communiste d'Espagne a nettement pris la tête du peloton des partis « eurocommunistes », c'est-à-dire des partis communistes de l'Europe du sud-ouest qui depuis quelques années prennent de plus en plus de distance vis-à-vis de l'Union Soviétique.
Non seulement le PCE, en signant à l'automne dernier les accords dits de la Moncloa avec tous les partis politiques parlementaires, y compris la très réactionnaire Alliance Populaire de Fraga Iribarne, a - au même titre que le Parti Socialiste - apporté sa caution à la politique d'austérité du gouvernement Suarez, mais il cultive vis-à-vis de celui-ci et du régime juancarliste une attitude auprès de laquelle celle du très modéré Parti Socialiste apparaît sur certains points plus radicale.
C'est ainsi que dans la première interview accordée par Juan Carlos à un journal espagnol, en janvier dernier, on pouvait lire que « le secrétaire général du PSOE, Felipe Gonzalez, est plus rétif aux formules et évite par tous les moyens de prononcer les paroles protocolaires » , mais que « le secrétaire général du PCE, lui-même, a prononcé plusieurs fois sans effort et sans rougeur, les titres de Majesté et de Seigneur » .
C'est ainsi également que lors du débat à la commission constitutionnelle des Cortes sur la forme politique de l'État espagnol, les représentants du Parti Communiste ont voté contre l'amendement « républicain » présenté par le Parti Socialiste (qui ne livrait d'ailleurs qu'un baroud d'honneur dont il connaissait d'avance l'issue), et ont voté sans sourciller l'article premier du projet de constitution, disant que « la forme politique de l'État espagnol est la monarchie parlementaire » .
On le voit, il ne s'agit plus pour le PCE, comme il le disait auparavant, « d'accepter » la monarchie, si celle-ci correspondait au voe de la majorité du peuple espagnol, mais bel et bien de se prononcer en sa faveur, de la cautionner. Et non seulement le Parti Communiste d'Espagne a depuis longtemps renoncé à la lutte pour toute transformation sociale réelle, mais il s'apprête visiblement à faire voter « oui » au référendum constitutionnel que préparent Suarez et Juan Carlos.
Mais cette politique servile est la continuation logique de celle que le PCE mène depuis longtemps. Car non seulement le PCE est passé depuis plus de quarante ans du côté de l'ordre bourgeois, mais voilà une vingtaine d'années qu'il se prépare à collaborer avec les héritiers de Franco. Très précisément depuis l'adoption en 1956-58 de la ligne de « réconciliation nationale ».
L'adoption de cette ligne, après les années de tâtonnement de l'après-guerre, signifiait en effet que le PCE, après vingt ans d'illégalité sous le franquisme, ne voyait d'autre perspective, pour réintégrer au grand jour la vie politique espagnole, que l'accord de la bourgeoisie, exprimé à travers au moins une partie de la droite, et qu'il se déclarait d'avance prêt à collaborer avec celle-ci. Mais pour obtenir cette attitude bienveillante de la bourgeoisie, il lui fallait faire plus que montrer qu'il ne mettrait pas plus en cause l'ordre bourgeois qu'il ne l'avait fait en 1936. Il lui fallait montrer qu'il se conduirait comme un parti docile, ne servant personne d'autre que la bourgeoisie espagnole. Il lui fallait afficher démonstrativement, en particulier, que ses liens avec l'URSS appartenaient au passé.
La condamnation de l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes russes, en août 1968, lui fournit le prétexte idéal pour cela, en même temps qu'elle amena l'éviction de la direction du PCE des hommes les plus liés à Moscou (dont Lister). A partir de ce moment-là, le Parti Communiste d'Espagne n'a cessé de prendre plus nettement ses distances vis-à-vis de l'URSS, jusqu'à ce que Santiago Carrillo se voit empêché de prendre la parole en Union Soviétique, à l'occasion du 60e anniversaire de la Révolution d'Octobre (ce qui était encore le meilleur service que les dirigeants soviétiques pouvaient lui rendre vis-à-vis de la bourgeoisie espagnole).
D'ailleurs, les dirigeants du PCE ne se contentent pas de protester, comme le font par exemple leurs homologues français, à propos de tel ou tel cas manifeste de répression en URSS. Ils n'hésitent pas à mettre en cause l'État soviétique lui-même (et pas seulement celui de Staline, celui de Brejnev aussi). C'est ainsi que Carrillo, dans son livre publié il y a un peu plus d'un an, L'Eurocommunisme et l'État, écrivait à propos des couches dirigeantes soviétiques : « ...la couche bureaucratique, à ses différents niveaux, dispose d'un pouvoir politique immodéré et quasiment incontrôlé. Elle décide et résout par dessus la tête de la classe ouvrière, et même par dessus la tête du parti qui, dans son ensemble se trouve soumis à elle ( ... ). La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si les structures de cet État ne se sont pas converties, au moins en partie, en un obstacle pour passer à un socialisme évolué. Si cet État, tel qu'il existe, n'est pas en lui-même un frein pour le développement d'une authentique démocratie ouvrière, et y compris au-delà, s'il ne s'est pas constitué en un frein au développement matériel du pays » .
D'aucuns(voir l'article d'Ernest Mandel, Santiago Carrillo et la nature de l'URSS, dans le numéro du 12 mai 1977 d' Imprécor, la revue du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale) ont vu dans ce genre de prose des « progrès (...) évidents (...) vers une analyse marxiste de lÉtat et de la société soviétique, vers une explication du « phénomène stalinien » en des termes scientifiques... ». Mais cela n'est possible qu'en considérant a priori les sociaux-démocrates comme des meilleures théoriciens (en ce qui concerne l'URSS) que les staliniens bon teint, car on ne voit pas en quoi les propos de Carrillo diffèrent de ce que pourrait écrire sur ce sujet n'importe quel social-démocrate se piquant de faire oeuvre de théoricien.
D'ailleurs, ce sont précisément ces mêmes « progrès » de l'élève Carrillo qui l'ont amené à jeter par dessus bord les références au « léninisme », car dans les décisions du IXe Congrès du PCE, il s'agissait au moins autant de prendre de cette manière de nouvelles distances vis-à-vis de l'URSS que du lointain passé révolutionnaire du parti.
Voir dans « l'eurocommunisme » une tendance qui « combine la social-démocratisation déjà ancienne (des partis communistes concernés) avec une opposition croissante aux aspects les plus scandaleux des dictatures soviétiques », serait en effet une démarche puérile, si ce n'était pas tout simplement le fruit d'un certain suivisme vis-à-vis des « eurocommunistes ». c'est pourtant ce qu'a développé ernest mandel à barcelone, lors du débat qu'il a animé sur ce sujet, si l'on en juge par les propos rapportés par le quotidien barcelonais mundo diario. la dénonciation par les « eurocommunistes » d'un certain nombre de phénomènes de répression dans les pays de l'est n'est pas en effet quelque chose qui se rajoute à leur social-démocratisation, mais l'une des manifestations de cette social-démocratisation.
Il en est de même pour la libéralisation relative de la vie interne des partis « eurocommunistes », qui a dépassé de loin, dans le cas du Parti Communiste d'Espagne, la timide évolution du Parti Communiste Français en ce domaine. Les opposants aux thèses de Carrillo ont en effet pu s'exprimer dans toutes les conférences préparatoires au congrès. Ils ont pu se faire élire comme délégués à celui-ci, au point de représenter au moment des votes finaux près d'un cinquième des mandats. Mais il n'y a eu, dans la présence de cette opposition au sein du PCE, ni dans le fait qu'elle ait pu s'exprimer au congrès, rien de positif du point de vue des intérêts de la classe ouvrière.
En effet, aucun de ceux qui, dans les conférences préparatoires régionales comme au congrès, ont pris publiquement position contre l'abandon de la référence « léniniste », ne l'a fait d'un point de vue révolutionnaire. Et cela n'a rien d'étonnant puisqu'il s'agissait de militants et de cadres recrutés, formés, sur la base de la politique de « réconciliation nationale », et non sur une base de lutte de classe. Le terme espagnol « d'historique », qui sert à désigner ces opposants, dépeint au moins une partie de la réalité : les réticences d'une partie des cadres et des militants, qui appréhendent de voir leur organisation perdre son ancien visage.
Pour le reste, que le débat ait servi de prétexte à un certain nombre de luttes de clans, dans une situation où l'appareil du PCE est en train de grandir brutalement, en passant de l'appareil réduit de la clandestinité à celui d'un parti légal, contrôlant déjà la plus grande centrale syndicale du pays ; que ces luttes opposent en partie les cadres et les militants issus de la clandestinité, avec les nouveaux venus ne voyant dans le PCE que l'éventuel dispensateur de postes et de sièges ; que dans ces affrontements souterrains certains aient pensé pouvoir s'appuyer sur le malaise d'une partie au moins de la base ouvrière du PCE, hostile à la signature des accords de la Moncloa, en s'opposant sur le « léninisme » à Carrillo, tout cela est sans doute vrai, mais ne change rien au fond du problème.
Le débat relativement « démocratique » que vient de vivre le PCE n'a pas plus fait avancer les affaires de la classe ouvrière espagnole, que tous les débats relativement « démocratiques » qu'ont connus tous les partis sociaux-démocrates depuis cinquante ans n'ont fait avancer nulle part les affaires des travailleurs.
Il n'est pas sûr que la direction du PCE ait prévu l'ampleur que prendrait le débat qu'elle lançait, et Carrillo ne souhaitait sans doute pas voir le quart des délégués à la conférence régionale des Asturies partir en claquant la porte, et encore moins être mis en minorité lors de la conférence du parti catalan. Mais globalement, l'ampleur de ce débat, son côté spectaculaire, ne lui a pas nui, bien au contraire. Cela lui a au contraire permis de démontrer à l'opinion publique bourgeoise qu'elle pouvait faire confiance au PCE, que celui-ci était à l'abri des tentations révolutionnaires.
La direction du PCE a même été plus loin encore en ce domaine en invitant, pour la première fois sans doute dans l'histoire d'un parti communiste un représentant d'une organisation se réclamant du trotskysme, non seulement à assister au congrès, mais également à y prendre la parole. Car là aussi, l'invitation ainsi adressée à la LCR (la section espagnole du Secrétariat Unifié) ne marque pas un « progrès » du PCE, mais est un signe de plus de sa social-démocratisation.
Il n'est bien sûr pas impossible que l'évolution des partis « eurocommunistes » en général, et du Parti Communiste d'Espagne en particulier, puisse ouvrir aux révolutionnaires de meilleures conditions pour s'adresser aux travailleurs influencés par ces partis, pour les toucher, pour les convaincre. Mais à condition que les révolutionnaires se révèlent capables de tenir un langage susceptible de toucher ces travailleurs, à condition qu'ils se révèlent capables de leur offrir un pôle de regroupement, de leur ouvrir une perspective.
Ce n'est pas en tout cas en considérant « l'eurocommunisme » comme un courant présentant des aspects par eux-mêmes positifs, indépendamment de l'intervention des révolutionnaires, et susceptibles d'un développement automatique vers une prise de conscience révolutionnaire, que les militants révolutionnaires peuvent espérer voir le développement de « l'eurocommunisme », bénéficier à leurs idées. Ce n'est pas en engageant un « débat » académique avec lui, mais au contraire en le combattant, au même titre que le réformisme classique ou que le stalinisme classique.
Si les révolutionnaires espagnols ne sont pas capables d'attirer à eux les éléments prolétariens ébranlés par l'évolution du PCE, la seule conséquence de la social-démocratisation croissante de celui-ci sera sans doute d'éloigner de l'activité militante un certain nombre de travailleurs. Ceux, à tout le moins, dont Carrillo disait « qu'ils s'étaient trompés de parti ». Et il n'y aura pas lieu de s'en réjouir.