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Le nouveau régime du Cambodge face aux classes sociales urbaines
Le nouveau régime du Cambodge, ou plutôt du Kampuchéa selon la nouvelle dénomination qu'il s'est donnée, a maintenant trois ans d'existence. C'est en avril 1975 que Phnom Penh tombait après plusieurs mois de siège. La chute de Lon Nol (dont l'accession au pouvoir en 1970 s'était faite avec l'appui et la bénédiction des USA), s'est accompagnée d'une transformation radicale de la société cambodgienne baptisée une fois de plus socialiste par les dirigeants du nouvel État. Des manifestations extérieures des bouleversements produits dans cette ancienne colonie française ont été perceptibles ici, au moins par l'afflux dans un certain nombre de grandes entreprises de Cambodgiens faisant partie du flot des réfugiés ayant depuis quitté le pays.
Pourquoi cet exode massif ? Un film réalisé par des reporters yougoslaves passé récemment à la télévision française fournissait quelques éléments sur les nouvelles conditions d'existence au Kampuchéa. Il illustrait des faits déjà connus, à savoir que les principales villes du pays avaient quasiment été vidées de leur population, et que toute la population était mobilisée à la campagne où, par la militarisation du travail, elle était engagée dans un effort considérable pour augmenter la production agricole.
Depuis trois ans que le régime existe, rares sont les informations qui ont pu filtrer, car il s'est volontairement coupé du reste du monde, tant des pays occidentaux que des pays de l'Est. Il a même rompu ses liens avec les autres pays de l'Indochine et s'est de plus trouvé en conflit armé avec son voisin vietnamien.
Ce comportement des dirigeants du Cambodge n'en a pas moins fait couler beaucoup d'encre en Occident, où la presse n'a pas manqué de fustiger ce qu'on nous présentait comme le comble de l'irrationnalité, voire de l'immoralité en matière politique. Mais l'embrigadement de toute une population et la suppression de toute vie citadine obéissent cependant à une logique - qui n'a pour nous, faut-il le dire, rien à voir avec le socialisme - mais qui est celle de la consolidation du nouveau pouvoir.
Pour comprendre ce qui se passe au Cambodge, il est nécessaire de rappeler brièvement ce qu'il a été depuis la fin de la colonisation française après les accords de Genève en 1954, jusqu'à avril 1975. Alors que les Américains durent presqu'aussitôt remplacer les Français au Vietnam du Sud pour l'empêcher de basculer vers un régime en rupture politique avec l'impérialisme, au Cambodge, Sihanouk, toujours roi et chef de l'État après le retrait de la France, joua un jeu d'équilibre subtil pour conserver une certaine neutralité à son pays. Il se présenta comme l'arbitre entre Vietnamiens du Nord et Vietcongs d'une part, et les Américains d'autre part, tentant de contenir les uns et les autres au maximum hors des frontières du Cambodge, tout en essayant de venir seul à bout des guérillas paysannes que son régime féodal ne manquait pas de susciter sur son territoire. Les troupes de guérillas vietnamiennes avaient besoin de la neutralité du Cambodge qui leur servait de « sanctuaire » dans la guerre contre les Américains et leurs fantoches du Vietnam du Sud. Sihanouk, incapable de les chasser seul du Cambodge, fermait les yeux en échange d'une influence modératrice des guérillas vietnamiennes sur les guérillas khmères. Il les tolérait du moins apparemment, car cela ne l'empêchait pas, paraît-il, de désigner aux Américains en douce les bases vietnamiennes pour qu'ils puissent les bombarder, quitte à protester ensuite contre les interventions US sur son territoire.
Ce jeu d'équilibre dura jusqu'en 1970 où les USA le rompirent en aidant Lon Nol à évincer Sihanouk du pouvoir par un coup d'État. A partir de là, l'armée cambodgienne entra en guerre à la fois contre les Khmers Rouges appuyés par les révoltes paysannes et depuis soutenues par Sihanouk, et les guérillas vietnamiennes. Elle le fit avec l'appui officiel de l'armée américaine. Ce fut une guerre très meurtrière, jusqu'au retrait des USA en avril 1975, suivi aussitôt après par la chute de Lon Nol et l'avènement du nouveau régime.
Du 7 mars au 15 août 1973, l'aviation américaine avait lâché 40 000 tonnes de bombes par mois sur le Cambodge, faisant 200 000 morts. Le pays qui était considéré comme un grenier à riz devint un pays de famine sous l'action conjuguée des troupes de Lon Nol et des Américains. Les réfugiés affluèrent vers les villes, et Phnom Penh, la capitale, passa de 600 000 habitants à plus de deux millions. Comme à Saïgon la guerre y développa le commerce, les trafics, la prostitution, et y apporta une masse misérable de sans-travail. L'armée de Lon Nol continua de massacrer et de piller les paysans, et se tailla par ses exactions une telle haine que les Khmers Rouges ne tardèrent pas à la capitaliser à leur profit en gagnant la sympathie de la population rurale.
Comme en Chine avec les troupes de Mao, les Khmers Rouges contrôlaient les campagnes avant de s'emparer des villes. Ils y mirent sur pied des groupes d'entr'aide mutuelle, un système de coopératives et une administration élue. Comme en Chine, cette armée ne dédaignait pas de participer aux travaux des champs et ne faisait pas peser sur la population son existence. Au contraire, puisqu'elle l'aidait à survivre dans les conditions terribles de la guerre. Elle a su faire en sorte que la paysannerie pauvre du Cambodge considère comme siennes les luttes qu'elle menait.
C'est pourquoi la prise de Phnom Penh et des autres villes a eu cet aspect d'invasion paysanne, dont la grande révolte contre la misère, contre l'oppression politique et, pour certains, contre l'oppression nationale, a porté les dirigeants Khmers Rouges au pouvoir.
Mais si les Khmers Rouges ont su encadrer et mobiliser les paysans, ils ne représentaient pas l'expression politique du mouvement paysan.
Ses dirigeants - intellectuels formés dans le mouvement stalinien ou à l'école maoïste, issus de la population urbaine avaient un programme et des objectifs politiques. Leur programme n'était pas de créer une quelconque « démocratie paysanne », et encore moins de s'engager sur le chemin de la révolution socialiste, c'était un programme nationaliste radical.
Les préoccupations politiques des dirigeants des Khmers Rouges ont été et sont fondamentalement les mêmes que celles de tant de courants nationalistes dans les pays sous-développés, exploités, pillés par l'impérialisme, même lorsqu'ils sont formellement indépendants ; soumis à la dictature de régimes corrompus, profondément liés à l'impérialisme et entretenus par lui.
Depuis l'éclatement de l'ex-Indochine française en quatre États, le Cambodge était certes formellement indépendant. Sous le régime de Sihanouk, et malgré l'arriération profonde, économique comme sociale, du pays, le Cambodge passait même pour un pays à la réputation « progressiste ».
Sihanouk, héritier au trône d'une dynastie royale, n'avait-il pas su renoncer au trône pour devenir très civilement un président de la République (en même temps d'ailleurs qu'un correspondant attitré du Canard Enchaîné) ? Prince président, bien sûr, mais après tout, on en a vu d'autres, même dans les plus républicains des pays occidentaux...
Prônant le « socialisme cambodgien » et une politique internationale de non-alignement, Sihanouk passait donc pour un dirigeant nationaliste qui a réussi à prendre, sans utiliser les moyens violents, une certaine distance par rapport à l'impérialisme. La facilité avec laquelle son armée l'avait cependant renversé a montré ce que cette politique d'indépendance avait de fictif, d'aléatoire et était à la merci de la bonne volonté de l'impérialisme, dans la mesure où son piller était un appareil d'État aussi corrompu, aussi directement lié à l'impérialisme que tant d'autres dans les pays sous-développés.
L'objectif politique des nationalistes radicaux des Khmers Rouges était justement de bâtir, à partir des guérillas paysannes, un appareil d'État national le plus indépendant possible du contrôle de l'impérialisme et susceptible, en mettant fin au pillage direct et à la corruption entretenue, d'engager le Cambodge sur la voie d'un certain développement économique.
Mao en Chine, comme en d'autres circonstances Ho Chi Minh au Vietnam alors du Nord, ont su utiliser la révolte des paysans contre une oppression nationale (japonaise ou française) et contre la domination des féodaux des campagnes, en les encadrant sous une direction nationaliste radicale. Ils ont su faire place nette et débarrasser leur pays des survivances les plus pourrissantes du passé féodal, et reconstruire un appareil d'État vraiment national, en rupture complète avec l'impérialisme. Et, une fois le pouvoir pris, ils ont pu utiliser tout le pouvoir de l'État bourgeois refait à neuf, comme tout le consensus acquis auprès des paysans, pour soumettre les campagnes, et aussi les villes, à l'effort de production intense nécessité par cette indépendance.
Pour les Khmers Rouges - et quels qu'aient pu être leurs rapports avec le Vietnam ou la Chine - c'est l'expérience de ces pays qui sert de modèle et d'exemple.
Tout cela n'a rien à voir avec le socialisme dont les dirigeants chinois, vietnamiens ou khmers ne se réclament que parce que le mot est aujourd'hui profondément perverti. Tous ces pays en arrivent à se poser les objectifs politiques qui ont été, en leur temps, ceux de toutes les bourgeoisies des pays aujourd'hui développés. Mais ils y arrivent à une époque de l'histoire où la mainmise impérialiste sur le monde rend extrêmement difficile ne serait-ce que la création d'un appareil d'État national vraiment indépendant. Et ils y arrivent à une époque où, de toute façon, le développement économique international est tel qu'aucun État ne peut plus espérer se donner une économie nationale développée.
Mais faute de la révolution prolétarienne mondiale offrant une alternative, cette fois réelle, à l'exploitation par l'impérialisme de tous les peuples du monde, par la destruction de l'impérialisme, les « modèles » chinois ou vietnamien offrent au moins une voie pour se libérer de l'emprise directe de l'impérialisme et l'illusion que, une fois l'indépendance acquise, il est possible de faire plus.
C'est cette voie que les Khmers Rouges ont choisi d'incarner.
Les Khmers Rouges face aux villes
Le programme nationaliste des Khmers Rouges-est fondamentalement un programme bourgeois, en ce sens qu'il ne cherche pas à sortir du cadre des solutions nationalistes bourgeoises qui s'offrent à ces pays. Mais ce n'est pas pour autant qu'il avait nécessairement l'accord de la faible bourgeoisie khmère et de la petite bourgeoisie citadine.
Une bonne partie de cette bourgeoisie petite et moyenne des cités, et surtout de Phnom Penh, commerçants, trafiquants en tout genre, fonctionnaires, sans parler des militaires, vivait directement du régime et de ses relations économiques avec l'Occident impérialiste. Et il est probable que même cette partie de la petite bourgeoisie citadine - intellectuelle en particulier qui sympathisait avec la lutte des Khmers Rouges tant qu'elle était dirigée contre les Américains et leur fantoche local corrompu, n'était pas d'accord avec tous les objectifs radicaux des Khmers Rouges. D'ailleurs, la faiblesse du soutien dont bénéficiaient les Khmers Rouges dans les villes jusqu'au dernier moment montre que, même si sympathie il y avait, elle ne devait pas être très active.
C'est bien pourquoi les Pot Pol et autres dirigeants ont choisi l'énergie et la mobilisation des troupes paysannes qu'ils avaient bien en main, non seulement pour accéder au pouvoir, mais aussi pour régler, de façon draconienne, brutale et inhumaine, et par avance, un certain nombre de problèmes auxquels ils s'attendaient.
Des problèmes économiques d'abord, celui, immédiat, du ravitaillement de cette grande ville parasite qu'était Phnom Penh. Celui, aussi, à plus long terme, de mettre au travail par la force la population citadine, au service d'un développement à pas forcé de la production agricole.
Mais il était aussi évident que cette mise au travail forcé de toute une population risquait de poser, aussi, des problèmes politiques. Pas du côté de la paysannerie, probablement, d'une part en raison du consensus que les paysans semblent accorder aux Khmers Rouges, pour les luttes menées, d'autre part en raison du fait que ce travail forcé était, de toute manière, le lot quotidien des paysans auparavant, au service de potentats locaux ou de mercenaires de passage. Pour eux, la vie qu'assurait le régime, même en les exploitant pour remonter l'agriculture nationale, n'était probablement pas pire, et probablement même meilleure que la vie avant, ne serait-ce qu'en raison d'une répartition plus égalitaire de la nourriture. C'est dans les villes que les problèmes politiques pouvaient se poser essentiellement.
Du côté de la petite bourgeoisie citadine, en premier lieu, qui n'avait aucune raison d'accepter les dures conditions envisagées par les Khmers Rouges. Mais aussi du côté des travailleurs. Car la classe ouvrière, même inorganisée, ne pouvait pas manquer, elle non plus, de poser des problèmes pour le nouveau régime. Ne serait-ce que parce qu'elle avait ses propres revendications économiques qui n'auraient pas manqué de se heurter aux objectifs d'austérité du nouveau pouvoir. Nul doute que les dirigeants du Kampuchéa ont tiré les conclusions de ce qui s'est passé en Chine sous le nom de « Révolution Culturelle ». Le pouvoir d'État y avait mis en branle des millions de « gardes rouges » issus pour la plupart de la jeunesse estudiantine, pour mettre au pas les travailleurs. Cela alors que pourtant la seule pression, ou plutôt résistance, que les travailleurs chinois semblent avoir exercée ait été économique, et bien que les aspirations a une amélioration du bien-être des ouvriers semblent avoir emprunté le seul canal officiel du Parti Communiste Chinois.
L'opération des Khmers Rouges a été une gigantesque mise au travail forcé, en même temps qu'une gigantesque mise au pas préventive.
En faisant appel aux troupes paysannes pour vider les villes de leur population, les Khmers Rouges allaient d'ailleurs dans le sens des paysans. Dans ces pays pauvres, les campagnes vivent en autarcie, repliées sur elles-mêmes, dans la misère la plus profonde. Le seul lien que les paysans pauvres ont avec les villes, lorsqu'ils en ont, est celui avec les collecteurs d'impôts ou les forces militaires ou policières toutes puissantes. La ville représente pour eux, avec toute sa population indistinctement, à la fois le luxe d'un mode de vie qui leur échappe totalement, et en même temps l'ennemi, le parasite qui vit sur leur dos.
Les jacqueries, depuis des temps immémoriaux, s'accompagnent d'expéditions contre les villes. Et c'est bien à cela que ressemble ce qui s'est passé au Cambodge, avec la conjonction entre une jacquerie sortie d'un autre âge et un mouvement nationaliste radical.
Le résultat de l'opération consistant à supprimer les problèmes posés par la population citadine en supprimant les villes : Phnom Penh est passée de deux millions d'habitants à 40 000, voire, d'après certains à 20 000 en quelques semaines
Les Khmers Rouges auraient pu faire un autre choix et tenter de se concilier la population urbaine, comme l'ont fait les dirigeants du Vietnam du Sud dans un premier temps. Mais on peut avoir une idée des problèmes que cela leur aurait posé, en regardant ce que sont ceux du Vietnam aujourd'hui. Saïgon et Cholon, le quartier chinois de l'ancienne capitale du Vietnam du Sud, trois ans après, restent pratiquement ce qu'ils étaient à l'époque de la guerre. Alors que tout le pays est tourné vers un effort de reconstruction, que les dirigeants vietnamiens prêchent un mode de vie basé sur l'ascétisme, Saïgon continue à « manger et boire immodérément, laissant croire aux observateurs que nous n'avons d'autres distractions que ces agapes », selon les termes d'un quotidien local rapportés par le Monde du 19 avril 1978. Le même numéro du Monde décrit la persistance de tous les trafics, de tous les petits ou grands commerces, des spéculations qui prennent naissance dans cette ville et qui font monter le coût de la vie, quand elles ne bloquent pas complètement la commercialisation de denrées de base comme le riz, vitales pour la population. A Saïgon aussi le pouvoir a essayé de réduire la population par des méthodes plus souples. 700 000 personnes l'ont quittée depuis trois ans. Mais la population reste de 3,5 millions d'habitants, toujours selon le même article du Monde.
Saïgon par rapport à l'ensemble du Vietnam, pays de 60 millions d'habitants, cela est moins décisif pour le pouvoir que pourrait l'être Phnom Penh par rapport à l'ensemble du Kampuchéa. Mais depuis quelque temps, il est question de réduire la population de Cholon, au besoin par la force. Le régime vietnamien éprouve les problèmes que les Khmers Rouges voulaient devancer et il n'est pas à exclure qu'il finisse par employer des moyens similaires. Les Khmers Rouges ont en tous les cas choisi de disperser la population des villes par les moyens les plus dictatoriaux, les plus brutaux, et n'ont pas reculé devant les misères et les morts qu'a pu provoquer cet exode massif. Ils ne renoncent pas pour autant à développer le pays sur des bases bourgeoises. Mais ils ont voulu écarter le danger que représentent les classes urbaines pour le nouveau pouvoir. Et ce pouvoir est d'autant plus fragile qu'il est incapable de répondre aux nécessités du monde moderne. Reconstruire le système d'irrigation, de digues et de canaux qui firent la prospérité du royaume d'Angkor aux Xe et XIIe siècles, grâce à la militarisation du travail, peut paraître un moment un progrès pour le paysan cambodgien survivant à la famine. Mais ce sera sans effet pour sortir le pays du sous-développement dans lequel l'impérialisme l'a plongé. Et la voie cambodgienne, pas plus que la vole chinoise ou vietnamienne, pas plus qu'aucune voie nationale, ne représente une solution aux problèmes des masses pauvres où que ce soit.
La naissance des régimes comme celui du Cambodge est la conséquence du retard de la révolution prolétarienne qui, en renversant l'ordre impérialiste et en permettant aux pays sous-développés d'avoir accès aux richesses accumulées sur leur dos, permettrait d'éviter d'en passer par les moyens barbares du nationalisme radical.
C'est pourquoi la politique des dirigeants du Kampuchéa n'a malgré son étiquette pas le moindre rapport avec le socialisme. Le nouveau régime du Cambodge ne ressemble en rien à la société de demain. Il est le produit de l'idéologie des débuts de la bourgeoisie, à l'époque de la décadence impérialiste, greffé sur un phénomène social sorti de ce Moyen-Age dans lequel l'impérialisme maintient les pays sous-développés.