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Le Japon face à ses concurrents impérialistes : rivalité et interdépendance
Alors que la crise économique frappe de plein fouet l'économie de l'ensemble des pays industrialisés, de l'Europe aux États-Unis, jetant au chômage des millions de travailleurs, les capitalistes et leurs porte-parole ne cessent de nous rebattre les oreilles de l'exemple japonais.
Tantôt le Japon nous est présenté comme le pays du "miracle", le modèle enviable, le pays qui est devenu, à force de travail et de discipline, le troisième grand.
Tantôt c'est pour le désigner à la vindicte des travailleurs, comme le pays "fauteur de crise", le pays dont les trusts profitent de la récession qui frappe leurs concurrents européens ou américains pour les doubler jusque sur leurs propres marchés intérieurs. C'est ainsi que la crise qui frappe l'industrie automobile, il y a peu si florissante encore, serait directement imputable aux Toyota et autres Datsun qui, après avoir conquis près du tiers du marché américain, s'attaquent maintenant aux différents marchés européens.
Comme si ce n'était pas là la loi précisément du capitalisme, comme si les crises économiques ne signifiaient pas toujours des périodes de concurrence acharnée et la guerre entre les trusts pour s'arracher des marchés les uns aux autres.
Car c'est bien cela la crise capitaliste. Quand le marché se restreint, les capitalistes cherchent chacun à accroître encore leur productivité. Il s'agit pour chacun de produire encore plus, d'être encore plus "compétitif", même si cela n'a d'autre résultat que d'aggraver un peu plus la situation économique d'ensemble. Aussi le Japon, qui fait preuve d'une telle compétitivité, lui dont les trusts sont si agressifs sur le marché mondial est devenu, pour les porte-parole du patronat, le modèle à imiter et, à défaut, le concurrent à abattre.
Les industriels et les capitalistes français et leur porte-plume patentés de la presse économique et politique emploient d'ailleurs volontiers le langage guerrier quand il s'agit de "riposter" au "défi japonais". A défaut d'obtenir une "trêve" des Japonais, c'est-à-dire à défaut d'obtenir que ceux- ci "modèrent leurs exportations" en Europe, "la guerre continue" titre Le Matin, "la CEE décidera en janvier 1981 s'il y a lieu d'engager une négociation globale avec le Japon" assure Le
Monde affirmant par ailleurs que "Tokyo ne croit pas à une stratégie commune des Neuf" et dénonçant la Grande-Bretagne "cheval de Troie du Japon en Europe". Cependant que l'Expansion dans son numéro intitulé "La guerre mondiale des industries" constate que dans l'automobile "les Américains mordent la poussière" et que Le Figaro titre sur les "grandes manœuvres France- Japon". C'est l'escalade, toute verbale encore, contre le Japon.
UN "PERIL JAUNE" VIEUX DE CINQUANTE ANS
On pourrait se croire revenu cinquante ans en arrière. Dans les années 1930 en effet, le Japon était déjà l'objet du ressentiment des capitalistes en Europe et en Amérique. Tout était prétexte à crier "haro sur le Japon" bouc émissaire tout trouvé pour les maux dont souffrait l'économie des pays européens malades de la crise.
Et à lire ce que la presse d'il y a cinquante ans écrivant sur la concurrence japonaise, on croirait retrouver (en plus virulent mais la crise était aussi plus aiguë) les discours actuels. D'une période de crise à l'autre, les arguments n'ont guère varié.
Le Figaro de l'époque, sensible au modèle japonais, admirait quant à lui, la façon dont le patronat de ce pays tirait profit d'une main- d'œuvre "très consciencieuse et à très bon marché" et qui, grâce à "sa morale ancestrale" se contentait "d'un standing d'existence très réduit" (Le Figaro du 5 janvier 1934). Pour ce journal, la force de la concurrence japonaise résidait "dans la formation ethnique du peuple japonais" "...il s'agit d'Orientaux dont la patience et la dextérité s'appliquent parfaitement au machinisme". Le Figaro n'a pas changé, le racisme et le mépris des travailleurs qui le caractérisaient non plus. Aujourd'hui encore, dans ce journal, le Japon est le prétexte à reprocher aux travailleurs français de trop "râler" et de ne pas assez "bosser", comme l'a si explicitement affirmé Barre.
A défaut d'arguments contre les produits japonais, on tenta de les dénigrer. Les produits japonais pour se vendre "jusqu'à 30 et 35% moins cher que les produits les meilleur marché d'Europe ou d'Amérique" ne pouvaient être que de la "camelote". Témoin ces fameuses montres japonaises qui ne pouvaient être que des produits de mauvaise qualité, puisque fabriquées en quantité industrielle et "vendues au kilo". Un exemple parmi d'autres, dont pourtant, semble-t-il, les Kelton et autres Timex cinquante ans plus tard tirent encore profit.
Dans un autre article, intitulé "Le péril jaune vient des Blancs", Le Figaro du 11 janvier 1935 reconnaissait pour la défense du Japon : "Il fut d'usage de traiter les Japonais de "singes", d'imitateurs, de contrefacteurs... mais on disait aussi il y a trente ans que les Allemands ne savaient fabriquer que de la camelote et il y a dix ans que les Américains étaient des copistes". Et il est vrai que le Japon n'a guère usé de méthodes différentes de celles de ses concurrents pour se tailler une place sur le marché mondial. Mais, ce que ceux-ci lui reprochaient, c'était de mordre dans la part du gâteau qu'ils s'étaient attribuée. Les pays impérialistes qui s'étaient approprié la planète et la mettaient en coupe réglée, criaient "au voleur !" devant le Japon parce que celui-ci essayait d'arracher sa part du butin.
Outre l'accusation de contrefaçon et celle de concurrence déloyale, on accusa le Japon de pratiquer le dumping, c'est-à-dire de vendre à plus bas prix sur le marché international que sur son propre marché intérieur. On inventa même la formule de "dumping social". C'est ainsi qu'un journaliste de la revue au titre évocateur "Asie Française" se découvrait même, à ce propos, des arguments humanitaires : "Il est extraordinaire, écrivait-il en Janvier 1934, que le Japon qui bénéficie déjà d'une classe ouvrière si peu exigeante conserve le droit de la faire travailler 57 heures par semaine, alors que pour les autres pays, le maximum est de 45 heures".
Devant la crise déjà, les patrons réclamaient des mesures protectionnistes, le contingentement des exportations japonaises sur tous les territoires, protectorats et colonies de l'impérialisme français. "Ne convient-il pas pour la France, malgré son amitié pour le Japon, de protéger son industrie contre une concurrence si redoutable et si avantagée ?" réclamait ce même journaliste ; à croire que la "camelote japonaise", malgré les assauts de propagande, trouvait encore plus facilement à se vendre que la camelote française. Et c'est en fermant leurs frontières, en contingentant l'entrée des produits japonais que Grande-Bretagne et France notamment, se protégèrent contre l'afflux des marchandises concurrentes.
La rage des puissances impérialistes repues, dont certains marchés étaient menacés par un impérialisme affamé, se déchaînait crûment dans la presse de l'époque : témoin cet article publié en avril 1934 dans un grand quotidien d'information, l'intransigeant : "L'Angleterre et les États-Unis supporteront-ils ce développement de la puissance japonaise ? Se laisseront-ils sans mot dire chasser du marché chinois ? Verront-ils avec indifférence se constituer un immense empire jaune qui avant un quart de siècle dictera sa loi au monde ?" La presse bourgeoise de l'époque n'éprouvait même pas le besoin d'invoquer le droit des peuples pour cacher de sordides rivalités de marché. La reprise de la guerre du Japon contre la Chine a d'ailleurs fait dire au rédacteur de L'Intransigeant (le 5 janvier 1938) : "On a toujours cru ici au péril jaune, mais on pensait qu'il ne menacerait que la génération qui nous suit..."
LE DERNIER-NÉ DES IMPÉRIALISMES ÉTAIT DEVENU UN CONCURRENT DANGEREUX
Paradoxalement, c'est au retard de son développement économique, lié à son histoire particulière, que le Japon devait d'être si compétitif sur le marché mondial. La révolution industrielle survint au Japon un siècle plus tard que dans les pays européens. Mais elle a très vite porté ses fruits.
Au début du vingtième siècle, le Japon était le dernier venu parmi les grandes puissances, mais pas pour autant le moins dynamique. Très vite il en donna la preuve. C'est d'abord avec la Russie qu'il rivalisa en 1905, pour la possession de la presqu'île de Sakhaline et pour se faire reconnaître des "droits" sur la Mandchourie et la Corée. Vainqueur dans sa lutte contre le colosse aux pieds d'argile russe, il visait plus loin. La Première Guerre mondiale, à laquelle il participa aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne, lui permit de mettre la main sur quelques territoires sous domination allemande dans le Pacifique, notamment les Iles de la Micronésie.
Mais surtout la Première Guerre mondiale fut source d'un boom économique sans précédent pour le capitalisme japonais. Les commandes des pays européens directement en guerre, affluèrent au Japon, et la guerre lui fut l'occasion de trouver des marchés désertés par les puissances européennes.
Et entre les deux guerres, dans le contexte de la crise économique de 1929 et l'effondrement des grandes puissances qui suivit, le Japon disputa avec acharnement de nouveaux marchés à ses concurrents d'Europe et d'Amérique.
Ce n'est pas que la crise mondiale n'ait pas eu de conséquence sur l'économie du Japon. Elle y ruina complètement l'industrie traditionnelle qui était celle de la production du filage et du tissage de la soie. Des dizaines de milliers d'ouvriers et d'ouvrières furent jetés au chômage, renvoyés dans les campagnes. L'année 1932 fut la plus noire pour le Japon.
C'est précisément pour sauvegarder ce qui pouvait l'être de ses intérêts dans cette période de crise, que le Japon a déployé un dynamisme particulier sur le marché international. En deux ou trois ans le rétablissement économique se faisait sous la férule d'un gouvernement militaire, prônant expressément l'expansion en Asie du Sud-est, en Mandchourie et en Chine. L'impérialisme japonais revendiquait ouvertement sa part dans le partage du monde et se préparait à la disputer âprement aux vieilles puissances impérialistes.
Grâce à la protection et à l'aide de l'État, les grandes castes financières prenaient leur essor et développaient des productions nouvelles. Les quatre plus grands de ces groupes, Mitsui, Mitsubishi, Suminoto et Yasuda à eux seuls, détenaient entre leurs mains les neuf dixièmes de la production d'engrais chimiques, les deux tiers de l'énergie électrique et la moitié du commerce extérieur. C'est ainsi que la production japonaise s'est développée malgré la crise à un rythme de plus de 10% par an. D'après la revue Europe Nouvelle du 21 août 1937, "sur une base de cent en 1930, l'indice de production atteint exactement 180 en janvier 1937". Dans aucun autre pays capitaliste la production industrielle ne s'était développée à une telle allure. Le Japon talonnait les plus grandes puissances mondiales sur leurs propres marchés et dans leurs zones commerciales privilégiées. Sa production s'était diversifiée. Aux soieries naturelles et artificielles, aux cotonnades et aux produits de l'industrie familiale comme les jouets, les articles de bambou ou les tressés de paille venaient s'ajouter désormais les produits de l'industrie la plus moderne. Les grandes puissances contingentaient ou fermaient leur marché aux produits japonais mais se voyaient concurrencées dans leur zone d'influence.
La Revue des Deux Mondes de janvier 1934 se faisait ainsi l'écho "de plaintes qui s'élèvent" "aussi bien en Grande-Bretagne pour les dominions qu'en France pour les colonies concernant l'invasion de tous les pays par les cotonnades japonaises."Depuis 1928 les exportations de tissu de coton à l'étranger ont décru de 73,5% pour la France et 43% pour l'Angleterre. Or, pendant ce temps, l'exportation de tissus de coton japonais a augmenté de 43%''.
La revue poursuivait en expliquant qu'évidemment, grâce aux protections douanières, "nous ne verrons pas en France de bicyclettes à 50 francs, de chandails pure laine à 10 francs, de mouchoirs à deux sous ou de montres à 50 francs au kilo, mais nous retrouverons tous ces articles dans nos propres colonies, l'Indochine ou Madagascar, c'est-à-dire, partout où le Japon peut s'infiltrer sans rencontrer sur sa route de barrières insurmontables."
Le Times du 25 mai 1934 de son côté, relevait amèrement "il y a cinq ans la commission Balfour constatait que la concurrence japonaise était devenue "formidable" en Chine et dans l'Inde sur les marchés d'Extrême-Orient, et que les produits japonais commençaient à se montrer dans l'Afrique du sud et de l'est, dans le Proche-Orient et même en Australie".
La revue Asie Française de janvier 1934 remarquait quant à elle, que "l'Italie bat en retraite devant le Japon dont les produits manufacturés envahissent le marché égyptien, les marchés syrien, turc, libanais, yougoslave, marocain, sud- africain et sud-américain." Et elle citait en exemple, entre autres, à l'appui : "Le Brésil paiera en coton et manganèse la construction de trois croiseurs, neuf contre-torpilleurs, dix-huit sous-marins et l'équipement d'un chantier naval''.
Il n'était pas jusqu'à des pays comme la Hollande qui ne cédât devant les bas prix et la compétitivité japonaise. A en croire la revue Asie Française : "L'entreprise pour des tuyaux de gaz dans une ville hollandaise a été adjugée à une maison japonaise victorieuse des firmes allemandes..."
Mais pour la Hollande "l'exemple le plus typique" si l'on en croit la Revue des Deux Mondes, était encore celui des "bicyclettes japonaises vendues cinq florins soit cinquante francs, prix inférieur à celui que donne le Mont de Piété sous forme d'avance, ce qui laisse un bénéfice appréciable sur l'opération".
Et le rédacteur de l'article concluait ainsi : " il en est du Japon comme des États-Unis, deux pays en face desquels l'Europe risque de perdre son ancienne supériorité pour les productions en série de type commun".
Et effectivement à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, le Japon semblait bien être devenu un concurrent sérieux pour les vieilles puissances industrielles d'Europe. Pouvait-on le comparer aux États-Unis ? Sans doute pas. Il n'en avait ni la puissance industrielle, ni les moyens financiers. Mais la croissance de sa production avait été telle, elle s'était développée à une telle rapidité, malgré la crise, qu'il apparaissait comme concurrent sérieux de l'impérialisme américain, du moins dans toute l'Asie du Sud-est, où les anciennes puissances coloniales, Grande-Bretagne et France, faisaient de moins en moins le poids.
De fait, le partage de cette région du monde qui s'était opéré entre les quatre grandes puissances intéressées, la Grande-Bretagne, la France, le Japon, les États-Unis, au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1921-1922, à la conférence de Washington, était caduque. L'impérialisme japonais en occupant la Mandchourie, en déclarant la guerre à la Chine, affirmait ses prétentions sur cette partie du monde. D'ailleurs avec la conquête de la Chine, les exportations japonaises vers l'Asie progressaient, alors que celles de l'Europe baissaient ainsi que celles des États-Unis encore plus gravement touchées. Il était manifeste qu'à terme cette guerre ne pouvait que déboucher sur un conflit avec l'impérialisme américain pour la suprématie en Asie du Sud-est.
APRÈS LA SECONDE GUERRE MONDIALE : LE REDRESSEMENT DU JAPON SOUS L'ÉGIDE DES ÉTATS-UNIS
La Deuxième Guerre mondiale en ce sens fut l'aboutissement de cette rivalité et confirma le rapport de force établi en faveur de l'impérialisme américain. C'était lui le grand vainqueur. L'impérialisme japonais écrasé sous les bombes américaines, tout comme l'impérialisme allemand, sortait du conflit totalement défait, exsangue, sans force. C'étaient les vaincus de la guerre. Mais même les grandes puissances alliées des États-Unis sortaient, elles aussi, dans une certaine mesure, défaites du conflit.
La France et la Grande-Bretagne n'étaient plus que des impérialismes de seconde zone, bien obligés de s'incliner devant la suprématie militaire, mais aussi technologique, industrielle, des États-Unis. Le mouvement de révolutions coloniales qui éclatait au lendemain de la guerre et la perte des colonies, dominions, protectorats et autres zones "protégées", achevaient d'abaisser ces puissances en regard de l'impérialisme américain. Le capital américain avait désormais les mains libres : la suprématie du dollar pouvait s'imposer de façon incontestée.
Cependant les États-Unis, eux qui avaient brisé la puissance militaire du Japon, se trouvèrent plus ou moins devant l'obligation de pousser à son relèvement économique.
Au sortir de la guerre, pendant plusieurs années, sous la direction de Mac Arthur, le Japon occupé par les troupes américaines fut transformé en véritable province américaine. Les gros trusts, les puissantes castes financières, devaient être démembrés, de même que le Japon n'eut plus le droit de reconstituer une armée, ni même de fabriquer du matériel de guerre. Mais la politique américaine ne visait pas pour autant à transformer le Japon en colonie sous-développée. D'ailleurs, la bourgeoisie japonaise, malgré sa défaite, restait une classe puissante. Les castes financières continuèrent en sous-main à diriger l'économie du pays, et leur interdiction ne dura guère au-delà de quelques années.
C'est que les États-Unis, gardiens de l'ordre impérialiste dans cette partie du monde, avaient un impératif essentiel : s'opposer à l'influence de la Chine révolutionnaire de Mao, qui triompha complètement en 1949, et derrière la Chine, à l'influence de l'URSS. Ce fut la guerre froide, puis la guerre de Corée, puis celle du Vietnam. Au Japon fut dévolu le même rôle en Asie du Sud-est qu'à l'Allemagne de l'Ouest en Europe ou Israël au Moyen-Orient, celui d'une tête de pont de l'impérialisme, riche et prospère.
Pour cela, les dirigeants américains ne lésinèrent pas sur les moyens.
D'abord c'est par le biais de crédits multiples et d'achats sur place, dans le cadre de l'occupation par les troupes américaines, que l'impérialisme américain épaula le redémarrage de l'économie japonaise. Les États-Unis versèrent de grosses sommes pour l'entretien de leurs bases militaires au Japon. Et les dernières troupes américaines ne quittèrent Okinawa qu'en 1972.
Ensuite, le plan Marshall en Europe fut faible en regard de l'aide apportée au Japon, promu au rôle de vitrine du capitalisme dans le Sud-est asiatique. Pendant les années qui suivirent la guerre, jusqu'en 1951, le crédit alloué par les USA au seul Japon pour effectuer des achats en zone dollar fut de deux milliards de dollars par an. Alors que l'aide Marshall pour l'ensemble des pays d'Europe était sur trois ans de douze milliards de dollars.
Mac Arthur commença par s'en prendre au mouvement ouvrier en 1946, interdisant la grève générale, pourchassant les communistes. Et dès 1948, les États-Unis s'employèrent activement à redonner à l'industrie japonaise sa capacité d'avant-guerre. Ce processus était déjà bien engagé en 1949, alimenté par l'hostilité de l'impérialisme américain à l'égard de la révolution chinoise. Et avec la guerre de Corée de 1950, l'impérialisme américain qui cherchait un appui dans l'État japonais, autorisa les anciens trusts à se reconstituer ouvertement. La guerre de Corée et le boom économique qui s'en suivit, se révélèrent extrêmement profitables pour les entreprises japonaises qui bénéficièrent au plus haut point de l'accroissement des dépenses américaines provoquées par la guerre.
Dès les années 1950, la production japonaise, tout au moins dans les secteurs déterminants, avait atteint un niveau équivalent à celui de l'avant-guerre. La production de l'acier qui était de 6,8 millions de tonnes en 1939, après une chute à près de zéro en 1946, était de nouveau de 6,7 millions de tonnes en 1951. Cette progression était tout aussi spectaculaire les années suivantes. Elle doublait quasiment en six ans, pour atteindre 12,6 millions de tonnes en 1957. Il en allait de même dans un autre secteur comme la construction navale qui redémarrait en 1949. Et le Japon retrouvait très vite son niveau d'avant-guerre, quand il concurrençait déjà les deux plus grands dans ce domaine : les États-Unis et l'Angleterre. Tous les capitaux disponibles étaient systématiquement investis dans les biens d'équipement. La part de l'industrie lourde dans la production nationale progressait considérablement pour atteindre 6.2% en 1967, plus qu'en Allemagne Fédérale, 56%, ou aux États-Unis, 50%.
LES LIENS DU JAPON AVEC LES TRUSTS AMÉRICAINS
C'est donc par un choix politique et stratégique que l'impérialisme américain a décidé de remettre en selle son principal concurrent en Asie du Sud- est. Mais les financiers et les trusts américains n'y ont pas pour autant perdu.
Bien naturellement, certaines entreprises américaines ont tenté de profiter de l'occupation pour affaiblir leurs concurrents japonais. Ce fut le cas de producteurs de rayonne et de céramique, des industries textiles et de la plupart des grandes compagnies commerciales, c'est-à-dire de secteurs dont les intérêts étaient directement en concurrence avec les intérêts des capitalistes japonais.
Mais certains trusts américains, et pas des moindres, qui au contraire avaient des intérêts au Japon même, ont réussi à limiter la portée de la décartellisation et à imposer une reprise du processus de concentration. Ce fut le cas notamment pour un groupe dominé par General Electric, qui comprenait diverses compagnies américaines liées aux trusts japonais, telles que Associated Oil, Westinghouse (lié avant-guerre à Mitsubishi), Owens Libby (lié à Sumimoto) American can (lié à Mitsui) et Good Rich (lié à Furukawa).
Car au moment où la concurrence faisait rage, dans l'entre-deux guerres, entre le Japon et les USA, certaines grandes compagnies américaines n'avaient pas cessé pour autant de participer à l'expansion japonaise, ni d'en tirer profit.
A l'époque de l'impérialisme, l'interpénétration des capitaux entre les différents pays est extrêmement poussée et le capital est international. Le Japon, en cela, est comme les autres pays capitalistes, bien que l'État japonais ait toujours pratiqué un très fort protectionnisme, cherchant à limiter les investissements étrangers, américains ou non, dans le pays.
Aujourd'hui, si l'on en croit les statistiques officielles, ces investissements ne représenteraient que 2%. Cela fait peu. Mais ce n'est pas rien, et peut même jouer un rôle important, vu que l'on trouve ces capitaux essentiellement dans les secteurs clés de l'énergie (électricité et pétrole).
Avant guerre déjà les importations de pétrole au Japon étaient contrôlées par Shell (lié à Mitsubishi) et Standard Vacuum. Ce sont les firmes américaines Westinghouse et General Electric qui ont participé au développement des industries de construction électrique avec les compagnies japonaises Mitsubishi et Mitsui.
Actuellement encore (d'après une étude de Roger Cukierman "le capital de l'économie japonaise") Westinghouse détiendrait 4% des capitaux de Mitsubishi Electric, Phillips 30% de Matsushiha Electric, l'industrie du pétrole serait détenue à 50% par des compagnies étrangères dont Shell Japon qui est une filiale de Shell (Angleterre). Et dans l'industrie du caoutchouc, on retrouverait Goodrich (USA) ayant 35% des capitaux de Yokohama Rubber, Dunlop qui a établi sa filiale Nippon Dunlop...
Même l'industrie automobile japonaise dont on nous dit qu'elle concurrence gravement celle de Détroit, a connu récemment une pénétration des capitaux américains. Des accords ont été passés notamment entre Chrysler et Mitsubishi, General Motors et Isuzu. Isuzu et Mitsubishi ne détiennent qu'une part relativement modeste du marché japonais. Il n'en reste pas moins que les deux firmes géantes de l'automobile américaine encaissent leur part de profit sur l'expansion de l'automobile japonaise. Chrysler et General Motors sont depuis en difficulté à Détroit, mais leurs firmes japonaises se portent bien, et elles ont même ouvert de nouvelles usines en Malaisie et en Corée.
Mais cela ne représente qu'un aspect de l'implantation américaine au Japon. Les investissements directs ne sont ni le mode de financement privilégié des USA au Japon, ni la voie essentielle par laquelle une partie des profits de l'industrie japonaise est rapatriée dans les coffres des banques américaines.
Car les banques américaines ont injecté elles aussi dans l'économie japonaise des milliards de crédits. Ainsi, par exemple, en 1968, en pleine guerre du Vietnam, trois milliards de dollars étaient prêtés à très court terme par les banques américaines (deux fois plus que tous les investissements américains en RFA de 1961 à 1966).
L'expansion japonaise a donc été en partie financée par l'afflux des crédits et des capitaux américains.
UN MIRACLE LIÉ A LA MARCHE DE L'ÉCONOMIE MONDIALE
Le Japon a bénéficié d'une façon toute privilégiée de la manne de dollars dont l'impérialisme américain a inondé l'économie mondiale. Et d'autre part, l'inflation américaine consécutive aux guerres menées par l'impérialisme américain a permis aux produits du Japon, dont le taux d'inflation était moindre, d'être de plus en plus concurrentiels, y compris sur le marché américain.
L'évolution japonaise ne s'est pas faite hors du contexte mondial, à l'abri des crises, des guerres. Et le capitalisme japonais ne possède aucune recette miracle, lui ayant permis de se développer à l'abri du marché mondial. Au contraire, c'est parce qu'il a su bénéficier d'une période où le marché lui était favorable, à cause de l'inflation américaine, qu'on parle maintenant de "miracle japonais".
Pourtant le miracle japonais a été le produit de la sueur et même du sang des ouvriers japonais. C'est par l'exploitation féroce des générations précédentes, mais aussi de celle d'aujourd'hui, ajoutée à une politique impérialiste de guerres et de pillages que le capitalisme japonais est si florissant aujourd'hui. Le miracle japonais n'en a été un que pour les capitalistes. La population japonaise l'a payé et continue encore à le payer.
C'est au XXe siècle, dans un Japon à peine sorti du Moyen-Age, que se développa une industrie des plus modernes. Mais cette industrialisation fut opérée d'en haut, par l'État japonais, de façon dirigiste, et dans le cadre des structures sociales héritées de la féodalité. La classe ouvrière à peine sortie des campagnes fut brutalement embrigadée, encasernée quasi-militairement. Et encore dans les années 1930, les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière japonaise étaient dignes de celles de l'Europe capitaliste au début du XIX° siècle.
Aucun droit ne lui était reconnu, ses organisations étaient interdites. Le jeune Parti communiste, dès sa naissance pourchassé, voyait ses militants emprisonnés ou massacrés. Les grèves et les révoltes qui éclatèrent dans les années 1920 furent écrasées dans le sang. C'est donc à ce prix, au prix d'une exploitation forcenée de la classe ouvrière, que la bourgeoisie japonaise a rattrapé son retard et s'est hissée au niveau mondial.
Les investissements prodigieux faits au Japon ne l'ont été que dans des secteurs directement et immédiatement rentables pour les capitalistes. La course effrénée à la production a fait du Japon l'un des plus puissants pays capitalistes, mais il reste encore aujourd'hui, par bien des aspects, un pays sous-développé. Il manque d'équipements sociaux, de routes, de logements, de moyens de transport.
Il paraîtrait qu'aujourd'hui, dans les grandes entreprises du moins, les conditions de travail et les salaires se rapprocheraient de celles des travailleurs d'Europe. C'est peut-être vrai. Mais il est vrai aussi, et personne ne le nie, qu'il existe encore au Japon tout un secteur de l'industrie employant des travailleurs dans de toutes petites entreprises ou même des travailleurs à domicile, dont les salaires et les conditions de travail ressemblent plus à ceux du siècle dernier qu'à ceux des travailleurs des grandes entreprises. Un trust électronique de pointe comme la firme Sony a bâti sa fortune et sa réussite sur l'exploitation du travail à domicile dans des ateliers dits familiaux. L'envers du miracle japonais, c'est la misère et la surexploitation des travailleurs, et pas simplement de ceux du Japon.
Car, à partir du moment où les travailleurs japonais ont réussi à obtenir de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, c'est dans les autres pays de l'Asie du Sud-est que les trusts japonais sont allés s'implanter. Ils se sont tournés vers la Corée du Sud, la Malaisie, la Thaïlande, Hong-Kong ou l'Indonésie, c'est-à-dire des pays où les dictatures en place garantissent une main-d'œuvre plus docile et meilleur marché qu'au Japon même.
Voilà sur quoi repose la fameuse "compétitivité" japonaise. Les capitalistes japonais n'ont pas développé une économie modèle à l'abri de toute crise, ni à l'écart du marché mondial. De même que, dans le passé, le Japon n'a pu se développer que parce qu'il a réussi à utiliser les faiblesses et les crises de ses concurrents, de même son avenir est lié à l'évolution de l'ensemble de l'économie capitaliste. Aussi, pour l'économie japonaise, exporter est vital. Et pour exporter, le Japon est dépendant du bon vouloir des pays riches qui, demain, peuvent fermer leurs frontières à ses produits si la crise s'aggravait. C'est eux qui, actuellement, lui achètent l'essentiel de sa production. Un tiers des exportations japonaises est à destination du marché américain. C'est dire que la prospérité japonaise est liée complètement à la situation économique mondiale. Que la crise devienne catastrophique, que le marché mondial s'écroule et le Japon sera atteint, tout autant, même plus, que les autres.