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Le conflit des Malouines : sentiment national des masses argentines et indépendance politique du prolétariat
Cet article a été écrit et imprimé avant la capitulation de la garnison argentine de Port Stanley. Celle-ci change sans doute certaines données de la situation politique en Argentine mais ne modifie pas l'analyse que nous faisons ici de la politique menée par l'opposition argentine.
Le conflit surgi entre l'Angleterre et l'Argentine à propos des îles Falkland ou Malvinas - selon le camp - a pris, malgré son enjeu initial qui pouvait paraître mineur, les proportions d'une véritable guerre.
Disons d'emblée que pour les révolutionnaires internationalistes en Grande-Bretagne, la position à adopter, si elle n'allait sans doute pas sans difficultés pour être entendue dans le climat de patriotisme général, ne posait cependant pas de problème politique particulier.
Par rapport à l'impérialisme britannique, par rapport au gouvernement de Margaret Thatcher qui l'incarne aujourd'hui, l'avant-garde des travailleurs ne pouvait que souhaiter sans la moindre réserve la défaite du gouvernement britannique et de ses forces armées. Pas question d'apporter la moindre caution à un État qui, pour n'être plus au premier rang dans le monde, n'en demeure pas moins celui d'une puissance impérialiste.
Certes, l'Angleterre se présente comme un régime démocratique tandis que le régime argentin est incontestablement une dictature militaire ennemie des travailleurs comme des libertés démocratiques.
Certes, ce sont les généraux de Buenos-Aires qui ont formellement déclenché le conflit en débarquant des troupes et en plantant leur drapeau dans des îles demeurées officiellement des possessions britanniques.
Mais ces traits ne peuvent être des arguments pour se ranger du côté de la Grande-Bretagne que du point de vue de libéraux, de démocrates, attachés à la forme, aux apparences, de ce qui se passe - sinon même tout simplement des prétextes pour se donner bonne conscience tout en prenant fait et cause dans la réalité pour la puissance britannique.
Pour des révolutionnaires, il ne peut s'agir en l'occurrence d'une quelconque croisade de la « démocratie » contre la dictature, dans une guerre qui oppose une vieille puissance impérialiste à un pays de l'Amérique latine. Ce n'est pas parce que, formellement, cette puissance s'est trouvée défiée dans une de ses possessions lointaines qu'ils auraient la moindre justification à cautionner si peu que ce soit le patriotisme britannique.
Pour nous, la question est politiquement claire. Les travailleurs britanniques n'avaient intérêt qu'au retrait des troupes britanniques, à la défaite de leur propre bourgeoisie.
Les racines du sentiment anti-impérialiste
Du côté argentin, cependant, le problème soulevé s'est trouvé plus complexe.
Car le fait que la junte dirigeante argentine soit inféodée aux États-Unis et qu'elle se présente comme une championne du monde occidental, ne signifie pas qu'il soit juste de renvoyer l'Argentine et la Grande-Bretagne dos à dos.
En fait, l'Argentine a été, sinon dans la forme, du moins dans les faits, une colonie britannique jusqu'à l'entre-deux guerres. L'économie de ce pays, formellement indépendant depuis 1816, a été mise en coupe réglée par l'Angleterre pendant le 19e siècle et le début du 20e. Réservoir de matières premières, surtout agricoles (notamment les céréales et la viande), son industrie comme son infrastructure modernes n'ont été développées qu'en fonction des besoins de l'exportation vers l'Europe. Toute l'histoire de l'Argentine est restée marquée par la domination britannique.
Et cela même si la Deuxième Guerre mondiale et l'intermède du régime de Juan Peron de 1945 à 1955, dans des circonstances exceptionnellement favorables, ont pu donner l'illusion d'un développement économique relativement indépendant de l'Argentine, en autorisant un relatif enrichissement des possédants nationaux.
Peron, en décidant en 1945 la nationalisation de la Banque centrale et des chemins de fer, en instaurant une sorte de monopole d'État sur le commerce extérieur, en rachetant des compagnies étrangères, s'en était pris aux biens de l'ancienne puissance spoliatrice. Des manifestations anti-colonialistes avaient lieu fréquemment devant l'ambassade britannique à Buenos Aires.
Le nationalisme péroniste était placé aussi bien sous le signe de l'hostilité aux USA. La guerre avait desserré les liens entre l'Angleterre et l'Argentine, et les USA visaient à prendre le relais de la Grande-Bretagne. Dès 1949-1950, l'impérialisme américain prenait d'ailleurs fermement pied et réassurait sa mainmise sur une économie demeurée fondamentalement semi-coloniale.
Bien sûr, des détenteurs de capitaux argentins peuvent trouver profits et privilèges dans l'agriculture, l'élevage et la spéculation. Mais les secteurs-clés de l'économie sont toujours aujourd'hui pour l'essentiel contrôlés par les États-Unis et secondairement, par l'Angleterre. Dividendes et royalties sortent du pays pour enrichir les trusts et les organismes financiers anglo-saxons.
L'Argentine demeure un pays, sinon sous-développé au point où peuvent l'être d'autres pays d'Afrique, d'Asie ou même d'Amérique latine, du moins pillé et économiquement dominé par l'impérialisme.
Il n'est donc pas du tout surprenant que les sentiments anti-impérialistes demeurés réels, y compris depuis la fin du péronisme, se soient brutalement manifestés à nouveau et au grand jour à l'occasion d'un heurt avec la puissance britannique, demeurée un symbole de ce pillage et de cette oppression impérialistes.
Et cela d'autant plus que, dans le conflit actuel, l'ensemble des puissances impérialistes a pris parti pour l'Angleterre, immédiatement en ce qui concerne les puissances européennes, plus tardivement mais totalement et de façon militairement active, pour ce qui est de l'administration Reagan. Cela n'a pu que revivifier les sentiments anti-impérialistes en Argentine (ainsi que dans d'autres pays de l'Amérique latine d'ailleurs).
C'est là une donnée que, bien entendu, des révolutionnaires prolétariens ne peuvent pas ne pas prendre en considération. Mais pour autant, les révolutionnaires qui lient leur sort à celui de la classe ouvrière à l'échelle mondiale, se devaient-ils de s'aligner derrière le pouvoir des généraux argentins dans le conflit qui les a opposés à la Grande-Bretagne ? Cela est évidemment hors de question.
Le régime argentin est une dictature anti-ouvrière. Même en guerre avec l'impérialisme anglais, il demeure une dictature anti-ouvrière. Même si, subitement emportés par la logique du nationalisme, ils se sont engagés dans une opération contre la principale alliée impérialiste des États-Unis (ce qui reste particulièrement paradoxal pour des chefs militaires alignés jusque là derrière les USA, alliés de Reagan contre la guérilla salvadorienne, anti-communistes champions du « monde libre » ), les généraux restent ce qu'ils sont : les ennemis des travailleurs.
Prendre en considération les sentiments nationaux et les aspirations anti-impérialistes des masses populaires argentines ne peut absolument, en aucun cas, signifier la moindre allégeance à ce régime.
Pourtant, on constate que les forces politiques et syndicales qui, en Argentine, sont liées au mouvement ouvrier et disposent d'une influence sur ce dernier ont, dans cette occasion, manifesté dans les faits une telle allégeance. Il s'agit spécialement du mouvement péroniste, aussi bien dans sa branche alliée à des partis politiques que l'on peut qualifier de « modérés » ou de « libéraux » dans le cadre d'une « coalition multipartite », que dans sa branche qui se dit « de gauche » (les Montoneros) ou syndicale (la CGT, d'ailleurs divisée). Ces forces politiques et syndicales ont toutes fait preuve de patriotisme dans l'affaires des Malouines, c'est-à-dire qu'elles ont apporté leur caution au régime des militaires.
Il y avait pourtant dans cette affaire une autre politique possible, une autre politique qui, sans se couper des sentiments nationaux ravivés des masses populaires, aurait préservé les intérêts propres des travailleurs et, par là, les intérêts plus généraux des masses populaires, avant tout en refusant de les lier à ceux de la dictature, tout en montrant la capacité du prolétariat à mener la lutte anti-impérialiste.
L'opposition à la remorque de la dictature
L'affaire des Malouines aura été placée, du côté argentin, d'emblée sous le signe de « l'unité nationale retrouvée ». Au lendemain de l'opération lancée le 2 avril dernier par les généraux de la Junte au pouvoir en vue de « récupérer » les Iles Malvinas, des rassemblements populaires importants ont concrétisé à la fois l'adhésion, voire même l'enthousiasme populaire, et le ralliement des forces politiques de l'opposition. Selon les reporters de la presse française, le rassemblement du 10 avril face à la Casa Rosada (siège du gouvernement) et l'avenue de Mai, était exceptionnel tant par son ampleur que par la diversité sociale et politique des personnes et partis rassemblés.
Pourtant, la répression militaire qui a frappé l'opposition politique argentine depuis le coup d'État de 1976, a été l'une des plus brutales de l'époque, laquelle n'en manque pourtant pas. La plupart des officiers de l'armée y ont été mêlés à un degré ou à un autre. On estime le nombre de personnes officiellement qualifiées de « disparues » à au moins 20 000.
Les partis politiques, principalement le Parti Justicialiste (péroniste), le Parti Radical, la Démocratie Chrétienne, le Parti dit « Intransigeant » (centre-gauche), qui sont bien sûr interdits, regroupés dans une coalition « multipartite », ont apporté immédiatement leur caution aux dictateurs militaires.
Cela n'est pas pour surprendre. Mais le mouvement Montonero et le Parti Communiste en ont fait de même. Et même le syndicat CGT, d'obédience péroniste.
La même CGT avait organisé le 30 mars, deux jours avant le débarquement argentin dans les Iles Malouines, des manifestations contre la politique économique de la dictature et pour le retour à la démocratie, et ces manifestations avaient été brutalement réprimées : plusieurs morts, de nombreux blessés, au moins deux mille arrestations, dont celle du secrétaire de la CGT.
Eh bien, le 2 avril au matin, les dirigeants de la CGT se rendaient, en compagnie des représentants des partis d'opposition, à l'invitation du général-président Galtieri, et appelaient les travailleurs à se rassembler pour célébrer l'événement.
Voilà donc non seulement l'opposition libérale mais l'opposition liée au mouvement ouvrier apportant appui et solidarité à Galtieri et ses collègues.
On ne peut évidemment pas mettre cela au compte de la surprise devant l'événement. Dans les milieux militaires, la possibilité d'une opération de ce genre soit aux Malouines, soit contre le Chili à propos du conflit sur le chenal de Beagle, était débattue depuis un moment déjà. Et de toute façon, l'affaire dure depuis plus de deux mois maintenant : or, chaque étape un peu cruciale dans le déroulement des événements a vu ces leaders se ranger nettement derrière la Junte. Ainsi, les principaux leaders politiques et syndicaux, dont le secrétaire général de la CGT fraîchement libéré de sa prison, ont assisté le 7 avril à l'installation du général Menendez comme gouverneur général des Malvinas, apportant ainsi une nouvelle fois de manière voyante leur caution aux hommes de la dictature.
Lorsque le débarquement britannique en Géorgie du Sud a eu lieu le 25 avril, annonçant l'échec de la mission de négociation du secrétaire d'État américain Haig, dans l'élan patriotique argentin, de « nombreuses personnalités politiques et syndicales » (selon l'expression du journal Le Monde qui ne précise pas davantage) ont manifesté à nouveau leur solidarité à l'égard des forces armées.
Il est évident que l'opposition politique et syndicale argentine s'est trouvée cependant devant la nécessité de conserver un minimum d'attitude critique vis-à-vis de la dictature. Elle se préoccupe de préciser, notamment à l'intention de l'opinion européenne, qu'il ne s'agit pas pour elle d'apporter un soutien global à Galtieri. Ainsi, des syndicalistes et hommes politiques ont entrepris une tournée en Europe pour justifier leur position.
er et 2 mai a fourni l'occasion à cette opposition de faire bloc à nouveau avec l'armée.
er mai, c'était le premier bombardement britannique contre Port Stanley. Le 2 mai, les forces anglaises attaquaient - en dehors même de la zone de blocus décrétée par le gouvernement Thatcher - le navire « Général Belgrano » qui coulait. Bilan : 300 ou 400 morts.
er mai, les principaux dirigeants des partis de gauche et d'extrême-gauche déclaraient : ( Le Monde daté du 4 mai) : « Le peuple sans exception est aujourd'hui uni pour défendre l'intégrité territoriale de la patrie ».
er mai, l'Argentine a failli voir un meeting scellant l'alliance entre les militaires et les syndicats, puisque le ministre du Travail devait y parler conjointement avec les leaders de la CGT et d'un autre syndicat, la CNT. Finalement, ce meeting n'a pas eu lieu.
Mais il reste qu'il ne s'agit pas seulement pour ces leaders de se ranger dans un camp, en l'occurrence le camp opposé à celui des puissances impérialistes. Il s'agit dans les faits de solidarité avec des dirigeants qui ont délibérément choisi d'exploiter le filon du nationalisme pour exploiter à leur profit les sentiments anti-impérialistes de la population et des travailleurs.
Le calcul des généraux
Car le choix de l'opération Malouines par ces dirigeants est le fruit d'un calcul bien pesé.
Il faut remarquer qu'il ne s'agissait pas pour eux, dans cette affaire, de riposter à une agression directe de la part de l'impérialisme contre l'Argentine, sur son territoire, là où vit et travaille la population, là où elle pourrait intervenir directement elle-même pour riposter sur son terrain propre et contre des objectifs à sa portée, et encore moins de s'attaquer sur ce territoire à l'impérialisme.
Bien sûr, le fait que les Iles Malouines restent officiellement possession britannique en dépit de l'histoire, de la géographie et du bon sens, a quelque chose de choquant. Et on peut comprendre que les masses populaires argentines se soient senties choquées par la manifestation des restes de la morgue impériale de la puissance britannique dont les prétentions à la possession de ces îles sont une trace qui subsiste, parmi bien d'autres d'ailleurs, de l'oppression coloniale aux quatre coins du monde. L'impérialisme britannique n'a rien à faire aux Malouines. Sur ce point précis, les révolutionnaires internationalistes, quel que soit le pays dans lequel ils se trouvent, se placent dans le même camp que l'Argentine parce qu'ils combattent l'impérialisme d'une façon générale, à l'échelle du globe, et qu'ils soutiennent tout ce qui peut contribuer à le faire reculer, où que ce soit. C'est pourquoi ils disent : hors des Malouines, l'Angleterre !
Mais il faut de même souligner l'avantage que représentait pour les hommes de la Junte cet objectif des îles Malouines. C'était une cible bien indiquée, du point de vue de leur opération de politique intérieure : tout en suscitant un climat d'union sacrée, elle limite les risques d'une intervention populaire autonome.
Ces îles ne sont pas habitées par des Argentins. Elles sont relativement éloignées du continent. Elles exigeaient, pour leur reconquête, toute une préparation et une opération qui relevaient des seuls militaires et de l'armée.
Voilà donc une opération qui, tout en détournant les masses de leurs problèmes économiques vers l'hostilité anti-britannique, devait permettre en même temps de canaliser celle-ci sous le contrôle exclusif des chefs de l'armée, et sur des objectifs exclusivement nationalistes, en réduisant au minimum les risques de toute initiative populaire mettant réellement en cause l'impérialisme et du même coup leur pouvoir.
C'était offrir au mécontentement populaire, aux sentiments nationaux argentins, un exutoire précisément circonscrit par les chefs militaires, cantonnant la masse du peuple au rôle de spectateur.
Tel a été le calcul des dictateurs argentins. Et les forces politiques et syndicales qui ont une influence dans la classe ouvrière de ce pays leur ont emboîté le pas dans cette affaire ; elles ont « marché » dans ce calcul, elles l'ont accepté.
Ce faisant, elles trahissent les intérêts de la classe ouvrière, et de l'ensemble des classes populaires.
Elles n'ont pas proposé une politique différente de celle de la Junte - une politique qui, tout en s'appuyant sur les sentiments anti-impérialistes dans la population, lui aurait offert d'autres objectifs que de s'en tenir à la défense des îles en cause, même rebaptisées Malvinas. Au contraire, elles ont invité les travailleurs à se rassembler devant le siège de la dictature, pour s'y faire haranguer par un Galtieri. Elles n'ont pris en compte le sentiment national que pour en laisser la direction politique aux généraux, confortant du même coup cette direction.
Non sans parfois prendre quelques distances verbales, il est vrai. Par exemple, les Montoneros récusent toute idée de négociations avec l'impérialisme. La revue cubaine Granma rapporte que le « Mouvement Péroniste Montonero (MPM) appelle le peuple argentin à défendre la souveraineté de lArgentine sur les îles Malvinas, et somme la Junte militaire de n'entamer aucune négociation qui conduirait à l'humiliation nationale » . Le secrétaire général du MPM, Mario Firmenich, aurait déclaré : « Indépendamment de ceux qui ont lancé l'opération, et indépendamment de leurs intentions, la récupération d'une souveraineté nationale entière sur ce territoire reste une revendication authentique du peuple argentin » .
Les Montoneros somment la dictature d'aller jusqu'au bout... mais c'est bien à elle qu'ils confient la direction de la lutte, et derrière elle qu'ils se rangent, même si, par ailleurs, d'après ce même article de Granma daté du 18 avril, le MPM ferait entendre un son de cloche un peu différent des autres, en en appelant à la mobilisation des travailleurs pour imposer la nationalisation des entreprises britanniques. Réclamer la souveraineté de l'Argentine sur les Malouines, c'est du nationalisme pur et simple, c'est adopter la même ligne que les militaires de la Junte.
Les militaires au pouvoir dérivent les aspirations populaires vers la conquête, ou la reconquête, d'un territoire, c'est-à-dire qu'ils les cantonnent dans un cadre strictement délimité. Qu'apporterait la victoire sur ce plan, pour les travailleurs et les pauvres ? Sans doute un sentiment légitime de fierté vis-à-vis de l'Angleterre, de revanche vis-à-vis de Reagan qui la soutient. Ce n'est peut-être pas rien. Mais elle renforcerait sans doute bien davantage la Junte au pouvoir.
Les chefs militaires qui seraient jugés comme les artisans de cette victoire - puisque tout le monde leur a confié la responsabilité de la lutte, et s'est rangé derrière eux - seraient les principaux bénéficiaires de l'opération.
En cas de défaite, ces mêmes chefs militaires rencontreraient sûrement d'autres problèmes. Dans la gauche et l'extrême-gauche argentines, certains misent sans doute là-dessus, en espérant qu'à la faveur du discrédit du régime, l'indignation populaire se manifesterait et ouvrirait des perspectives nouvelles.
Une politique indépendante de la classe ouvrière
Mais c'est un pari stupide. D'une part, la défaite peut engendrer plus de démoralisation que d'indignation. Et d'autre part, même si ce n'était pas le cas, ce qui affaiblit les généraux ne peut être capitalisé par le mouvement ouvrier qu'à la condition qu'il se soit doté d'une politique indépendante.
Encore faudrait-il, pour que cette éventuelle mobilisation se traduise de façon positive pour les travailleurs et la population que, de cette mobilisation, ils assument eux-mêmes la direction et le contrôle. Même en en restant à la question des Malouines, si la masse des travailleurs et de la population en faisait elle-même son affaire, elle pourrait s'en prendre activement à l'Angleterre là où cela ferait sans doute plus de mal au gouvernement Thatcher : dans les biens britanniques en Argentine même.
Pour faire reculer l'Angleterre, les travailleurs argentins disposent sur elle de moyens de pression autres qu'une expédition militaire sous les ordres des officiers, des moyens de pression qui leur sont propres et qui auraient l'avantage de transformer leur rôle de celui de spectateur, en celui d'acteur intervenant dans les événements, à leur compte.
A partir de la question des Malouines, il serait possible d'articuler une politique qui transférerait la guerre contre l'Angleterre, contre l'impérialisme, à l'intérieur de l'Argentine, en proposant comme objectif de s'en prendre à ses bastions économiques.
A l'heure actuelle, la plupart des entreprises dans le pays sont contrôlées par des capitaux américains plus que britanniques. Mais des banques anglaises continuent d'y jouer un rôle important.
Les hommes de la dictature sont étroitement et personnellement associés à cette exploitation. Ils sont, ou ont été, particulièrement présents dans les instances dirigeantes des entreprises possédées par des capitaux étrangers. Qu'à cela ne tienne : exproprions ce qui appartient à l'impérialisme en Argentine, voilà ce que pourraient proposer des révolutionnaires conséquents à la faveur de la mobilisation actuelle. Prenons-nous en à l'impérialisme là où cela peut le toucher vraiment, et d'ailleurs pas seulement à l'impérialisme britannique, mais à tous ceux qui le soutiennent, américain d'abord mais aussi européen, allemand ou français.
Ce serait un objectif plus à même de toucher au coeur les oppresseurs du peuple tout en partant des sentiments nationaux de la population, que de servir de chair à canon dans un combat douteux pour le compte des dictateurs militaires.
Et s'il faut combattre les armes à la main, puisque la puissance britannique est revenue à l'ère de la canonnière, c'est tout le peuple qu'il faut armer. Devant la supériorité des forces britanniques, les généraux argentins font appel à l'esprit patriotique des soldats, à leur esprit de sacrifice. Et ces soldats en font en effet la preuve. Quelle serait alors la puissance de tout un peuple, s'il était armé ? L'histoire est là pour attester que la force d'intervention britannique trouverait dans ce cas bien du fil à retordre.
Sur le sol même de l'Argentine, les travailleurs pourraient intervenir contre l'impérialisme dans le cadre de milices indépendantes du pouvoir, au lieu de rester embrigadés comme soldats par la hiérarchie militaire et sous ses ordres.
Une propagande sur ces axes aurait-elle des chances de succès auprès des travailleurs argentins, nous ne pouvons pas le dire. C'est bien sûr une tout autre affaire.
Mais en présence d'une intervention militaire d'une puissance qui dispose, malgré sa décadence, de moyens guerriers considérables, transférer le combat contre ses moyens de domination économique, là où les travailleurs ont des moyens d'action qui leur sont propres, cela offrirait tout de même à ces derniers des perspectives toutes différentes de celles que leur offre la Junte.
Il semble que la classe ouvrière reste méfiante par rapport à la Junte même dans le contexte patriotique actuel, en particulier dans la mesure où elle peut juger les généraux suspects de négocier en sous-main avec les dirigeants de l'impérialisme. Lui offrir comme perspective de mener son combat sur un autre terrain que celui choisi délibérément par les militaires, c'est-à-dire sur un terrain de classe, n'est donc pas a priori condamné à ne trouver aucun répondant.
A ce que l'on voit, les sentiments nationaux et anti-impérialistes existant dans les masses travailleuses et populaires de l'Argentine ont emprunté le canal de cette question des Malouines pour s'exprimer, alors que la question de la souveraineté argentine sur ces îles, limitée à elle-même, est un leurre mortel ; mais il est vrai que c'était apparemment le seul canal qui leur ait été proposé.
Les sentiments nationaux dans les masses populaires correspondent à une réalité que les révolutionnaires prolétariens ne sous-estiment pas. Mais c'est seulement sous la direction du prolétariat, dans le cadre d'une politique indépendante, avec des structures de mobilisation autonomes, qu'ils peuvent déboucher sur une issue favorable pour elles.
Les révolutionnaires ne peuvent en tout cas pas approuver que le prolétariat argentin aliène son indépendance, à l'occasion du conflit actuel, pour le compte des généraux. Accepter que le prolétariat soit embrigadé pour mener une lutte, quelle qu'elle soit, sous la direction des militaires, représente la trahison la plus sûre de ses intérêts. Quelles que puissent être les réserves de l'opposition liée au mouvement ouvrier et des syndicats, ils établissent une solidarité avec la Junte, par l'absence d'une politique offrant à la classe ouvrière la possibilité d'affirmer son anti-impérialisme pour son propre compte et celui de l'ensemble du peuple travailleur.
Samedi 12 juin 1982