La situation intérieure01/12/19831983Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1983/12/107.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

La situation intérieure

Elle reste dominée par la politique d'austérité menée par le gouvernement d'Union de la gauche. La gauche au gouvernement en France agit comme n'importe quel gouvernement bourgeois, en tant que défenseur des intérêts de la bourgeoisie en cette période de crise : sous couvert du maintien ou du redressement de l'économie nationale, elle abaisse le pouvoir d'achat des masses populaires et draine les fonds ainsi obtenus vers les possesseurs de capitaux.

Cette baisse devient sensible. L'augmentation des retenues sociales, des impôts, pour ceux qui travaillent, la limitation des versements d'allocation-chômage pour les sans-emploi, la diminution des services rendus pour tous, se traduisent par des difficultés nouvelles pour les salariés. L'augmentation du chômage va dans le même sens. Certes, le chiffre officiel se maintient à peu près à la barre des deux millions, mais si l'on tient compte de l'abaissement de l'âge de la retraite, de l'augmentation du nombre de personnes inscrites en stages ou en formations, on peut estimer que si les références étaient restées les mêmes, le chiffre des chômeurs compterait plusieurs centaines de milliers de personnes en plus. Ces centaines de milliers de personnes placées hors production ont vu, dans les faits, leurs ressources diminuer et cela pèse globalement sur le revenu de la population laborieuse.

Cette politique a entraîné, aux élections municipales de mars 1983, un recul de la gauche, et par rapport aux législatives de 1981, et par rapport aux municipales de 1977, y compris dans son électoral traditionnel. C'est par l'abstention au premier tour que l'électorat de gauche a manifesté son mécontentement et son désaveu de la politique gouvernementale. Dans les villes où il y a eu un second tour, la gauche a réussi à remobiliser son électorat et a pu limiter les dégâts. Mais les élections partielles qui ont eu lieu depuis montrent que le mouvement de désaffection de l'électorat de gauche amorcé en mars 1983 s'est accentué. De l'abstention, une partie des électeurs est même passée au vote à droite ou à l'extrême-droite, comme cela est apparu clairement à Dreux et Aulnay-sous-Bois.

Ces avertissements répétés n'ont en rien modifié la politique du gouvernement, ni même remis en cause l'alliance PC-PS. Les différences d'appréciation de Marchais et de Poperen, le premier affirmant que le recul est à mettre au compte du seul Parti Socialiste, et le second expliquant que les électeurs avaient sanctionné les fraudes et irrégularités commises par le PCF, ont été interprétées par la presse et les commentateurs politiques comme des signes révélateurs d'une faille dans l'Union de la gauche. Et la démission de Valbon, directeur des Charbonnages et membre du Comité Central du PCF a été interprétée dans le même sens. Mais la mise au point de Laurent et Juquin, les affirmations de loyauté répétées de Marchais, limitent la portée de ces gestes, plus destinés à apaiser les militants et sympathisants du Parti qu'à manifester une hostilité déclarée envers la politique de Mitterrand et Mauroy.

Les récentes déclarations des leaders syndicalistes ne sont pas davantage l'annonce de la fin de la trêve entre le gouvernement d'union de la gauche et les directions syndicales. c'est dans un cadre strictement limité et chiffrable à l'avance, la différence entre les hausses nominales des salaires et le taux d'inflation, que vont se livrer les pseudo-batailles syndicales sur le « rattrapage ». ii ne s'agit nullement de mettre en échec la politique d'austérité et de résister à l'offensive anti-ouvrière du gouvernement, il s'agit de limiter les dégâts consentis. mais la concurrence entre boutiques syndicales - le résultat des élections à la sécurité sociale ont montré qu'en ce domaine aucune position n'était acquise - peut entraîner une relative surenchère que la classe ouvrière peut mettre à profit pour manifester son mécontentement.

Il est impossible de prévoir les réactions de la classe ouvrière. Mais les mouvements divers qui ont éclaté à Citroën et surtout dans la Fonction Publique suite aux tentatives gouvernementales de reprendre des avantages acquis (horaires, primes, etc.) montrent que les travailleurs ne sont ni tout à fait passifs, ni entièrement résignés. Ces mouvements morcelés, limités, contrôlés par les centrales syndicales n'ont peut-être pas eu l'ampleur et le poids qui auraient pu correspondre à la combativité des grévistes les plus déterminés, mais ils ont montré que la classe ouvrière n'accepterait pas tout sans broncher et que lorsqu'elle se sait dans son droit elle n'hésite pas à entrer en mouvement.

Et tout laisse à penser que dans les mois qui vont venir, ce ne sont pas les occasions de réagir qui manqueront. Tous les experts s'accordent pour annoncer sur le plan européen une aggravation des conséquences de la crise chômage et baisse du niveau de vie - sans même parler d'une brutale détérioration des conditions d'existence, due à un krach financier ou à une aggravation de la crise mondiale - la simple continuation de la crise actuelle ne peut manquer de se traduire par des difficultés accrues pour les travailleurs et leurs familles, les retraités, les chômeurs. Le gouvernement d'Union de la gauche en France au service de la bourgeoisie ne se distingue en rien de ses compères européens, et face à la détérioration de la situation économique, il réagira comme aujourd'hui par une accentuation de la pression sur les classes populaires. Le caractère massif des licenciements annoncés dans l'automobile, dans une situation où les caisses d'Assedic sont vides, et où les possibilités de pré-retraites sont de moins en moins avantageuses, risque de se traduire par une crise sociale grave dans ce secteur, marquant la fin du consensus déjà bien mis à mal par deux ans d'austérité.

Tous les amortisseurs traditionnels, syndicats, partis réformistes, risquent d'avoir à jouer pleinement pour contenir la classe ouvrière.

Jusqu'ici le gouvernement d'Union de la gauche n'a pas eu à faire face à une crise grave, ni même à une résistance un peu ferme de la classe ouvrière.

Le grand patronat et la bourgeoisie voient bien d'ailleurs les avantages qu'ils peuvent tirer de la situation, avantages que Gattaz, le représentant du patronat, résumait il y a peu en ces termes pour un aréopage de patrons : allez-y, on peut baisser les salaires, jamais la situation n'a été aussi favorable, les syndicats se tiennent à carreau, le gouvernement a eu une attitude courageuse, on l'a vu dans la Fonction Publique. Ainsi, la gauche au gouvernement joue le rôle que lui assigne la bourgeoisie en période de crise : grâce au consensus dont elle peut jouir - au moins un moment - auprès de l'opinion publique, grâce à la collaboration tacite ou explicite des syndicats et des partis réformistes, elle est à même de faire passer sans trop de remous des mesures anti-ouvrières que la droite aurait plus de mal à réaliser sans risquer une riposte ouvrière et donc des troubles sociaux importants. De ce point de vue, la gauche au pouvoir n'a pas usé tout son crédit.

Mais elle concentre dans le même temps contre elle la haine de la petite bourgeoisie, dont l'anticommunisme exagère les craintes. Au seul mot de socialisme, toute une partie des professions libérales croient leur fonction menacée et réagissent au moindre projet de réforme avec une violence et un sens de classe sans aucun rapport avec la modération des mesures envisagées. Cette année encore la petite bourgeoisie a manifesté son hostilité au gouvernement à plusieurs reprises dans les votes, par la grève, mais aussi dans la rue.

A l'origine de ces manifestations, il y a bien sûr des revendications catégorielles mais il y a surtout une hostilité politique qui a donné le ton à la plupart des démonstrations. Les étudiants en médecine, les chefs de clinique contre le projet Ralite, les directeurs d'agences de voyages contre le carnet de change et la limitation des devises, les professeurs d'université, les étudiants contre le projet Savary, les cadres contre le prélèvement de 10 %, les pharmaciens, les commerçants, les routiers, les pompistes, les paysans, ont occupé la rue ou la route et manifesté concrètement leur mécontentement.

Cette mobilisation a porté quelques fruits sur le terrain revendicatif : Ralite n'est plus ministre de la Santé, le carnet de change ne sera pas reconduit, le projet Savary est amendé et soumis à la discussion. Même sur l'école libre, un des chevaux de bataille d'une partie du Parti Socialiste, le gouvernement recule. Et si la mobilisation des cadres a été impuissante à faire annuler le prélèvement de 10 %, c'est que dans le domaine économique le gouvernement entend pressurer les salaires afin de préserver les profits des entreprises et donc des possédants. Les cadres sont les victimes de cette politique. Avec la classe ouvrière et les chômeurs, ce sont eux qui font les frais de la politique gouvernementale.

Mais c'est sur le plan politique que le gouvernement apparaît comme le plus affaibli par cette convergence des oppositions des classes moyennes et ses incessantes reculades.

La gauche au pouvoir apparaît velléitaire, influençable, sans véritable autorité. ces reculades sont un encouragement pour ses adversaires.

La droite se renforce aux élections elle a regagné la partie de son électorat qui, par sa défection en 1981, avait permis la victoire de l'Union de la gauche. Elle a même regagné sur une partie de l'électorat socialiste.

Mais c'est la montée de l'extrême-droite qui est de loin la manifestation la plus significative de la situation actuelle. Les scores obtenus par le Front National à Paris dans le 20e arrondissement, à Dreux et à Aulnay ensuite, et ce dans des quartiers populaires, sont un signe alarmant. Certes, il ne s'agit que de résultats locaux, dans des cités choisies intentionnellement, et il serait sans doute abusif d'extrapoler à partir de scores trop localisés, mais s'il s'avérait demain, aux élections européennes, que l'extrême-droite, sur le thème « dehors les émigrés », était capable de réaliser un score national approchant les 10 %, cela signifierait l'avènement d'une situation politique nouvelle en France.

De toute façon, le caractère politique anti-gouvernemental, mais surtout anti-gauche voire anti-ouvrier, de certaines manifestations de policiers et de commerçants traduit presque autant que les résultats de l'extrême-droite dans des villes populaires une remontée des sentiments et des forces réactionnaires. Le racisme et la xénophobie qui ont toujours existé dans la population, s'expriment aujourd'hui avec une force nouvelle alarmante.

En concentrant sur elle la haine des classes moyennes, en décevant une partie de son électorat, en se montrant sur le plan intérieur lâche, influençable, hésitante, la gauche au pouvoir, en cette période de crise, prépare non seulement les conditions d'un retour de la droite parlementaire au pouvoir, mais favorise le développement d'une droite extra-parlementaire, fascisante, trouvant l'oreille d'une partie non négligeable de la population.

Renouant avec la tradition belliqueuse et colonialiste de la social-démocratie au pouvoir (expédition de Suez, guerre d'Algérie), le gouvernement d'Union de la gauche a envoyé des troupes au Tchad et au Liban. Dans ce dernier pays l'engagement des troupes françaises a déjà débouché sur des opérations de représailles.

Cette politique d'intervention se trouve dans le droit fil de la politique impérialiste de la France ; les soldats envoyés au Tchad et au Liban défendent au moins autant les intérêts économiques immédiats de l'impérialisme français dans ces pays que l'ordre économique et politique mondial dans des territoires où le rôle de gendarme a été dévolu dans le passé à la France. Le rôle de gendarme, le Parti Socialiste français, et en particulier Mitterrand, le revendique, pleinement.

Si dans le domaine de l'économie nationale, les socialistes déplorent publiquement et tactiquement « l'héritage » des gouvernements précédents, en matière de politique extérieure, ils assument ouvertement et sans la moindre réserve l'héritage impérialiste.

Ce gouvernement faible sur le plan intérieur-vis-à-vis des classes possédantes joue au contraire les forts vis-à-vis des peuples opprimés. Les aventures guerrières dans lesquelles la social-démocratie entraîne le pays sont encore limitées et semble-t-il contrôlables. Les quelques milliers de militaires français présents au Tchad n'ont pas eu à s'affronter directement avec les forces libyennes et elles assurent les tâches de maintien de l'ordre y compris contre les exactions des mercenaires d'Hissène Habré mais le risque demeure, il est inscrit dans la présence militaire française en Afrique.

Au Liban, où les tensions sont actuellement plus fortes, les troupes françaises venues - sous le couvert de la force dite d'interposition - au secours des Phalanges chrétiennes de Gemayel, se sont trouvées plus exposées. Jusqu'ici, on en est aux représailles et non àl'engagement direct contre les forces syriennes et rien ne dit qu'on ira jusque-là. De toute façon, rien ne pourra se faire sans l'accord de l'impérialisme américain, présent directement par quelques milliers de soldats appuyés par la Vle flotte.

Néanmoins, ces expéditions militaires qui associent la France au maintien de l'ordre impérialiste mondial, illustrent clairement dans quel camp se place la socialdémocratie française et son allié, le PCF.

Car elles donnent également la mesure des pseudo-désaccords du PCF, réticent, « inquiet », peut-être, mais finalement d'accord. Georges Marchais vient clairement de confirmer que, sur le Tchad et le Liban, le PCF n'avait pas de désaccord sur la politique suivie par le gouvernement Mauroy.

Seul point de divergence : les euromissiles, et encore ne s'agit-il pour Georges Marchais que du seul problème de la prise en compte des armes nucléaires françaises dans la comptabilité des forces nucléaires occidentales à Genève.

Le PCF s'aligne quasi-totalement sur la social-démocratie qui, elle, défend pleinement l'ordre impérialiste mondial.

Il s'agit en fait pour Mitterrand de se dégager peu à peu de l'image de sa majorité : à l'Union de la gauche, l'impopularité des mesures économiques et sociales, au chef de l'État le prestige de la fermeté guerrière. Certes, la cote de Mitterrand a suivi au fil des mois la même pente descendante que celles de ses ministres, mais il se maintient nettement au-dessus des notes obtenues par les moins impopulaires de ses collaborateurs et, en cette fin d'année, sa cote personnelle remonte. Il s'agit pour le président de la République dont l'élection n'interviendra pas avant 1988 de préparer l'après 1986, c'est-à-dire l'éventualité d'avoir à gouverner avec une nouvelle majorité de droite au Parlement. En tant qu'homme-politique bourgeois responsable, Mitterrand se doit d'assurer la continuité des pouvoirs dans le cadre des institutions de la bourgeoisie. L'histoire ne lui en laissera peut-être pas la possibilité, mais c'est cette éventualité qu'il prépare, même s'il doit suivre la social-démocratie à laquelle il a lié son sort dans la défaite électorale.

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