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La reprise économique aux USA : quelle ampleur ?
Après une année 1982 marquée parla récession mondiale, on a assisté, durant l'année 1983, à une reprise de l'activité économique, en particulier aux États-Unis.
Les dirigeants du monde capitaliste se félicitent, bien entendu, de voir se dessiner la perspective d'une amélioration de leurs affaires.
Faut-il pour autant conclure que l'économie mondiale commencerait enfin à sortir du tunnel dans lequel elle s'enfonce régulièrement depuis maintenant plus de dix ans ? C'est évidemment la question qui se pose. Mais c'est une question à laquelle l'examen des conditions de cette reprise ne permet guère, aujourd'hui, de donner une réponse assurée.
Les dimensions de la reprise
Tout d'abord, quelles sont les dimensions de cette reprise ?
En 1982, la production industrielle avait baissé de 4,5 % dans les sept grands pays de l'OCDE (États-Unis, Japon, Allemagne Fédérale, France, Grande-Bretagne, Italie, Canada). Les États-Unis avaient eux-mêmes connu une des plus longues et des plus importantes récessions de l'après-guerre avec un recul de 8,1 % de la production industrielle. Le taux de chômage avait atteint son point culminant au mois de décembre 1982, avec 10,7 % de la population active, soit 12,1 millions de personnes sans emploi. L'année 1983 a été celle d'un renversement de tendance. D'abord timide au premier trimestre (croissance de 2,5 % de la production industrielle), la reprise s'est affirmée les mois suivants. Finalement, la production industrielle des États-Unis a augmenté de 6 % pour l'ensemble de l'année 1983. En décembre 1983, le taux de chômage est revenu à 8,2 % de la population active (et 8 % en janvier 1984). Les deux secteurs moteurs de la reprise ont été l'automobile et le logement, les deux secteurs de biens de consommation les plus importants aux États-Unis, tant par le chiffre d'affaires que par le nombre d'employés. Si l'on en croit un institut patronal américain, le « Conférence Board », les chefs d'entreprise américains auraient, du coup, repris une grande confiance dans la conjoncture.
Pourtant, cette reprise économique montre encore des limites. La consommation est loin d'avoir retrouvé toute sa vigueur. Ainsi, en 1983, les ventes de l'industrie automobile américaine ont atteint 6,8 millions d'unités. Si l'on tient compte des importations (2,4 millions), 9,2 millions d'autos ont été vendues aux États-Unis en 1983. C'est plus qu'en 1980 (9 millions), 1981 (8,5 millions) et 1982 (8 millions), mais nettement moins qu'en 1979 (10,6 millions) et 1978 (11,3 millions).
La production industrielle totale de l'année 1983 n'a pas retrouvé le niveau de 1981. Et ce n'est qu'à partir du mois de septembre que la production industrielle, calculée par mois cette fois, a rattrapé, puis légèrement dépassé, les meilleurs mois de 1979 qui était jusqu'ici l'année record. D'autre part, le nombre de faillites continuait à être très élevé ces derniers mois. En 1983 il y a eu, aux USA, 31 334 faillites d'entreprises, soit 24 % de plus qu'en 1982, et le chiffre le plus élevé atteint depuis 1932, à l'époque de la Grande Dépression (il y eut cette année-là 31 822 faillites) !
Du fait de ces faillites, les banques américaines ont continué à enregistrer des pertes. Plusieurs ont dû déposer leur bilan, tandis que les autres, pour éviter de le faire, en étaient réduites à accorder de nouveaux délais de paiement aux grandes entreprises lourdement endettées auprès d'elles et dans l'incapacité de faire face à leurs échéances.
Il faut noter aussi que la nette diminution du taux de chômage passé, en un an, de 10,7 % de la population active à 8,2 %, est celle inscrite dans
les statistiques officielles. L'allongement de la durée du chômage, la diminution des aides aux chômeurs, semblent avoir incité un nombre de ceux-ci encore plus grand que par le passé à ne même plus se faire inscrire comme demandeurs d'emploi.
D'autre part, à la faveur de la crise, il semble qu'on ait assisté à une baisse du niveau relatif des salaires. En 1983, les salaires des Américains couverts par des conventions collectives n'ont augmenté que de 2,6 %, le taux le plus bas depuis que ces statistiques ont commencé à être compilées, il y a seize ans. C'est une progression inférieure à la hausse de 3,8 % de l'indice du coût de la vie. L'extension du chômage a été l'occasion pour les employeurs d'imposer des conditions de salaire inférieures. Les travailleurs qui retrouvent aujourd'hui du travail après avoir été licenciés au cours de la récession, en retrouvent souvent dans d'autres secteurs aux salaires plus bas.
Cette situation a été recherchée par les employeurs américains eux-mêmes dans leur tentative pour maintenir ou redresser leurs profits. Mais c'est sans doute un élément qui limite aujourd'hui les perspectives de redressement du marché intérieur américain.
Enfin, la reprise est bien différente selon les régions des États-Unis. C'est ainsi que, selon les experts de l'OCDE, « l'évolution de la production, de l'emploi et de la productivité a été liée à une redistribution régionale et sectorielle de l'activité économique. Celle-ci s'est déplacée du nord-est et de la partie industrielle du centre-ouest vers le sud et le sud-ouest. Dans les branches d'activité anciennes, généralement regroupées dans le nord-est du pays, qui étaient soumises aux effets des sur-capacités considérables apparues à l'échelle mondiale, il a été procédé à des déclassements et des fermetures d'installations » .
En fait, à la faveur de la crise, c'est tout un déplacement de capitaux et de centres d'activité qui semble s'être produit. Les industries militaires, les industries électroniques de pointe, ainsi que l'exploitation des ressources énergétiques nationales, toutes activités concentrées dans le sud et le sud-ouest, et particulièrement en Californie, ont connu un essor, tandis que les industries traditionnelles comme l'acier ou l'automobile qui sont localisées dans les grandes concentrations urbaines du nord-est ont continué à connaître le marasme. La politique de Reagan consistant à couper les vivres aux programmes sociaux au profit des crédits d'armement a accentué cette réorientation de l'économie américaine, réorientation payée, en grande partie, par la classe ouvrière et les couches populaires des régions d'industrie ancienne jetées en dehors du processus de production, privées d'aides sociales et réduites parfois à une profonde misère.
En fait, des régions entières, des industries entières, ne sont pas sorties de la crise, et rien n'indique encore qu'elles en sortiront.
Mais tout le problème est, bien sûr, de distinguer la dynamique du phénomène et son avenir possible. Ce n'est pas la première fois depuis la crise de 1973 que l'économie américaine connaît une reprise. En fait, elle vit au rythme de cycles périodiques qui l'amènent de récession en reprise et de reprise en récession. Jusqu'au tournant de 1973, cette oscillation périodique n'empêchait pas le mouvement général d'être ascendant. Depuis 1973, la reprise qui a succédé à la récession de 1974-75 et qui a duré jusqu'à 1979, suivie d'une courte reprise en 1980, n'a pas empêché la tendance générale d'être à la stagnation. Or, pour le moment, rien n'indique que cette tendance générale se soit renversée.
La faiblesse de l'investissement
Un des premiers indices qui pourraient l'indiquer, ce serait l'ampleur des investissements. Pour que la reprise soit durable, qu'elle ait des effets d'entraînement sur l'ensemble de l'économie américaine, voire mondiale, il faudrait qu'elle ne se limite pas à une reprise relative de la production de biens de consommation immédiate, mais se traduise par des investissements, ceux-ci impliquant entre autres des commandes de biens plus durables et nécessitant une production à plus long terme.
La crise que l'économie capitaliste connaît depuis maintenant dix ans se caractérise, entre autres, par une faiblesse de l'investissement. Le rétrécissement du marché mondial, l'absence de possibilités d'expansion pour celui-ci à la dimension de l'énorme surplus de capitaux que connaissent les pays industrialisés, se traduisent, depuis des années, par la baisse du taux de profit capitaliste. Du coup, les investissements se dirigent moins volontiers vers l'investissement productif pour se tourner plutôt vers les diverses formes de placements spéculatifs. Une des fonctions des crises capitalistes est justement de dévaloriser massivement les capitaux pour mettre fin à leur relative surabondance et permettre aux capitaux survivants de bénéficier d'un relèvement du taux de profit, les incitant de nouveau à se tourner vers l'investissement productif et créant un mouvement de reprise.
Or, justement, malgré un certain nombre de circonstances favorables - entre autres le bas niveau des salaires résultant de la longue récession et de l'importance du chômage - , le relèvement des investissements semble encore très limité.
Sans doute, les profits se sont relevés, et parfois d'une façon très importante. C'est ainsi que, malgré l'augmentation - somme toute, limitée - de leurs ventes, les constructeurs d'automobiles s'attendaient à encaisser, en 1983, 6,3 milliards de profits, chiffre encore supérieur à celui de 1977 (5,1 milliards) qui a pourtant été une année de bénéfices record, dans la précédente période de « reprise ».
Sans atteindre semble-t-il partout de tels sommets, les profits se sont accrus pour l'ensemble de l'économie américaine. Évalués en pourcentage du Produit national brut, les bénéfices des sociétés avaient atteint, au quatrième trimestre de 1982, leur niveau le plus bas de l'après-Deuxième Guerre mondiale : 5,4 %. Ce taux était remonté à près de 7,5 % dès le troisième trimestre de 1983.
Pourtant, cette remontée doit être mesurée en comparaison avec la précédente « reprise » de 1976-77. Or, ce taux semble rester inférieur d'environ 1 % à ce qu'il était au cours de ce précédent cycle économique.
Et surtout, cela ne semble pas suffisant pour inciter les capitalistes à investir à nouveau massivement dans l'industrie.
Au cours de l'année de reprise 1983 en effet, les dépenses d'investissement des entreprises ont continué de baisser. Elles ont diminué, en dollars courants, de 3,5 % en 1983 par rapport à l'année précédente alors qu'elles avaient déjà enregistré une baisse de 5,5 % en 1982. La courbe des investissements fixes des entreprises n'a commencé à se redresser qu'à la fin de l'année 1983. Le 12 janvier dernier, le secrétaire d'État au Commerce Malcolm Baldrige, s'est déclaré particulièrement satisfait des perspectives pour 1984 ; selon lui ces dépenses d'investissement augmenteront, durant l'année, de 9,4 %. Cependant, ce rythme d'augmentation n'égalerait pas celui enregistré au début de la précédente reprise économique, en 1977.
Étalant un optimisme très nuancé, les experts de l'OCDE notaient, dans une étude publiée fin 1983 que « comme c'est généralement le cas, l'investissement fixe des entreprises a réagi plus lentement que les autres composantes de la demande, mais les enquêtes sur les prévisions d'investissement laissent présager un accroissement qui pourrait être supérieur à la norme. On a observé une progression des bénéfices ... mais la rentabilité demeure encore très faible » . Cette once d'optimisme était immédiatement tempérée par cette conclusion : « pour une économie qui sort de la récession la plus forte qu'elle ait connue depuis la guerre, le redressement attendu pendant la deuxième année de la reprise semble médiocre, impliquant pour les bénéfices, l'investissement et l'emploi, des niveaux relativement faibles par rapport aux phases correspondantes des cycles antérieurs » .
On le voit, l'optimisme des industriels et des experts est très modéré. II y a de nombreuses raisons à cela.
Tout d'abord, il faut remarquer que l'industrie américaine est encore loin d'utiliser à plein ses capacités de production. En décembre 1983, celles-ci étaient utilisées à 79,2 % (79,9 % en janvier 1984), revenant de loin il est vrai puisque ce pourcentage était descendu à 68,4 % à la fin de 1982, taux le plus bas depuis 1948. Dans ces conditions, nombre d'industriels peuvent faire l'économie de nouveaux investissements en se contentant d'utiliser à plein les installations existantes, ou bien se limitent à l'indispensable en remplaçant les machines les plus vétustes, c'est ce que semble indiquer le fait que depuis plusieurs années, les nouveaux investissements se tournent plus vers l'achat de nouveaux équipements que vers la création de nouvelles structures.
Mais surtout la rentabilité de l'investissement industriel demeure basse, comme le déplorent les experts de l'OCDE ; et de toute évidence, les possesseurs de capitaux continuent de se tourner vers des placements moins productifs mais plus rentables, tels que les placements financiers, l'immobilier ou les spéculations en tout genre.
La politique de l'état et des autorités monétaires
Dans une certaine mesure, c'est d'ailleurs la politique de l'État américain lui-même qui hypothèque l'avenir de la reprise, même si son but est, d'abord, de tenter de la soutenir et de l'aider.
Un ensemble de facteurs conjoncturels ont été à la base de la reprise américaine. Celle-ci est survenue au terme d'une longue période de stagnation qui durait en fait pratiquement sans discontinuer depuis 1979, si l'on excepte la courte reprise du début de 1981. Le marasme persistant a contribué à la chute des cours des matières premières - y compris du pétrole - et à un ralentissement de l'inflation. Ceci, ajouté au fait que les stocks des entreprises avaient atteint des niveaux très bas, aurait incité à les reconstituer, donnant ainsi une première impulsion à la reprise de la production et de l'embauche, avec un effet d'entraînement sur l'ensemble de l'économie.
Mais par ailleurs, le contexte général a été marqué par le changement d'attitude des autorités financières américaines au cours de l'été 1982. Le Federal Reserve Board - c'est-à-dire la Banque Fédérale des États-Unis - a alors mis fin à la politique de taux d'intérêt élevés qui était la sienne pour amorcer une détente progressive. Le taux de base des banques revint de 17 % en mars 1982 à 11 % à la fin de l'année, tandis que le taux de l'escompte revenait à 8,50 % fin 1982 après avoir touché un sommet de 14 % au printemps 1981.
Une des raisons avancées pour cette volte-face de la Banque Fédérale a été l'affaire mexicaine. Au mois d'août 1982, le Mexique a annoncé que, frappé par l'effondrement des cours du pétrole, il ne pouvait honorer sa dette extérieure. Les financiers internationaux, et en premier lieu américains, ont alors vu se profiler la menace d'une banqueroute générale des États du Tiers Monde, tous très lourdement endettés et frappés par la baisse des cours des matières premières liée à la récession mondiale. La Banque Fédérale américaine donna alors le feu vert pour l'attribution de crédits d'urgence au Mexique, permettant de le sauver de la banqueroute. Les grandes banques américaines, créancières de l'Amérique latine, estimèrent préférable d'accorder de nouveaux crédits et de réduire quelque peu leurs taux d'intérêt plutôt que d'étrangler définitivement leurs débiteurs.
En tout cas, ce tournant des autorités monétaires a, semble-t-il, été un facteur favorable à la reprise économique. Bien que très relative, la diminution des coûts du crédit a aidé à la reprise de la consommation, notamment à celle des biens de consommation durables que sont l'automobile et le logement ; d'autant plus que la politique de forts taux d'intérêt des mois précédents avait précisément fortement frappé ces deux secteurs, dont l'activité avait atteint un niveau particulièrement bas.
Mais un autre facteur important a été la politique de l'État américain. Celui-ci a continué à aider la bourgeoisie au prix d'un déficit croissant de son budget, contrairement aux promesses de Reagan qui s'était engagé à réduire ce déficit. Le gouvernement de Reagan a bien en effet pratiqué des coupes importantes dans les dépenses du budget fédéral touchant les classes populaires dépenses de santé et toutes dépenses à caractère social. Mais il a en revanche pratiqué des réductions d'impôts en faveur des classes aisées, sous le prétexte de dégager ainsi les ressources pour qu'elles investissent. II a, également donné une forte impulsion aux dépenses militaires, l'objectif étant de porter leur part de 5,5 % du Produit National Brut en 1981 à 7 % en 1986. En fait, selon les prévisions les plus récentes, ce pourcentage serait dépassé.
Cette politique a de toute évidence joué son rôle dans la reprise économique. L'inflation des dépenses militaires semble y prendre une grande part. En novembre dernier, par exemple, les commandes de biens durables aux entreprises américaines avaient augmenté de 4 %. Mais cette progression était due en grande partie à la progression des dépenses militaires (plus 46 %), alors que les commandes d'équipements de production avaient baissé de 4,4 %. Le fait que les régions où la reprise est la plus nette soient les régions comme la Californie dont l'industrie est basés sur les industries militaires et les secteurs qui leur sont liés (informatique, électronique), va dans le même sens.
De même, les réductions d'impôts accordées aux couches aisées ont sans doute contribué sinon à les inciter à investir, du moins à augmenter leur consommation, aidant là aussi à la reprise économique.
L'envers de la médaille
Mais cette politique a évidemment un envers. C'est l'énorme augmentation du déficit budgétaire de l'État américain. Le déficit dit « des services courants » est ainsi passé de 110 milliards de dollars en 1982 à 196 milliards de dollars en 1983, et devrait continuer à augmenter cette année et les années prochaines. Aujourd'hui les États-Unis sont l'État le plus endetté du monde, leurs dettes se montant à quelque 1 400 milliards de dollars, soit le double de l'endettement total du Tiers-Monde.
En fait, les dirigeants américains ne font là que suivre une politique bien classique : par le biais des commandes de l'État, ils font marcher l'industrie - notamment militaire - , soutiennent le profit capitaliste en faisant marcher la planche à billets. C'est la politique de tous les États des pays impérialistes. A cette différence près que la plupart de ceux-ci en sont réduits aujourd'hui à tenter de diminuer le déficit de leur budget (sans succès d'ailleurs pour beaucoup) et s'interdisent de pratiquer une politique de relance trop appuyée qu'ils paieraient immédiatement d'une énorme inflation compromettant tout leur équilibre. Les États-Unis, eux, peuvent encore poursuivre cette politique parce que, dans le contexte de la crise et de la perte de confiance généralisée dans les monnaies, leur monnaie et leur économie sont encore celles qui inspirent le plus confiance - ou plutôt le moins de défiance.
En particulier, finançant son déficit par l'emprunt, l'État américain attire aux États-Unis de nombreux capitaux assurés de pouvoir se placer par exemple en bons du Trésor à des taux d'intérêt élevés. L'afflux de capitaux vers les USA se traduit, depuis plusieurs années, par la hausse continue du dollar. Et c'est ainsi que les USA ont réussi à éviter, grâce à ces circonstances favorables, que le gonflement impressionnant de leur déficit budgétaire ne se paie par une relance de l'inflation. Du moins jusqu'à présent... car une reprise de l'inflation est justement la crainte exprimée par de nombreux économistes américains.
Mais l'important déficit budgétaire a d'autres retombées. C'est ainsi qu'il compromet la politique de baisse des taux d'intérêt menée depuis août 1982 par la Réserve Fédérale. Le président de celle-ci, Paul Volcker, a déclaré lui-même dans son rapport au Congrès, le 6 février dernier, que « la persistance d'importants déficits dans un contexte de raffermissement de la demande privée de capitaux tend à exercer des pressions sur les marchés nationaux du crédit, maintenant les taux d'intérêt à des niveaux supérieurs à ce qu'ils seraient autrement » . Et il ajoutait à l'adresse du président Reagan « ne comptez pas sur les autorités monétaires pour faciliter le financement d'un déficit budgétaire qui devient de plus en plus dangereux pour l'économie américaine, les taux d'intérêt et la balance commerciale » . Et, selon un des conseillers économiques de Reagan, Martin Feldstein, l'important déficit du budget court le risque d'étouffer la reprise américaine.
Il y a deux raisons à cela. L'appel de capitaux effectuée par l'État américain tend à maintenir les taux d'intérêt réels à des niveaux encore trop élevés et contribue encore à détourner les capitaux de l'investissement productif. Il est plus avantageux, et moins risqué, de placer son capital en bons du Trésor que de le placer dans une entreprise. Il est aussi encore trop difficile à une entreprise cherchant à obtenir un crédit bancaire de payer les taux d'intérêt élevés qui lui sont demandés.
D'autre part, la hausse du dollar a aussi une autre conséquence : il devient bien plus avantageux d'acheter un certain nombre de marchandises à l'extérieur des États-Unis en profitant d'un change extrêmement favorable. Du coup, la reprise de la consommation risque de profiter finalement peu aux entreprises américaines, et de favoriser par contre les exportations des États européens et du Japon notamment en direction du marché américain. Cette situation entraîne d'ores et déjà une détérioration de la balance commerciale des États-Unis dont le déficit a atteint 70 milliards de dollars en 1983 et devrait, selon les prévisions, atteindre 100 milliards de dollars en 1984. Cela pourrait, il est vrai, contribuer à la reprise dans les autres pays capitalistes. Or chez ceux-ci, à l'exception peut-être du Japon, la reprise est encore plus lente à venir qu'aux États-Unis. C'est là un bien mauvais signe quant à l'avenir de l'économie mondiale.
Tout cela signifie que, si la politique des autorités américaines favorise pour l'instant la reprise aux États-Unis, en profitant de la position internationale exceptionnelle de l'économie américaine, elle ne peut que produire des contreparties qui, dans un second temps, peuvent être beaucoup moins favorables. Une partie des dirigeants américains au moins, on l'a vu, en sont très conscients. Une autre partie, et en particulier le président Reagan, préfèrent sans doute continuer leur fuite en avant. C'est tout simplement que celui-ci espère que le cours actuel continuera au moins jusqu'aux élections présidentielles de novembre 1984, lui permettant de se présenter devant les électeurs comme le candidat de la « reprise » !
Dans tous les cas, les experts économiques s'accordent à penser qu'un renversement de la conjoncture relativement favorable que connaissent pour l'instant les USA se produira à un moment ou à un autre, sans pouvoir bien sûr préciser ce moment. Ni les tenants d'un déficit budgétaire réduit, ni les partisans de la continuation du laxisme, ne prétendent d'ailleurs pouvoir l'éviter. Ces derniers savent bien que l'on ne peut impunément soutenir le marché par la planche à billets sans le payer tôt ou tard. Ils guettent en particulier le moment où une perte de confiance commencera à se manifester dans le dollar, et se demandent si le début de repli du cours du dollar auquel on a assisté depuis le début mois de février n'en serait pas le premier signe. Quant aux premiers, ils pensent simplement qu'il vaut mieux précéder les événements, c'est-à-dire réduire le déficit budgétaire quitte à avancer la récession, plutôt que d'attendre que celle-ci se produise à l'improviste.
Ainsi, en pleine « reprise » économique aux USA, on peut déjà discerner tout ce qui pèse sur son avenir et qui, finalement, se résume à une seule chose : la limitation du marché solvable aux États-Unis. La politique des dirigeants américains peut permettre d'ignorer ces limites pendant un certain temps. Mais elle ne peut pas faire qu'elles n'existent pas, ni qu'elles ne deviennent manifestes tôt ou tard.
L'environnement international
C'est à ce point que se pose la question de l'environnement international de la reprise américaine et des possibilités qu'elle débouche sur une sortie de la crise pour l'ensemble de l'économie mondiale, permettant à celle-ci de retrouver une période d'expansion durable. En effet, la baisse du taux de profit dans l'économie des pays impérialistes eux-mêmes, la limitation de leurs marchés propres, ne sont pas des faits nouveaux. C'est cette situation qui a nourri historiquement l'expansion mondiale du capitalisme, et notamment l'exportation des capitaux vers les pays sous-développés, à la recherche de marchés et surtout de taux de profit plus élevés. C'est seulement sur le terrain de l'économie mondiale que le capital impérialiste a pu réussir, au moins pendant certaines périodes, tout à la fois à nourrir l'expansion et à contrebalancer la baisse de son taux de profit.
L'inconnue qui pèse sur l'avenir de la reprise américaine est justement celle-là : alors que les limites que le marché intérieur américain met à cette reprise apparaissent déjà, le marché mondial peut-il offrir un relais et lui permettre ainsi de déboucher sur une nouvelle période d'expansion durable ?
Ce n'est pas la première fois que l'économie américaine connaît une reprise depuis la crise de 1973. Après la récession des années 1973-75, comme nous l'avons rappelé, une tendance à la reprise s'est manifestée de 1976 à 1979. Cette reprise a été nourrie, sur le plan international, par une énorme inflation de crédits. Les banquiers occidentaux, à la recherche de placements rémunérateurs, ont fourni d'importants crédits aux pays du Tiers-Monde d'une part, aux pays de l'Est européen d'autre part.
Mais c'est cette politique qui se traduit aujourd'hui par l'énorme endettement de ces États, et qui met nombre d'entre eux au bord de la banqueroute. Le souci des banquiers occidentaux est maintenant d'assurer le remboursement des emprunts, ou au moins le paiement des intérêts, c'est-à-dire finalement la prise de bénéfice des capitalistes prêteurs. C'est sur un plan international que les banquiers occidentaux et les États qui les soutiennent - en premier lieu l'État américain - cherchent à assurer, aux possesseurs de capitaux, le maintien de leur taux de profit. C'est cette ponction opérée sur le revenu de l'ensemble de la planète par le capital occidental qui met nombre d'États au bord de la banqueroute, qui condamne des pays entiers à la famine et fait qu'ils sont moins que jamais un débouché possible, un marché à la mesure de ce dont le capital occidental aurait besoin pour nourrir son expansion. Et l'on arrive à ce paradoxe que le mouvement des capitaux, au lieu de se produire des métropoles impérialistes vers le Tiers-Monde, se produit aujourd'hui dans l'autre sens, des capitaux latino-américains revenant par exemple vers la place de New-York à la recherche d'un profit garanti par l'État américain !
Dans ces conditions, quel est l'avenir de l'actuelle reprise américaine ?
Sans pouvoir répondre à cette question, on peut dire qu'elle se place en tout cas dans une conjoncture internationale qui semble encore moins favorable que la précédente reprise de l'année 1976. Aucune perspective d'expansion mondiale ne semble se dessiner aujourd'hui. Au contraire, la reprise américaine est, dans une certaine mesure, permise par le rapatriement général des capitaux vers les États-Unis. Par rapport à la reprise de 1976 qui a déjà été très limitée, elle se place dans le contexte d'une aggravation importante de l'endettement mondial qui provoque une perte de confiance généralisée et le rapatriement des capitaux vers le pays qui semble, pour l'instant, le dernier refuge sûr.
Si cette circonstance est aujourd'hui un facteur de reprise pour l'économie américaine, on peut se demander si elle ne jouera pas le rôle d'une circonstance aggravante au moment du retournement de la conjoncture car l'État américain continue à créer àtour de bras des dollars qui n'ont de valeur que la confiance qu'on leur accorde, et à garantir aux capitalistes un taux de profit qui se révélera fictif le jour où la confiance dans le dollar commencera à être sapée.
Le risque existe donc, on le voit, que la reprise américaine d'aujourd'hui soit en train de préparer les conditions d'une panique financière, d'un krach d'autant plus catastrophique, qu'il toucherait une monnaie - le dollar - et un État - les États-Unis - qui sont devenus depuis longtemps la clé de voûte de tout le système capitaliste.