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La Pologne sous la botte des militaires
Par un étrange détour de l'histoire, c'est en Pologne, c'est-à-dire dans un pays appartenant à la sphère d'influence russe, qu'ont eu lieu les premiers affrontements graves de la présente crise de l'économie capitaliste mondiale, opposant la classe ouvrière et les classes privilégiées.
Ces affrontements se sont achevés - au moins provisoirement - par une défaite de la classe ouvrière.
Le coup d'État militaire et un mois de répression ont annihilé les acquis de seize mois de lutte. Fini le droit de grève fraîchement conquis. Dissous de fait, les syndicats indépendants du régime. Étouffée une des plus puissantes mobilisations grévistes que l'Europe ait connue depuis longtemps.
Comme pour mieux souligner les raisons du coup d'État, les premières mesures de la junte militaire ont été de militariser le travail, d'imposer le travail forcé, d'augmenter les horaires et de soumettre les ateliers à la surveillance de la soldatesque armée. Et, à l'abri des chars, le général-premier ministre-secrétaire du Parti a réussi là où ses prédécesseurs échouaient depuis dix ans devant les coups de colère des travailleurs : augmenter les prix alimentaires de base, du double, du triple. Le renchérissement des prix n'a évidemment pas pour autant mis fin à la pénurie, mais l'état de pénurie est désormais protégé par l'état de guerre.
En intervenant pour mettre au pas la classe ouvrière, la principale, sinon unique, force sociale qui faisait reculer depuis seize mois le régime polonais, l'armée a, par la même occasion, étouffé tous les espoirs de changements démocratiques. Y compris ceux qui, une fois satisfaits, auraient davantage profité à la petite bourgeoisie, à l'intelligentsia, aux couches privilégiées elles-mêmes, qu'à la classe ouvrière. Elle a étouffé cette effervescence politique qui, restée depuis le début jusqu'à la fin sur le terrain du nationalisme, aurait été pourtant utilisable par l'État polonais dans ses démêlés avec son tuteur soviétique.
On a vu bien des fois les chars sortir des casernes pour briser le mouvement ouvrier et écraser parla même occasion sous leurs chenilles la démocratie parlementaire, comme les institutions et les quelques libertés qui vont avec. En Pologne, il n'existait de ces institutions que quelques embryons. Ils ont été tous détruits avant même d'avoir pu naître. Mais les raisons de cet avortement sont, au fond, similaires à celles qui, en d'autres temps, ont conduit à l'écrasement de la démocratie parlementaire chilienne, elle, vieille de plusieurs décennies.
A l'époque, il y avait pour les libéraux bourgeois comme une sorte de réconfort de pouvoir ramener le putsch de Pinochet à un pronunciamento, et l'échec de la démocratie parlementaire au Chili aux conditions particulières de l'Amérique latine.
Aujourd'hui, les militaires qui viennent de mettre à l'écart les civils pour régler eux-mêmes, directement et brutalement la crise sociale, ont la particularité de porter l'étoile rouge sur leur képi et de sévir dans un pays de l'Est. Du coup, la particularité devient l'explication, et les libéraux bourgeois d'invoquer Brejnev et Yalta avec la même compassion distante avec laquelle ils avaient naguère invoqué la propension naturelle de l'Amérique latine à remplacer les débats parlementaires par les bruits des bottes.
L'explication est d'autant plus commode en l'occurrence qu'elle va dans le sens du courant, englobant jusqu'aux plus fieffés réactionnaires, y compris Pinochet. Y compris également le gouvernement des États-Unis qui décèle d'autant plus facilement la main de Moscou derrière le putsch de Jaruzelski, qu'il est bien placé pour savoir qu'il y avait la main de la CIA derrière le putsch de Pinochet.
Mais justement, le coup d'État de Pinochet ne se résume pas à l'intervention de la CIA, même si cette dernière a été, à certains égards, décisive.
A coup sûr, Brejnev a prêté main forte à Jaruzelski et il est disposé à le faire bien davantage encore en cas de besoin. Et il est fort probable que s'il ne s'était trouvé un Jaruzelski, Brejnev se serait résolu à faire lui-même le travail.
Le fait est, cependant, qu'il s'est trouvé un Jaruzelski, justement. Et c'est le noyau même de l'appareil d'État polonais, son armée, ses forces de répression, qui se sont retrouvés dans la politique et dans les méthodes de Jaruzelski.
« Incompatibilité idéologique » - ou politique entre un régime appartenant au bloc de l'Est et des institutions non contrôlées par Moscou, disent certains.
Mais les comptes que les classes privilégiées polonaises, par l'intermédiaire de leur armée, sont en train de régler avec leur classe ouvrière, n'ont rien d'idéologique. Au contraire, si l'on peut dire.
La direction qui s'est imposée comme représentante des travailleurs en lutte, en l'occurrence l'état-major de Solidarité, se réclamait du nationalisme sur le plan politique et d'idées cléricales pour le reste. Il n'y avait certainement pas de quoi paniquer un régime qui essaie, en ce moment même, d'utiliser pour son compte et contre Solidarité quelques-unes des variantes les plus ignobles du nationalisme, l'antisémitisme notamment. Il y en avait d'autant moins que, depuis Gomulka jusqu'à Gierek, en passant par cet autre général, Moczar, autoritaire autant qu'anti-russe, le régime a toujours cherché à récupérer et à canaliser à son profit les mouvements d'opinion nationalistes anti-russes.
Et quant aux aspects cléricaux de la politique de la direction de Solidarité, là encore, il n'y avait certainement pas de quoi faire trembler les plus athées parmi les dirigeants du régime.
Ce ne sont pas les curés qui sont arrêtés, internés ou emprisonnés. Ce sont les militants syndicaux. Et la loi martiale n'interdit pas aux ouvriers de prier - c'est même à peu près la seule chose qui est autorisée. Elle leur interdit défaire la grève.
Les couches privilégiées polonaises elles-mêmes ne tenaient sans doute pas - en tout cas, pas dans leur totalité - à ce qu'une dictature militaire ouverte succède à la dictature affaiblie et molle de Gierek ou de Kania. Elles se sont d'ailleurs servi durant les seize mois précédents, de l'énergie déployée par la classe ouvrière pour accroître leurs propres droits et libertés et elles se préparaient à en obtenir d'autres. Et du point de vue de leurs intérêts politiques nationaux, il eût été certainement préférable d'éviter que l'armée - leur armée - se déconsidère en intervenant elle-même contre la population dans un sens qui, manifestement, correspondait aux demandes répétées de Moscou. Comme, plus généralement, il eût été préférable d'éviter que l'État - leur État - affaiblisse sa position face à l'État russe.
Mais il n'aura même pas été donné aux classes dirigeantes polonaises de pouvoir canaliser la combativité de la classe ouvrière pour satisfaire leurs propres aspirations politiques. Car, pour le faire, il aurait fallu pouvoir composer avec le mouvement des travailleurs polonais. La base politique en existait : il n'y avait rien d'inacceptable pour les classes dirigeantes polonaises dans la politique défendue par la direction de Solidarité. Mais il n'en existait pas la base matérielle. Le régime était incapable de satisfaire même cette aspiration économique élémentaire qui avait mis en branle la classe ouvrière polonaise en août 1980 : le droit à une ration alimentaire correcte et le maintien au moins du niveau de vie, de toute façon parmi les plus bas d'Europe.
Tous les privilégiés du régime n'avaient pas nécessairement conscience de cette incompatibilité entre le régime et l'existence d'organisations susceptibles de défendre les revendications économiques de la classe ouvrière. Mais, là encore, cela n'aura pas été la première fois que la hiérarchie militaire « pense » à la place de la classe dominante qu'elle est censée servir.
Les raisons du coup d'État ne résident pas dans ce que la situation en Pologne a de plus particulier, mais au contraire, dans ce qu'elle a de plus universel.
La dictature militaire sans fard est l'ultime recours pour toute classe dirigeante confrontée à ses classes exploitées.
Même dans les plus solides des démocraties de cette société d'exploitation, l'armée est préparée pour jeter par dessus bord le décorum démocratique si les circonstances l'exigent. C'est-à-dire, en principe, lorsque les classes dominantes ont épuisé toutes les autres solutions politiques impliquant un certain degré de composition avec leurs classes exploitées. Mais si, dans les quelques pays assez riches pour entretenir des institutions démocratiques, les combinaisons politiques possibles avant le recours à la dictature peuvent être diverses et nombreuses, leur nombre se restreint singulièrement à mesure qu'un pays est plus pauvre. Là, la démocratie politique est l'exception, même pour les classes dirigeantes, et l'État apparaît pour ce qu'il est : le pouvoir sans fard des bandes armées des exploiteurs.
Par-delà la mainmise russe, par-delà la gabegie de la gestion bureaucratique de l'économie, la Pologne est un pays pauvre. Ses classes privilégiées peuvent chercher à tromper leurs classes exploitées, mais elles ne peuvent pas les acheter. Ni ses classes privilégiées du passé, ni ses classes privilégiées du présent. Elles se sont rarement privées dans le passé de faire appel aux sentiments nationaux de leur peuple pour s'en servir, contre l'Allemagne, contre l'Autriche, contre la Russie tsariste, puis soviétique, puis stalinienne - ou simplement pour maintenir leur domination de classe contre la classe ouvrière. Mais elles n'ont jamais eu les moyens d'entretenir un système démocratique durable.
Ce sont les effets de la crise mondiale sur l'économie polonaise qui ont contraint la classe ouvrière polonaise à s'engager dans l'épreuve de force contre le régime. Mais l'effondrement de l'économie polonaise qui avait été la cause et non la conséquence des luttes ouvrières, a restreint encore plus les possibilités du régime de satisfaire les revendications économiques des travailleurs. L'affrontement était inévitable.
La modération tactique de Solidarité - justifiée sans doute, pour autant qu'il soit possible d'en juger d'ici - n'a pas permis à la classe ouvrière d'éviter l'affrontement avec l'appareil d'État. Même sa modération stratégique, c'est-à-dire le fait qu'elle ne cherchait nullement à renverser l'État, mais seulement à donner une autre orientation politique à ses dirigeants, n'a servi à rien pour éviter l'intervention de l'armée. L'inévitabilité de l'affrontement n'avait rien à voir avec la politique de Solidarité : elle était inscrite dans le simple fait que la classe ouvrière n'acceptait pas les mesures d'austérité que le régime voulait lui imposer, et qu'elle s'est mobilisée pour faire reculer le régime.
Une chaîne de complicités contre les travailleurs polonais
Au-delà des nuances, il y avait une remarquable unanimité dans les réactions des dirigeants du monde capitaliste occidental au coup d'État de Jaruzelski. De Claude Cheysson, revu et corrigé par Mitterrand, à Ronald Reagan, de Helmut Schmidt à Margaret Thatcher en passant par le Pape, chacun avait sans doute un mot pour « regretter », « déplorer » ou « souhaiter » - aux spécialistes de la diplomatie de déceler dans ces subtiles nuances le « radicalisme » de l'intervention en faveur du peuple polonais - mais ils étaient tous d'accord pour interpréter le coup d'État comme une affaire de politique intérieure polonaise. Au-delà de l'usage de « l'affaire polonaise » en politique intérieure, au-delà des échanges de communiqués habituels en pareilles circonstances, les réactions étaient toutes empreintes de modération, quand elles ne justifiaient pas le putsch de Jaruzelski avec des mots à peine couverts, comme la solution polonaise de la dernière chance.
Le gouvernement américain, dont les réactions passaient pour les plus dures, annonçait bien des sanctions économiques contre Varsovie, puis, quelque temps après, contre l'URSS. A ce qu'il paraît, les avions d'Aéroflot ne pourront pas, en effet, se poser pendant quelque temps sur le sol des États-Unis. Mais pas question par contre de faire mal aux riches fermiers du Middle-West en interdisant les exportations de céréales américaines vers l'URSS qui atteindront même un montant record en 1982.
La France passe, de son côté, pour avoir eu les réactions les plus en pointe parmi les puissances européennes. Après avoir subtilement distingué devant l'Assemblée nationale « une oppression de caractère national » d'une intervention étrangère, Mauroy avait déclaré, menaçant, que la non-ingérence ne consiste pas à ne rien voir et à ne rien entendre. Jaruzelski a dû être terriblement impressionné, d'autant que Paris a aussitôt exigé « le strict respect des accords d'Helsinki ».
Quant à Helmut Schmidt, avec une franchise cynique, il a déclaré en substance, et quasiment tel quel, que s'il « se tenait de tout coeur du côté des ouvriers », ses contrats économiques avec l'URSS, ses approvisionnements en gaz de Sibérie et ses ventes d'équipements aux entreprises soviétiques, passaient avant de vaines considérations concernant la Pologne. De surcroît, le resserrement des relations entre les deux Allemagne - Schmidt était en train de rendre visite à Honecker pour préparer un accord économique à long terme avec la RDAau moment du putsch de Varsovie - était trop précieux pour le compromettre par des gestes intempestifs.
Positions de modération d'autant plus faciles à prendre que toute une partie de la presse, des « faiseurs d'opinion » de toutes sortes - et pas seulement ceux des Partis Communistes qui, comme le Parti Communiste Français, soutenaient ouvertement Jaruzelski - propageaient les mêmes opinions. En France, le Parti Socialiste a certes fini par saisir l'occasion pour régler quelques comptes avec le PC. Mais le regroupement dit « Internationale Socialiste » a tranquillement entériné le coup d'État militaire en invoquant, bien entendu, « l'affaire intérieure polonaise » en des termes qui, à quelques nuances près, auraient fait bonne figure dans les pages de L'Humanité sinon de La Pravda. Et en France, il a suffi de lire les commentaires politiques du Monde pour être éclairé sur la compréhension décorée de quelques phrases larmoyantes pour le « malheureux peuple polonais » d'une certaine opinion publique « de gauche » à l'égard du coup d'État de Jaruzelski.
Les banquiers occidentaux, eux, n'ont pas fait beaucoup de déclarations - ce n'est pas leur genre. Le président de la fédération professionnelle des banques de la République Fédérale, un nommé Harald Kuehnen, a pu cependant enregistrer avec satisfaction, quelques jours après le coup d'État, qu'il avait été sans doute la première personnalité occidentale à avoir reçu un telex personnel de Jaruzelski, l'informant que « la Pologne continuerait à honorer ses engagements internationaux ».
Alors, « affaire intérieure », la mise au pas de la classe ouvrière polonaise par l'armée ?
Certainement pas. Pas seulement !
D'abord, bien entendu, parce que l'Union soviétique avait l'intérêt que l'on sait pour stabiliser la situation en Pologne. Même si le problème de la bureaucratie russe n'était pas exactement le même que celui des dirigeants polonais - les aspects nationalistes de l'évolution des choses, par exemple, qui n'avaient rien d'inquiétant pour les dirigeants polonais, en avaient par contre pour Moscou du point de vue du maintien de son contrôle sur l'État polonais, la bureaucratie ne pouvait tolérer les luttes ouvrières, ni en tant que gardien ultime de l'ordre dans la région, ni en tant que chef de file d'un bloc en compétition avec l'autre bloc pour sauvegarder la cohésion de sa sphère d'influence.
Mais la mise au pas de la classe ouvrière, le rétablissement de la discipline dans les usines, n'étaient pas « une affaire intérieure polonaise » du point de vue du capital occidental non plus.
La compréhension profonde de l'Occident à l'égard de ce général-secrétaire de Parti Communiste qui sortait la mitraille pour remettre les ouvriers au travail, n'a pas pour fondement seulement le souci de ménager l'URSS. Il ne s'agit pas seulement non plus de l'hypocrite reconnaissance du droit de l'URSS de maintenir l'ordre comme elle l'entend dans la zone qu'elle avait héritée de Yalta, par des puissances impérialistes qui en font autant, et souvent avec la même brutalité, pour maintenir des peuples sous leur contrôle.
La chaîne de complicités politiques et diplomatiques qui s'est formée, contre la classe ouvrière polonaise, entre exploiteurs et oppresseurs de l'Ouest et de l'Est, repose en fin de compte sur un solide fondement économique.
L'URSS ne se contente pas seulement d'opprimer la Pologne pour la garder dans sa zone d'influence, elle en tire sans doute des avantages économiques, encore que ces avantages soient difficilement mesurables. Mais elle n'est pas la seule.
Une bonne partie de la plus-value des ouvriers de Pologne, comme plus généralement des pays de l'Est, est transformée en bénéfice pour le capital occidental.
Il y a quelques années, de respectables publications économiques vantaient les mérites des pays de l'Est, où la stabilité politique, la longueur des journées de travail, l'absence de grève, etc. compensaient dans une large mesure les inconvénients dûs au côté tatillon de la bureaucratie et à la faible productivité du travail.
C'est sans doute moins ces exégèses que le début de la crise qui a poussé le monde capitaliste à accroître ses liens économiques avec les pays de l'Est.
Les pays de l'Est étaient en général demandeurs. Ils avaient besoin d'accéder à la division internationale du travail. Mais ils y accédèrent en pays semi-développés qu'ils étaient - c'est-à-dire en position d'emblée subordonnée par rapport aux puissances impérialistes.
Pour les groupes capitalistes occidentaux, les pays de l'Est, l'URSS comprise, sont à la fois une source d'approvisionnement en matières premières - d'autant plus appréciable que la crise de l'énergie et de certaines matières premières rend la lutte pour la sécurité d'approvisionnement plus âpre - et en même temps un marché. Oh, un marché limité par la faible capacité de consommation monnayable de la population, pour ce qui est des articles de consommation, mais par contre, d'une assez grande capacité d'absorption pour ce qui est des commandes d'équipements, de machines outils, etc. Un marché qui, parce qu'il s'agit de commerce d'État et parce qu'il implique des négociations avec les hauts représentants ministériels, n'est pas à la portée du premier exportateur capitaliste venu.
Mais un marché intéressant parce que stable et, en quelque sorte, planifiable à long terme et qui, en cette période de restriction de débouchés, a pris une importance certaine pour un certain nombre de produits.
Là où il y avait de l'argent à gagner pour les groupes capitalistes industriels, il y en avait pour les banquiers. Les premiers crédits accordés par des banques occidentales aux pays de l'Est étaient principalement des crédits à l'exportation, puis, la surabondance de liquidités propres à la crise monétaire aidant, les crédits financiers, indépendants de toute exportation, ont pris le relais. Des sommes d'année en année croissantes ont pris le chemin des pays de l'Est sous forme de prêts. A intérêt, bien entendu.
Les quelque 460 banques occidentales concernées avaient d'autant moins d'inquiétude pour le remboursement de leurs prêts et la perception des intérêts, que la plupart d'entre elles avaient pris la précaution de prêter avec la garantie de leur propre gouvernement. Garantie impliquant qu'elles seront de toute façon remboursées avec l'argent des contribuables de leur pays.
Toutes les banques n'avaient pas cette prudence de s'assurer auprès de leurs propres gouvernements, en tous les cas, pas sur l'intégralité de leurs prêts. Il faut dire qu'elles avaient de l'argent à ne savoir comment le placer, et la stabilité remarquable des régimes de ces pays - façon de banquier de parler de dictatures ! - semblait être une garantie. Mais il y en a quelques-uns aujourd'hui qui s'en mordent les doigts et commencent à réclamer à leurs gouvernements à cor et à cri d'être garantis de leurs prêts même après coup.
Toujours est-il que, par-delà les divisions en blocs, des liens étroits se sont tissés entre l'économie capitaliste occidentale et les pays de l'Est. Liens reflétés par la croissance des échanges entre l'Occident et les pays de l'Est qui talonnent - et dans certains cas, dépassent - les échanges entre pays de l'Est eux-mêmes. Liens reflétés encore par le montant considérable de l'endettement de la plupart des pays de l'Est à l'égard de l'Occident.
Ce qui signifie en clair que, tant par le biais de l'échange inégal qui caractérise les relations commerciales entre pays semi-développés de l'Est et les puissances impérialistes, que par le biais des intérêts et des agios à payer aux banques occidentales sur les emprunts pour financer les importations, le capital occidental empoche une part croissante de la plus-value créée par la classe ouvrière de ces pays.
Les États des pays de l'Est, Pologne en tête, endettés jusqu'au cou pour financer un problématique développement industriel, contraints à importer une quantité croissante de produits occidentaux pour lesquels ils se sont rendus dépendants du marché occidental, mais incapables en même temps de simplement maintenir leurs exportations sur un marché occidental en crise, s'acheminent cependant vers la faillite.
Pour payer simplement les intérêts sur les sommes antérieurement empruntées, la Pologne est obligée de solliciter de nouveaux prêts aux banquiers et aux gouvernements occidentaux, de plus en plus réticents. Pour ce qui est des remboursements des dettes elles-mêmes, la Pologne est, depuis deux ans, en état de cessation de paiement. La Roumanie est dans la même situation.
Sur les « échelles du risque » établies périodiquement par les banquiers ou par la presse économique spécialisée, certains pays de l'Est, considérés dans l'ensemble il y a quelques années comme de bons payeurs, basculent franchement dans le rouge.
Les banquiers inquiets se penchent en particulier régulièrement sur le sort de la Pologne, de la Roumanie et de la Yougoslavie, mais aussi, quoique dans une moindre mesure, sur celui de la Tchécoslovaquie.
« Un krach ouvert de la Pologne - écrivait Le Monde il y a peu - obligerait les banques prêteuses à reconnaître dans leur bilan l'annulation de créances considérables. Cela porterait un coup très sévère à la communauté financière internationale » ...
Alors, la dite communauté financière fait pression sur les gouvernements concernés qui, à leur tour, font pression sur leurs propres classes exploitées pour les faire travailler plus dur, plus longtemps, et pour imposer des mesures d'austérité à des travailleurs et à des paysans déjà pauvres et mal payés.
Les lignes de force de l'exploitation ne respectent pas les frontières des blocs. Elles retrouvent d'ailleurs pour des raisons géo-économiques évidentes, sensiblement le même cheminement qu'avant la guerre mondiale, avant la mainmise de l'URSS sur les États de ces pays.
Les ouvriers et les paysans d'Europe centrale sont exploités de plus en plus pour le compte des mêmes puissances impérialistes qu'avant la guerre. Et avec les mêmes méthodes. Même si la phraséologie change, et encore pas toujours.
Les circonstances politiques mondiales étant ce qu'elles sont, Jaruzelski brandit son dévouement à la cause du communisme, alors que son prédécesseur en dictature militaire, le défunt Pilsudski, faisait profession de foi d'un anticommunisme forcené. Mais ils ont en commun plus que d'être l'un général et l'autre maréchal. Ils ont tous les deux assuré par une dictature féroce la mise au pas de leurs classes exploitées en période de crise, pour que l'exploitation puisse se dérouler dans des conditions aggravées. Et, pourrait-on ajouter, pour le compte des mêmes.
Le roitelet de Roumanie, Nicolas Ceaucescu, mélange au nationalisme balkanique qu'il reprend à ses prédécesseurs d'avant guerre, un fatras de phrases qui se veulent marxistes-léninistes. Mais c'est avec la même férocité qu'il impose à sa classe ouvrière, à sa paysannerie, une pénurie alimentaire plus draconienne encore qu'en Pologne. Si l'ouvrier et le paysan roumains doivent travailler avec une ration alimentaire de prison c'est, certes, pour entretenir une bureaucratie d'État dont l'arrogance et le mépris pour le peuple n'ont rien à envier à ceux du temps de la monarchie. Mais c'est aussi, et au moins autant, pour permettre à la Roumanie de rembourser ses dettes, c'est-à-dire pour enrichir les capitalistes occidentaux.
Alors, bien sûr, les banquiers ou les groupes industriels occidentaux n'ont pas commandité l'établissement d'un régime militaire en Pologne comme ils ne commanditent pas Ceaucescu, Kadar ou les autres. Mais ils en sont les bénéficiaires, en tous les cas, sur le plan économique.
La crise de l'économie capitaliste ne respecte pas, elle non plus, la frontière des blocs. L'existence d'une économie bureaucratiquement planifiée en modifie certaines données, mais elle ne permet pas à un pays de l'Est d'échapper à la crise. L'effondrement économique polonais antérieur, encore une fois, aux luttes ouvrières l'effondrement également des économies roumaine ou yougoslave, montre qu'à certains égards, les pays de l'Est se sont même révélés les « chaînons les plus faibles » de l'ordre économique impérialiste d'aujourd'hui.
C'est bien de l'ordre impérialiste mondial dont il s'agit. Que le gardien de l'ordre, dans cette partie du monde, soit l'URSS de la bureaucratie, et qu'elle ait aussi ses propres raisons de réprimer pour maintenir ces pays dans son orbite, cela n'y change rien.
Si la crise s'aggrave, dans cinq ans, dans dix ans, l'impérialisme et la bureaucratie finiront sans doute par en découdre. Mais en attendant, il y a une sorte de complicité entre les deux, entre toutes les classes dirigeantes de' l'Est et de l'Ouest, pour mettre au pas leurs classes exploitées, pour leur imposer en cette période de crise, au besoin par la force, des mesures d'austérité, de la discipline. Leurs intérêts, tout en étant contradictoires, sont cependant tellement mêlés qu'il est difficile de dire à qui profite le plus l'écrasement de la classe ouvrière.
Il y a en tout cas, dans l'écrasement de la classe ouvrière polonaise, pour le moins, une convergence d'intérêts entre le régime polonais inquiet devant les revendications ouvrières qu'il n'est pas en mesure de satisfaire, la bureaucratie russe inquiète d'un éloignement possible de la Pologne par rapport à son contrôle, sans parler du mauvais exemple donné aux autres Démocraties Populaires, et les banquiers occidentaux inquiets du remboursement de leurs prêts et du paiement de leurs intérêts.
La politique de solidarité : une voie semée d'illusions vers la dictature militaire
La classe ouvrière polonaise a eu à affronter avec un temps d'avance des problèmes auxquels seront confrontées tôt ou tard toutes les classes ouvrières d'un monde frappé par la crise.
Elle a eu à les affronter dans un contexte marqué par l'emprise russe sur la Pologne et par les sentiments nationaux que cette emprise suscitait dans toutes les couches de la société, jusques et y compris les membres de l'appareil d'État lui-même. La situation elle-même renforçait ce sentiment d'opposition aux Russes et les illusions qui vont avec. Illusions sur les responsabilités de la situation économique et politique en Pologne, illusions sur qui étaient les alliés de la classe ouvrière, pour faire quoi, pour mener quelle politique.
Mais ces illusions ne sont pas des données indépendantes de la direction que la classe ouvrière s'est donnée dans le feu des événements, et de sa politique, c'est-à-dire de la politique de Solidarité.
Et la défaite subie par la classe ouvrière face à l'armée, défaite, il faut bien le dire, sans combat, n'est pas non plus dissociable de la politique de Solidarité, Même si, bien entendu, personne ne peut affirmer qu'avec une autre direction et une autre politique, la classe ouvrière aurait pu à coup sûr faire reculer l'armée. Et puis, derrière l'armée polonaise, il y avait aussi l'armée russe.
Il semble d'abord clair que rien n'aurait pu éviter à la classe ouvrière une certaine forme d'épreuve de force avec le régime. Pas même la résignation. La classe ouvrière polonaise, même si sa défaite se révélait être définitive pour une période - ce qui n'est nullement dit - n'aura pas eu pour punition de sa révolte pire que la classe ouvrière roumaine, par exemple, pour récompense de sa patience (qui, elle non plus, n'est pas garantie pour l'avenir, comme en témoignent, là encore, les inquiétudes des milieux bancaires, l'affolement de Ceaucescu et des émeutes ouvrières sporadiques dont la presse ne rapporte qu'un écho affadi).
Les attaques contre les conditions d'existence des exploités ne sont pas plus modérées en Roumanie qu'en Pologne, même après le putsch, et la dictature de Ceaucescu n'est pas plus douce que celle de Jaruzelski.
Et, plus généralement, les différences entre pays de l'Est ne sont guère liées à la « compréhension » dont leurs travailleurs peuvent témoigner à l'égard des problèmes économiques de leurs régimes respectifs. Elles sont, dans une faible mesure, liées sans doute à la politique économique plus ou moins aventureuse de leurs dirigeants, mais infiniment plus à la pauvreté plus ou moins grande de ces pays, à leur degré de développement, à la nature de leur intégration dans le marché mondial, etc. Mais tout cela n'est, de toute façon, qu'une question d'échéance. Si la crise s'aggrave, les mêmes causes engendreront les mêmes effets et tous les régimes de l'Est, tout comme tous les régimes du monde occidental, aggraveront nécessairement leur politique d'austérité.
L'épreuve de force violente avec le régime était donc engagée d'abord par le simple fait que la classe ouvrière polonaise n'avait pas accepté les hausses de prix que le régime tentait de lui imposer, à plusieurs reprises, et pour la dernière fois en vain, en août 1980. Les dirigeants politiques polonais ne pouvaient pas ne pas imposer ces hausses de prix. (Rappelons qu'en Pologne, comme dans les pays de l'Est, c'est l'État qui décide du prix d'un grand nombre de produits, y compris parmi ceux qui, en Occident, augmentent « naturellement » par le simple jeu des lois du marché). Sans doute d'ailleurs, c'est son incapacité à imposer les hausses de prix aux travailleurs en grève, que Gierek a dû payer en perdant sa place en août 1980. Et il se peut bien que la première victime politique du coup d'État encore à venir de Jaruzelski ait été Kania, prédécesseur du général à la tête du Parti et du pays, incapable, lui aussi, d'imposer à la classe ouvrière les hausses de prix et le rétablissement de la discipline au travail.
Quant à l'autre volet de la politique d'austérité, la pénurie, c'était plus facile pour le régime : il suffisait de laisser les magasins se vider tout naturellement. Cela ne demandait nulle décision gouvernementale.
La deuxième raison rendant l'épreuve de force inévitable, était Solidarité, elle-même. Non pas sa politique, mais sa simple existence. Solidarité aurait pu être mille fois plus « sage », plus modérée, plus « réaliste » qu'elle n'était, sa seule existence, les espoirs et les aspirations qu'elle cristallisait, étaient une provocation.
Allende aussi était en son temps un réaliste. Il est tombé quand même sous les balles de sa propre armée, en même temps qu'a été brisée la classe ouvrière à qui le « réalisme » de ses dirigeants n'a pas épargné l'épreuve de force avec l'armée, mais que, par contre, ce réalisme avait livrée pieds et poings liés aux généraux.
En Pologne, Jaruzelski n'a pas choisi de décimer la classe ouvrière et de massacrer systématiquement les militants du mouvement ouvrier. Il a cependant réussi, en une seule nuit, à décapiter et paralyser Solidarité. Une organisation de dix millions d'adhérents, de centaines de milliers de militants, bénéficiant de la sympathie de la quasi-totalité de la population, n'a pas été capable de faire face au coup de force, pourtant prévisible, de l'armée.
Écrivant quelque trois semaines après le coup de force qui l'avait surpris en France, Kowalewski, membre du presidium de la direction de Solidarité de la région de Lodz, affirme que Lech Walesa, comme de nombreux dirigeants, était convaincu depuis plusieurs semaines « du caractère révolutionnaire de la situation » et avait « pour la première fois posé la question : qui doit exercer le pouvoir ? Une minorité bureaucratique ou les masses laborieuses » . Et il ajoutait que cette conviction leur venait car « cette question commençait à mûrir au sein de la classe ouvrière, posant du même coup le problème fondamental de la révolution polonaise » .
Solidarité, non seulement n'a pas préparé les travailleurs à la prise du pouvoir par les « masses laborieuses » - difficile de savoir d'ailleurs ce que Kowalewski entend par là, hormis des « élections libres » - mais elle ne les a même pas préparés, ni politiquement, ni organisationnellement, à l'éventualité que « la minorité bureaucratique » n'accepte pas tranquillement d'être évincée.
Par rapport à la classe ouvrière et à ses intérêts spécifiques, Solidarité se concevait comme un syndicat. Sa direction, incarnée par Lech Walesa, se proposait d'obtenir pour les travailleurs ce que les travailleurs d'un certain nombre de pays occidentaux avaient obtenu, mais en d'autres temps, et dans des pays dont les possédants étaient autrement plus riches. C'est-à-dire des organisations syndicales aussi indépendantes que possible du régime, capables de négocier avec les directions des entreprises ou, sur un plan plus général, avec le gouvernement.
Solidarité aspirait au même type de présence au sein de la société et au même type de relation avec le pouvoir - et sans doute avec la classe ouvrière - que les grands syndicats des pays occidentaux dits libres.
Malheureusement pour les dirigeants de Solidarité, même le peu qu'ils avaient imposé momentanément en la matière, grâce à la combativité de la classe ouvrière, ne pouvait l'être justement, que momentanément, sur la base d'un compromis imposé au gouvernement par le rapport des forces, mais pas de façon institutionnalisée.
L'existence d'un syndicat relativement indépendant du pouvoir politique avec une assise réelle dans la classe ouvrière, était déjà difficile à accepter par les dirigeants polonais en période d'essor économique - sans parler de la pression de l'URSS qui aurait été contre en toute circonstance - mais elle était inconcevable en période de crise.
Malheureusement pour la classe ouvrière, là où elle avait besoin d'une direction politique, elle n'avait qu'une direction syndicale. Seulement, la crise sociale grave et la mobilisation ouvrière qui, seules, rendaient possible l'existence de Solidarité, nécessitaient en même temps bien plus que Solidarité n'était prête à offrir.
Solidarité avait, en même temps, sinon un programme politique, du moins une orientation nettement affirmée, dans le sens du nationalisme. Mais sur le terrain politique, Solidarité n'était pas, ne se voulait pas une organisation de classe mais un représentant de « l'intérêt national ».
En Pologne comme en bien d'autres circonstances, ce nationalisme a servi de corde pour ligoter la classe ouvrière, pour lui faire espérer des alliés là où - et en particulier dans l'appareil d'État - elle avait des ennemis féroces, et en même temps pour la couper de la possibilité de se faire entendre des travailleurs d'ailleurs.
L'orientation nationaliste implique déjà le choix de ceux par qui on veut être entendu et compris. Bien entendu, une véritable organisation révolutionnaire aurait également cherché, au nom de la classe ouvrière, à se faire entendre des autres couches sociales polonaises. Elle aurait eu une politique à proposer sur tous les terrains sur lesquels Solidarité en avait une et sur lesquels les différentes couches exploitées de la société polonaise, voire une partie des couches privilégiées elles-mêmes pouvaient se retrouver avec la classe ouvrière - préparation contre la menace russe par exemple. Mais il y a façon et façon. Il ya la façon qui consiste à mettre la classe ouvrière à la remorque - ou à la merci - d'autres forces sociales. Et il y a la façon qui consiste à entraîner les autres classes sociales derrière la classe ouvrière. C'est là le fondement de la différence entre une politique nationaliste et une politique révolutionnaire prolétarienne.
Solidarité ne s'était jamais présentée comme une organisation révolutionnaire, au sens révolution prolétarienne du terme. Ce n'est pas seulement une question de liens avec la classe ouvrière, c'est une question de programme et de perspective politique.
On pouvait cependant se poser la question de savoir si Solidarité était révolutionnaire sur le terrain politique nationaliste qui était le sien, au sens, par exemple, où avait pu l'être, dans un tout autre contexte et en s'appuyant sur une toute autre force sociale, Fidel Castro à l'égard de l'appareil d'État dirigé par Batista.
L'impréparation dans laquelle s'est trouvée Solidarité face à l'armée a montré que non.
Même sur le terrain du nationalisme anti-russe, la direction de Solidarité avait mené une politique réformiste. C'est-à-dire une politique consistant à s'appuyer sur la mobilisation ouvrière pour en faire un moyen de pression sur l'État afin de la réformer. Pas une politique visant à disloquer l'État. C'est-à-dire, concrètement, une politique visant à appuyer, à renforcer ceux qui, au sein de l'appareil d'État, étaient partisans d'une politique plus indépendante des Russes, et plus libéraux en matière de politique intérieure.
Mais, par contre, Solidarité s'est manifestement refusée à tout ce qui pouvait affaiblir l'unité de l'armée en tant que telle. Dans un pays en pleine crise sociale, où toutes les institutions étaient ébranlées, tiraillées - haute direction du Parti comprise - l'armée était le seul corps resté stable. Pas parce qu'elle n'était pas sensible à la crise de la société dans laquelle elle baignait, mais parce que la direction de Solidarité en avait décidé ainsi.
Tout au long d'une longue crise, les dirigeants de l'État ont gardé intacte la capacité de l'armée de servir contre la population, au moment jugé opportun pour eux. Et elle a servi, avec une terrible efficacité.
Disloquer le noyau de l'appareil d'État du camp adverse, l'armée, n'est pas toujours chose facile, même en période de graves tensions sociales. Mais rarement une organisation avait autant d'atouts en mains pour y parvenir que Solidarité.
D'abord, pour des raisons qui tiennent au mouvement lui-même, à sa largeur, à sa profondeur, au fait qu'il avait embrassé la quasi-totalité de la population. La moitié au moins des conscrits de l'armée a vécu la crise sociale en dehors des casernes, ils ont été appelés sous l'uniforme alors qu'ils sortaient de l'agitation des usines, des rues ou des facultés ; ils ont dû être membres ou sympathisants de Solidarité.
Ensuite, la politique nationaliste même de Solidarité était, sur ce terrain-là, un avantage. Si elle l'avait voulu, Solidarité aurait pu toucher, gagner ou, au moins, neutraliser, une partie au moins de l'armée de métier et de la caste des officiers elle-même.
Il ne s'agit évidemment pas de ce qu'il y avait à faire la dernière nuit, celle du coup de force. Mais de ce qui aurait pu être fait, et qui n'a pas été fait, au cours des mois précédents : créer des comités Solidarité partout, dans toutes les casernes, dans tous les corps d'armée. Relier ces comités Solidarité aux comités Solidarité des entreprises et des localités où il y a des casernes, et relier le tout à la direction nationale de Solidarité pour qu'elle soit informée à tout moment. Dire, et surtout montrer concrètement, qu'en cas de mauvais coup préparé par l'état-major, l'armée n'acceptera pas de marcher contre le peuple, et qu'en la faisant marcher, c'est l'état-major lui-même qui prendrait la décision de disloquer l'armée.
La classe ouvrière polonaise en général, et Solidarité en particulier, étaient capables de bien d'autres prouesses d'organisation que celle-là. Seulement, justement, il ne s'agissait pas là d'un problème technique d'organisation, mais d'un choix politique.
Dans bien des domaines, Solidarité a été capable de couvrir le pays d'un réseau dense, de bâtir en marge des autorités officielles disqualifiées, un véritable contre-pouvoir d'État. Sauf, précisément, dans le domaine du pouvoir, justement, parce que le pouvoir, c'est l'armée.
Est-ce parce que les dirigeants de Solidarité ne craignaient pas d'autre intervention militaire que celle de l'armée russe et qu'ils espéraient que, dans ce cas, toute l'armée polonaise, l'état-major en tête, basculerait pour s'opposer à l'armée russe ? C'est bien le genre d'illusions avec lesquelles, en nationalistes qu'ils étaient, ils pouvaient se bercer, et surtout, bercer la classe ouvrière dans son ensemble.
Mais finalement, peu importe la raison précise.
Il reste que Solidarité a choisi de ne pas toucher à l'armée alors qu'elle aurait pu le faire, qu'elle aurait pu le tenter et alors que l'armée intacte, c'était une épée suspendue au-dessus de la tête de la classe ouvrière.
Beaucoup de choses séparent sans doute le vieux politicien réformiste, blanchi au service de l'État, qu'était Allende et l'ouvrier courageux, combatif, qu'est Lech Walesa. La dernière n'est certainement pas qu'Allende avait acquis le peu d'autorité qu'il avait grâce à des maquignonages de partis qui ont conduit à son élection à la présidence de la République, puis grâce à l'auréole que lui avaient tissée les grands partis réformistes ; alors que Walesa avait mérité son autorité en se battant parmi les siens.
Mais ils ont par contre en commun que les deux se savaient menacés par un coup de force, eux et surtout les travailleurs qui leur faisaient confiance, et qu'ils ont quand même choisi tous les deux, par respect réformiste de l'armée ou par aveuglement nationaliste, de laisser la classe ouvrière sans préparation devant le coup de force de l'armée.
La classe ouvrière polonaise a subi une défaite. Mais elle n'a pas été brisée. Et si les généraux peuvent se vanter que les dernières usines en grève ont repris le travail, ils ont manifestement des problèmes pour que les dites usines sortent la même production qu'avant le coup d'État et avant les grèves. Jaruzelski n'a pas assez de soldats pour en mettre un derrière chaque ouvrier, et d'ailleurs, il n'est pas nécessairement sûr de qui convaincrait alors qui.
Les dirigeants polonais continuent manifestement à craindre les réactions de la classe ouvrière. L'état de guerre n'est toujours pas suspendu alors que les restrictions qu'il implique pour la circulation, pour les communications, sont une cause de difficultés évidentes pour une reprise normale de la production.
Il n'est pas impossible dans ces conditions que le régime ait besoin des dirigeants de Solidarité pour l'aider à mettre les ouvriers au travail. Il peut alors chercher à négocier avec Solidarité et faire des concessions telles que les dirigeants de Solidarité puissent accepter de le faire sans se déconsidérer.
Les possibilités de ce genre de négociations existent, ne serait-ce que parce que les hommes assez représentatifs pour les mener n'ont pas été massacrés, même s'il n'est pas dit qu'ils acceptent de cautionner le pouvoir. L'armée, en tout cas, n'a pas fait le vide et l'Église peut jouer les intermédiaires utiles.
Tout cela, c'est le problème des dirigeants de l'État polonais.
Mais le problème de la classe ouvrière c'est de savoir si, au travers de l'expérience des seize mois de lutte suivie d'une défaite lourde, mais pas irréversible, il surgira parmi les dizaines de milliers de cadres que le mouvement ouvrier polonais s'est donnés, un courant qui rompe avec le nationalisme et le réformisme de la direction passée de Solidarité pour choisir la politique révolutionnaire. Alors, les dirigeants polonais, leurs protecteurs russes, ne seraient pas au bout de leurs peines.