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La Pologne à l'heure ouvrière
Les travailleurs polonais ont engagé et, pour l'heure, gagné, une impressionnante épreuve de force contre le régime de dictature en place en Pologne.
Au mois de juillet dernier, le gouvernement Gierek avait prétendu leur imposer un programme d'austérité et, pour la troisième fois en 10 ans, il a tenté d'augmenter les prix alimentaires, en particulier celui de la viande.
La classe ouvrière a riposté immédiatement par des grèves qui ont touché tout le pays. Mais les travailleurs ne s'en sont pas tenus à des revendications économiques. Et, en même temps que la vague de grèves trouvait un nouvel essor, des revendications politiques sont apparues, en premier lieu celles qui concernent la constitution de syndicats libres. C'est sur cette revendication que les grèves se sont généralisées.
Et, depuis le milieu du mois d'août, le gouvernement a dû céder, point par point, aux travailleurs toujours plus puissamment mobilisés. Et, aujourd'hui, ils ont obtenu le droit de créer leurs propres syndicats (même s'ils ont dû faire souvent la grève pour en garantir la création effective). Face à la dictature, face aussi à la menace bien réelle des troupes de la bureaucratie russe, les travailleurs polonais ont fait front. Ils ont su rassembler toutes leurs forces et imposer leurs conditions. Et, depuis plus de six semaines, la Pologne s'est mise à l'heure ouvrière.
Et, quels que soient les développements ultérieurs de l'épreuve de force, les travailleurs polonais ont remporté une victoire sur le régime.
Il faut dire que la classe ouvrière polonaise n'est pas novice et qu'en Europe, c'est sûrement l'une des classes ouvrières qui a accumulé le plus de traditions de lutte et d'organisation depuis 35 ans. Depuis 1956, c'est la quatrième fois qu'elle engage une épreuve de force d'envergure contre le régime.
A chaque fois, au moins dans un premier temps, le gouvernement polonais a dû reculer. Jusqu'alors, il avait manié successivement ou simultanément la répression et les concessions pour s'empresser de tout reprendre lorsque la mobilisation des travailleurs retombait. Les travailleurs polonais ont appris à se méfier des promesses qu'on leur a faites.
1956 et les conseils ouvriers
Le premier affrontement entre les ouvriers polonais et le régime eut lieu en 1956.
Le 28 juin 1956, en réponse à une augmentation brutale des normes de production, conjointement à une baisse de salaires, c'est toute la ville ouvrière de Poznan, au centre de la Pologne qui s'était révoltée. Le gouvernement polonais envoya ses tanks contre les ouvriers qui manifestaient contre ces mesures. Les ouvriers avaient envahi la prison, le tribunal, les locaux de la police politique, la radio, autant de symboles de la dictature stalinienne. Ce fut tout de suite la répression. Il y eut des dizaines de morts, des centaines de blessés et d'arrestations. Mais le régime n'obtint qu'une courte accalmie. A partir du mois de septembre de la même année commença une période d'effervescence puis un vaste mouvement populaire, touchant tout à la fois l'intelligentsia et les travailleurs. Dans la grande usine varsovienne de Zeran, puis un peu partout dans le pays se constituèrent des « conseils ouvriers » qui devaient devenir avec les universités, les centres de mobilisation de « l'octobre polonais ».
C'est en effet en octobre que le mouvement culmina autour des revendications essentiellement politiques, réclamant plus de libertés, le départ des dirigeants les plus ouvertement liés à la bureaucratie russe, la fin d'un certain nombre de privilèges.
Après quelques jours d'hésitations visibles - Khroutchev, Mikoyan, Molotov, etc, se rendirent personnellement à Varsovie - les dirigeants russes avaient choisi le compromis. Les 19-20 octobre, ils acceptèrent de nommer au secrétariat général du parti Gomulka, en prison quelques mois auparavant et, comme tel, seul ex-dirigeant du régime bénéficiant d'une certaine popularité.
L'intronisation de Gomulka fut un recul devant le mouvement populaire, mais aussi, une manière de le duper. Avec Gomulka, l'État polonais acquit un peu plus d'indépendance par rapport au Kremlin, mais en contrepartie, le nouveau chef utilisa son prestige pour rétablir l'ordre, évitant aux Russes d'avoir à intervenir militairement, comme en Hongrie.
La mobilisation ouvrière dura près de deux ans, pendant lesquels le pouvoir dut faire un certain nombre de concessions. Les dirigeants les plus haïs des syndicats et du parti furent souvent contraints de démissionner, la loi électorale fut révisée dans un sens plus libéral, pendant quelques mois, les fameux magasins spéciaux pour bureaucrates furent supprimés (mais rétablis par la suite). Les conseils ouvriers furent, eux, reconnus officiellement le 10 novembre 1956, pendant qu'au sein même des syndicats, les bureaucrates étaient submergés par une vague de nouveaux délégués élus, et non pas nommés. Mais, avec la démobilisation ouvrière, le gouvernement reprit son offensive. En 1958, le mouvement était retombé, et Gomulka, qui avait suscité tant d'espoirs chez les travailleurs, commença par déclarer la grève illégale. Puis il fit retirer toute autonomie aux conseils. Ces derniers furent, de fait, absorbés par l'appareil du parti et des syndicats et ils devinrent, sous le nom de « conseils d'autogestion ouvrière », de simples rouages de l'administration des entreprises.
1970-1971 : des grèves de masse qui durèrent plusieurs mois
Quinze ans après, en 1970, il ne restait plus rien de la popularité de Gomulka. Et c'est peu dire. Des manifestations avaient eu lieu pour réclamer son départ. Et lorsque son gouvernement décida d'augmenter les prix de 46 produits de première nécessité, dont la viande, et que les normes de production furent relevées, ce fut la révolte.
Les ouvriers des trois grandes villes ouvrières de la Baltique, dont Gdansk et Gdynia se mirent en grève et descendirent dans la rue. Les jeunes ouvriers s'en prirent à la milice, aux magasins et aux bâtiments du parti. Gomulka fit donner la police et l'armée. Il y eut de nombreux morts. Mais cette fois-ci encore, comme en 1956, la répression fut impuissante à endiguer le mouvement. Un comité de grève commun aux trois villes, Gdansk, Gdynia et Sopot fut constitué. Le lendemain, le mouvement s'étendait à toutes les grandes villes de Pologne.
Alors la répression fut accentuée. L'armée et la police intervinrent à Szczecin et à Gdansk, les deux grands ports de la Baltique. Il y eut près de 200 morts. Malgré la répression, le mouvement de grève ne fut pas anéanti, loin de là. Et cette fois, une partie de l'appareil dirigeant évinça Gomulka qui avait cristallisé le mécontentement, et porta Gierek au pouvoir. Mais le mouvement de grève continua et le gouvernement dut reculer. Il annula les hausses futures prévues (sans pour autant revenir aux prix antérieurs) et parla d'ouvrir un franc dialogue. A la fin janvier 1971, le comité de grève des chantiers de Szczecin représentant 10 000 ouvriers, obtint, après la réoccupation des lieux, le retrait des blindés. L'ordre de reprise n'eut lieu que le lendemain, après la promesse qu'il n'y aurait pas de représailles. Le comité de grève maintint ses revendications : libération des emprisonnés, démission du secrétaire de voïvodie du PC, indépendance des syndicats vis-à-vis de l'administration et du parti, publication des revendications ouvrières dans la presse, à la radio et à la télévision.
Et, comme certaines revendications n'étaient pas satisfaites, le conseil ouvrier des chantiers navals décréta la grève générale à la fin janvier, demanda une hausse de salaire de 30 % et exigea que Gierek vienne s'expliquer devant les grévistes. La grève avait repris dans les chantiers de Gdansk, à 400 km de là pour la même raison. Alors, Gierek et des membres du bureau politique durent venir s'expliquer au chantier Warski à Szczecin. Pendant neuf heures, en pleine nuit, ils durent répondre aux questions des grévistes. Et verbalement, il cédèrent sur quasiment tout : sur les élections libres aux instances du parti, et des syndicats, sur la libération des prisonniers, sur l'arrêt des poursuites. Deux jours après, tout le scénario recommença, cette fois devant les ouvriers des chantiers de Gdansk. Mais le mouvement ne s'arrêta pas là. Les comités de grève restèrent en place, organisant les travailleurs de toute la région, ils tinrent des meetings de masse dans les usines des provinces baltes et surveillèrent les nouvelles élections syndicales dans les chantiers navals. Les grèves continuèrent ailleurs. Et les dirigeants du parti ne parvinrent pas à faire reprendre le travail. Le 11 février, les 10 000 ouvriers - en fait des ouvrières - , des sept usines textiles de Lodz, au centre de la Pologne, se mirent en grève. Le lendemain, la région était quasiment en grève générale. Là, comme le mois précédent sur les chantiers, le premier ministre dut répondre toute la nuit aux questions des grévistes. Les travailleurs maintinrent leur revendication : le retour aux prix de 1966. Alors seulement un mois et demi après que Gierek ait succédé à Gomulka, ce profond mouvement de grève qui avait ébranlé la Pologne durant deux mois aboutit à une première victoire réelle : la radio de Varsovie annonça que la direction du parti avait décidé le gel des prix pendant deux ans, cette fois sur la base du niveau de 1966, grâce à un prêt soviétique de 100 millions de dollars.
Le régime venait de céder. Mais ce n'était toujours pas terminé. Les grèves continuaient toujours à Lodz, à Szczecin où les ouvriers voulaient une nouvelle fédération syndicale, car celle qui existait n'était pas suffisamment liée aux travailleurs. Elle ne se créa pas. Mais les comités mis en place lors des grèves, continuèrent d'exister dans de nombreux endroits, pendant tout le reste de l'année. En 1972, le comité des travailleurs de Szczecin exerçait encore une importante influence dans la ville.
En somme, il y a 10 ans, si les grèves firent sauter Gomulka du pouvoir, elle continuèrent pendant des mois avec Gierek.
Malgré la répression, la classe ouvrière avait tout de même fait reculer le gouvernement sur sa revendication économique, la hausse des prix.
1976 : une riposte immédiate de la classe ouvrière de toute la pologne à la hausse des prix
En tout cas, lorsqu'en juin 1976, le gouvernement revint sur la question des prix et décida d'augmenter le prix de certaines denrées, de 100 % pour certaines, les grèves redémarrèrent immédiatement.
On annonça les hausses le 24 juin en plein congés annuels. Dès le 25 juin, le lendemain, des grèves et des émeutes éclatèrent simultanément dans plusieurs villes. D'abord à Radom, à 150 km au sud de Varsovie. En chantant l'Internationale et l'hymne polonais les manifestants parcoururent la ville. Ils attendirent en vain deux heures devant l'immeuble régional du parti, sans que personne ne vienne leur apporter une réponse sur l'approvisionnement en viande et les prix. Alors, les manifestants brisèrent les vitres. Dans la cantine, ils découvrirent d'importantes quantités de conserves de viande, de saucisses et de charcuterie. Les gens criaient : « Regardez comment ces salauds vivent ». C'est à ce moment là que les magasins alentour furent pillés. Puis ils mirent le feu à l'immeuble du parti. La police arriva, les manifestants dressèrent des barricades avec les voitures. Dix-sept personnes furent tuées. Les combats de rue continuaient quand, à la télévision, le premier ministre annonçait déjà que les hausses étaient annulées. Deux mille personnes furent néanmoins arrêtées à Radom.
Il se passa des événements analogues à Ursus, près de Varsovie, (la ville construite autour de l'immense usine de tracteurs qui emploie 15 000 ouvriers). Les ouvriers élurent un comité de 15 membres pour discuter de la hausse en proposant de la compenser pas des hausses de salaires. Le directeur refusa, licencia les 15 membres du comité. Les ouvriers bloquèrent alors avec des tracteurs la ligne de chemin de fer Paris-Varsovie qui passe à côté. La milice commença à dégager les tracteurs, les ouvriers ripostèrent en déboulonnant les rails, coupèrent le courant, édifièrent des barricades et prirent en otage le train international qui allait vers Paris, tant que la hausse n'était pas annulée.
Après l'annonce de l'annulation à la télévision, ce fut la joie. On croyait à la victoire. Certains rentrèrent chez eux. La police en profita pour attaquer, 600 ouvriers furent arrêtés, 1 000 travailleurs furent mis à pied pour trois mois.
Le même jour, plusieurs chantiers navals se mirent en grève, de même que les 15 000 ouvriers de l'usine d'automobiles de Zeran (le Billancourt polonais) près de Varsovie. En fait, il y eut des grèves dans toute la Pologne.
Les événements les plus connus, ceux d'Ursus et de Radom, semblent avoir été les sommets d'un mouvement très large dans tout le pays. Le gouvernement avait reculé tout de suite sur l'augmentation des prix. C'est ensuite que le régime réprima violemment les secteurs les plus combatifs. La répression prit la forme d'une vague importante de licenciements, et de centaines d'arrestations, de tabassages dans les locaux de la police, de fortes peines de prison. C'est alors que toute une série d'intellectuels se montrèrent solidaires des grévistes et engagèrent des actions juridiques. En septembre, un comité pour la défense des travailleurs fut formé à Varsovie. Des centaines d'étudiants et de militants y participèrent. Le KOR fut créé à ce moment là. De son côté, l'Église demanda la libération des travailleurs emprisonnés et accorda un soutien tacite aux activités du comité de solidarité. Des grèves éclatèrent encore, contraignant Gierek à faire rejuger ou amnistier des ouvriers condamnés à 3 ou 10 ans de prison.
Voilà donc pour le passé.
La vague de grèves de l'été 1980
En juillet 1980, lorsque le gouvernement décida d'augmenter le prix de la viande de 70 à 80 % il a, de nouveau, déclenché une formidable riposte de la classe ouvrière polonaise. A peine la décision connue, les travailleurs se mettaient en grève dans plusieurs usines. Les traditions de luttes ont été très vite retrouvées.
Un peu partout, cette fois, les directions cèdent des augmentations de salaires et font des promesses sur les approvisionnements en viande. Les grèves durent peu, mais démarrent et redémarrent facilement.
Dans bien des endroits, les travailleurs élisent leur comité de grève. Cette fois-ci, le gouvernement ne choisit pas la répression d'emblée. Lui aussi a appris de 1956, 1970 et 1976, que la répression est bien incapable d'enrayer la vague de grèves, et pourrait bien plutôt la relancer. Alors, en juillet 1980, il choisit de céder sur les salaires, au coup par coup. Parfois même des directeurs vont au devant des revendications, avant même que les grèves n'éclatent. Mieux, il est arrivé qu'on accorde les augmentations aux grévistes, et pas aux non-grévistes ! Un certain vent de panique semblait régner du côté des autorités. Mais, comme en 1956,1970-1971,1976, le mouvement est profond. Et, quelles que soient les décisions des directions locales des usines, la vague de grèves continue. Et, à la mi-août, elle prend une nouvelle ampleur avec l'entrée en lutte des chantiers navals de la Baltique.
Mais, en 1980, les travailleurs polonais entrent en lutte en ayant tiré une certaine expérience des vagues de grèves précédentes. Ils savent à quoi s'en tenir, et sur les dirigeants, quels qu'ils soient, et sur la valeur de leurs promesses. Et quelle que soit la conscience politique proprement dite des travailleurs polonais, ils ont su apprendre des luttes précédentes à déjouer un certain nombre de manoeuvres et à ne plus mettre leurs espoirs en des hommes qu'on leur présente comme nouveaux.
Les travailleurs ne croient plus aux promesses
Et il ne s'agit pas là de simples formules. Ce qui, d'abord, est caractéristique de tout le mouvement de ces dernières semaines, c'est que personne ne se contente de promesses, ni, en particulier, de concessions sur le seul terrain économique. Les revendications sur la hausse des salaires corrélative au prix de la viande passent d'ailleurs très vite au second plan. Même quand les directeurs d'usines cèdent localement aux travailleurs, la victoire ne semble pas vraiment acquise. On sait qu'il faut d'autres garanties. Et très vite, dès la mi-août, dès que le mouvement s'amplifie, on avance des revendications de type politique, afin de garantir les autres.
Le deuxième fait caractéristique, c'est que les changements d'hommes à la tête de l'appareil laissent les travailleurs indifférents, voire ironiques. On veut voir sur pièces. On n'a plus confiance en qui que ce soit, sinon en ses propres forces. Gierek peut dire ce qu'il veut à la télé, les travailleurs qui écoutent dans la cour des chantiers concluent en choer son discours par « Amen ». Quant à Kania, qui lui succédera 15 jours plus tard, eh bien, il a la prudence de ne pas se montrer, tout simplement, en public, ni de lire ses discours lui-même à la télé. Cette indifférence à l'égard des changements à la tête du régime, on peut la mesurer à plusieurs reprises. Un exemple parmi d'autres, le dimanche 24 août. Le gouvernement a finalement accepté de négocier directement avec le comité de grève de Gdansk. Le bureau politique du parti a été remanié aux deux tiers. Mais le remaniement passe dans l'indifférence totale. Des « durs » ou connus comme tels sont éliminés, des prétendus « réformistes », écartés il y a quelques mois pour cela, sont promus. Gierek, lui, - à cette date, il n'a pas encore été limogé - risque son deuxième discours à la télévision. Cette fois-ci, il n'y a plus l'ombre d'une menace comme la semaine précédente, mais des promesses. Quasiment que des promesses et des concessions qui, en d'autres temps, pourraient paraître de taille : en particulier, il offre des élections syndicales immédiates, là où les ouvriers le voudront, à scrutin secret, avec candidatures multiples. Eh bien, comme la première fois, le discours est reçu avec indifférence, si l'on en croit les reportages des envoyés spéciaux de la presse occidentale aux chantiers de Gdansk.
Voilà comment une ouvrière commente la chose : « En 1956, j'ai accueilli l'arrivée de Gomulka avec enthousiasme. J'ai été déçue. En 1970, j'ai accueilli celle de Gierek avec espoir. J'ai été déçue. Aujourd'hui, je n'ai confiance qu'en nous-mêmes, qu'en notre force... »
A chaque fois que le gouvernement cède, en particulier sur une revendication économique, les grévistes prennent note, restent sceptiques, et vont de l'avant. Et plus on cède facilement sur certaines revendications, plus cela les rend méfiants. On le voit clairement avec les négociations de Szczecin. En effet, parallèlement au comité de grève de Gdansk, le comité de grève du deuxième grand port de la Baltique, Szczecin, a mené des négociations avec un vice-premier ministre qu'on lui a dépêché de Varsovie, comme à Gdansk. En pleines négociations à Gdansk, sur le chantier, quatre représentants du comité de grève de Szczecin arrivent, tranquillement. Voilà le problème : ils ont obtenu de la part de leur vice-premier ministre (Barcikowski) (le vice-premier ministre envoyé à Gdansk, c'est Jagielski), des tas de choses. Pratiquement 20 points sur les 21 du programme revendicatif devenu, de fait, commun à tous les grévistes polonais. Arrivés sur la question des syndicats libres, pour eux la question essentielle, les grévistes ont stoppé net. Avant de poursuivre, ils voulaient obtenir des sauf-conduits pour aller se consulter à 400 km de là avec leurs camarades de Gdansk. Et on leur a donné satisfaction - ils ont eu les laisser-passer. Car sur cette revendication, pas question d'accepter des demi-mesures séparément, il fallait se concerter centralement et adopter une attitude commune.
Barcikowski, le négociateur, a promis plein de choses : que le projet de budget de l'État serait publié suffisamment à l'avance pour être débattu dans tout 1e pays, qu'il y aurait l'alignement des allocations familiales sur celles de la police et de la sécurité. Il a promis aussi l'autorisation d'activités pour les groupes d'oppositionnels qui ne s'attaquent pas aux fondements du régime socialiste. Il a promis l'ouverture de discussions entre l'État et l'Église sur la radiodiffusion des messes, et il a même promis l'accélération des délais d'attribution des appartements ! Cela n'a l'air de rien, mais c'est quelque chose quand on sait qu'en Pologne il faut être en moyenne 10 ans sur une liste d'attente pour avoir un logement. Et, à ce point précis de leur compte-rendu à leurs camarades de Gdansk, les délégués de Szczecin commentent la chose en riant : « Alors là, on nesait vraiment pas comment ils vont faire ! »
Voilà donc pour le climat.
En 1980, la classe ouvrière polonaise a engagé une épreuve de force contre son gouvernement en ayant déjà à l'avance l'expérience des promesses non tenues, des manoeuvres, des répressions qui suivaient les concessions, et des tentatives de division du mouvement.
Et visiblement, cette expérience n'a pas été vaine. Car d'emblée, dès que les secteurs clés de la classe ouvrière sont entrés à leur tour dans la grève, à la mi-août, les grévistes se sont donné les moyens de centraliser la lutte, de l'unifier, en créant des organes de direction démocratiques de leur grève, des organisations susceptibles de mesurer à chaque pas l'ampleur et la force du mouvement, donc d'être à même de le diriger.
Le mouvement de grève s'est étendu et renforcé au travers de l'organisation démocratique des travailleurs en lutte
De ce point de vue, tout s'est joué dans les quelques jours où les chantiers navals de Gdansk sont entrés en grève, au moment où les grévistes ont créé leur comité de grève, qui s'est transformé rapidement en un comité inter-entreprises de grève, qui lui-même n'a cessé depuis d'élargir sa représentation en même temps que le mouvement s'étendait et se généralisait.
De ce fait même, pendant deux mois, Gdansk, la ville ouvrière, est devenue la véritable capitale de la Pologne. La plateforme revendicative en 21 points des grévistes des chantiers est devenue la plateforme revendicative qu'ont repris à leur compte tous les grévistes du pays.
Et si le mot d'ordre de grève générale ne fut lui-même jamais lancé (et c'est dans doute un choix tactique conscient du comité de grève), le gouvernement a dû reculer, céder, abandonner ses misérables manoeuvres de division, parce que, pendant 15 jours, la grève s'est, dans les faits, généralisée progressivement et inexorablement dans tout le pays.
Voilà comment se sont déroulées les choses, dans ces quelques jours cruciaux du 15 au 20 août, où les organes démocratiques de la grève ont été mis en place.
Le 14 août, c'est un jeudi, les chantiers navals de Gdansk et de Gdynia à qui le gouvernement avait accordé préventivement des augmentations de salaire, rejoignent les grèves déclenchées ailleurs dans le pays. Les 17 000 ouvriers du chantier naval Lénine de Gdansk décident d'occuper le chantier. Ils élisent un comité de négociation. Dans la journée, la direction a cédé sur la revendication de la réintégration d'une ouvrière, Anna Walentynowics, militante d'un comité pour les syndicats libres, et récemment licenciée. En ce qui concerne les salaires, le comité refuse les propositions insuffisantes de la direction. La plupart des usines de Gdansk se mettent en grève. Les chauffeurs d'autobus refusent les 2100 zlotys qu'on leur propose, car il faut que tout Gdansk obtienne gain de cause. Les usines de la région se mettent en grève, sans revendications formelles. Souvent, c'est pour simplement « soutenir ceux du chantier Lénine ». Les comités de grève sont créés partout. A Lénine, le comité prend deux décisions qui seront reprises un peu partout ensuite. C'est l'interdiction de boire de l'alcool et pas de manifestations de rues. Comme disent les ouvriers aux correspondants de la presse occidentale présents : « on ne veut pas se faire faucher à la mitraillette. On veut gagner » . (Ils font bien sûr allusion à 1970 et 1976).
Les négociations en direct
Le vendredi soir, au chantier Lénine, il y a un comité de grève de 110 délégués représentant 17 000 ouvriers. Sur proposition des ouvriers, on installe et on aménage techniquement la sonorisation de l'entreprise pour que toutes les négociations puissent être suivies par les délégués et les travailleurs présents dans la cour. des chantiers. Les hauts parleurs sont bricolés. La sonorisation marche dans les deux sens. Le pli est pris. Les négociations seront désormais publiques. Et elles le resteront les semaines qui suivent. Personne ne veut perdre un mot des négociations et quand les propositions des représentants de la direction, et ensuite du gouvernement, ne conviennent pas, les travailleurs manifestent bruyamment, et cela s'entend. Dans les jours qui suivent, les délégués des comités de grève des autres entreprises prennent l'habitude de venir avec des magnétophones à cassettes. Ce qui fait que les négociations de Gdansk seront suivies intégralement non seulement sur les chantiers Lénine, mais dans toutes les usines en grève de la Baltique. Soit dit en passant, c'est encore grâce à cela que la presse a pu rendre compte, même ici en France, de bien des détails significatifs sur le déroulement concret des discussions. Le gouvernement aura beau couper les communications téléphoniques de la région de Gdansk d'avec le reste de la Pologne, on comprend pourquoi, dans ces conditions, la plateforme revendicative des grévistes sera très rapidement connue et populaire dans toute la Pologne.
Le samedi 16 août, la direction propose au comité de grève 1200 zlotys d'augmentation. Dans la cour, les milliers de travailleurs scandent 2000, 2000. A 11 heures, le comité de grève et les délégués d'atelier acceptent un compromis sur 1500 zlotys d'augmentation.
Le directeur est soulagé. Les autorités aussi sans doute. On a neutralisé un des chantiers les plus combatifs.
Mais, comme dit le correspondant du Monde, tout semble fini, et tout va commencer.
La création du comité inter-entreprises de gdansk
Car maintenant les délégations des comités de grève des autres usines de la ville arrivent. On est consterné. « Si vous reprenez, personne n'obtiendra rien ailleurs » . Lech Walesa, ancien membre du comité de grève de 1970, licencié après 1976, réintégré le jeudi précédent à la demande des grévistes et coopté au comité de grève prend la parole : « Il faut accepter le compromis. Mais nous n'avons pas le droit de lâcher les autres. Nous devons continuer par solidarité jusqu'à la victoire de tous. Et comme il s'agit d'une grève différente désormais - ajoute-t-il - il faut élire de nouveaux délégués d'ateliers. Tous ceux qui veulent rentrer chez eux et arrêter l'occupation le peuvent » . Au moins 50 % des grévistes restent. La grève continue. Les délégations des autres entreprises continuent d'arriver. Au point où nous en sommes, ce samedi 16 _ août, 20 entreprises de la ville sont représentées. Alors, les travailleurs décident tout simplement de mettre en place une coordination. Ils l'appellent comité de grève inter-entreprises ; le MKS.
Des revendications politiques
Et dans la foulée, en trois heures, sur place, on rédige une plateforme revendicative que l'on veut unitaire, en 20 points. Les formulations sont claires et leurs auteurs en sont ravis dit le correspondant du Monde. Et ces revendications commencent par des revendications de caractère politique. En fait, dans cette plateforme en 20 points, à ce moment-là, les grévistes ont mis noir sur blanc ce que tous les exploités polonais ont sur le coeur depuis des années. On y réclame entre autres les libertés syndicales, la publicité du budget de l'État, l'abolition de certains privilèges, et on termine par des revendications plus économiques, dont bon nombre reviennent en fait à demander la suppression des privilèges des bureaucrates et de la police. D'après les correspondants de presse présents, aussi bien celui du Monde que celui du Figaro, les militants de l'opposition qui, pourtant, avançaient ce type de revendications depuis des années, sont plutôt consternés, et sur le moment ils font figure de modérés. Un historien membre du KOR qui visiblement n'en revient pas, est inquiet « demander des élections pluralistes, c'est du maximalisme. Si le parti cédait, Moscou interviendrait... il faut leur laisser des portes de sortie » . Ce à quoi un délégué répond simplement : « on leur laisse une porte de sortie, puisqu'on les laisse gouverner » . Les militants de l'opposition, à ce moment-là, visiblement par souci tactique, pensent qu'il serait plus prudent de commencer par avancer des revendications économiques, et des revendications négociables... par exemple, la libération des prisonniers politiques en donnant leur nom. Mais en réalité, les grévistes, eux, ont confiance. C'est évident, ils se sentent forts et veulent beaucoup. Et surtout ils veulent gagner. Et ils ont appris dans le passé, à leurs dépens, que pour gagner, il faut d'emblée vouloir beaucoup. On aura toujours le temps d'en rabattre après disent certains. Et de fait, le lendemain, la plateforme unitaire convient si bien à tout le monde, aux délégations venues de partout, qu'elle n'est que légèrement modifiée. Son premier point devient très précisément la création de syndicats libres, indépendants du parti et de l'État. Les autres points sont restés quasiment les mêmes. La plateforme a désormais 21 points et va devenir dans les jours qui suivent, le programme revendicatif des grévistes de toute la Pologne. Pourquoi si peu de revendications économiques, demandent les journalistes ? Si nous n'obtenons pas de succès politiques, ça recommencera de nouveau comme avant, leur répond-on aussi.
Le mouvement de grève se généralise à toute la région de gdansk
Le gouvernement doit prendre une initiative. Il envoie un vice-premier ministre, Pyka, négocier à Gdansk. Le lundi matin, au chantier Lénine, tout le monde attendait le négociateur. Il n'est pas venu. Mais le soir, tout le monde s'en moque. Plus personne ne pense à l'envoyé du gouvernement, car tous les quarts d'heure, des hourras saluent l'annonce d'une nouvelle occupation d'usine. Ce qui passionne les milliers d'ouvriers présents ce sont les rumeurs sur les débrayages dans les autres villes. On dit que des comités de grève auraient même été constitués en Silésie, dans le passé, l'un des secteurs les moins combatifs du pays.
Et, de fait, la situation a beaucoup évolué. Des grèves ont éclaté partout, y compris sur le chantier de la marine de guerre : le mouvement touche toute la région, à 100 km à la ronde, 261 entreprises ont envoyé des délégations au comité central de grève.
Et ce MKS a désormais 500 délégués, chaque entreprise en grève en envoie 2, et on élit, pour négocier avec les autorités, un présidium de 13 membres.
Le gouvernement essaie en vain de diviser le mouvement
Mais la commission gouvernementale envoyée à Gdansk et dirigée par Pyka refuse de négocier avec le comité inter-entreprises. Le mardi 19 août, le mercredi 20 août, la tactique de Pyka est la suivante : négocier par entreprise séparément. Mais chaque usine occupée envoie ses délégués à Gdansk et raconte ces manoeuvres de division. On raconte en quoi consiste ce qu'on appelle désormais les « propositions Pyka » : elles consistent à demander aux délégués de l'usine en grève de venir négocier à la préfecture, seulement là, on se retrouve seul, face aux « grosses légumes », comme le raconte un délégué d'une petite entreprise. Et on n'a guère envie d'y aller.
Pyka a beau faire, le mercredi 20 août, le mouvement s'est encore étendu. Le gouvernement arrête 20 dissidents ; mais il y a au moins 300 000 grévistes sur la côte de la Baltique. A Gdansk, 280 entreprises sont occupées. Quant à Szczecin, il est à son tour progressivement gagné par la paralysie.
Les tentatives de division du mouvement engagées par Pyka ont lamentablement échoué. A peine 17 entreprises ont négocié, et encore, elles ne tiennent aucun compte des compromis passés dans les préfectures, et ont envoyé leurs délégués, elles aussi, au MKS de Gdansk.
La plateforme revendicative est désormais connue dans tout le pays.
Le mouvement s'étend toujours, le gouvernement reconnaît le comité de grève et entame des négociations
Alors, devant la généralisation du mouvement - et les grèves à Szczecin ont pesé lourd - , le gouvernement cède sur un point qui, le dimanche, paraissait encore utopique à bien des opposants venus aider la grève : le gouvernement a décidé de reconnaître le comité de grève. On démissionne Pyka et on le remplace par le nouveau vice-premier ministre, Jagielski. Il ne lui faut pas 24 heures pour comprendre qu'il faut négocier avec le comité central de grève ou pas du tout. Le 22 août, le gouvernement reconnaît officiellement le comité de grève et veut entamer les négociations avec lui. C'est la première grande victoire du mouvement. Jagielski et une quinzaine de hauts fonctionnaires viennent à Gdansk. Et ils n'en mènent pas large quand ils doivent remonter la grande allée centrale des chantiers où tous les ouvriers ovationnent Lech Walesa. Le MKS, lui, a désormais 700 délégués. Il en aura dans quelques jours un millier.
Dans une première manoeuvre un peu minable, le nouveau représentant eu gouvernement demande comme préalable l'exclusion du comité des trois personnes les plus « dures » : Mme Walentynowics, Lech Walesa et Gwiazda. Devant tous les ouvriers, Walesa propose de démissionner du comité de grève s'il est un obstacle à la discussion. Il est plébiscité, ovationné. Le préalable tombe. Les négociations vont commencer.
Elles ont déjà commencé à 400 km de là, à Szczecin, avec le comité inter-entreprises de la région. Le dimanche, le comité de grève de Gdansk se fait assister par des intellectuels « experts », dont la plupart sont des militants de l'opposition modérée catholique. Ce sont eux qui, avec les experts gouvernementaux, vont rédiger différents protocoles d'accords qui seront présentés aux grévistes.
Et de fait, les négociations vont durer 10 jours. Le gouvernement semble céder assez facilement sur 20 points ne concernant pas les syndicats libres, où des solutions de compromis sont rédigées, mais refuse de céder sur la revendication des syndicats libres, en proposant de son côté, des élections syndicales libres au sein des syndicats officiels. Là-dessus le comité de grève, soutenu par les travailleurs, reste intransigeant. Et quand Jagielski , répète sa proposition de démocratiser réellement les syndicats officiels, les ouvriers qui suivent les négociations commentent : « Il nous prend pour des imbéciles ».
Le week-end, les grévistes du chantier, les délégués exigent l'interruption des négociations, jusqu'à ce que les communications téléphoniques avec le reste du pays soient rétablies. Là aussi, le gouvernement devra céder. Elles sont rétablies le mardi 26. Il cède aussi sur l'exigence de la diffusion à la radio, en direct, des 20 premières minutes, 10 minutes pour Jagielski 10 minutes pour Walesa, le reste, une heure de synthèse élaborée par les deux parties, en différé.
Pendant toute cette longue semaine, le mouvement n'a cessé de s'étendre, cette fois-ci dans toute la Pologne.
La classe ouvrière donne le ton à toute la société
Et depuis que l'extension des grèves a imposé au gouvernement la reconnaissance du comité de grève inter-entreprises de Gdansk, bien des choses semblent avoir changé en Pologne. En une semaine, et pas seulement chez les ouvriers, les indignations rentrées se sont exprimées un peu partout dans la société.
Tout ce qui était tabou dans la vie polonaise, les petits et gros privilèges, les Mercédès, les villas au bord de la mer, les comptes dans les banques occidentales, les trains de vie luxueux, sont aujourd'hui dénoncés. Pour calmer les esprits, les dirigeants ont limogé les dignitaires les plus compromis. Le plus connu d'entre eux, et l'un des plus impopulaires, est le directeur de la radio et de la télévision, jusque là tout puissant, Maciej Szczepanski. Il ajoutait aux multiples faces de sa fortune personnelle sous forme de villas, voitures, comptes-en banques et même de haras (mais oui), une salle de projection privée ultra-moderne riche de 900 vidéo-cassettes, toutes pornographiques, sans parler d'un salon de « massage thaïlandais » aménagé dans les locaux de la RTV polonaise, dont il partageait l'usage avec ses collègues de la direction...
Mais désormais, les dirigeants de la Pologne préfèrent se mettre au goût du jour et soignent leur présentation. Depuis 1970, l'équipe Gierek, paraît-il, affichait un train de vie assez tapageur. Celui qui a succédé à Gierek, Kania, se fait beaucoup plus discret. Dans ses déplacements, le nouveau chef de l'État n'utiliserait plus qu'une modeste Fiat 135 qu'il partage avec trois de ses collaborateurs. Un signe des temps...
Mais ce n'est pas tout. Certes, ce n'est pas la révolution en Pologne. Loin de là même. Mais depuis six semaines au moins, c'est la classe ouvrière qui donne le ton à toute la Pologne. Au fur et à mesure que les grèves se sont étendues, la radio, la presse et la télévision ont changé de ton. Dans le monde du journalisme, chacun s'est mis soudain à la recherche d'une dignité nouvelle, voire d'un prestige largement compromis. Et on vit des journalistes de journaux très officiels, prendre certains risques, qui à vrai dire n'en étaient peut-être plus vraiment. C'est ainsi, par exemple, qu'en plein mois d'août, alors que les autorités n'avaient toujours pas rétabli les communications téléphoniques entre la région de Gdansk en grève et le reste de la Pologne, le très officiel quotidien des jeunes tire un numéro spécial sur les grèves et publie les 21 revendications du comité de grève de Gdansk. En quelques heures les exemplaires du journal ont valu une petite fortune au marché noir ! Par ailleurs, chaque rédacteur en chef aurait envoyé une équipe de reporters à Gdansk, au moins pour être informé de la situation. Oh bien sûr, à ce moment-là, on ne trouve toujours pas à Varsovie ni ailleurs dans la presse polonaise, les compterendus de ce qui se passe à Gdansk. On est toujours plus informé par Le Monde ou d'autres journaux étrangers que par la presse polonaise. Mais les journalistes préparent leur reconversion éventuelle.
En tout cas, il a suffi que les ouvriers, organisés et mobilisés, montrent toutes leurs forces, pour que toutes les autres couches sociales, y compris certaines couches privilégiées, exigent à leur suite plus de libertés, plus d'informations, et de démocratie. Bien des gens se sont engouffrés dans la brèche ouverte, y compris au sein de la bureaucratie elle-même.
Les mineurs de silésie se mettent en grève a leur tour. le gouvernement cède alors sur la revendication des syndicats libres
Alors, à la fin août, la classe ouvrière elle, continue à se battre quand toutes les autres couches sociales se mettent à respirer plus à l'aise. Le jeudi 28, les grèves touchent Cracovie, au sud de la Pologne, et d'autres centres industriels. Enfin, le lendemain, c'est au tour des mineurs de Silésie, de mettre en place leur comité de grève et d'occuper. Et le fait que la Silésie, un fief de Gierek et de son équipe, se mette à son tour en grève est sans doute un symptôme décisif qui va pousser le gouvernement à aller plus loin encore dans les concessions. En Silésie en effet, on n'a pas fait grève depuis 1921. Le gouvernement y a maintenu des salaires élevés. Et les mineurs silésiens sont restés à l'écart des mouvements de 1970 et 1976 et ils sont considérés comme des privilégiés du régime. En tout cas, c'est au moment où les Silésiens rallient la grève, et ce n'est probablement pas par hasard, que le gouvernement décide de céder sur la revendication à laquelle les grévistes tiennent le plus : les syndicats libres.
Désormais, la délégation Jakielski n'a plus qu'une hâte : rapporter de Gdansk un protocole d'accord, mais surtout un ordre de reprise du travail, au moins pour le lundi.
Mais sous la pression des centaines de milliers de travailleurs qui sentent que toute leur force est précisément dans le fait qu'ils font grève, les négociations seront reportées au dimanche après-midi, avec des garanties supplémentaires, dont la libération immédiate des prisonniers politiques.
Et le dimanche 31, les milliers de grévistes peuvent assister en direct à cette incroyable négociation où Jakielski ponctue d'un « j'accepte, le signe » le protocole d'accord sur les 21 points de la plateforme revendicative.
On peut dire que les grévistes ont remporté une victoire sans précédent. Dans la région de la Baltique, le travail reprend. Le droit de former des syndicats libres est acquis. Mais il faut encore l'imposer. Et partout ailleurs, les grèves continuent. Deux jours plus tard, les mineurs de Silésie signent un accord, en y ayant ajouté d'autres revendications. Ils ne reprennent le travail que le vendredi suivant. Au cours du week-end, Gierek est démissionné. Kania le remplace, dans l'indifférence générale.
Les grèves continuent dans le reste de la pologne pour imposer la création de syndicats libres
La semaine suivante, les grèves continuent. Quand une grève se termine, une autre commence. Partout, les travailleurs veulent l'application des accords de Gdansk, et font grève pour obtenir des autorités locales qui font le plus souvent obstruction, le droit de créer, avant toute chose, un syndicat indépendant. Et, bien souvent, une multitude d'autres revendications sont alignées, dont, entre autres, la démission de certains responsables régionaux du parti.
La victoire de Gdansk a été obtenue le premier septembre. Trois semaines après, les grèves continuent toujours en Pologne. Le gouvernement attend le 17 septembre, le jour de l'assemblée générale des nouveaux syndicats, présidée par Walesa, pour annoncer que les accords de Gdansk sont applicables à toutes les usines de Pologne, et pour joindre à cette déclaration un appel à la reprise.
Il est impossible de dire aujourd'hui si la classe ouvrière va gagner les autres batailles de la lutte qu'elle a engagée contre le pouvoir en place en Pologne.
Dans le passé, toutes les concessions lui ont été reprises, dès que sa mobilisation est retombée. Et cela a été vrai, même après que cette mobilisation eut duré des mois, voire même une ou deux années.
Mais, telle qu'elle est, la classe ouvrière de Pologne vient de montrer à la classe ouvrière de tous les pays à quel point les travailleurs peuvent être puissants et comment en quelques semaines ils sont par eux-mêmes, par leur mobilisation, capables d'imposer la liberté, y compris dans un pays dirigé par un régime comme le régime polonais.