- Accueil
- Lutte de Classe n°109
- La montée de la réaction intégriste musulmane
La montée de la réaction intégriste musulmane
L'activité politique du courant religieux réactionnaire islamiste au cours des dix dernières années n'a pas pris partout des formes terroristes de grande ampleur comme en Égypte, voire insurrectionnelles comme en Syrie, mais elle n'a épargné pratiquement aucun pays du Maghreb et du Moyen-Orient, et elle a même touché en fait l'ensemble du monde musulman. Le phénomène est antérieur à la victoire de Khomeiny et à l'instauration de la République islamique en Iran, même si celles-ci l'ont amplifié. Les événements iraniens en ont surtout été le révélateur, pour l'Occident en particulier. Malgré la diversité des situations, inévitable sur une telle échelle géographique, la montée des mouvements intégristes (un terme du monde chrétien qu'ils rejettent certainement mais que nous employons par facilité et par analogie) musulmans est un phénomène politique général avec lequel tous les pouvoirs en place sont de plus en plus amenés à compter - qu'ils le tolèrent et tentent de composer avec lui, ou qu'ils le combattent et le répriment brutalement.
Au-delà de la politique ambiguë des régimes au pouvoir, le plus souvent oscillant entre la démagogie religieuse et des accès de répression, il reste que les mouvements intégristes trouvent un écho dans une partie de la population. Le sentiment religieux des masses populaires n'est bien sûr pas chose nouvelle, mais ce qui est nouveau en revanche c'est l'émergence d'un vaste mouvement aux ambitions politiques, s'appuyant sur ce sentiment.
Comment expliquer cette montée d'organisations aux doctrines franchement réactionnaires, quelque vingt ou trente années après que la plupart des pays concernés ont accédé à l'indépendance nationale sous la direction de mouvements et de leaders nationalistes qui avaient pour ambition affichée de moderniser leur pays, de le faire avancer sur la voie du progrès économique et social ? Alors que les régimes comme celui de Nasser ou comme le régime algérien s'auréolaient d'une sorte de tiers-mondisme progressiste et ont bénéficié pendant un temps d'un consensus populaire sur cette base, on peut en effet s'interroger sur l'avenir que ce phénomène prépare peut-être pour les masses des pays musulmans.
Des conceptions réactionnaires...
La plus importante, la plus connue des organisations politiques actuelles que, sans entrer dans des considérations de doctrine religieuse, on peut qualifier d'intégristes musulmanes, celle qui a des branches et des ramifications dans le plus grand nombre de pays, est sans conteste l'organisation des Frères Musulmans. Ceux-ci se sont manifestés de façon particulièrement spectaculaire en assassinant le 6 octobre 1981 le président égyptien Sadate ainsi qu'en février 1982 en Syrie à l'occasion du soulèvement de la ville de Hama qu'ils tinrent pendant quatre jours avant que la répression de Assad ne fasse quelque 20 000 victimes dans la population. Ils ont une base populaire, plus ou moins étendue, plus ou moins radicalisée, mais réelle.
Lorsque Hassan el Bannâ, instituteur, fils d'un fonctionnaire très versé en religion, fonda l'Association des Frères Musulmans en 1928 à Ismaïlia, ville de la Compagnie du canal de Suez, le contexte égyptien était marqué par la montée du mouvement anti-anglais. A la même époque, Ibn Séoud se servait de la doctrine puritaine wahhabite pour forger autour de sa famille le royaume d'Arabie saoudite, proclamé en 1929, Ibn Séoud que Bannâ devait considérer comme « l'un des espoirs de renaissance et de réunification du monde musulman ».
Comme la plupart des autres courants nationalistes égyptiens, comme les « officiers libres » dont sortiront Nasser et Sadate, les Frères Musulmans éprouvaient des sympathies pour les ennemis des Anglais et, dans les années 30, en particulier pour les nazis, avec lesquels ils eurent des contacts.
L'organisation s'est développée à partir de 1936 et surtout après la Deuxième Guerre mondiale, ayant notamment bénéficié du discrédit du grand parti bourgeois Wafd associé au gouvernement sous la houlette des Britanniques à partir de 194142. Lorsque Hassan el Bannâ fut assassiné en 1949, les Frères Musulmans étaient au nombre de un et peut-être même deux millions.
Le programme de Bannâ, fondé sur l'Islam, conçoit celui-ci comme un système global réglementant tous les aspects de la vie et avant tout appuyé sur le pouvoir politique : « L'Islam dans lequel croient les Frères Musulmans voit dans le pouvoir politique l'un de ses piliers... Le prophète a fait du pouvoir politique l'une des « racines » de l'islam » . De fait, la religion musulmane est née comme une religion d'État au temps de Mahomet. L'imam, chef de prière, est en même temps leader politique et, aux yeux des Frères Musulmans, la question du pouvoir est liée intimement à la question de la foi : « L'Islam, c'est la religion qui contient un gouvernement ». L'une des devises des Frères Musulmans est « Pas d'autre Constitution que le Coran » .
Une caractéristique des Frères Musulmans dès leur fondation était leur hostilité au nationalisme arabe laïcisant tel que celui du parti Baas fondé en Syrie dans les années 40 ; ils se veulent panislamiques.
Sur le plan social, Bannâ se caractérise par son populisme. II dénonce « l'immense fossé qui sépare les diverses couches de ce peuple », tout en dénonçant, en même temps, toute forme de lutte de classe au nom de la « communauté des croyants ». Si le caractère sacré de la propriété privée est au centre de cette doctrine, l'aumône obligatoire en est le pendant en faveur des « insolvables et des indigents », de sorte que « la société en devient plus pure et plus intègre, les âmes plus limpides et plus nobles ». II s'agit donc d'une conception paternaliste d'un autre âge, marquée par les conditions de l'époque où est apparue la religion de Mahomet, dans laquelle la foi est appelée à fonder la résignation des pauvres, à enrober l'exploitation et l'oppression dans l'allégeance au « Guide général » (c'était le titre que se donnait Hassan el Bannâ) au nom d'une Loi islamique qui permet l'encadrement de la population, jusque dans les détails de sa vie quotidienne, à toutes les étapes de sa vie, sur les lieux d'habitation comme sur les lieux du travail.
Ces conceptions sont celles de tous les intégristes musulmans. Les Frères Musulmans syriens ou les intégristes algériens réprouvent les mesures de nationalisation, de réforme agraire, de contrôle du commerce qui ont pu être adoptées dans leur pays. Ils prônent le respect intégral de la propriété privée et la liberté d'entreprise, toujours au nom des enseignements du Coran. L'expérience de Khomeiny en Iran a montré quelle sorte de régime barbare, arriéré, quelle organisation totalitaire de la société, pouvait sécréter le pouvoir politique des religieux intégristes.
Ce type de régime est évidemment foncièrement hostile à toutes les formes d'organisation autonome des travailleurs, même les plus élémentaires. Le Coran est supposé répondre à tous les problèmes et assurer l'unanimité des croyants en tout domaine, de sorte que droit de grève, liberté d'association, libertés syndicales, etc. sont bannis et n'ont officiellement aucune raison d'être. Le régime de Khomeiny a là aussi amplement démontré son hostilité irréductible au mouvement ouvrier organisé, son anticommunisme fondamental, son rejet même de toute espèce d'organisation politique ou sociale indépendante des structures religieuses. Basé sur les masses déshéritées, plébéiennes, jouant de leurs préjugés, il se sert - en tout cas il s'est servi jusque-là - de cette base populaire pour imposer une dictature féroce à l'ensemble de la société.
Le mouvement intégriste, dans ses formes sociales, n'est pas sans analogie avec les mouvements sur lesquels les régimes fascistes se sont appuyés pour s'instaurer.
Bien sûr, il se trouve que les pays musulmans sont des pays sous-développés, et les possédants dont un Khomeiny sert en dernière analyse les intérêts n'ont pas grand chose à voir avec les hommes de la finance et les grands capitalistes au service desquels Hitler avait enrôlé ses troupes. En premier lieu et avant tout en vertu de ce fait historique que les pays d'Islam sont des pays qui ont été pillés économiquement par l'impérialisme occidental, ce qui donne au combat des intégristes islamiques une allure anti-occidentale. Mais l'enrôlement des couches les plus misérables de la population au service de leurs ennemis, en les dressant contre les partis laïcs, démocratiques ou libéraux et surtout contre le mouvement ouvrier organisé qui peut exister, est bien analogue. La religion fournit ici le levier, le canal tout trouvé pour mobiliser les couches les plus misérables tout en créant le mythe d'un intérêt commun à toutes les classes de la société islamique.
...qui connaissent un renouveau...
Les groupements qui se réclament de l'intégrisme musulman connaissent une floraison nouvelle depuis les années 70. Et cela de l'Asie musulmane jusqu'aux pays du Maghreb : l'ancien ministre tunisien Habib Boularès indique que « tous les mouvements islamistes actuels se réfèrent, en Tunisie, à cette époque des années 70 où la tension sociale autant que politique commença à devenir sensible ».
En effet, après leur croissance rapide des années de l'après-guerre les Frères Musulmans avaient été éclipsés pendant toute une période par le nassérisme sur le devant de la scène politique. Bien qu'ils aient qualifié le coup d'État de Nasser de « putsch béni de Dieu », ils se sont alors retrouvés concurrents du Raïs auprès des mêmes couches de la population, et Nasser leur fit subir une terrible répression, en faisant une foule de martyrs. D'une façon générale, pendant les années 50 et 60, années du nationalisme arabe et des indépendances du Maghreb, l'intégrisme musulman était resté en veilleuse.
Aujourd'hui, les Frères Musulmans ont refait surface en Égypte. En Syrie ils ont entrepris une véritable guérilla contre le régime de Hafez el Assad. Ils se sont aussi indiscutablement renforcés dans tout le Maghreb.
Une de leurs premières activités, notamment en Égypte et en Algérie consista à s'adonner à la « conquête » des universités, lesquelles abritaient souvent des groupements de gauche, et ce au nom de la lutte contre le matérialisme athée et la dépravation des moers, en exigeant l'application de la loi islamique comme remède à tous les maux venus de l'Occident. En Tunisie, au Maroc, en Algérie, cette époque correspond aux débuts de « l'arabisation » dans les écoles et les universités. Si l'on en croit les études de la revue Grand Maghreb, les régimes firent alors, faute de professeurs arabisants, appel à des coopérants du Proche-Orient, lesquels se trouvaient être très souvent des Frères Musulmans - ce que les autorités ne voyaient pas d'un mauvais oeil dans la mesure où ils faisaient un contrepoids, au besoin par des attaques physiques, aux éléments de gauche dans les milieux intellectuels.
A l'heure actuelle les témoignages sont nombreux rapportant que les mosquées se remplissent de fidèles et se multiplient sous forme de « mosquées sauvages » dans les quartiers, les appartements, les garages, etc. Et il s'agit moins de religion que de contestation politique dans les prônes et les réunions. On a vu se multiplier le nombre des jeunes gens portant la barbe et des jeunes filles portant le voile, au nom de l'Islam, en particulier dans les campus universitaires. Partout, une des premières revendications du mouvement a été de réclamer des lieux de prière sur les lieux de travail, usines, administrations, comme dans les lycées et les facultés.
Les groupes islamistes prolifèrent, ligues, associations ou confréries, certains particuliers à un pays, d'autres s'étendant d'un bout à l'autre du Maghreb et du Moyen-Orient. Des prêcheurs se déplacent, d'Égypte à la Tunisie et au Maroc, réunissant des milliers de fidèles qui viennent écouter leurs prônes, lesquels sont très souvent retransmis fort loin au moyen de cassettes enregistrées, comme l'étaient ceux de Khomeiny avant la chute du shah.
Tous les témoignages relèvent - et c'est sans doute là un trait significatif - que les groupes intégristes en question recrutent essentiellement actuellement dans la petite bourgeoisie des villes, dans les professions libérales, parmi les fonctionnaires et surtout les étudiants, les plus jeunes en particulier - quelquefois aussi dans l'armée, parmi les sous-officiers. Les Frères Musulmans en Égypte s'étaient fait une spécialité de recruter parmi les jeunes étudiants en leur offrant notamment une assistance matérielle au travers de leurs réseaux d'entraide. Au Maghreb, les intégristes recrutent aussi surtout parmi les étudiants et paraît-il tout spécialement ceux des facultés scientifiques et des écoles d'ingénieurs. Les Frères Musulmans syriens sont souvent des instituteurs, des professeurs, des ingénieurs, parfois des commerçants, mais surtout des étudiants, voire des lycéens.
L'un des résultats de cette influence grandissante des islamistes est d'ailleurs que le nombre des pélerins se rendant à la Mecque augmente chaque année de façon spectaculaire (ce nombre a dépassé le million en 1979, il atteint deux millions en 1982, le régime saoudite a installé une cité de tentes pouvant accueillir trois millions de personnes).
Mais l'opposition intégriste musulmane a aussi un impact auprès de masses plus larges : auprès des déshérités, de plus en plus nombreux à s'entasser dans les ceintures sordides des grandes cités, semi-prolétaires, lumpen-prolétaires plutôt, millions de miséreux réduits à survivre des « petits métiers » précaires de la rue, voire de la semi-délinquance. On l'a vu en Iran encadrer, diriger, l'immense soulèvement de ces déshérités qui a abattu le shah. Et sur la plupart des dictatures en place au Moyen-Orient et au Maghreb, le mouvement islamique fait peser une menace.
...alimenté par le désespoir et l'humiliation des masses pauvres
Si ces régimes peuvent craindre de voir les masses populaires de leur pays trouver du côté des intégristes religieux un encadrement et une direction susceptibles de les mettre en cause, c'est avant toute chose parce qu'il y a des bases objectives au mécontentement et à la révolte des masses.
Les intégristes peuvent s'appuyer sur une réalité concrète révoltante, une réalité explosive.
Les pays musulmans sont des pays pauvres, des pays sous-développés. Et l'impérialisme opprime et exploite plus que jamais les masses du Tiers-Monde et parmi elles celles des pays musulmans, auxquelles les régimes nationalistes n'ont pas apporté, ne pouvaient pas apporter autre chose que la perpétuation de la misère et l'aggravation du sous-développement. .
Les préjugés ancestraux, ceux de la religion essentiellement, trouvent à s'alimenter dans le sort misérable qui est fait aux masses populaires. Ce n'est pas un phénomène nouveau, certes, que le désespoir s'exprime dans les phantasmes de la religion. Pillés pour le plus grand profit des trusts occidentaux et accessoirement au bénéfice d'une minorité autochtone d'autant plus avide que sa part des profits est restreinte, ces pays sont du même coup maintenus dans l'arriération sociale. Que la croyance en l'Islam et les structures religieuses demeurent vivaces est, dans ces conditions, une conséquence presque inévitable. Le terreau de la misère économique et de formes sociales plus ou moins archaïques est propice au courant intégriste.
Et cela est renforcé parle fait, d'une part, que les bouleversements apportés par les dernières décennies à ces sociétés disloquées dans leur développement économique n'ont eu pour conséquences pour les masses que d'empirer leur condition, et d'autre part que, bien souvent, les idées de modernisme et de progrès sont préconisées par ceux-là mêmes qui profitent du pouvoir et qui détiennent la richesse, qu'elles sont fréquemment associées aux couches privilégiées de la société - quand les autorités ne tentent pas de les imposer à coups de trique, comme Assad ou avant lui le shah d'Iran, dans le même temps que leurs régimes maintiennent les pauvres dans la misère et l'humiliation.
Le populisme d'inspiration religieuse peut trouver simultanément les bases concrètes de son anti-occidentalisme dans la réalité tangible, provocante et bien actuelle de ces pays en proie à la mainmise des intérêts impérialistes.
Les pays du Maghreb et du Moyen-Orient sont des pays sous-développés et ce sont aussi - c'est lié - des pays dépendants à l'égard des puissances occidentales, une dépendance qui se traduit concrètement dans les grandes villes en particulier.
Nul besoin de faire ressurgir les médiévales croisades chrétiennes en terre d'Islam ! Dans l'Égypte de Sadate puis de Moubarak, la Tunisie de Bourguiba ou le Maroc de Hassan II, les sentiments de haine envers les riches, envers ceux qui vivent dans l'aisance sur le dos du peuple pauvre, trouvent tout naturellement à s'identifier aux ressentiments anti-occidentaux. La révolte élémentaire contre les riches et les nantis dont le luxe arrogant contraste brutalement avec le dénuement des humbles, se conjugue aisément avec un violent anti-occidentalisme, en particulier lorsque ces mêmes riches, ces mêmes détenteurs de pouvoir affichent leur pro-occidentalisme, imitant les puissants des États impérialistes jusque dans leur mode de vie et leurs moers, qui plus est lorsqu'ils affichent, comme c'est le cas parfois, le plus noir mépris pour leur propre peuple sous le prétexte de son ignorance et de ses préjugés. Si le shah d'Iran, sa cour et la caste des privilégiés qui les entouraient avaient poussé cette attitude jusqu'à la caricature, le pro-occidentalisme de Hassan II ou de Bourguiba, leurs amitiés avec les chefs d'État occidentaux, leurs propriétés et leurs villas en France ou aux États-Unis constituent eux aussi une insulte permanente pour les masses musulmanes démunies de tout.
De ce point de vue, il y a sûrement une différence entre l'Algérie et le royaume du Maroc par exemple. Mais, y compris en Algérie, le pouvoir des privilégiés est dans un rapport de dépendance évident vis-à-vis de l'impérialisme occidental.
La démagogie intégriste a le champ libre...
Si les intégristes trouvent dans le sous-développement économique et social, ainsi que dans la situation de dépendance de ces pays par rapport aux puissances occidentales, une matière explosive sur laquelle s'appuyer, il faut ajouter qu'il y a également des causes directement politiques qui expliquent leur développement.
Les régimes au pouvoir y ont en premier lieu une responsabilité directe.
Les humbles ont fait l'amère expérience qu'ils n'avaient rien à en attendre. Tous ces gens se sont montrés leur ennemis une fois parvenus au pouvoir. Même si, dans quelques cas, ils s'étaient appuyés sur les masses populaires pour conquérir ce pouvoir, comme Nasser ou les dirigeants algériens, ceux-ci n'ont rien eu à leur dire ensuite, sinon de travailler quand c'était possible, de toute façon de se taire et de se résigner. Et, pour ce faire, les dirigeants nationalistes n'ont guère répugné dans l'ensemble à s'appuyer sur l'Islam, considéré comme religion d'État, religion officielle, dans tous ces pays.
En face de la montée intégriste dans les années 70, les régimes en place ont suivi une ligne démagogique. L'observance des règles de l'Islam a été officiellement réactivée là où elle s'était quelque peu relâchée notamment en Algérie et en Tunisie.
Voici comment l'universitaire français Bruno Étienne décrit toute cette évolution : « Le renouveau de la dévotion religieuse ... l'attention apportée par l'État aux pratiques religieuses allant parfois jusqu'à des changements radicaux en Tunisie et en Algérie, peut être situé aux alentours de 1970 : c'est à partir de cette date que l'on constate partout au Maghreb une demande qui aboutit à une réponse administrative en la forme d'aménagements des horaires pour l'exercice de la prière et du Ramadan. Cette première mesure qui va s'accentuer de plus en plus, au point que nombre d'observateurs seront surpris du changement perceptible, visible, tangible d'est en ouest (pendant le Ramadan, les bistrots ne servent plus d'alcool en Tunisie, ils sont « fermés pour travaux » en Algérie et les consommateurs sont conduits directement en prison au Maroc), va être suivie d'autres comparables : développement des transports officiels pour le pélerinage, construction de mosquées, aides financières pour le mouton de l'Aïd, etc., puis des mesures juridiques marquant le début de l'application du droit musulman sous la pression sociale : même en Algérie le repos hebdomadaire est décrété (16 août 1976) le vendredi, les paris sont interdits (12 mars 1976) comme la vente d'alcool aux Musulmans enfin, l'élevage du porc est interdit par décret le 27 février 1979... ».
Bourguiba lui-même, en Tunisie, tout en prenant une série de réformes laïcisant l'État et la vie sociale, des réformes considérées comme osées dans le monde musulman, a entretenu en même temps une attitude ambiguë en conservant l'Islam comme religion officielle et en organisant en fait un Islam sous son contrôle. L'Association pour la sauvegarde du Coran, d'inspiration intégriste, apparue en 1970, bénéficia de la sollicitude du pouvoir. En réponse à la constestation des islamistes, Bourguiba se vanta lui-même, paraît-il, d'avoir fait construire en vingt ans d'indépendance plus de mosquées qu'il n'y en avait eu depuis que le pays est islamisé, c'est-à-dire 1350 ans.
L'Islam fournit un terrain de démagogie facile pour les dirigeants qui gouvernent contre leur peuple, et pas seulement dans le Maghreb : le Soudan, où les Frères Musulmans sont associés au pouvoir, vient de rétablir l'application intégrale de la loi coranique, avec mutilation ou lapidation en cas de vol ou d'adultère. Sékou Touré en Guinée utilise l'Islam avec ostentation, et pas seulement pour obtenir des subsides de la part des pays pétroliers du Golfe...
Mais il y a une logique des situations : à user de la religion dans des buts de démagogie, ou de contrepoids politique, ce sont les religieux réactionnaires que l'on finit par renforcer. Les mesures répressives auxquelles on assiste actuellement, après des années de complaisance, en Algérie ou en Tunisie, risquent de s'avérer impuissantes, voire de susciter de nouvelles vocations...
La plupart des régimes au pouvoir dans ces pays sont des dictatures brutales où la violence nue ne connaît pas les amortisseurs d'une réelle démocratie politique. Mais là où existent des partis d'opposition, les masses pauvres ont pu aussi faire l'expérience qu'ils ne cherchent pas davantage à faire appel à elles. Ils se montrent étrangers aux préoccupations populaires, et de la plus extrême prudence lorsque les masses s'avisent d'interférer dans le jeu politique. Ils sont pratiquement intégrés à la dictature, comme au Maroc, comme en Tunisie, où on vient de les voir totalement inaptes à offrir la moindre perspective aux masses en révolte.
En Syrie, en face de la dictature de Assad et de son parti Baas (appuyés par le PC officiel), il existe des partis qui se considèrent comme démocratiques et laïcs et qui ne sont pas alliés au pouvoir. Mais ils en sont arrivés àconclure une alliance avec les Frères Musulmans après le soulèvement de Hama, alors même que les Frères Musulmans sont avant toute chose anti-laïcs, et que leur occupation de Hama précisément venait de se traduire par l'exécution de quelque 250 « athées ». En Syrie, le mouvement intégriste apparaît désormais comme la force essentielle de l'opposition au régime.
Là même où existaient des groupes d'opposition à la dictature résolus et radicaux, comme dans l'Iran du shah, des groupes qu'on pouvait considérer comme progressistes, voire de gauche, ces groupes étaient pour l'essentiel coupés des masses. C'est le mouvement religieux et sa hiérarchie qui ont capitalisé politiquement la révolte des masses populaires ; et le fossé social et politique qui séparait ces groupes petits-bourgeois des masses déshéritées n'y a pas été pour rien.
La montée de l'Islam constitue sans aucun doute en grande partie une sanction de la carence des courants nationalistes soi-disant progressistes. Le champ politique est libre pour les militants islamistes que l'on voit maintenant se porter de plus en plus ouvertement candidats au pouvoir. II est d'ailleurs frappant de constater que cette montée de l'Islam en politique a commencé d'intervenir, dans le temps, comme une réaction à l'échec avoué notamment du nassérisme.
Bien sûr, la tâche des intégristes est en quelque sorte facilitée par le fait que, dans ces régimes de dictature, le canal de la religion soit souvent le seul que la répression ait laissé relativement ouvert. Là où il n'y a ni liberté de réunion, ni liberté d'association, les militants d'Allah peuvent utiliser les mosquées comme locaux, les moments de prière comme occasions de réunion et comme tribunes. Là aussi, l'exemple de ce qui s'est passé en Iran est éloquent : dans ce pays quadrillé parla police du shah, le réseau des mosquées, les dizaines de milliers de mollahs et de religieux
vivant au sein de la population pauvre, dans les quartiers, avaient permis à la hiérarchie chiite de canaliser et finalement d'encadrer la révolte et la volonté de changement des masses.
Mais cela n'explique pas tout. L'essentiel demeure que les intégristes sont les seuls às'adresser aux masses populaires, à faire appel à leurs aspirations et à leurs sentiments, des sentiments d'exaspération et des aspirations à un changement de leur sort.
...mais la classe ouvrière mondiale a de tout autres perspectives à offrir aux masses populaires
La victoire politique des intégristes musulmans constitue, ou constituerait, un formidable retour en arrière. Ils ne font qu'exploiter les sentiments des masses pour les mobiliser sur la base d'intérêts qui ne sont pas les leurs, qui leur sont en réalité fondamentalement antagonistes. Ce sont évidemment des adversaires pour les révolutionnaires socialistes et pour tous les gens de gauche en général, et ce sont aussi des ennemis pour les travailleurs, pour le mouvement ouvrier, pour les femmes. Le régime de Khomeiny est là pour prouver comment on peut détourner l'extraordinaire capacité de combat et de sacrifice des pauvres afin de mettre en place un régime barbare, arriéré, sans liberté, et qui évidemment n'est absolument pas à même de mettre fin à la misère sur cette terre, même s'il le promet pour l'au-delà.
Le rôle d'encadrement des révoltes populaires que peuvent parfois jouer les structures religieuses n'est certes pas une spécialité islamique. En Europe, pour n'évoquer que la période récente, on a vu une classe ouvrière aussi combative que celle de Pologne se tourner vers l'Église catholique pour y trouver une direction. En Irlande, les pauvres qui se battent depuis des années le font au nom de la religion. Même si l'exaltation des préjugés religieux ne peut sûrement pas aboutir à servir les intérêts des masses populaires, les aspirations de celles-ci à la justice sociale, à l'égalité, à la dignité, empruntent les voies qui sont à leur portée.
Le drame est qu'en l'occurrence, en l'absence de toute autre perspective, les voies réactionnaires de la religion soient les seules qui s'offrent concrètement à elles.
Pourtant, les aspirations des masses populaires ne sont pas inéluctablement destinées à être récupérées par le courant intégriste, par les hommes de religion, c'est-à-dire finalement à être bafouées. Nulle fatalité n'enchaîne l'avenir des masses pauvres, pas plus en terre d'Islam qu'ailleurs, aux bandes noires des hommes de religion. La classe ouvrière mondiale a de tout autres perspectives à leur offrir.
Au lieu des voies de la régression sociale vers lesquelles le mouvement religieux islamique tente de les entraîner, elle a un avenir à proposer, un avenir de progrès et d'humanité pour tous les exploités et les opprimés. Ce n'est pas l'illusion du salut dans le paradis d'Allah qu'elle propose aux damnés de la terre, mais la perspective d'une société humaine débarrassée par la révolution mondiale de l'injustice fondamentale, l'injustice économique, qui traîne derrière elle le fatras de l'obscurantisme et des préjugés de toutes sortes.
Certes, les pays musulmans ne sont pas des pays largement industrialisés et la classe ouvrière y est relativement peu nombreuse. Mais elle existe : en partie émigrée dans les métropoles impérialistes, en partie émigrée d'un pays à l'autre à l'intérieur du Maghreb et du Moyen-Orient eux-mêmes, mais aussi travaillant sur place : dans l'industrie, les mines, le secteur pétrolier, les transports, le commerce, etc. Elle est souvent concentrée dans quelques grands centres et elle s'est largement accrue en nombre au cours des dernières décennies. En Tunisie, au Maroc, en Égypte, le mouvement ouvrier a une histoire, des organisations syndicales y ont eu une existence réelle et y ont mené des luttes dans le passé. Des Partis Communistes ont existé dans la plupart des pays du Moyen-Orient, au Soudan, en Algérie.
II est vrai que ce mouvement ouvrier, de nos jours, quand il n'a pas été abattu par la répression, est très lié aux régimes en place, carrément inféodé parfois. L'UGTT tunisienne vient, au cours des émeutes de décembre-janvier, de démontrer que, malgré des luttes sévères dans le passé, sa solidarité avec Bourguiba passait avant la solidarité avec la population travailleuse et pauvre.
Il est vrai aussi que ce ne semble pas être dans la partie la plus organisée de la classe ouvrière que les intégristes musulmans trouvent leur principal écho. Ils s'adressent plus spécialement à la masse des sans-emplois des zones urbaines auxquels nul parti, nul syndicat, précisément, ne s'adresse.
Mais ces masses appartiennent aussi au prolétariat mondial. Elles constituent pour une large part le prolétariat du Tiers-Monde, des foules n'ayant rien d'autre à perdre que leurs chaînes, des chaînes de misère.
Ces foules, le prolétariat organisé pourrait trouver leur oreille, pourrait les entraîner dans son combat politique.
L'exemple des événements de Tunisie et du Maroc est parlant. L'activité des militants intégristes ne semble y avoir eu que fort peu de part. Dans ce que tout au moins la presse et la télévision ont pu rapporter de ces événements, on n'a pas vu émerger particulièrement de slogans et de revendications à caractère religieux. C'est pour une vie meilleure sur cette terre que les déshérités, spontanément, se révoltent.
Beaucoup certes parmi les émeutiers, l'écrasante majorité même certainement, croient dans le même temps en Allah et dans les enseignements de Mahomet. Bien peu sûrement sont débarrassés des préjugés religieux. Pourtant ils ne sont pas spontanément descendus dans les rues en invoquant Allah. S'ils étaient amenés à le faire dans l'avenir, ce serait pour leur malheur - parce que les organisations intégristes auraient réussi à récupérer leur potentiel de combativité, et à le dévoyer. Et, dans ce sens, c'est certainement dramatique que ce soient précisément des intellectuels qui se fassent si souvent les propagateurs de l'obscurantisme religieux.
Mais les masses musulmanes pauvres ne sont pas vouées par on ne sait quelle fatalité à suivre la voie du populisme religieux. Ce qui leur manque, ce qu'il leur faut, ce sont des organisations qui les représentent vraiment, qui incarnent réellement leurs aspirations, qui aient pour unique objectif de diriger leur combat dans le sens de leurs véritables intérêts, de faire en sorte que la détermination et la capacité de sacrifice dont elles font la preuve ne soient pas dilapidées - c'est-à-dire des organisations révolutionnaires socialistes militant sur le terrain et le programme du prolétariat international.