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La guerre sino-vietnamienne
En annonçant le 5 mars que ses troupes ont commencé à se retirer du territoire vietnamien, la Chine a-t-elle voulu indiquer officiellement qu'elle considérait, pour sa part, terminée la guerre qu'elle avait déclenchée le 17 février contre le Vietnam ?
Ou se prépare-t-elle au contraire à prolonger la guerre, en prenant simplement la précaution de faire un geste politique, destiné à rejeter la responsabilité de la poursuite des hostilités sur le Vietnam, en tentant de faire la démonstration que c'est le renforcement des opérations militaires par ce dernier qui rend le retrait impossible ?
Dans cette guerre où les démonstrations politiques semblent avoir au moins autant d'importance que les opérations militaires destinées à les appuyer, les deux possibilités restent tout à fait ouvertes. Il se pourrait même après tout que, au cours de négociations secrètes, les deux belligérants se soient déjà mis d'accord sur les conditions et les modalités de la fin de la guerre.
Que la Chine considère qu'elle avait déjà atteint ses objectifs ou non, il semble certain cependant qu'elle ait voulu donner à cette guerre un caractère limité. L'armée chinoise n'est apparemment pas entrée au Vietnam pour tenter de renverser le régime de Hanoï. Probablement pas non plus pour tenter d'annexer des fractions notables du territoire vietnamien - les dirigeants chinois s'en défendent en tous les cas avec vigueur.
Mais par contre, les opérations militaires chinoises visent au moins à affirmer, de façon spectaculaire, que la Chine a des prérogatives dans la péninsule indochinoise et qu'elle entend les faire respecter, au besoin les armes à la main.
Affrontement de deux nationalismes ?
La guerre concrétise l'aspiration de la Chine à affirmer son influence dans les pays de la région.
Cette aspiration se heurte au nationalisme sourcilleux du Vietnam. Ce dernier a mené des guerres trop longues afin d'accéder à l'indépendance politique à l'égard du colonialisme français, puis de l'impérialisme américain, pour accepter de bon gré l'hégémonie d'un voisin puissant. Et il semble avoir les moyens de se défendre.
Cette capacité de se défendre ne se mesure pas seulement par le nombre des habitants - encore que le fait que, tout en étant évidemment bien moins peuplé que la Chine, le Vietnam soit un des pays les plus peuplés de la région, ait son importance - ni seulement par l'importance relative de l'armée vietnamienne, de son armement et de son entraînement. Elle se mesure également par le degré de soutien dont peut bénéficier le régime vietnamien dans la population. Hanoï bénéficie-t-il d'un soutien suffisant pour mobiliser sa population contre toutes formes de tentative de la part de la Chine d'asseoir son influence sur le pays ? C'est peut-être justement cette guerre qui donnera une réponse, en ce qui concerne en particulier la population du Sud du Vietnam. Mais la mobilisation nationaliste peut être justement un des moyens de conforter ce consensus.
De par son propre poids, le Vietnam constitue une entrave à la prétention de la Chine de jouer le rôle du gardien de l'ordre dans cette région du monde. Il en constitue une également de par ses alliances. Le refus des États-Unis d'accorder au Vietnam les crédits de reconstruction dont il avait un besoin vital ; leur refus plus généralement de tout accord acceptable que Hanoï avait pourtant recherché dans un premier temps, avait poussé le régime vietnamien à se rapprocher de plus en plus du camp soviétique et à sortir par la même occasion de la position de neutralité entre Moscou et Pékin qu'il avait cherché à préserver auparavant.
Le régime vietnamien ne constitue pas seulement un obstacle à l'influence chinoise sur le Vietnam lui-même. Hanoï exerce depuis l'accession au pouvoir des nouveaux régimes au Vietnam, au Cambodge et au Laos, une influence manifeste sur ce dernier.
Bien avant l'intervention vietnamienne au Cambodge pour renverser le régime de Pol Pot, allié par contre, lui, avec Pékin, la Chine et le Vietnam étaient en état de guerre latente.
On pourrait imaginer d'ailleurs que l'intervention vietnamienne au Cambodge ait été avant tout une opération préventive, destinée essentiellement à éviter que le Vietnam soit pris en étau entre une Chine qui affirmait ouvertement ses intentions belliqueuses et un Cambodge, qui en faisait autant par l'autre bout.
Quoi qu'il en soit, la Chine a profité de la situation créée par l'intervention vietnamienne au Cambodge pour démontrer, forces militaires à l'appui, qu'elle se considère comme le gardien du statu quo dans la région.
Se contentera-t-elle simplement de « marquer le coup », de faire la démonstration de sa capacité de représailles contre quiconque voudrait modifier le rapport des forces dans la région dans un sens qui n'a pas son agrément ?
Voudrait-elle faire plus, c'est-à-dire obliger le Vietnam à revenir en arrière, quitter le Cambodge, et accepter une solution du style du rétablissement d'un régime « neutraliste » à la Sihanouk ?
L'avenir le dira ; d'autant qu'en la matière les choses ne dépendent pas seulement de la seule volonté des Chinois, mais aussi de la capacité et de la volonté du Vietnam d'y faire face - ou au contraire, de leur désir de composer. La Chine semble en tous les cas extrêmement prudente, et si elle répète sa volonté de faire revenir les autorités vietnamiennes en arrière sur la question du Cambodge, elle s'est gardé jusqu'à présent d'affirmer qu'elle ne retirera ses troupes du Vietnam qu'à cette condition-là.
Oui, mais dans un monde divisé en blocs, où l'intervention chinoise sert les intérêts de l'impérialisme.
Le conflit entre la Chine et le Vietnam n'est pas seulement un affrontement entre deux nationalismes rivaux. Il se situe dans un contexte international dominé par l'antagonisme fondamental qui oppose le bloc dominé par l'impérialisme américain au bloc dominé par l'Union Soviétique.
Depuis la guerre, le Sud-Est asiatique en général, et les pays de l'ancienne Indochine française en particulier, constituent un des principaux « points chauds » du globe, une des principales régions où l'équilibre entre les deux blocs est sans cesse remis en cause.
Cette région se trouve à la lisière des deux blocs. Située sur le passage entre l'Océan Indien et l'Océan Pacifique, elle a une importance stratégique évidente. Et c'est enfin une des régions où la misère, le sous-développement, l'oppression multiforme de dictatures féroces, ont engendré et engendrent encore de façon permanente des révoltes populaires, des soulèvements et des conflits armés, qui remettent perpétuellement en cause l'ordre établi.
Sans même parler des guerres d'émancipation nationale successives des peuples de l'ancienne Indochine française, des insurrections et des guérillas plus ou moins importantes, plus ou moins permanentes, ont menacé les régimes pro-américains de la Thaïlande, de la Malaisie, de la Birmanie ou, un peu plus loin, des Philippines. Les anciennes puissances coloniales française ou anglaise boutées dehors dans les années consécutives à la guerre, ce sont les États-Unis qui ont fini par prendre aussi la tâche du maintien de l'ordre dans cette région du monde, comme dans le reste de la planète.
Malgré toute leur puissance économique, militaire et technique ; et malgré les destructions catastrophiques en vie et en matériel dont ils se sont rendus responsables, les États-Unis n'ont pas réussi à venir à bout de la guerre d'émancipation des peuples d'Indochine. C'est précisément à cause de cette incapacité de vaincre militairement et de démontrer politiquement qu'un pays sous-développé ne peut défier la puissance de l'impérialisme américain, que les États-Unis ont choisi de réorienter leur politique extérieure, en s'engageant dans une politique de détente relative avec l'Union Soviétique et surtout en normalisant leurs rapports avec la Chine.
Le changement de la politique des États-Unis à l'égard de la Chine, et le rapprochement qui s'ensuivit, impliquait implicitement - et peut-être même explicitement dans des accords secrets - que la Chine use de son influence au profit de l'équilibre établi, aussi bien à l'échelle du monde - mais là, les moyens de la Chine sont fort limités - que plus particulièrement dans le Sud-Est asiatique.
Au cours de ces dernières années, la Chine a eu l'occasion de montrer à plusieurs reprises qu'elle était prête à prendre systématiquement le contre-pied de tout événement susceptible de déstabiliser la situation mondiale en faveur de l'Union Soviétique. Cela se traduisait en général par une caution ostensible apportée par Pékin à la politique extérieure américaine et à quelques-unes des dictatures protégées par les États-Unis.
Mais c'est la première fois depuis la grande réconciliation que la Chine intervient, les armes à la main, dans une région qui est à la portée de son influence directe ; et qu'elle y intervient dans un sens qui correspond tout à fait aux intérêts de l'impérialisme américain dans la région, dans la mesure où cette intervention vise à freiner ou à empêcher une extension de l'influence de l'Union Soviétique.
Tout laisse supposer que les dirigeants américains ont été parfaitement au courant du projet de la Chine d'intervenir militairement au Vietnam. Même s'ils n'ont pas commandité l'action, ils y trouvent parfaitement leur compte. Ils encaissent même l'essentiel des bénéfices de l'opération alors que c'est la Chine qui en a assumé les risques.
L'intervention chinoise a en effet le double avantage de contrecarrer - avec quelle efficacité, c'est l'avenir qui le dira - l'influence russe dans la région, et la contrecarrer par la puissance militaire, sans cependant obliger les États-Unis à user eux-mêmes de cette puissance militaire. En sorte que la politique de détente et de négociations avec l'URSS par l'intermédiaire de laquelle les États-Unis entendent pour l'instant défendre leurs positions dans l'équilibre mondial, n'est pas remise en cause. En assumant le rôle du gardien de l'ordre dans la péninsule indochinoise et de rempart contre l'influence soviétique, la Chine se comporte en pièce maîtresse dans ce jeu international plus souple par lequel l'impérialisme américain maintient ses positions face à l'Union Soviétique.
C'est précisément en raison des implications internationales du conflit sino-vietnamien, que les révolutionnaires socialistes ne pouvaient pas être indifférents dans la guerre engagée.
Les intérêts du prolétariat ne sont certes pas représentés ni d'un côté ni de l'autre dans ce conflit. Il faut faire montre d'une bonne dose d'illusions sur ce que sont la Chine et le Vietnam pour titrer, comme l'a fait Rouge, sur « L'intemationalisme assassiné ». Ni le régime chinois, ni le régime vietnamien, n'ont, à aucun moment de leur histoire, incarné l'internationalisme. Ils ont toujours incarné le nationalisme radical de nations trop longtemps opprimées, pillées par l'impérialisme, et décidées à ne plus l'être. Sur ce plan, il n'y a nulle rupture de continuité, dans la vision du monde passée et présente des dirigeants chinois ou vietnamiens - et ils ont la même vision du monde. Pas plus qu'il n'y a nulle « trahison » - on ne peut trahir que ce que l'on a représenté. Les dirigeants chinois, pas plus que les dirigeants vietnamiens, ne représentent le prolétariat, et ne l'ont jamais représenté. Leur politique n'a jamais été celle de la révolution prolétarienne, celle de la transformation socialiste du monde. Ce sont des dirigeants nationalistes bourgeois.
C'est au nom du nationalisme et des intérêts nationaux de la Chine que le régime chinois s'est défendu pendant plus de vingt ans contre un impérialisme américain agressif et qui ne lui laissait guère d'autre choix que de se défendre ou de disparaître. Mais c'est encore au nom des mêmes intérêts nationaux de la Chine et du même nationalisme que les dirigeants chinois recherchent aujourd'hui l'alliance d'un impérialisme américain devenu, lui, plus accommodant, peut-être d'ailleurs momentanément seulement.
Mais c'est précisément en raison du choix du régime chinois d'intervenir dans cette affaire-là, du côté des intérêts de l'impérialisme américain, que les révolutionnaires socialistes doivent dénoncer le rôle de la Chine dans le conflit sino-vietnamien. Indépendamment de la question de savoir qui a déclenché l'initiative des opérations militaires, c'est la Chine qui assume, en l'occurrence, le rôle du gendarme de l'ordre impérialiste. Si la solidarité des révolutionnaires doit aller à quelqu'un, elle doit aller à la victime du gendarme.
Vers la consolidation d'une alliance de fait ?
En montrant qu'elle était prête à intervenir militairement sinon contre l'Union Soviétique, du moins contre un de ses alliés, la Chine a fait un nouveau geste politique, et de taille, en direction de l'impérialisme américain.
Ce geste entraînera-t-il des contreparties du côté américain ? Les États-Unis accepteront-ils de se rapprocher davantage de la Chine sur le plan politique ? Accepteront-ils de traduire ce rapprochement sur le plan financier, en accordant par exemple àla Chine les crédits dont elle a besoin ?
Il ne manque sans doute pas dans les milieux dirigeants américains d'hommes partisans de jouer plus ouvertement et avec davantage de moyens, la carte chinoise contre l'Union Soviétique, à commencer, à ce qu'il paraît, par le conseiller de Carter en matière de politique extérieure, Brzinsky.
Si la Chine parvenait à faire reculer le Vietnam au Cambodge, les tenants d'une telle politique ne manqueraient peut-être pas d'arguments. Mais si le geste chinois en direction des États-Unis ne fait pas de doute, reste encore à prouver son efficacité. Le Vietnam n'a pas encore reculé. Et il n'est pas dit que l'URSS se sorte très égratignée de cette affaire si, par exemple, l'attitude chinoise indispose certains de ses voisins - cela serait le cas de l'Inde - et les rapproche de l'URSS sur le plan diplomatique. Et surtout, il n'est pas dit que les États-Unis aient envie de récompenser en quelque sorte ce que la Chine fait de toute façon.
Mais, bien au-delà de l'appréciation que les dirigeants américains peuvent porter sur les avantages que les ÉtatsUnis tireront du conflit sino-vietnamien, rien ne dit pour l'instant que l'impérialisme américain ait envie, dans un avenir proche, de s'engager plus en avant du côté de la Chine.
Si la rivalité entre l'URSS et la Chine arrange bien les intérêts américains, les États-Unis prennent bien soin pour l'instant de garder en quelque sorte la balance égale entre les deux, et s'en tiennent à la politique de détente avec l'URSS. Deng Xiaoping est allé à Washington, et la visite avait l'éclat du neuf, mais elle sera suivie quelque deux mois après par la visite de Brejnev. Ce n'est pas parce que les États-Unis se servent de la Chine, qu'ils sont pour autant prêts à la considérer comme une alliée, et surtout comme une alliée fiable qui peut être, sans risque, soutenue, armée et éventuellement financièrement aidée.
La Chine peut prendre des initiatives plus ou moins agressives, qui vont dans le sens des intérêts de l'impérialisme américain, ce n'est pas elle qui, en dernier ressort, décide de la nature de ses relations avec les États-Unis. Elle est en position de demandeur.