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- Lutte de Classe n°109
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La gauche et le gouvernement face à l'agitation paysanne, où est l'intérêt de la classe ouvrière ?
Le début de l'année a été marqué par de nouvelles manifestations paysannes, plus particulièrement celles provoquées par les éleveurs de porcs bretons. La plus spectaculaire de ces manifestations a été la mise à sac de la sous-préfecture de Brest dans la nuit du 19 au 20 janvier à l'issue de laquelle un dirigeant syndical du Centre Départemental des Jeunes Agriculteurs (CDJA) a été emprisonné pendant quelques jours.
D'autres opérations « coups de poings » ou manifestations aux préfectures et sous-préfectures ont également eu lieu avant et après. Des camions de viande importée ont été contrôlés, bloqués ou vidés de leur chargement, les chauffeurs de ceux provenant d'Angleterre et transportant du mouton, ont été quelque temps séquestrés, ce qui a entraîné pour le gouvernement français des complications diplomatiques avec la Grande-Bretagne. Des actions visant à bloquer le trafic ferroviaire ou routier ou encore des postes frontières, se sont succédé. Tout récemment encore, c'est le contrôle des car-ferries venant d'Angleterre, et un rassemblement à Guéret conclu par un affrontement avec les CRS aux abords de la préfecture qui ont rappelé l'existence et la persistance des revendications paysannes.
Assez rapidement le gouvernement a essayé de calmer le mécontentement avec quelques concessions momentanées, et il a maintenu le dialogue avec les organisations syndicales parties prenantes dans ces mouvements. Pourtant, la gauche politique et syndicale a manifesté son hostilité à ces mouvements dans lesquels elle a voulu voir le résultat de la manipulation de la droite. Sans aucun doute, syndicats et partis de gauche qui ont contre-manifesté à Brest ont voulu voler au secours du gouvernement. Mais ils ne défendaient là en rien les intérêts des travailleurs. Par contre ils affichaient publiquement une déclaration d'hostilité à l'égard des paysans qui s'étaient reconnus dans les actions contre la sous-préfecture de Brest et d'ailleurs.
Qui sont les paysans en colère ?
Quand on parle de la paysannerie, on utilise une dénomination qui couvre une catégorie sociale extrêmement diverse, et il en est de même quand il s'agit en particulier des éleveurs de porcs. Le paysan qui possède quelques dizaines de truies et qui produit annuellement quelques centaines de porcins et celui qui en produit quarante mille par an tout en ayant de nombreuses autres activités, sont tous deux également éleveurs de porcs, bien que pas du tout égaux entre eux.
Si l'on compte comme éleveurs ceux qui possèdent plus de cinquante porcins, ils étaient en France en 1980 au nombre de 34 100. Mais les exploitations agricoles qui possèdent au moins un porcin sont au nombre de 328 500 selon les recensements du ministère de l'Agriculture. Parmi eux, seulement 7 % des exploitants possèdent 80 % du cheptel porcin.
Les années 70 ont été marquées par une augmentation quasi constante de la production et de la productivité en France. La production a progressé, entre 1969 et 1981, de 1 105 000 tonnes, à 1 629 000, soit plus de 47 %. Mais, dans la même période, le nombre d'élevages porcins a diminué fortement. Le nombre d'exploitants détenant des porcs est passé de 795 500 en 1968 à 328 500 en 1980, ce qui signifie que plus de la moitié ont abandonné cette production. La production porcine concernait 47,4 % des exploitations agricoles en 1968, elle n'en concerne plus que 27 % en 1980.
Pendant ce temps, le troupeau est resté relativement stable, se situant entre 10 et 12 millions de têtes dont 1 à 1,4 million de truies reproductrices. Si les porcs dans les petits élevages familiaux ont diminué en nombre (près de la moitié en dix ans) ce sont ceux des exploitations moyennes qui ont régressé le plus vite. Pour les exploitations de 5 à 50 porcs, le nombre de têtes est passé de 4,4 millions en 1968 à 1,1 million en 1980, soit une diminution annuelle de 10,9 %. Pour les élevages de 50 à 200 porcs il a régressé dans le même temps de 2,6 % par an. Mais, par contre, dans les grands élevages de plus de 200 porcs, il est passé de 1,2 million en 1968 à 6,8 millions en 1980, soit une augmentation de 15,5 % par an.
Ces quelques chiffres extraits des statistiques du ministère de l'Agriculture montrent quel phénomène de concentration et d'augmentation de la productivité existe au sein de cette activité. Phénomène que l'on retrouve d'ailleurs dans nombre d'autres productions agricoles et qui préside à la diminution constante de la population paysanne en France. En 1980 elle comptait 4 327 000 personnes, soit 8 % de la population totale, alors que ce pourcentage était encore de 26,7 % en 1954 et 14,9 % en 1968.
Autre phénomène remarquable, c'est la régionalisation de la production porcine et, en particulier, la concentration en Bretagne qui fut le point le plus chaud des dernières manifestations. 45 % du troupeau porcin y est localisé en 1979. Et cela est un phénomène récent. En 1969 il n'y avait en Bretagne que 25,8 % du cheptel et en 1959 seulement 13,2 %, pourcentage qui n'avait guère varié dans les quatre décennies précédentes.
C'est que l'augmentation de la production porcine est un pur produit de la politique communautaire européenne et, en particulier, un sous-produit des problèmes dus à la production laitière excédentaire. II fallait trouver une issue à la croissance des montagnes de beurre européen qu'on n'arrivait pas à écouler, et trouver un moyen de réorienter la masse des producteurs laitiers qui, pour maintenir leur niveau de vie, produisaient de plus en plus.
Tant les orientations communautaires que la politique gouvernementale en France ont exercé une pression sur les producteurs de lait - et en particulier sur les plus petits - pour qu'ils se reconvertissent en producteurs de viande pour laquelle la CEE fut un temps déficitaire. Par des aides diverses (subventions aux bâtiments d'élevage, amélioration génétique, aides à la sélection, stations de contrôle, et prime à la réduction du cheptel laitier) ainsi que par des prêts à bas taux d'intérêt, les pouvoirs publics ont favorisé cette reconversion.
Pour ce qui était du porc, c'était l'inverse du lait en France : la production était déficitaire. En 1970 le déficit était de 250 000 tonnes.
Et la France ne produit toujours que 85 % de sa consommation. Cela n'a pas empêché qu'une crise se produise en 1978 causée par la mévente des porcs français concurrencés par les produits étrangers. L'origine de celle-ci fut attribuée aux montants compensatoires monétaires (MCM). Nous en reparlerons plus loin.
Toujours est-il que les élevages de porcs ont pris naissance pour beaucoup dans des élevages de bovins et leurs propriétaires conservent d'ailleurs pour nombre d'entre eux des élevages mixtes, faisant également pousser pour certains des cultures fourragères ou céréalières servant d'aliment de bétail. La Bretagne se distingue par sa tendance à une spécialisation plus nette que dans les autres régions dans la production porcine. Mais, bien que plus ou moins spécialisés, bien que plus ou moins dotés en terre, les éleveurs de porcs sont, pour la plupart, des paysans reconvertis de fraîche date à cette production.
Les enquêtes d'aoùt 1979 du ministère de l'Agriculture indiquent qu'il existe environ 1350 élevages de plus de 100 porcins en exploitations de moins de cinq hectares. Mais les exploitations de 10 à 50 hectares détiennent 70 % du cheptel total porcin.
Qu'ils soient fermiers ou qu'ils exploitent leur terre en faire-valoir direct, tous les éleveurs sont en principe propriétaires de leurs instruments de travail et de leur troupeau. Et, en ce sens, bien que travaillant pour la plupart seuls ou en famille, ils sont -même les plus petits- des « capitalistes » au sens où ils possèdent un capital. Mais tous les capitalistes ne sont pas égaux entre eux, et on va le voir, il en est parmi les éleveurs qui sont encore bien moins égaux que d'autres.
On considère actuellement en Bretagne, pour qu'un élevage de porcs soit équilibré et rentable, qu'il faut un minimum de 50 truies-mères lorsqu'on-engraisse les porcs avec des aliments de bétail achetés. Au fil des dernières années, ce seuil de rentabilité n'a d'ailleurs pas cessé de croître. Dans le département des Côtes-du-Nord en Bretagne il y avait, en 1971, 21 % du cheptel dans les élevages de plus de 50 truies. En 1981 il y en avait 70 % (cité par Le Monde du 3 février 1984). Les équipements pour un élevage de 50 truies-mères coûtent de l'ordre du million de francs. Les agriculteurs qui se lancent dans ce type de production bénéficient, pour une part importante, de prêts remboursables en 12-15 ans à des taux relativement bas : 6 %. Mais lorsqu'il y a des aléas dans la vente de leurs produits, ils tournent avec des découverts bancaires qui leur coûtent cher en agios (13,2 % au Crédit Agricole actuellement). Les éleveurs n'engraissent ainsi pas que les cochons, et les banques profitent de leur travail.
Elles ne sont pas les seules et les fabricants d'aliments de bétail tiennent leur rang. La production d'aliments composés pour porcs, à partir de 1970, a augmenté de 70 % en dix ans alors que la production n'a progressé que de 33 %. Quant au prix des aliments pour animaux, il a progressé de 97 % entre mars 1970 et mars 1979 alors que, dans le même temps, le prix du porc abattu classe II progressait de 70 %. On voit donc ce qui pousse les éleveurs à accroître leur production et leur productivité pour maintenir leurs revenus. Et comme les producteurs français ne sont pas seuls, qu'ils ont des concurrents dans la Communauté Européenne, notamment les producteurs allemands, danois, belges et surtout hollandais, et que la production européenne est maintenant légèrement excédentaire (2 %) par rapport à la consommation, il y a une pression sur les prix.
Les aliments de bétail entrent pour trois-quarts dans le prix de revient du porc. C'est dire que les éleveurs ne sont finalement qu'un maillon d'une chaîne qui commence avec les céréaliers et les fabricants et importateurs d'aliments, et finit aux salaisonniers, aux trusts alimentaires du style « Olida-Caby » qui achètent la production en ayant la possibilité de jouer sur les cours par la modulation de leurs achats. Sans oublier les banques qui profitent de l'endettement des éleveurs et prélèvent leur « dîme » au passage.
Si l'on compare la France aux autres pays producteurs de la Communauté Européenne, la taille des élevages y est relativement faible. Trente porcins en moyenne pour 40 en RFA, 213 aux Pays-Bas, et 229 en Grande-Bretagne.
Toutes ces données permettent de mieux voir quel genre de « capitalistes » fait nombre dans la profession. Ce qui n'empêche pas qu'il y en ait de gros et même de très gros. Jacques Riou, le syndicaliste du CDJA arrêté et emprisonné après le saccage de la sous-préfecture de Brest possède 150 truies-mères et produit 3 000 porcs charcutiers par an sur cinq hectares. C'est un producteur moyen. Mais Alexis Gourvennec, l'ex-leader des manifestations paysannes des années 60 qui avait été emprisonné à l'époque pour le saccage de la sous-préfecture de Morlaix et qu'on a vu ressurgir lors des dernières manifestations possède, lui, 3 000 truies-mères et produit 40 000 porcs par an avec 49 salariés.
On ne sait si c'est parce que Gourvennec a voulu renouer avec sa jeunesse, ou si c'est tout simplement parce qu'il voulait défendre ses intérêts de gros producteur de porcs, ou pour les deux à la fois, toujours est-il qu'il a tenu à se montrer dans les récentes manifestations. C'est ainsi qu'on a pu le voir, et même l'entendre prendre la parole, lors de la manifestation de Pleyber-Christ où les agriculteurs bloquèrent la voie du Paris-Brest et où des heurts ont eu lieu avec les CRS. Dans un article intitulé « La nuit chaude de Pleyber-Christ » , le journal Ouest-France rapporte que la nuit noire était « illuminée par l'incendie d'un tracteur appartenant à ... Alexis Gourvennec » . On comprend aisément que toute mesure de soutien au prix du porc lui rapporte de quoi se permettre de temps à autre un petit sacrifice.
D'autant plus que le Gourvennec en question n'a pas que cela comme activité. Il est, comme il est nommé dans Ouest-France, le « Paysan directeur général » et dirige « Britanny-Ferries », une compagnie de transports maritimes. II est encore le président de la SICA (Société d'intérêt collectif agricole) de Saint-Pol-de-Léon, et il est président du Comité régional des producteurs de fruits et légumes de Bretagne. II est enfin également à la présidence de la Caisse de Crédit Agricole, ce qui ne doit déranger en rien ses affaires.
II est certain que les gros éleveurs de ce type ne sont pas aussi démunis que les petits devant les variations des cours. Ne serait-ce que parce qu'ils ont beaucoup plus de possibilités de s'arranger directement avec les salaisonniers et de négocier leurs livraisons sans passer obligatoirement par le marché dit « du cadran » qui se tient deux fois par semaine, et fonctionne selon l'offre et la demande. Ils peuvent même dans une certaine mesure peser sur les cours dans un sens ou un autre en retardant ou en avançant leurs livraisons. Et surtout, ils ne sont pas, eux, pris à la gorge par des dettes dont les mensualités n'attendent pas. Du moins pas gratuitement.
Que veulent les producteurs de porcs ?
C'est la baisse des cours en-dessous de 10 francs au kilo qui, en ce début d'année, a provoqué la colère des éleveurs. Rien qu'en aliments de bétail on considère que le coût de revient, par kilo sur pied, s'élève à 7 francs, et les aliments n'ont pas cessé d'augmenter, 25 % pour les deux dernières années et 11 % pour les six derniers mois, selon Le Monde du 2 février 1984. Et, compte tenu que le prix devant être calculé sur le poids de viande non désossé (qui est de 80 % du poids vif), les petits éleveurs évaluent à environ 12 francs par kilo le prix nécessaire pour leur laisser l'équivalent d'un salaire mensuel de 8 300 francs, charges comprises (toujours selon Le Monde). Mais il est certain que le problème ne se pose pas de la même façon pour les gros dont la productivité est plus grande et pour qui les problèmes d'endettement n'ont pas les mêmes implications.
Par ailleurs, les producteurs de porcs français seraient aussi, paraît-il, victimes de la concurrence des Hollandais et des Belges, parce qu'ils paient plus cher les aliments de bétail. Les importations de manioc et de soja et de céréales en général sont contingentées dans la CEE. Cela permet la protection de la production céréalière des pays européens et, par là-même, celle des revenus des céréaliers qui ont, eux, des prix garantis et sont en grande partie des gros exploitants. Ce sont surtout la Belgique et la Hollande qui achètent la plus grosse partie du contingent de manioc et de soja qui, entrant pour une part plus grande dans les aliments du bétail dans ces pays et ayant un moindre coût, y abaissent, de ce fait, les prix de revient de la production porcine. Pourquoi ces pays ? Des explications donnent pour raison les capacités de stockage existant pour ces produits (importés du Tiers-Monde et des USA) qui seraient concentrés en Hollande dans le port de Rotterdam, en Belgique dans celui d'Anvers qui sert de centre de dispatching.
Toujours est-il que la cherté des aliments de bétail n'est pas due qu'à cela, et les bénéfices des fabricants distributeurs n'y sont, eux, certes pas pour rien. Dans la fabrication, il y a des coopératives et des PME. Mais il y a aussi des gros fabricants comme « Sanders ». Et, derrière cette branche d'activité, se profilent... les sociétés pétrolières qui y ont déjà un pied. C'est ainsi que Le Monde du 2 février 1984 écrit que « L'UFAC, union des fabricants d'aliments composés, sorte de holding technique (et non financier) auquel adhère une série de fabricants français vient d'être repris par le groupe néerlandais Hendriks, lui-même filiale de la BP ».
Toujours en ce qui concerne les prix, un problème supplémentaire est venu se greffer en Bretagne et a pesé pour une part dans le déclenchement de la colère des éleveurs de la région : c'est la suppression de « l'Annexe B ter » de la SNCF à partir de 1984. Cela provoquait une révision des tarifs renchérissant le transport par chemin de fer et venait, de ce fait, encore augmenter le prix des aliments pour bétail. Nous n'entrerons pas dans le détail compliqué des calculs des tarifs SNCF, mais constatons seulement que la suppression de « l'Annexe B ter » créait un problème supplémentaire et venait augmenter la colère des paysans bretons qui n'en avaient guère besoin par ailleurs. Le gouvernement a par la suite pratiquement reculé sur la suppression de cette « Annexe B ter ».
Restaient les autres facteurs que les paysans bretons considéraient comme responsables de l'effondrement du prix du porc. Les éleveurs revendiquaient à la fois la fermeture des frontières à leurs concurrents d'Europe du Nord, et le démantèlement des montants compensatoires.
La fermeture des frontières car, disaient-ils, à cause du développement de la fièvre aphteuse ou de la peste porcine, leurs concurrents s'étaient mis à abattre un grand nombre de bêtes et vidaient leurs congélateurs, ce qui fait qu'on en retrouvait une partie sur le marché français et que cela faisait chuter les cours.
Le démantèlement des montants compensatoires monétaires (MCM) parce que, disent toutes les organisations paysannes ainsi que les éleveurs eux-mêmes, ils ont favorisé le développement d'une production pour l'exportation dans les pays d'Europe communautaire à monnaie forte comme la Hollande et l'Allemagne.
Que sont donc ces MCM dont le fonctionnement paraît si difficile à saisir ? Sans entrer dans tous les détails, disons qu'ils tentent de maintenir les prix agricoles dans le cadre de la Communauté Européenne malgré l'évolution divergente des différentes monnaies. Ils furent instaurés pour la première fois en 1969 à l'occasion de la dévaluation du franc. Il fallait, à ce moment-là, à la fois maintenir un même prix au niveau communautaire exprimé en une monnaie fictive, unité de compte agricole, et maintenir les prix agricoles nationaux exprimés en monnaie nationale pour chaque agriculteur des pays membres. Problème ardu s'il en est qui a été « résolu » en mettant des taxes à l'exportation et des subventions aux importations pour les pays dont la monnaie était dévaluée, et l'inverse : des subventions à l'exportation et des taxes à l'importation pour les pays à monnaie forte. Ce système aurait ainsi favorisé la production pour l'exportation dans ce dernier groupe de pays (dont l'Allemagne et la Hollande). Et, comme il n'y a pas de limitation de quantité pour la production de la viande jusque-là dans la CEE, les MCM sont devenus, pour les éleveurs français, responsables de la surproduction et de l'exportation massive de porcs hollandais et allemands dont les arrivages sur les marchés français provoquent la chute des cours.
Il est de tradition en France, et cela depuis longtemps, même avant le Marché Commun, que l'État ne laisse pas le marché agir pleinement sur les prix agricoles et qu'il intervienne, soit en fixant des minima, soit en accordant des soutiens ou encore en résorbant des surplus qu'il achète. Cette politique d'intervention de l'État sur les prix agricoles n'est d'ailleurs pas le seul privilège de la France mais se pratiquait également dans les autres pays européens.
Il se trouve qu'avec la mise en place du Marché Commun ce qui était du ressort de chaque État national est passé sous la responsabilité d'une organisation inter-étatique. C'est cette transmission des soutiens et des financements de différentes sortes, pris en charge par les organismes du Marché Commun qu'on a baptisée l'Europe Agricole. Mais la mise en place de tous ces mécanismes n'a pas mis fin à l'existence des États nationaux indépendants conservant leurs monnaies indépendantes. Et les perturbations monétaires périodiques bouleversent tout aussi périodiquement tous ces mécanismes. Alors, pour compenser cette perpétuelle déstabilisation, on a inventé des primes, des compensations ou, au contraire, des taxes qui s'appliquent tantôt aux importations, tantôt aux exportations. C'est tout le système compliqué des montants compensatoires monétaires. Le mécontentement se polarise périodiquement sur les MCM, bien que ceux-ci ne soient qu'un reflet monétaire des contradictions économiques de l'Europe, et non la cause fondamentale qui engendre la baisse des prix à la production, ni la raison de l'exacerbation de la concurrence. Et, au-delà des problèmes mêmes des MCM, il y a le résultat d'une économie fonctionnant sur les bases de la concurrence et des lois aveugles du marché.
Pas des ennemis mais des alliés possibles de la classe ouvrière
Les éleveurs qui se battent aujourd'hui ne veulent pas être eux les victimes du système (même s'ils ne remettent nullement en cause le système et en sont de chauds partisans). Tout le problème est de savoir contre qui et avec quels objectifs ils luttent, et de savoir si la classe ouvrière a quelque chose à gagner ou à perdre, soit à être neutre dans leur combat, soit à les soutenir ou soit, à l'inverse, à soutenir le gouvernement qui a pour tâche de maintenir l'ordre de cette société de désordre économique qu'est le capitalisme.
Il est certain que la droite, depuis mai 1981, cherche à exploiter toute manifestation d'une catégorie sociale ou d'une autre qui, s'opposant au gouvernement, mette la gauche en difficulté. Il est non moins probable que, parmi les dirigeants locaux du CDJA, il y en a qui ont des liens avec le RPR comme l'affirme l'Humanité. Mais il est non moins vrai que c'est parce qu'elles ont été à la fois massives et radicales que les manifestations ont fait faire un premier recul au gouvernement. Celui-ci a pris à la fois des mesures momentanées pour fermer les frontières, ce qui a fait remonter les cours même si ce n'est que provisoirement, instauré une caisse de 100 millions de francs (fournis par la Caisse Nationale de Crédit Agricole et Unigrains) pour atténuer les fluctuations des cours et pratiquement supprimé les effets de l'annulation de « l'Annexe B ter » . Là encore, les « impératifs » et les lois du fonctionnement économique ont été quelque peu bousculés par la combativité des éleveurs.
Pourtant, partis de gauche et syndicats n'ont pas hésité à prendre position contre les manifestants qui avaient mis à sac la sous-préfecture de Brest ou qui barraient les voies de chemin de fer, déboulonnaient les rails pour provoquer la paralysie du trafic ferroviaire. C'est au nom de la « défense de la démocratie » qu'ils ont appelé à contre-manifester à Brest, et Anicet Le Pors, secrétaire d'État du PCF à la Fonction Publique, y est allé de sa « condamnation indignée » pour des agissements « qui relèvent du banditisme et doivent être condamnés comme tels ». C'est au nom de la « défense de l'outil de travail » et de la « sécurité » que les syndicats de cheminots ont fait part de leur hostilité aux manifestations sur la voie ferrée.
Les partis de gauche ont ainsi éprouvé le besoin de marquer qu'ils s'opposaient aux paysans et qu'ils étaient solidaires de leurs amis du gouvernement. Le mouvement ouvrier officiel, en faisant ce geste, ne servait en rien les intérêts des travailleurs, bien au contraire. II accrédite auprès des paysans l'idée que la classe ouvrière et le gouvernement sont d'accord et complices et que, s'il n'y a pas d'argent pour les paysans, il y en a pour les ouvriers, et que là est la raison de leur solidarité avec le gouvernement.
L'un des militants du CDJA interpellé après le saccage de la sous-préfecture de Brest déclarait : « II y a eu des actes bien pires à Talbot, ça a fait moins de bruit ». Les paysans peuvent avoir vite fait de penser que le pouvoir est faible avec les travailleurs et dur avec eux. La vieille hostilité entre la ville et la campagne qui a, pendant des décennies, aidé au maintien de l'ordre bourgeois contre les ouvriers, soigneusement entretenue par les pouvoirs successifs, a vite fait de ressurgir.
C'est pourquoi l'attitude des partis de gauche et des syndicats ouvriers ne fait pas seulement du tort à eux-mêmes, mais à toute la classe ouvrière. Elle accrédite l'idée que celle-ci est l'adversaire des paysans. Ce qui n'est certainement pas vrai.
Le PCF a essayé, là où il a une base paysanne, de montrer un visage différent. II s'est déclaré pleinement d'accord avec les revendications du mouvement et, par l'intermédiaire de l'organisation paysanne, le MODEF, il a participé, là où sans doute sa base locale y était entraînée, à des mouvements. L'Humanité du 25 janvier 1984, qui relate la contre-manifestation des syndicats et de la gauche à Brest et fustige le CDJA, raconte, sur le ton de la sympathie, le blocage de l'Express 3607 en provenance de Paris en gare de Châteaubourg, relevant le fait que ce sont « essentiellement des agriculteurs qui sont restés sur place » et que face aux « gardes mobiles lance-grenades lacrymogènes sur l'épaule ... les manifestants qui ont accepté dans le calme et quelques minutes auparavant de dégager les lieux, sont massés devant la gare » .
Et, quelques jours plus tard, ailleurs qu'en Bretagne, dans la Creuse, quand les éleveurs de bovins ont manifesté à Guéret à l'appel de la FDSEA, du CDJA, avec le soutien du MODEF et du Comité de Guéret, c'est sans animosité que l'Humanité du 7 février relate ce qui s'est passé après que les organisateurs aient appelé à se disperser les milliers de manifestants qui avaient défilé au centre ville. Elle rapporte comment le millier de manifestants resté s'est ensuite heurté aux cordons de CRS voulant les empêcher d'accéder à la préfecture. Rien à voir là avec le ton employé pour condamner ce qui s'était passé à Brest.
Mais que le PCF avec son relais syndical paysan le MODEF fasse son possible pour garder ses troupes parmi les agriculteurs, ne change rien quant à sa prise de position sur le fond et ne peut empêcher que les agriculteurs n'auront vu que son attitude négative à leur égard, à l'égal de celle du reste de toute la gauche. Ils ne peuvent que penser d'abord qu'ils avaient raison de manifester comme cela, puisqu'ils ont fait reculer le gouvernement, ensuite que s'ils ont trouvé un soutien, ce n'est pas du côté de la gauche, mais du côté de la droite. Et s'il y a quelque chose qui renforce la droite dans cette affaire c'est bien le geste fait par la gauche avec la contre-manifestation de Brest, geste qui n'a rien à voir avec l'intérêt des travailleurs.
Il aurait bien mieux valu que ce qui se présente comme le mouvement ouvrier officiel se taise et reste neutre. II ne s'agit pas bien sûr de soutenir tout et tout le monde dans les mouvements des paysans. Car il y a parmi ceux que l'on range ou qui se rangent dans cette catégorie sociale, des gens qui sont franchement des capitalistes, dans le camp des exploiteurs et rien d'autre. Il y en a d'autres qui ont choisi la droite et se sont donné comme adversaires la gauche et la classe ouvrière. Et c'est l'intérêt de la classe ouvrière de les distinguer et de le dire. Mais d'un autre côté, cela n'est pas une raison pour se ranger derrière un gouvernement qui est aussi l'ennemi de la classe ouvrière.
Le plus aberrant dans cette affaire, c'est que dans le problème qui oppose les éleveurs - même les plus gros - au gouvernement, la classe ouvrière n'est absolument en rien impliquée. II s'agit des conséquences du fonctionnement du système capitaliste qui dresse les agriculteurs contre le gouvernement en mettant en jeu leurs revenus, problème dans lequel les travailleurs n'entrent pour rien. Et ceux-ci n'ont aucun intérêt à accréditer l'idée du contraire.
Sans doute une bonne partie, sinon la majorité, des paysans qui ont manifesté n'est pas à plaindre. Mais de toute façon, là n'est pas le problème. Car la plupart des agriculteurs en question sont des gens qui vivent de leur travail. Mieux que la plupart des ouvriers sans doute, mais malgré tout de leur travail et pas de la sueur des autres. Et à ce titre les paysans peuvent être les alliés de la classe ouvrière dans son combat contre le grand capital. Car la question pour la classe ouvrière est tout de même là et non pas de trouver les moyens de soutenir un gouvernement qui soutient ce grand capital.
Les agriculteurs ne sont pas spécialement des adversaires de la classe ouvrière car, de toute façon, à part ceux, peu nombreux, qui ont des ouvriers agricoles, ils ne vivent pas pour la plus grande majorité de son exploitation.
Bien sûr, bien des revendications des paysans n'ont rien à faire avec les intérêts de la classe ouvrière, et les revendications actuelles qui portent sur les prix, font que toute augmentation profite beaucoup plus aux plus gros qu'aux plus petits producteurs. Mais ces revendications ne vont pas non plus à l'encontre des intérêts de la classe ouvrière. Pourquoi s'y opposerait-elle donc ?
Sous quelle forme concrète faudrait-il formuler les revendications qui concernent les paysans de telle sorte que la classe ouvrière pourrait les soutenir explicitement ? Cela, seul un parti ouvrier pourrait l'élaborer en liaison avec les petits paysans eux-mêmes. Mais il le ferait en tout cas avec la volonté de soutenir sans réserve leur revendication à pouvoir vivre du fruit de leur travail avec la garantie d'un minimum de revenus. Un parti ouvrier pourrait par exemple affirmer son soutien -sans doute même le traduire concrètement- aux paysans qui se battent pour des garanties, aux petits producteurs, à charge pour eux-mêmes de définir des seuils. Et en se montrant sinon le principal organisateur, du moins le principal soutien de toutes les actions, aussi radicales soient-elles -y compris contre le gouvernement actuel- alors oui, il pourrait faire que la classe ouvrière se trouve des alliés parmi eux contre les capitalistes, ceux de l'agriculture et les autres, contre la droite et contre le gouvernerment bourgeois, de gauche ou de droite.
Aujourd'hui, en l'absence d'un tel parti, la gauche ne fait que préparer des ennemis à la classe ouvrière, en utilisant ce qui lui reste de crédit auprès d'elle à défendre l'ordre capitaliste.