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La crise du Parti Communiste d'Espagne et l'avenir des Partis Communistes européens
Depuis un an, le Parti Communiste d'Espagne a connu bien des difficultés intérieures : le rejet (momentané) de « l'eurocommunisme » par son organisation catalane, les attaques menées contre la direction du parti par le secteur « rénovateur » lors du Xe congrès, la scission de l'organisation basque, enfin la rebellion ouverte de nombreux cadres et dirigeants du parti solidaires des « basques », sans compter quelques démissions retentissantes, comme celle de Ramon Tamames, maire-adjoint de Madrid et qui était le plus connu sans doute des intellectuels appartenant à la direction du PCE.
Les luttes internes qui se sont déroulées en Catalogne, au Pays Basque ou dans la région madrilène (pour ne citer que les principales) ont certes revêtu des apparences diverses. Les courants qui, dans ces différentes régions, se sont opposés à Santiago Carrillo et à la direction en place du PCE l'ont fait sur la base de déclarations politiques très différentes. Mais, tant de remous divers, se succédant en quelques mois, traduisent manifestement une crise d'ensemble du Parti Communiste d'Espagne.
Les communistes catalans et la défense de leur autonomie
Les premiers problèmes qui surgirent, à la fin 1980, entre l'organisation communiste catalane et la direction du PCE, apparurent tout d'abord comme le nouvel épisode d'une vieille querelle visant à déterminer le type de relations qui doivent exister entre l'organisation communiste catalane et le PCE.
Pour comprendre ce problème, il faut se souvenir que cette organisation communiste catalane, le PSUC (Parti Socialiste Unifié de Catalogne), n'est pas officiellement une organisation régionale du PCE, mais un parti national indépendant, bien que ses membres élisent des délégués aux congrès du PCE, et sont donc juridiquement liés à une double discipline, celle du PSUC et celle du PCE.
Ce statut particulier et aberrant remonte aux origines du PSUC, qui naquit en 1935-36 de la fusion de deux organisations staliniennes (dont
l'organisation régionale du PCE) et de deux organisations social-démocrates (dont l'organisation régionale du Parti Socialiste espagnol). Cette fusion fut considérée comme un succès exemplaire par la direction stalinienne de l'Internationale Communiste qui fit du PSUC une de ses sections à part entière au même titre que le PCE.
Sur le plan politique, cette situation ne posait à l'époque aucun problème de coordination entre les deux partis... parce que Staline attendait du PSUC, comme du PCE, la même obéissance aveugle à ses consignes. Par contre, après la fin de la guerre civile, les relations entre les directions du PCE et du PSUC dans l'émigration, furent marquées par des conflits larvés ou ouverts, dus au désir de la direction du PCE d'intégrer purement et simplement le PSUC, tel celui qui aboutit, en 1949, à l'exclusion du secrétaire général de cette organisation, Comorera, accusé de « nationalisme ».
Mais finalement, si la direction du PCE avait alors réussi à imposer ses hommes à la tête du PSUC, elle n'a jamais remis ouvertement en cause, depuis ce conflit, la fiction d'un PSUC autonome. Celui-ci a toujours gardé une physionomie propre. Et ses velléités d'autonomie n'ont pu que se renforcer ces dernières années, avec la montée du nationalisme catalan et, après que les élections de 1977 et de 1979 aient permis de mesurer ce que représentent électoralement, le PCE d'une part, et le PSUC d'autre part.
En effet, alors que sur l'ensemble du territoire espagnol (Catalogne comprise) le PCE a obtenu dans ces élections entre 9 et 10 % des voix, le seul PSUC en a recueilli 20 % en Catalogne. Sur les 23 députés du groupe communiste des Cortes, 8 ont été élus sur les listes du PSUC. Voilà qui peut permettre à la direction de ce parti de ne pas passer sous la table dans ses relations avec le PCE.
De fait, tout en soutenant dans ses grandes lignes la politique de Carrillo, la direction du PSUC a souvent tenu à marquer quelques différences. C'est ainsi que le PSUC continue à se définir comme un parti basé « sur les principes du marxisme, du léninisme alors que le PCE a supprimé dans ses statuts toute référence au léninisme, lors du premier congrès qu'il a tenu dans la légalité. C'est ainsi également que la direction du PSUC, dans les textes qu'elle a soumis à la discussion en vue du Ve congrès de ce parti (qui s'est tenu en janvier 1981), émettait des réserves sur la politique menée par le PCE depuis sa légalisation, écrivant que « cette politique, telle que nous l'avons pratiquée, a eu aussi des résultats négatifs qu'il convient d'examiner ; elle a créé de la confusion parmi les travailleurs et les classes populaires ».
Toujours est-il qu'en fin 1980, une délégation de la direction du PCE, conduite par Santiago Carrillo, fit le voyage de Barcelone pour rencontrer la direction du PSUC. Le contenu exact des discussions ne fut pas rendu publie. Mais, dans une lettre adressée aux cadres du PSUC (et qui fut publiée par la presse) les dirigeants de ce parti confirmaient que « effectivement, le problème des relations entre le PCE et le PSUC s'est trouvé au centre de notre débat » . Et l'hebdomadaire de gauche La Calle (La Rue) commentait cette lettre (dans son numéro du 14 octobre 1980), en affirmant que cela « avait été compris par beaucoup de militants du PSUC (...) comme une volonté de rétrécir l'autonomie et la personnalité de leur parti » .
Les « afghans » contre les « euros »
Mais le Ve congrès du PSUC allait créer une surprise qui allait faire passer au second plan le problème des relations PSUC-PCE. En effet, la direction « eurocommuniste » du PSUC (principalement représentée par le président du parti, Lope Raimundo, et le secrétaire général, Guttierrez Diaz) y était mise en minorité par la coalition de deux oppositions, celle du courant pro-soviétique (peu gentiment qualifié « d'afghan » par ses adversaires), et celle du courant qui s'auto-qualifie lui-même de « léniniste ». Et à l'issue de ce congrès, « l'afghan » Pere Ardiaca - un militant de la vieille génération du PSUC - se retrouvait président du parti, et le « léniniste » Francesc Frutos secrétaire général.
Le courant pro-soviétique est particulièrement bien implanté dans les « comarcas » (districts) du Baix Llobregat et du Valles Occidental, qui sont les secteurs les plus prolétariens de la ceinture industrielle de Barcelone. Et il ne fait pas de doute qu'il s'appuie sur le mécontentement de nombreux militants ouvriers, face à la politique de Carrillo de soutien ouvert au régime juan-carliste et de collaboration de classe. Mais, en fait, la critique que les « afghans » font de la politique de Carrillo ne s'attaque pas au fond de celle-ci, mais seulement à la forme, ou à des détails.
Par exemple, l'un des aspects de la politique du PCE qu'un certain nombre de militants ouvriers du parti ont eu le plus de mal à admettre, a été la signature, en 1977, du fameux pacte de La Moncloa, dans lequel le Parti Communiste - et le Parti Socialiste reconnaissaient la légitimité d'une politique de blocage des salaires. Les « afghans » ont critiqué cette politique au Ve congrès du PSUC, dont ils sont sortis (provisoirement) vainqueurs. Mais voilà comment leur chef de file, Pere Ardiaca, exposait son opinion à ce sujet (dans une interview publiée par La Calle dans son numéro du 14 juillet 1981) : « Le congrès du PSUC a posé le problème (...) d'être plus à gauche. Je ne veux pas dire par là qu'il ne faut pas signer de pacte. Les pactes de la Moncloa, le Vieisuper0 congrès n'a pas critiqué leur mise en oeuvre. Ce qu'il a critiqué, c'est la manière de s'accrocher à eux, alors que l'on voyait déjà que l'UCD (le parti gouvernemental) ne les respectait que dans la mesure où cela le favorisait » .
On voit donc que la critique par les pro-soviétiques de la politique de collaboration de classe de Carrillo est toute en nuances ! Quant aux « léninistes », il suffira de dire qu'ils se situent sur des positions intermédiaires entre les « afghans » et les « euros » (c'est-à-dire les « eurocommunistes » partisans de la ligne générale de Carrillo), pour faire comprendre que le changement de direction du PSUC n'entraîna pas un changement radical de la politique de ce parti.
Mais le Ve congrès avait spectaculairement voté contre « l'eurocommunisme ». Et ce vote sans conséquence pratique était tout de même un rude coup porté à la crédibilité de Carrillo comme représentant de l'ensemble des communistes espagnols, et allant à l'encontre de ses efforts pour doter son parti de la plus grande respectabilité possible par rapport aux classes dirigeantes.
Le deuxième retournement du psuc
Mais le succès des « afghans » fut de courte durée. Six mois après le Ve congrès du PSUC, une conférence nationale de ce parti adoptait à la majorité des deux tiers un texte qui réaffirmait le caractère « eurocommuniste » de la politique de ce parti. C'est qu'au bloc des « afghans » et des « léninistes » qui avait prévalu au congrès de janvier, avait succédé un bloc des « léninistes » et des « euros ». Le président pro-soviétique, Pere Ardiaca, était démis de ses fonctions. Et comme, bien évidemment, les militants du courant « afghan » n'acceptaient pas cette remise en cause du Ve congrès, une longue série de conflits locaux et d'exclusions s'amorçait, les dirigeants « euros » répétant à loisir que « le PSUC doit perdre deux mille militants, parce que de cette manière il récupérera cinq mille eurocommunistes » .
Mais il est plus facile de perdre des militants que d'en gagner. Depuis la conférence nationale de juillet du PSUC, 26 membres du comité central de ce parti, appartenant au courant pro-soviétique, ont été exclus, qui des organismes de direction, qui du parti lui-même. « Le document qu'élaborèrent les 26 membres du comité central du courant pro-soviétique, après avoir été sanctionnés, a obtenu d'importantes adhésions. La dernière d'entre elles, et qualitativement la plus importante, a été celle de 760 dirigeants et cadres du syndicat Commissions Ouvrières » écrit dans son numéro du 15 janvier 1982 le quotidien de gauche El Pais, qui ajoute : « Suivant ce qu'ont reconnu des membres de la direction du PSUC elle-même, les pro-soviétiques ont consolidé leurs positions dans un nombre important d'organisations du parti de la ceinture industrielle de Barcelone, où se concentre plus d'un tiers des forces militantes du parti, et évidemment des forces militantes d'origine ouvrière » .
Les pro-soviétiques, qui ont été écartés de la préparation du congrès extraordinaire du PSUC qui a été convoqué pour mars prochain, ont constitué un comité de coordination qui édite son propre bulletin, et toujours selon El Pais « L'opinion de Chema Corral, porte-parole de l'organisme de coordination des pro-soviétiques est que l'actuelle situation est une situation de pratique rupture d'avec le parti » .
Ainsi, Santiago Carrillo a récupéré un PSUC eurocommuniste, mais un PSUC qui risque d'être bien diminué à l'issue de cette crise. Mais la volte-face des « léninistes » a en tout cas coupé court, du moins dans l'immédiat, aux tentatives de remise en cause de l'autonomie dont bénéficie le PSUC. Et le Xe congrès du PCE, qui s'est déroulé en juillet 1981 à Madrid, a reconfirmé la situation originale du PSUC, en approuvant les nouveaux statuts du PCE, qui affirment que « Le Parti Socialiste Unifié de Catalogne, parce qu'il réunit la double condition d'être un parti national catalan, et à cause des circonstances historiques dans lesquelles il s'est formé, est un parti indépendant, fraternellement uni au PCE » .
Les « rénovateurs » contre carrillo
A la suite de ce qui s'était passé en janvier 1981 au congrès du PSUC, tous les observateurs s'attendaient, lors du Xe congrès du PCE, à une nouvelle empoignade entre « euros » et « afghans ». Mais ceux-ci n'y étaient guère en force. Et ce fut au sein même des « eurocommunistes », qui se révélèrent divisés entre un secteur « officialiste », soutenant Carrillo, et un secteur « rénovateur », critique, que vinrent l'essentiel des attaques contre la direction du PCE.
Ce courant « rénovateur » s'était déjà publiquement manifesté quelques semaines avant le congrès, en particulier grâce à l'hebdomadaire La Calle, qui s'en fit pratiquement le porte-parole.
C'est ainsi que La Calle (dans son numéro du 9 juin 1981) avait publié, sous le titre « Ecrit à Madrid », un texte signé par 250 militants et dirigeants de la région madrilène, qui définissait la ligne politique du nouveau courant. Pour l'essentiel, ce texte reprochait à la direction du PCE de ne pas adapter les structures du parti à sa politique « eurocommuniste » : « Nous devons adapter l'organisation du parti aux exigences de la société espagnole. il est évident que l'actuel modèle d'organisation se révèle inefficace pour l'action politique eurocommuniste » . Et concrètement, ce texte se prononçait pour le droit à l'existence de « courants d'opinion » au sein du PCE : « La rénovation exige en premier lieu une réforme profonde des statuts qui garantira la liberté de discussion et la formation de courants d'opinion, qui assurera le caractère démocratique des prises de position, et qui donnera la primauté au fonctionnement collectif sur l'individuel et à la responsabilité des différents organismes face à la concentration des pouvoirs » .
Certains « rénovateurs » allaient d'ailleurs encore plus loin dans cette perspective décentralisatrice. C'est ainsi que Roberto Lertxundi, secrétaire général du Parti Communiste Basque, affirmait dans une interview publiée par La Calle (numéro du 19 mai 1981) : « il faut s'adapter aux cadres politiques spécifiques que les aspirations de nos divers peuples et le développement des autonomies dessinent. Je suis convaincu que cela nous oblige à fédéraliser le PCE dans toute sa structure, depuis la direction jusqu'à l'articulation des organisations nationales ou régionales, et que c'est seulement dans cette perspective que nous aurons la crédibilité nécessaire devant nos peuples respectifs (basques, catalans, galiciens, castillans, canariens, andalous) pour développer jusqu'au bout les propositions eurocommunistes » .
Mais les « rénovateurs » ne se bornaient pas à des phrases creuses sur l'adaptation des structures du parti à la politique « eurocommuniste », ni à la revendication d'une sorte de droit de tendance camouflé sous le nom de « courants d'opinion », voire à demander que le PCE adopte des structures fédérales. Certaines de leurs prises de position constituaient également une véritable déclaration de guerre à la direction carrilliste. C'est ainsi que le texte « Ecrit àMadrid » (déjà cité) affirmait : « Les changements de statuts ne suffisent pas. Il est nécessaire de modifier la manière de diriger le parti (...) et pour cela la rénovation signifie le changement de l'équipe dirigeante du parti. Le PCE doit élire au congrès une nouvelle direction (...) L'actuelle direction du PCE, avec ses lumières et ses ombres a couvert une étape qui ne peut pas se prolonger artificiellement » .
« a quoi servent les partis communistes en europe ? »
Mais certains « rénovateurs » ne se contentaient pas de remettre en cause les structures et la direction du PCE. C'est l'existence même de celui-ci, qu'à terme, ils remettaient en question, poussant leurs aspirations à la social-démocratisation du PCE jusqu'au bout.
C'est ce que fit par exemple le catalan Jordi Borja, dans un article publié par La Calle dans son numéro du 23 juin 1981, intitulé « A quoi servent les partis communistes ? », question à laquelle il répondait en substance : à rien !
Dressant avec amertume le bilan de l'histoire des PC européens depuis la Seconde Guerre mondiale, Borja écrivait : « Les Partis Communistes sont idéaux pour lutter pour la démocratie dans la clandestinité, et pour se sacrifier d'une manière si désintéressée qu'ensuite ce sont les autres qui recueillent les bénéfices. En Espagne, nous en savons quelque chose ! »
Le caractère « idéal » des Partis Communistes, même pour lutter « pour la démocratie », est pour le moins contestable. Mais c'est tout de même un phénomène réel qui ulcère Borja, le fait qu'en Espagne (comme au Portugal) le Parti Communiste ait été le seul parti de gauche à avoir eu une existence réelle sous la dictature, et qu'aujourd'hui ce soit le Parti Socialiste qui soit, et de loin, le parti de gauche électoralement le plus important.
Et Borja continuait de s'interroger, se demandant comment il se fait que nulle part, pas même en Italie, les communistes des pays de l'Europe du sud ne participent pas au gouvernement (manifestement, son article a été écrit avant que le PCF se soit vu offrir quatre maroquins ministériels par Mitterrand). Borja s'élevait contre ceux qui affirment : « Les partis communistes n'arrivent pas au gouvernement parce qu'ils sont trop de gauche, parce qu'ils sont révolutionnaires, parce qu'ils représentent vraiment les travailleurs » . « S'il vous plaît, soyons sérieux - répondait-il - . Ces arguments si fréquemment utilisés ne résistent pas à un minimum d'analyse rigoureuse. Les programmes des partis communistes occidentaux sont parfaitement digérables, comme l'a été leur pratique de gestion, en général honnête et efficace dans les municipalités. Les programmes des partis communistes sont aussi gradualistes et réalistes que ceux des partis socialistes, et même parfois plus : le Labour Party a plus de volonté nationalisatrice que le PCI, et les socialistes français sont (ou étaient) plus décentralisateurs et antinucléaires que les communistes. Le socialisme est un horizon politique pour les uns comme pour les autres, et non pas une transformation radicale et totale, à court délai, de la société existante. La « révolution », les communistes la comprennent comme ce processus historique... » .
Après avoir si bien expliqué qu'il n'y a pratiquement plus de différence entre la politique des Partis Communistes et celle des partis sociaux-démocrates, Jordi Borja donnait son explication du fait que nulle part (quand il écrivait son article) les partis communistes occidentaux ne participaient à un gouvernement : « il leur manque la crédibilité démocratique et la crédibilité nationale (...) parce que les partis communistes naquirent pour faire une révolution comme celle de 17, et que depuis lors leur raison d'être a été intimement liée aux vicissitudes de l'histoire de l'URSS ».
« Il est certain qu'aujourd'hui les partis communistes sont indépendants de l'URSS - ajoutait Borja - et qu'ils sont plus réformistes que révolutionnaires (...) Mais eux-mêmes n'arrivent pas à être convaincus de ce qu'ils sont, et non de ce qu'ils étaient ou disaient être » .
Cette dernière phrase est sans doute vraie pour une partie de la base des Partis Communistes, mais sûrement pas pour leurs directions, sans doute aussi conscientes que Borja qu'elles ne militent pas pour la révolution prolétarienne. Car la seule différence à ce sujet entre Borja et les autres dirigeants des Partis Communistes, c'est que Borja dit tout haut ce que la plupart des autres se contentent de penser, de peur de perdre en le disant, la confiance d'une partie de leur base.
En tout cas, les conclusions que tire Borja de cette analyse sont claires : il faut une « rupture complète avec le modèle soviétique » et la « liquidation de la réthorique idéologique pseudo-révolutionnaire » . Pour lui, « les partis communistes doivent choisir entre la perspective d'une unification avec les socialistes (en abandonnant les élucubrations sur les différences entre social-démocratie - socialisme et eurocommunisme) ou la margination testimoniale » . « A notre époque - ajoutait-il - une alternative de gauche solide, dans les pays où existent des partis socialistes et communistes forts, ne se construira pas tant que n'aura pas été dépassée l'absurde scission des années 20 » .
Alors, entrer tout de suite au Parti Socialiste ? Tout de même pas. « Il ne s'agit pas de ce que l'un abandonne la rive et passe de l'autre côté, mais il s'agit de construire un pont entre les deux rives. Alors, malgré tout, il faut être dans les partis communistes. Surtout si l'histoire collective et le destin individuel t'ont amené à lui » .
Comme on le voit, ce n'est pas dans l'enthousiasme que Borja milite au PCE. Mais aux lecteurs qui pourraient croire que Jordi Borja ne représente que lui-même, signalons que le Xe congrès du PCE l'a trouvé suffisamment représentatif pour l'élire au comité central.
De la conférence nationale de madrid au xe congres
L'affrontement entre les « officialistes » et les « rénovateurs » commença à la conférence régionale de Madrid. « Un groupe substantiel de délégués rénovateurs était présent à la conférence. Ils venaient, essentiellement, des organisations des zones résidentielles de la classe moyenne » , raconte La Calle dans son numéro du 21 juillet 1981. Et La Calle sympathise trop avec le courant « rénovateur » pour que l'on puisse croire que cette dernière remarque constitue une perfidie à son égard. Et le poids des « rénovateurs » fut suffisant pour que malgré l'opposition de la direction du PCE et de Santiago Carrillo lui-même, présent dans ce débat, la conférence vote par 213 voix contre 155 un texte en faveur des « courants d'opinion » : « Dans le respect des statuts, les courants d'opinion au sein du Parti seront légitimés, à fin d'exprimer, de normaliser et de recueillir les différentes expressions politiques qui y existent, ces courants jouissant de la pleine liberté d'expression dans leurs organes de presse et publications, comme dans tout autre organe de communication, individuellement comme collectivement » .
La semaine suivante, lors du Xe congrès du PCE, le courant « rénovateur » n'était pas si bien représenté, et les partisans de la légalisation des « courants d'opinion » se retrouvèrent minoritaires. Mais la direction du PCE fut soumise à une attaque en règle. Les « rénovateurs » la rendaient responsable de la chute des effectifs du parti, qui d'après les chiffres avancés à la tribune du congrès aurait perdu 60 000 militants, un sur trois, entre 1978 et 1981 (les effectifs de la région madrilène seraient tombés eux de 30 000 à 17 000 membres). L'échec du Mundo Obrero quotidien (l'organe officiel du PCE a dû redevenir hebdomadaire, après quelques mois de parution quotidienne) fut la deuxième arme brandie par les « socialiste d'Octobre... ».
Mais, il y a quelques jours, Carrillo déclarait à la presse (d'après Libération du 15 janvier 1982) : « Les événements de Pologne exigent de nous une réflexion profonde qui ne peut plus s'en tenir à la critique d'erreurs ponctuelles » , et il aurait proclamé la « mort définitive » de « l'organisation du mouvement révolutionnaire autour de l'URSS » , en se prononçant pour « une nouvelle articulation internationale qui dépasse la scission historique entre socialistes et communistes et qui intègre les mouvements de libération du Tiers-Monde » .
Cette prise de position de la direction du PCE est parallèle à celle de Berlinguer et du Parti Communiste Italien, affirmant (suivant le même numéro de Libération) qu'il faut « prendre acte que cette phase de développement du socialisme qui a débuté avec la révolution d'Octobre a épuisé sa force d'entraînement », et qu'en conséquence le PCI maintiendra des « rapports normaux avec tous les partis communistes comme avec toute autre force socialiste, révolutionnaire et progressiste, sans lien particulier ou privilégié avec quiconque ».
Dans ces déclarations du PCE et du PCI, il faut évidemment distinguer les enjolivures et le fond. Les enjolivures, c'est le fait de parler d'une « nouvelle articulation internationale... qui intègre les mouvements de libération du Tiers-Monde » , ou des rapports avec « toute autre force révolutionnaire » , parce qu'il y a longtemps que le PCE, comme le PCI, n'ont plus rien de révolutionnaire, et qu'en fait, ils se soucient comme de l'an quarante de la lutte des mouvements de libération nationale, leur seul problème réel étant de savoir comment arriver à être admis à participer au gouvernement à la gestion des affaires de leur bourgeoisie nationale respective. Le fond, c'est la proclamation de « la mort définitive... de l'organisation du mouvement ouvrier révolutionnaire autour de l'URSS » , et de l'abandon de tout « lien particulier ou privilégié avec quiconque » .
Dans le cas particulier du Parti Communiste d'Espagne, cette prise de position va évidemment dans le sens des positions défendues par les « rénovateurs », aussi bien en ce qui concerne le rejet de tout lien avec l'URSS, qu'en ce qui concerne le désir de surmonter la « scission historique entre socialistes et communistes » . Mais il n'est pas sûr pour autant qu'elle constitue un frein à la crise qui secoue actuellement le PCE. Non seulement, bien sûr, avec les « afghans », envers qui elle ne pourra que brusquer les choses (mais la scission est déjà pratiquement consommée), mais également du côté des « rénovateurs ».
L'opposition des « rénovateurs » n'est en effet, pas tant question de positions politiques, que de la recherche du moyen de jouer un rôle dans la vie politique espagnole, en dépit de la faiblesse relative du PCE, et la quasi-impossibilité de voir celui-ci arriver à court ou moyen terme à participer au gouvernement.
Le secteur « rénovateur » est un conglomérat de courants divers : ceux qui subissent l'attraction des nationalistes, ceux qui subissent l'attraction de la social-démocratie, ceux aussi - sans doute - qui cherchent un terrain de bataille pour essayer de prendre les places des dirigeants actuels. Il y a sans doute parmi eux des hommes qui aspirent à transformer le PCE, à le social-démocratiser encore plus, de manière à le rendre électoralement plus séduisant et plus acceptable pour la bourgeoisie. Et il y en a aussi qui n'attachent plus de prix à être membre du PCE, voire qui cherchent un prétexte pour en sortir, comme l'a montré l'empressement avec lequel certains d'entre eux se sont mis en rupture de discipline avec leur parti, dans l'affaire des meetings Lertxundi Onaindia.
Dans ces conditions, ce n'est pas parce que la dernière prise de position de Carrillo va dans leur sens, qu'elle calmera les « rénovateurs » forcément. Parce qu'il semble bien que la crise du PCE soit une crise de perspective politique, et qu'il ne suffira pas que Carrillo ait infléchi encore un peu plus ses positions « eurocommunistes » pour convaincre la bourgeoisie espagnole et l'état-major de faire un jour du PCE un parti de gouvernement.
Les contradictions du pce sont celles de tous les pc occidentaux
Mais l'importance de la crise que traverse le PCE ne doit pas pour autant en faire une exception parmi les autres partis communistes de l'Europe de l'Ouest. Mis à part le problème des nationalités (basque, catalane, etc.) qui n'a pas d'équivalent dans les autres pays de l'Europe occidentale, les contradictions auxquelles est soumis le Parti Communiste d'Espagne sont aussi celles de tous les autres Partis Communistes des pays capitalistes ayant quelque influence. Comme les autres Partis Communistes, il organise des militants ouvriers combatif qui y voient un instrument de lutte de classe, tout en menant une politique de collaboration de classe, et en recrutant ou en formant (et en déformant) des gens pour qui il est aussi un moyen de faire une carrière politique ou syndicale. Comme les autres Partis Communistes, il aspire à entrer dans les bonnes grâces de sa bourgeoisie nationale, à participer au plus haut niveau à la gestion des affaires de celle-ci, tout en restant marqué par les liens qu'il a, ou qu'il a eu, avec la bureaucratie soviétique.
La première de ces deux contradictions remonte à la dégénérescence même de l'Internationale Communiste, aux années qui suivirent immédiatement la mort de Lénine, et qui virent les différents Partis Communistes, derrière la direction stalinienne de l'IC, tourner le dos à la révolution mondiale, utiliser leur influence pour maintenir le statu quo entre l'impérialisme et l'URSS, tout en conservant un langage révolutionnaire, avec lequel les différents Partis Communistes n'ont pas encore totalement rompu, même s'ils emploient - comme le fait remarquer Jordi Borja - le mot « révolution » dans un sens bien différent de celui que lui donnaient les bolcheviks.
La deuxième de ces contradictions est née avec le virage de l'Internationale Communiste de 1935, et avec l'adoption de la stratégie de « Front Populaire », par laquelle Staline a engagé les différents Partis Communistes à s'intégrer au jeu politique de leur bourgeoisie nationale, pour mieux défendre les intérêts de la bureaucratie soviétique.
Près de soixante ans ont passé depuis que la bureaucratie soviétique a entrepris de convertir les différents Partis Communistes, d'outils destinés à la lutte pour la révolution socialiste mondiale qu'ils auraient dû devenir dans l'optique des militants qui fondèrent l'Internationale Communiste, en simples instruments de la politique extérieure de la bureaucratie soviétique. Près de cinquante ans ont passé depuis que les Partis Communistes adoptèrent, chacun dans leur pays, le drapeau de leur bourgeoisie nationale et le langage de « l'intérêt national », pour essayer de se faire admettre comme de bons défenseurs des intérêts des classes dominantes. Les Partis Communistes ne sont évidemment plus ce qu'ils étaient alors. Mais ils n'ont pas non plus cessé d'être un peu ce qu'ils étaient. Et leurs lointaines origines expliquent beaucoup de leurs problèmes d'aujourd'hui.
Les relations des pc avec la classe ouvrière a travers l'exemple du pce
La politique du Parti Communiste d'Espagne n'a vraiment rien de particulièrement radical. Avec sa reconnaissance de la monarchie juan-carliste, ses propositions de gouvernement de concentration nationale ouverte à toutes les formations de l'éventail parlementaire, y compris les plus à droite, il apparaît encore plus opportuniste que les partis de Marchais et de Berlinguer, ce qui n'est pas peu dire. Pourtant, l'histoire, même récente, de ce parti illustre bien les liens particuliers que les Partis Communistes entretiennent encore avec la classe ouvrière.
En effet, la victoire du franquisme et la terrible répression anti-ouvrière qui l'accompagna et qui la suivit, avait pratiquement fait disparaître les organisations ouvrières du territoire espagnol au début des années quarante. Et leur capacité à maintenir des noyaux organisés, et à se redévelopper dans la clandestinité, est significatif de ce qu'elles représentaient pour la classe ouvrière et, en particulier, pour ses secteurs les plus combattifs.
Or, mis à part le cas du mouvement anarcho-syndicaliste, qui semble avoir maintenu une organisation non négligeable pendant la première décennie du franquisme, mais s'est montré ensuite incapable de former des militants dans les nouvelles générations, la différence entre le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (le PS espagnol) et le PCE, est sur ce plan-là flagrante. Le PS disparut presque totalement d'Espagne pendant des décennies et, à la mort de Franco, la social-démocratie était essentiellement représentée par des cercles d'intellectuels. Ce n'est que dans les toutes dernières années de la dictature que le PSOE essaya de redonner vie à l'organisation syndicale qu'il contrôlait avant la guerre civile, l'UGT. Le PCE au contraire, bien que réduit à peu de choses pendant les pires années de la dictature, avait recommencé à s'implanter dans la classe ouvrière bien avant la fin du régime. Par son activité dans les syndicats « verticaux » du franquisme, comme par son rôle dans les Commissions Ouvrières clandestines, il avait réussi à retisser des liens multiples avec la classe ouvrière. Cela était dû, sans aucun doute, au dévouement et à l'abnégation des militants qu'il avait réussi à former sur place, comme de ceux qui, de l'émigration, assuraient les contacts avec l'intérieur. Mais cela était dû aussi à ce que l'étiquette « communiste » représentait pour les travailleurs les plus combatifs.
De fait, les premières élections syndicales furent un succès pour les Commissions Ouvrières, désormais étroitement liées au PCE, par rapport à l'UGT socialiste. Trois ans après, l'UGT avait certes rattrapé son retard. Cela a certes semé l'amertume parmi nombre de militants du PCE. Mais cela est aussi une preuve, d'une certaine manière, de la qualité de ceux qui firent vivre le PCE et les Commissions Ouvrières sous la dictature.
Le PCE de la clandestinité avait su gagner à lui la grande majorité des travailleurs combatifs près à militer, dans les conditions difficiles de l'époque, pour défendre les intérêts de leur classe. Le PCE légalisé a perdu bon nombre de ces militants-là, déçus par la politique de leur parti. Pourtant, la reconnaissance de la monarchie juan-carliste, l'adoption du drapeau bicolore franco-monarchiste, la recherche du consensus avec les partis de droite, la signature de pactes comme celui de La Moncloa, tout cela était contenu en germe dans la politique de « réconciliation nationale » menée par le PCE des années avant la mort de Franco.
Mais c'est que, tant que le PCE était réduit à la clandestinité, beaucoup de travailleurs combatifs pouvaient être trompés par sa politique, et croire que la main tendue aux vainqueurs de la guerre civile, les platitudes devant l'armée, les déclarations sur la monarchie qu'on accepterait si tel était le voe du peuple espagnol, tout cela constituait des habiletés tactiques, qui n'empêchaient pas le PCE d'être un parti de lutte de classe. Ne parlait-il pas de la nécessité de la « rupture démocratique » ?
En guise de rupture, il y a eu le changement juan-carliste dans la continuité des institutions héritées du franquisme, les déclarations d'amour politiques de Carrillo pour Suarez, et cela a écoeuré nombre de militants ouvriers. Cela en a aussi amené un certain nombre, notamment en Catalogne, à regarder du côté des pro-soviétiques, car il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas tant l'approbation de la politique extérieure de l'URSS, que l'aspiration à une politique plus radicale, qui a fait le succès relatif des « afghans » du PSUC.
Les relations des pc avec l'urss a travers l'exemple du pce
Beaucoup de commentateurs espagnols se sont pourtant demandés quel rôle l'URSS avait pu jouer dans le renforcement du courant « afghan ».
Si l'on en croit Carrillo lui-même, c'est un bien petit rôle. Dans une interview accordée à Cambio 16 (et publiée dans le numéro du 6 avril 1981 de cet hebdomadaire), le secrétaire général du PCE déclarait en effet : « Dire que ce qui se passe au sein du PSUC est le résultat de manoeuvres de l'Union soviétique est excessif. Il y a des raisons objectives qui expliquent l'attitude de quelques camarades catalans : le désespoir devant le manque de perspectives concernant le chômage, la fragilité de la démocratie qui a déçu beaucoup de gens. Et, à côté de cela, la tension internationale croissante, qui amène beaucoup à se poser les problèmes de façon simpliste, devant l'affrontement des USA et de l'URSS (...) Et à côté de cela, il y eut des facteurs externes. En Catalogne, les revues soviétiques en espagnol circulèrent gratuitement, en plus grande quantité que la nôtre » .
Carrillo n'a sans doute pas tort de considérer que, si le soutien soviétique a joué un rôle quelconque dans le développement du courant « afghan » au sein du PSUC, ce ne peut avoir été qu'un rôle secondaire. Car, toute l'histoire du Parti Communiste d'Espagne depuis une vingtaine d'années, semble prouver que les Russes n'accordent plus guère d'importance à ce que deviennent les PC occidentaux.
Il est classique de dater de 1968, et de la condamnation de l'intervention russe en Tchécoslovaquie, le grand virage « eurocommuniste » du PCE. Mais si on cherche à dater le moment où la direction du Parti Communiste d'Espagne a cessé de n'être qu'un appareil faisant exécuter aux militants de l'intérieur et de l'extérieur la politique souhaitée par Moscou (ce qu'elle avait incontestablement été, sinon durant la guerre civile, du moins depuis 1939), pour infléchir sa politique en fonction de préoccupations nationales, il vaudrait mieux retenir la date de 1956.
1956, c'est l'année du rapport Khrouchtchev, et de la dénonciation d'un certain nombre de crimes de Staline, à propos desquels le PCE est loin de garder le silence (à l'exemple de ce que fait au même moment le Parti Communiste Français). Cette « déstalinisation » du PCE pourrait certes être regardée, autant comme une marque de suivisme vis-à-vis des dirigeants de l'URSS, que comme un premier pas vers une indépendance au moins relative. Mais 1956, c'est aussi le moment où la direction du PCE voit se renforcer le rôle des cadres de l'intérieur (avec en particulier l'entrée de Simon Sanchez Montero au bureau politique) en même temps que décline l'influence de certains dirigeants « historiques » (comme Mije et Uribe). C'est aussi le moment où l'on voit la direction du PCE, qui avait commencé à mener campagne contre l'entrée de l'Espagne au sein de l'ONU, changer son fusil d'épaule à la demande des dirigeants de l'intérieur qui estiment que cette politique les met dans une situation difficile.
S'il y a un changement d'équilibre entre les générations au sein de la direction du PCE, c'est évidemment vrai aussi en ce qui concerne la direction de l'URSS. La mort de Staline n'a pas seulement ouvert une période de lutte pour la succession parmi les dirigeants russes, qui va permettre aux forces centrifuges agissant sur les PC occidentaux de se manifester plus largement. Elle symbolise aussi un changement de génération à la tête de l'Union soviétique, et ce n'est pas non plus sans importance.
Dans les premières années de l'Internationale Communiste stalinienne, les dirigeants de l'URSS s'efforcèrent d'utiliser les différents Partis Communistes pour tenter d'influer, à travers la classe ouvrière et les pressions politiques qu'elle était susceptible d'exercer, sur les différents États nationaux. Mais, au fur et à mesure que le temps passait, et au fur et à mesure que les dirigeants staliniens qui avaient connu la période révolutionnaire étaient remplacés par des nouveaux venus, l'URSS se soucia de plus en plus de ses relations d'État à État, et de moins en moins de l'appui que pouvait représenter pour elle la classe ouvrière internationale et, partant, les différents Partis Communistes.
En tout cas, toute l'histoire du PCE depuis 1968 semble prouver que les dirigeants russes n'accordent plus guère d'importance à ce que deviennent les PC occidentaux. Ce qui ne signifie pas que, dans un contexte international différent, d'isolement croissant de l'URSS, ils ne pourraient pas tenter de reprendre en mains ces partis.
En 1968, pour en revenir aux relations du PCE et de l'URSS, Carrillo condamnait l'intervention russe en Tchécoslovaquie, prenant pour la première fois ouvertement des distances vis-à-vis de l'URSS. Cette prise de position déclencha les protestations de quelques vieux dirigeants du PCE, dont le plus connu est Lister. Ceux-ci firent étalage de leurs sentiments pro-soviétiques. Ils reçurent même sans doute une certaine aide de l'URSS, puisqu'il y eut même à un moment deux Mundo Obrero (l'organe officiel du PCE) : celui édité par la majorité de la direction, qui avait suivi Carrillo, et celui édité par le groupe Lister.
Mais les choses n'allèrent guère plus loin, et le groupe Lister demeura un groupuscule sans grands moyens, ce qui tendrait à prouver que les dirigeants soviétiques n'attachaient plus guère d'importance, à ce moment-là, à la fidélité du PCE, un parti communiste de surcroît réduit à la clandestinité et dont nul ne pouvait savoir s'il serait un jour en mesure de jouer un rôle politique majeur dans la vie du pays.
D'ailleurs, l'aide que l'URSS accordait à ce moment-là au PCE ne semble guère avoir été importante. Le PCE trouvait certes en Europe de l'Est des facilités pour faire imprimer sa presse. Il disposait de quelques heures d'antenne sur des postes émetteurs de pays de l'Est. Mais il semble, sur le plan financier, avoir été quasiment réduit à ses propres ressources (c'est-à-dire essentiellement aux soutiens qu'il trouvait dans l'émigration espagnole d'Europe et d'Amérique latine). L'appareil professionnel du PCE était d'ailleurs extrêmement réduit (Guy Hermet, dans son livre Les Communistes en Espagne, estime par exemple qu'aux alentours de 1970, le PCE devait disposer, en tout et pour tout, d'une trentaine de permanents à l'intérieur).
En fait, au moment où se situe la prise de position de 1968, l'URSS n'accordait au PCE qu'une aide qui ne dépassait guère ce que les dirigeants chinois, ou albanais, faisaient pour leurs propres sympathisants, c'est-à-dire pas grand-chose. Les dirigeants soviétiques ne firent alors pratiquement rien pour tenter de garder le contrôle du PCE à cette époque-là. C'est pourquoi il est douteux qu'ils soient aujourd'hui pour grand chose dans le développement qu'a connu, au moins en Catalogne, le courant « afghan ».
C'est pourquoi aussi le développement de tels courants, comme le retour de certains Partis Communistes à une solidarité affichée plus grande vis-à-vis de l'URSS (à l'image de la politique du Parti Communiste Français ces dernières années), doivent bien plus s'expliquer en fonction de considérations de politique intérieure, qu'en fonction d'une nouvelle volonté de l'URSS de « reconquérir » les Partis Communistes.
Les dirigeants espagnols « afghans » utilisent auprès des militants déçus du PCE ce qui peut rester du prestige de l'URSS, tout comme Marchais sait qu'une certaine solidarité avec l'URSS n'est pas faite pour déplaire à une partie de ses militants, et permet en même temps au PCF d'apparaître comme différent du Parti Socialiste.
La crise du parti communiste d'espagne préfigure-t-elle celles des autres partis communistes occidentaux
La crise du PCE est incontestable, et elle n'est pas comparable aux incidents qui ont marqué la vie de cette organisation depuis la fin de la guerre civile.
La direction du PCE a elle aussi connu ses « affaires », telles que l'exclusion de Claudin et de Semprun, les « précurseurs » de l'eurocommunisme en 1964, ou celle de Lister en 1970. Mais ces affaires n'étaient que le pendant des affaires Hervé-Lecoeur ou Servin-Casanova du PCF.
Aujourd'hui, ce sont des pans entiers du PCE qui commencent à s'écrouler et nul ne peut dire où les choses s'arrêteront.
Cette crise s'explique sans doute par une particulière fragilité du PCE qui a eu à subir la métamorphose de la légalisation il y a moins de cinq ans, et qui n'a pas eu les moyens de se doter d'un appareil central aussi solide, aussi puissant, que celui que possède par exemple le PCF.
Ce dernier parti, par exemple, est sans doute parfois, tout comme le PCE, tiraillé de manière contradictoire entre les aspirations de son secteur syndical et de son secteur municipal, de ceux de ses militants qui sont plus sensibles àla pression des travailleurs, et ceux qui reflètent le point de vue de la petite bourgeoisie intellectuelle. Mais le PCF possède également un appareil propre, permanents du parti et salariés dépendant directement de lui (comme ses journalistes, les travailleurs de ses imprimeries), qui constituent un facteur de cohésion important.
L'appareil propre du Parti Communiste d'Espagne est sans doute infiniment plus modeste, comme l'atteste l'incapacité dans laquelle ce parti s'est trouvé de faire vivre un quotidien. Et cela, joint à l'absence de perspectives du PCE, explique sans doute pour beaucoup l'importance de la crise qu'il traverse.
Mais les contradictions qu'il subit sont aussi celles de tous les Partis Communistes occidentaux. Et dans le contexte de la crise économique qui va s'aggravant, et des répercussions politiques que cela ne manquera pas d'entraîner, ils pourraient bien, eux aussi, à un moment ou à un autre, connaître bien des difficultés intérieures. Celles du PCF, en tout cas, pour être pour le moment moins graves que celles du PCE, n'ont manifestement pas disparu avec sa promotion en tant que parti de gouvernement.
Les Partis Communistes occidentaux, par leur politique, ont été, dans la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, un important facteur de stabilisation du capitalisme. Mais cette stabilisation du capitalisme a été, inversement, là où ils étaient légaux, un facteur de stabilisation de ces partis.
Les années qui viennent les soumettront sans doute à des tensions accrues. Plus que jamais, l'une des principales tâches des révolutionnaires sera, dans ce contexte, d'essayer de trouver l'oreille des militants ouvriers trompés, mais sincèrement dévoués à leur classe, que comptent encore par milliers ces partis.