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L'URSS est-elle impérialiste ?
L'invasion de l'Afghanistan par l'armée soviétique a conféré une nouvelle actualité à l'accusation d'impérialisme déjà proférée à maintes reprises dans le passé contre l'URSS
Et, en effet, à ne considérer que les agissements de l'URSS en eux-mêmes, sans les relier à son histoire d'une part, et à ce qu'est l'impérialisme pour les marxistes d'autre part, l'affirmation peut sembler légitime. En effet, Staline, Khrouchtchev et Brejnev n'ont jamais manifesté plus de scrupules que les gouvernants français ou américains à utiliser chars et canons pour soumettre les peuples à leur domination - à commencer par les leurs pour peu que leurs intérêts l'exigent et que la possibilité leur en soit laissée.
Les interventions de l'armée de la bureaucratie soviétique pour maintenir l'emprise de l'URSS sur son glacis - en Hongrie en 1956 ou en Tchécoslovaquie en 1968 - ou pour accroître et consolider ce glacis - en Afghanistan - sont des guerres d'oppression qui ne sont en rien justifiables du point de vue des intérêts des classes exploitées. Elles sont des guerres d'oppression comme celles menées à une autre échelle par les puissances impérialistes américaine, anglaise ou française, aux quatre coins du monde.
Alors, si l'on conserve au mot impérialisme son sens originel encore couramment utilisé de « politique d'un État visant à réduire d'autres États sous sa dépendance économique ou politique » selon la définition la plus générale qu'en donne le Petit Robert, l'URSS est en effet une puissance impérialiste.
La conception léniniste de l'impérialisme
Pourtant, les trotskystes - et notre tendance en particulier - se refusent à voir dans l'Union soviétique un impérialisme au moins au sens que l'expression a pour les marxistes quand elle désigne des puissances comme les États-Unis ou la France, voire les Pays-Bas ou la Belgique. En adoptant un mot qui existait déjà dans le vocabulaire historique et politique, les marxistes, et Lénine en particulier, lui ont donné, dans leur terminologie, un sens plus précis et plus restreint.
En intitulant sa brochure L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine ne voulait pas seulement reprendre à son compte l'acception courante du terme et souligner que, comme bien d'autres sociétés avant lui, le capitalisme parvenu à son plein développement recélait des tendances expansionnistes.
Au sens où Lénine utilise le terme, l'impérialisme est le résultat du processus par lequel le capitalisme de libre concurrence qui dominait l'Europe au XIXe siècle s'est transformé en un capitalisme monopoliste où prédomine le capital financier, résultat de la fusion du capital industriel et du capital bancaire.
Ainsi, la continuité - même si elle fut marquée par des ruptures - entre l'une et l'autre étape du développement du capitalisme est nettement soulignée.
L'impérialisme, au sens où Lénine en parlait, résulte d'un important développement capitaliste, mais sur la base de la propriété privée des moyens de production, propriété privée qui est celle des trusts et des monopoles.
L'économie de l'URSS a-t-elle besoin de nouveaux champs d'investissements ?
Or, le développement du capitalisme russe, déjà tardif au début du XXe siècle, a été brisé par la Révolution de 1917. Détruisant l'État tsariste pour le remplacer par le premier État ouvrier, menant une guerre ouverte contre la bourgeoisie mondiale, abolissant la propriété privée des moyens de production de la manière la plus radicale que l'histoire ait connue, la Révolution russe et la guerre civile ont creusé entre le capitalisme et l'URSS un fossé. La dégénérescence stalinienne, malgré son caractère profondément réactionnaire, n'a en tout cas pas rétabli la propriété privée des moyens de production, fondement sur lequel repose l'économie des pays impérialistes. Dans ces conditions, parler d'impérialisme à propos de l'Union soviétique implique au moins que l'on récuse le contenu historique que Lénine donnait au terme en montrant la filiation qui unit l'impérialisme au capitalisme de libre concurrence.
Mais, même en négligeant cet aspect - pourtant essentiel - de la définition de Lénine et en limitant l'impérialisme à la nécessité vitale pour le capital financier de trouver, si nécessaire les armes à la main, de nouveaux terrains où s'investir, il n'est pas possible de soutenir que l'URSS est impérialiste.
L'expansionnisme soviétique est-il guidé par le besoin de trouver de nouveaux champs d'investissements hors de ses frontières, pour les surplus de capitaux qu'elle serait censée détenir ? Ce n'est pas le cas.
L'insignifiance des capitaux exportés par l'URSS vers les pays sous-développés...
Il y a vingt ans, en 1960, 96 % des capitaux investis par des puissances étrangères dans les pays sous-développés provenaient des pays capitalistes développés (68 % des USA, 18 % d'Europe occidentale, 5 % d'institutions internationales). 4 % seulement provenaient de pays dits socialistes, ce qui laisse une part encore moindre à l'URSS seule (d'après Pierre Jalée : Pillage du Tiers-Monde). Entre 1960 et 1972, les pays sous-développés ont reçu 120 milliards de crédits divers. 40 correspondaient à des investissements de sociétés capitalistes privées, 25 à des crédits commerciaux consentis par des entreprises capitalistes. Sur les 55 milliards restants qui constituent la dette publique des États, 50 étaient dûs aux pays capitalistes, 5 seulement aux pays dits communistes. Depuis, la situation semble avoir évolué plutôt dans le sens de la réduction de la part de l'URSS, car les grands pays impérialistes, atteints par l'inflation, d'une part, et par la nécessité de trouver des débouchés dans un contexte de crise, ont accéléré le rythme de leurs investissements et prêts à l'étranger.
Par ailleurs, comme le rappelle Le courrier des pays de l'Est publié par la Documentation Française, d'où ces chiffres sont tirés, l'URSS et les Démocraties Populaires concurrencent les exportations des pays sous-développés vers les pays capitalistes : les uns et les autres proposent textiles, meubles, confection, jouets et chaussures, toutes productions qui sont souvent celles de pays sous-développés.
Depuis quelques années, les pays de l'Est s'associent à certains travaux dans les pays sous-développés en prenant des participations dans des entreprises. Mais il ne s'agit là que d'un phénomène très marginal. Fin 1978 ils avaient investi 270,4 millions de dollars soit 148 fois moins que les entreprises capitalistes privées huit ans plus tôt (40 milliards en 1972) et encore l'URSS est-elle l'un des pays de l'Est qui investit le moins de cette manière.
Enfin, comme le remarquaient les représentants des pays sous-développés réunis dans le cadre d'une conférence en mai 1979 à Manille, les capitaux investis ou prêtés par les pays dits socialistes aux pays sous-développés, ont tendance à diminuer. En 1978, ils ne représentaient plus que 0,04 % de leur P.N.B. contre 0,08 % en 1973.
... et vers les pays industrialisés
Mais, si l'URSS n'exporte que très peu de capitaux vers les pays sous-développés, peut-être concurrence-t-elle l'impérialisme en investissant directement dans ses métropoles ?
En 1975, selon les Tableaux de l'Économie française publiés par l'I.N.S.E.E., l'ensemble des capitaux étrangers investis en France se montait à 8,98 milliards de francs dont 99,7 % en provenance de pays capitalistes développés et 0,3 % du reste du monde dont l'URSS mais aussi les pays pétroliers, l'Australie, l'Afrique, l'Amérique du Sud, etc. On le voit, l'exportation de capitaux soviétiques en France - si tant est qu'elle existe ! - ne représente vraiment pas grand-chose !
Par contre, même s'il ne s'agit pas d'investissements de capitaux à proprement parler, les puissances impérialistes parviennent, par le biais de crédits commerciaux, à faire rétribuer leurs capitaux par l'URSS et les Démocraties Populaires. En 1979, la dette publique de l'ensemble des pays de l'Est (sans la Yougoslavie) envers des banques occidentales se montait à 46 018 millions de dollars dont 12 834 millions pour la seule URSS Pour ce pays, la charge annuelle de la dette représentait, la même année, la valeur de 28 % des exportations soviétiques vers l'Ouest. Selon le Bilan Économique et Social du Monde qui publie ces chiffres, les créances sur les pays de l'Est seraient détenues par des banques anglaises (30 %), françaises (20 %), allemandes (20 %) et américaines (13 %).
L'URSS ne participe donc manifestement pas à la compétition qui oppose les impérialismes - même ceux de seconde zone - dans la course pour trouver des champs d'investissements pour leurs capitaux les uns chez les autres ou dans les pays sous-développés. Serait-il simplement un impérialisme faible ? Mais l'URSS est tout de même la deuxième puissance économique du monde ! Il faut croire donc qu'elle l'est devenue d'une autre manière, et sur une autre base que les puissances impérialistes qui, même lorsqu'elles sont petites, participent avec agressivité à la compétition internationale. Même les petites puissances impérialistes comme la Suisse ou les Pays-Bas sont très activement présentes, par un Nestlé ou un Philips, dans la course aux investissements des capitaux. Rien de tel pour l'URSS
On pourrait cependant penser que l'URSS ne serait qu'un impérialisme de troisième zone qui aurait mis à profit les circonstances particulières de la Seconde Guerre mondiale pour se tailler une sorte d'empire colonial, une zone réservée qu'elle se contenterait depuis d'exploiter et à l'occasion d'agrandir à la façon d'un impérialisme tout en étant incapable de concurrencer ses rivaux sur le terrain économique dans les pays sous-développés ou chez eux.
Pourtant, si les rapports de l'URSS avec les Démocraties Populaires sont en effet ceux d'un État suzerain avec ses vassaux, ils ne sont pas ceux qu'entretient une métropole impérialiste avec les pays qu'elle exploite, ne serait-ce que parce que certaines des Démocraties Populaires comme la Tchécoslovaquie ou la RDA sont des puissances industrielles plus avancées que l'URSS elle-même.
Si les échanges entre l'Union soviétique et les pays du glacis rappellent par certains côtés ceux qui se pratiquent entre pays développés et pays sous-développés, c'est, ici, l'URSS qui tient le rôle du pays sous-développé, et les Démocraties Populaires celui des pays industrialisés. Selon Catherine Séranne et Françoise Lemoine, auteurs d'une étude sur le COMECON (sorte de communauté économique entre les pays liés à l'URSS) parue à la Documentation Française, l'URSS « absorbe près de 40 % de leurs ventes d'équipements, et inversement dépend d'eux pour 70 % de ses achats de machines. La composition des exportations soviétiques vers le COMECON est, elle, fort différente (...) les produits primaires industriels y occupent en effet une place très importante : plus de 40 %. 16 % des achats de ces pays à l'URSS sont constitués par des combustibles (pétrole, gaz naturel, charbon) » . A noter que, selon Anita Tirapolsky, dans Panorama de l'URSS, près de 70 % du total des importations soviétiques en provenance de l'Ouest sont composés de produits manufacturés tandis que 75 % de ses exportations sont des combustibles et des matières premières. En fait, du point de vue de la structure de son commerce extérieur, avec les pays du COMECON comme avec les pays capitalistes, l'URSS est bien plus proche des pays sous-développés que des puissances impérialistes.
La place de l'URSS dans les échanges au sein du Comecon
De plus, la plupart des échanges au sein du COMECON se font en « rouble transférable », simple unité de compte entre pays du COMECON, non convertible en une autre monnaie, rendant quasi impossible toute spéculation financière. Les transferts de capitaux sont l'exception, la règle étant plutôt que chaque pays règle ses dettes en marchandises.
Jusqu'en 1963, les comptes commerciaux entre membres du COMECON devaient même s'équilibrer deux à deux : chaque pays devait vendre à chacun de ses partenaires autant qu'il recevait de lui. A cette date, pour pallier la rigidité d'un tel système fut créée une Banque Internationale de Coopération Économique (B.ICE.) qui, autorisant une compensation des dettes et des créances entre pays, introduisait une plus grande souplesse dans les échanges. La B.ICE. peut aussi accorder certains crédits. Pourtant, elle est loin d'être le canal par lequel passerait l'exportation des capitaux soviétiques vers les Démocraties Populaires. Faute d'avoir les disponibilités suffisantes, l'URSS a imposé que la part dé capitaux qu'elle devait, comme tous les États membres, apporter à la fondation de la B.ICE. soit minorée.
Les crédits qu'accorde la B.ICE. le sont à des taux tels (de 2 à 3 %) qu'il est difficile de parler de profit de capital financier. De plus, certains pays comme Cuba ou la Mongolie extérieure (qui font également partie du COMECON) disposent, pour des raisons politiques, de crédits à des taux encore plus faibles : de 0,5 à 2 %. Il est à noter d'ailleurs que les crédits les plus importants que l'URSS ait accordés aux Démocraties Populaires l'ont été pour des raisons politiques. Ce fut le cas en 1953, où l'URSS accorda un crédit de 680 millions de roubles à la RDA, à la suite des manifestations ouvrières de Berlin-Est, ou encore en 1956 où, à la suite de l'Octobre polonais, l'URSS consentit à la Pologne le crédit le plus important qu'elle ait jamais accordé : 1 800 millions.
La création, en 1971, d'une Banque Internationale d'Investissement n'a pas modifié la situation. L'apport de capitaux soviétiques a, là encore, été minoré. La majorité des crédits consentis le sont en rouble transférable mais non convertible à de faibles taux d'intérêt (3 à 5 %). Quant aux crédits accordés par la B.I.I. en devises convertibles, l'URSS en est, et de loin, la principale bénéficiaire : de 1971 à 1973, selon des chiffres publiés par une étude soviétique en 1975 cités par C. Séranne et F. Lemoine, l'URSS a reçu 252,4 millions de roubles en devises convertibles alors que l'ensemble des Démocraties Populaires n'en recevaient, elles, que 147,4 millions. On le voit, l'URSS, loin de disposer d'un surplus de capitaux qu'elle aurait un besoin vital d'exporter pour en tirer un taux de profit suffisant est, au contraire, bien souvent à court de capitaux. Elle doit faire appel à des crédits accordés par les Démocraties Populaires pour financer certains de ses équipements, en particulier dans le domaine du pétrole et du gaz, qu'elle rembourse en marchandises.
L'URSS n'est pas soumise aux mêmes nécessités économiques que l'impérialisme
En fait, ni vis-à-vis des pays de son glacis, ni vis-à-vis des pays sous-développés, et encore moins à l'égard des puissances impérialistes, l'URSS ne fait montre d'aucune des caractéristiques économiques de l'impérialisme. Loin d'être un pays exportateur de capitaux, elle n'est, au contraire, pas suffisamment riche pour financerses propres investissements. Il arrive - et c'est fréquemment le cas avec les pays de démocratie populaire - que forte de sa mainmise politique, la bureaucratie russe impose à ses « partenaires » des opérations économiques ou financières à son avantage, tout comme elle s'était livrée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au pillage des pays de son glacis. Mais de tels actes ne sont pas le trait distinctif de l'impérialisme. L'empire romain, qui vécut des richesses collectées dans tout le bassin méditerranéen, et en Europe occidentale les conquistadores espagnols qui s'enrichirent de la mise à sac du Nouveau Monde, étaient peut-être impérialistes au sens originel du terme, ils ne l'étaient pas dans son acception marxiste, pas plus que l'URSS ne l'est aujourd'hui.
Que l'URSS ne soit pas une puissance impérialiste au sens marxiste du terme ne rend pas ses interventions et son « expansionnisme » meilleurs. La bureaucratie stalinienne fait preuve de la même brutalité et du même cynisme que l'impérialisme.
Cependant, l'URSS d'une part et les pays impérialistes de l'autre n'obéissent pas aux mêmes lois, ne possèdent pas les mêmes ressorts internes.
La nécessaire exportation de leurs surplus de capitaux conduit les puissances impérialistes à intervenir aux quatre coins du monde. Il n'est pas un pays - y compris les pays dits socialistes - qui échappe à leur exploitation. En recevant leurs capitaux, en achetant leurs produits ou en leur fournissant des matières premières, tous y sont, d'une manière ou d'une autre, soumis. Cette omni-présence correspond, pour l'impérialisme, à une nécessité vitale. Le capital financier étouffe dans ses frontières nationales. Un marché mondial toujours plus vaste, à pénétrer toujours plus profondément, lui est indispensable. De plus, cette présence économique s'accompagne, partout où les gouvernants ou les peuples n'ont pas su, pas pu ou pas voulu s'écarter de lui, d'une présence diplomatique voire militaire. C'est fondamentalement son économie, la nécessité pour le capital financier de trouver toujours de nouveaux débouchés, qui conduit l'impérialisme à être présent sur le globe entier et les diverses puissances impérialistes à se livrer une concurrence sans merci. Ces guerres commerciales et financières ont déjà, par deux fois depuis le début du siècle, conduit le monde à des guerres inter-impérialistes. Cela ne signifie pas, bien entendu, que l'impérialisme ne puisse en aucun cas accepter de perdre ici ou là le contrôle de tel ou tel pays. Par ailleurs, toutes les interventions diplomatiques ou militaires des puissances impérialistes ne sont pas dictées par des considérations économiques immédiates. A maintes reprises, au cours des décennies écoulées, l'impérialisme est intervenu pour des raisons essentiellement politiques. Mais il n'empêche que ses interventions - ou au contraire son absence d'intervention - se déroulent sur la toile de fond d'une économie qui le pousse inexorablement à la conquête de nouveaux marchés. C'est cette nécessité qui fait que l'impérialisme porte en lui-même les guerres qui sont, en dernier ressort, l'expression et le prolongement militaires des rivalités économiques qui existent en permanence. L'URSS n'est pas, elle, soumise aux mêmes nécessités. Son économie planifiée lui permet d'échapper pour une part aux lois qui régissent l'économie capitaliste même si la planification bureaucratique la fait souffrir d'autres maux.
L'URSS n'est pas contrainte de s'ouvrir, coûte que coûte, des marchés ou d'exporter ses capitaux comme le sont les pays impérialistes. Cela n'empêche bien évidemment pas l'Union soviétique de contrôler sa zone d'influence ou de l'agrandir à chaque fois qu'elle le peut, y compris par les moyens les plus brutaux. Mais même si pour les populations opprimées la différence est minime entre l'oppression telle que la pratique la bureaucratie et celle que pratique l'impérialisme, du point de vue de la situation internationale, elle est de taille. C'est l'impérialisme, ses rivalités ; c'est la soif du profit des grands trusts qui constitue pour le monde une menace permanente de guerres - et de guerre mondiale.