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L'inflation, la crise économique et les plans gouvernementaux
En s'installant au gouvernement en septembre 1976 le Premier ministre Raymond Barre affirmait que son action se placerait sous le signe de la « lutte contre l'inflation ». Son plan d'action économique, le « plan Barre », avait en effet pour objectif assigné de modérer la hausse des prix par une politique d'austérité. C'est en tout cas sur ce point que devait des mois durant porter la publicité gouvernementale.
Deux ans après, le même gouvernement Barre ne parle plus guère de lutte contre l'inflation. Il mène une politique de libération générale des prix et montre lui-même l'exemple en procédant à de fortes hausses des tarifs publics. Toute son attitude montre qu'il considère l'inflation comme une donnée de fait, dont il faut s'accommoder.
Le changement de ton gouvernemental correspond-il à un changement de politique ? En fait, ce changement est plus apparent que réel. Même au temps des soi-disant efforts du gouvernement Barre pour « lutter contre l'inflation », en 1977, la hausse des prix a atteint le taux de 9 % l'an. En 1978, elle devrait atteindre environ 10 % : les gouvernants sont sans doute les premiers à savoir que leurs discours sont de bien peu d'effet sur le taux d'inflation.
Mais s'il n'y a pas changement de politique, les contradictions des discours officiels reflètent bien les contradictions de la politique des gouvernements de la bourgeoisie face à l'inflation. En gestionnaire des intérêts du grand capital, le gouvernement cherche à la combattre, ou tout au moins à la limiter. Car lorsque l'inflation se généralise, ou atteint des taux très importants, c'est tout le commerce international qui se dérègle et devient imprévisible, sans parler des possibilités, plus dangereuses encore, de banqueroute financière.
Mais par ailleurs, le gouvernement ne peut s'en prendre aux causes réelles de l'inflation. Car c'est tout le système capitaliste qui, aujourd'hui, engendre celle-ci. Et, en gouvernement de la bourgeoisie, il contribue lui-même en fait à l'entretenir. Dans les conditions de la crise économique, les mesures par lesquelles la bourgeoisie tente de restaurer ses profits sont des mesures inflationnistes. Combattre réellement cette inflation serait s'en prendre, justement, à ces profits.
C'est pourquoi la soi-disant « lutte contre l'inflation » que différents gouvernements prétendent mener en adoptant des politiques d'austérité, cache bien mal leur véritable opération : restaurer le taux de profit capitaliste, aux dépens notamment de la classe ouvrière. La politique du gouvernement Barre, entre autres, le montre bien.
L'inflation généralisée
Sans doute, l'inflation, comme la crise, est mondiale, et les gouvernements ne se font pas faute de le répéter pour expliquer leur impuissance. Et c'est en effet d'abord dans le cadre de cette inflation mondiale, devenue un mal généralisé de l'économie capitaliste, qu'il faut replacer la politique gouvernementale.
Les raisons d'ensemble de l'inflation mondiale sont bien connues. Tous les gouvernements bourgeois, sans exception, se servent de la manipulation monétaire pour soutenir leurs capitalistes. Ouvrant des crédits aux entreprises, leur assurant d'importantes commandes d'État, ils couvrent alors le déficit de l'État par la simple émission de papier monnaie ; soit directement, soit par l'intermédiaire des banques qui, lorsqu'elles ouvrent des crédits, ne font rien d'autre elles aussi que fabriquer, à partir de rien, de la monnaie.
Cette création effrénée de monnaie ne peut que déboucher, à un moment ou à un autre, sur une méfiance généralisée en la monnaie, et sur la dépréciation permanente de celle-ci, c'est-à-dire sur l'inflation. C'est ce qui se produit depuis des années, avec une accélération notable depuis la généralisation de la « crise monétaire ».
Si les gouvernements peuvent à la rigueur agir sur les masses monétaires en circulation sur le plan national, ils sont sans moyen aucun sur le plan international. Or c'est essentiellement à cette échelle que se déroulent aujourd'hui les spéculations monétaires.
Car, si tous les États ont inondé le marché de leur monnaie, cela est particulièrement vrai du plus puissant d'entre eux : les USA. Ceux-ci sont d'ailleurs les seuls à pouvoir le faire sans inconvénient notable. Car leur monnaie, le dollar, étant devenue pratiquement la seule monnaie de règlement international, ils disposent ainsi du privilège de pouvoir régler leurs achats, sur le marché mondial, et couvrir le déficit de leur balance des paiements, par la simple émission de monnaie. Pour tout État, une telle politique comporte à un moment ou à un autre le risque d'une dépréciation catastrophique de la monnaie, et c'est pourquoi ils ne peuvent en user que dans certaines limites. Mais les USA, en ce qui les concerne, ont une marge de manoeuvre bien plus grande que leurs concurrents. Le fait que le dollar soit la monnaie des règlements internationaux, et le fait que leurs propres réserves soient le plus souvent des richesses... en dollars, ont contraint tous les gouvernements à participer à la défense du dollar et à limiter sa baisse, sous peine de voir l'économie mondiale s'effondrer et en particulier la leur propre.
En tout cas, le marché monétaire, les coffres des banques sont maintenant encombrés de dollars dont les possesseurs espèrent simplement qu'ils ne se déprécieront pas trop, ou qu'ils cherchent, pour se couvrir ou simplement pour spéculer, à échanger contre des monnaies réputées plus fortes, comme le mark allemand ou le franc suisse. Il en résulte des mouvements spéculatifs incessants, qui peuvent de façon imprévisible s'en prendre à telle ou telle monnaie. Car aucun État n'a le contrôle de cette masse monétaire.
Les « changes flottants » et l'équilibre du commerce extérieur
La spéculation monétaire a aujourd'hui débouché sur la généralisation des « changes flottants ». Les gouvernements ont renoncé à garantir une parité fixe de leur monnaie et, au gré des mouvements spéculatifs, chaque monnaie peut voir son cours monter un jour pour dégringoler de plus belle le lendemain. Et il suffit de peu de chose pour déclencher la spéculation contre une monnaie ; il suffit pour cela que, pour une raison ou pour une autre, les détenteurs de cette monnaie craignent une prochaine dépréciation : un rythme de hausse des prix un peu élevé dans le pays, un déficit de la balance des paiements, l'annonce d'un important déficit du budget, peuvent déclencher la crainte de la baisse... et la spéculation contre cette monnaie, les détenteurs de celle-ci cherchant à s'en dessaisir au plus vite. Il reste alors au gouvernement du pays, s'il veut empêcher sa monnaie de trop baisser, à intervenir sur les marchés des changes. Sa banque centrale peut, en effet, tenter de défendre la valeur de sa monnaie en vendant ses réserves de devises, principalement et généralement ses réserves en dollars. Mais cette défense est le plus souvent vaine.
Sans doute, pour la bourgeoisie du pays concerné, la baisse de la valeur d'une monnaie n'a pas seulement des inconvénients. Au point que la dévaluation ou maintenant, dans le système des « changes flottants », la simple baisse de la monnaie sont des armes pour tenter de prendre un avantage commercial sur les concurrents. Les différents pays capitalistes ne se sont pas fait faute de l'utiliser ces dernières années. En effet, si par exemple le franc baisse, les marchandises françaises, sur les marchés étrangers, voient aussitôt baisser leur prix en monnaie du pays, et peuvent du coup prendre l'avantage sur les marchandises concurrentes.
Mais l'ennui est que, tout d'abord, si les exportations peuvent progresser ainsi, réciproquement, la baisse du franc par exemple fait que les marchandises importées coûtent plus cher en francs, ce qui entraîne une hausse des prix de toutes les marchandises fabriquées avec des produits importés, donc finalement une hausse de tous les prix.
Finalement, l'avantage pris sur les marchés étrangers peut fort bien se révéler éphémère. Par contre, du fait de la baisse de la monnaie, les importations coûtent plus cher au pays, et si en retour les exportations ne progressent pas de façon importante, le déficit du commerce extérieur peut se trouver accru, et avec lui, l'endettement du pays. Du coup, sa monnaie peut de nouveau baisser, et la crise s'élargir ainsi en spirale, menaçant le pays de banqueroute.
Le seul pays à pouvoir jouer ce jeu sans trop de risque est les USA, pour la bonne raison que le déficit de leur commerce extérieur est payé... en dollars qu'ils fabriquent eux-mêmes. Mais les autres pays, qui payent leurs achats extérieurs en dollars, courent le risque de voir leurs réserves se vider : à la guerre des monnaies, ils ne peuvent qu'être perdants.
Les gouvernements des pays industrialisés, et en particulier ceux des pays occidentaux, protestent régulièrement contre cette politique des USA, et s'inquiètent à chaque budget américain de l'importance du déficit prévu par le gouvernement US. On les voit même tenter périodiquement de se passer du dollar, en mettant sur pied, par exemple, un projet de monnaie européenne qui, jusqu'à présent, s'est révélé vain et a toutes les chances de le rester. Mais ils n'ont en fait pas d'autre choix, dans le cadre du capitalisme, que de subir la loi du plus puissant d'entre eux : les USA. La « loi du dollar » ne traduit rien d'autre : dans le contexte de la crise économique généralisée, le gouvernement des USA a la possibilité de faire supporter à ses partenaires et concurrents une partie des frais de sa propre crise. C'est ce qu'il fait en soutenant son économie par une inflation dont ses partenaires font les frais, et qui en même temps, vise à permettre aux industries américaines d'affermir ou de conquérir des positions dominantes sur les principaux marchés.
Les objectifs de « l'austérité »
Ainsi, c'est toute la situation économique mondiale qui accroît la dépendance et l'impuissance des gouvernements face à l'inflation.
Contraints de subir, en plus de leur propre crise, la crise de leur puissant « allié », il reste aux gouvernements des pays industrialisés à naviguer à vue, comme ils le peuvent, dans le contexte de la crise économique et de la « loi du dollar », en tentant d'éviter la banqueroute dans les paiements extérieurs. Et leur réaction a été le plus souvent l'adoption d'une politique d'austérité. Cela a été le cas, entre autres, du gouvernement français de Raymond Barre.
Quel était le but de cette politique d'austérité ? De l'aveu du gouvernement, il s'agissait de limiter la hausse des prix car, disait Raymond Barre en présentant son plan, « la poursuite d'une inflation rapide provoquerait inéluctablement un déficit croissant des échanges extérieurs ».
C'était dire très nettement l'objectif du gouvernement dans sa « lutte contre l'inflation » : éviter un déséquilibre du commerce extérieur et une dépréciation accélérée de la monnaie qui s'alimentent l'un l'autre et débouchent finalement sur une situation d'endettement préjudiciable à la bourgeoisie française. Il fallait limiter l'inflation pour éviter d'entraîner la bourgeoisie dans une catastrophe financière.
Mais Barre définissait en même temps les moyens qu'il comptait utiliser pour limiter l'inflation. Il voyait en effet à l'inflation française une cause principale dans ce qu'il nommait « l'augmentation trop rapide des coûts ». Celle-ci était due selon lui à deux raisons : la première était la hausse des prix des matières premières importées. La seconde était la progression des rémunérations trop rapide à son goût.
Sur le premier point, le gouvernement Barre comptait agir en réduisant les importations de matières premières. Et parmi celles-ci, comme tous les gouvernements des pays industrialisés, il mit l'accent sur la consommation, excessive selon lui, de pétrole. Car de toutes les matières premières importées, le pétrole est pratiquement la seule qui, à peu près directement, serve à la consommation populaire et dont on peut donc limiter l'importation en faisant pression, non sur les industriels, mais sur les masses populaires.
Sur le second point, la « progression trop rapide des rémunérations », le gouvernement Barre comptait agir en empêchant la hausse des salaires d'être plus forte que la hausse officielle des prix.
Dans les deux cas, si le but officiel était de réduire l'inflation dans l'intérêt de toute la population, le principal objectif tracé était de réduire le déficit du commerce extérieur en agissant sur le seul facteur auquel le gouvernement envisageait de toucher : c'est-à-dire en réduisant, non les importations superflues, mais la consommation des masses populaires.
Dans un monde en proie à l'inflation, le pouvoir d'achat des masses laborieuses était ainsi désigné comme l'ennemi à combattre, non parce que Barre y voyait la cause réelle de l'inflation, mais parce que c'était le seul facteur sur lequel il comptait agir pour maintenir l'équilibre financier du pays sans toucher aux profits de la bourgeoisie. Et il est de fait que le plan Barre a réduit la consommation des masses populaires, tout à la fois en modérant la hausse des salaires et en favorisant la hausse de certains prix, notamment ceux des produits pétroliers. Mais dans cette tâche, Barre a été puissamment aidé par les effets de la crise elle-même.
En effet, l'extension du chômage par exemple pèse évidemment sur le niveau général des salaires, mais de plus elle réduit directement le niveau de vie de toute une partie de la classe ouvrière, qui ne dispose plus pour toute ressource que des allocations de chômage, ou de l'aide des proches qui ont encore un emploi. La consommation globale des travailleurs est ainsi réduite de façon importante.
Quant à combattre réellement l'inflation, c'était et cela reste, pour le gouvernement, une tout autre affaire. Car celle-ci garde en fait toutes ses raisons d'être et de continuer.
La continuation de la hausse des prix, pour une part, n'est rien d'autre que la répercussion, sur les prix intérieurs, des effets de l'inflation mondiale. La bourgeoisie ne fait que répercuter sur les prix de vente la hausse des prix des matières premières importées. Mais de plus le plan Barre lui-même assignait un autre but : augmenter le profit des entreprises pour « accroître leur capacité à investir », sans quoi, déclarait Barre, l'emploi aurait été gravement menacé.
On sait que les investissements en question n'ont eu pour effet, dans la plupart des cas, que de supprimer des emplois. Mais le but était en tout cas clairement indiqué : accroître la part du profit et diminuer la part des salaires.
Enfin, la crise en elle-même contribue directement à la hausse des prix. La réduction de la consommation populaire entraîne une baisse de la production des entreprises. Dès lors, c'est sur un moins grand nombre de produits fabriqués que celles-ci amortissent leurs frais généraux incompressibles. Là aussi, dans l'augmentation des prix, les consommateurs de ces produits payent les frais du maintien du taux de profit des entreprises.
Ainsi, c'est par le biais de l'inflation que s'opère, dans le cadre de la crise, un transfert général des revenus, les classes laborieuses payant, par la diminution de leurs revenus réels, les frais du maintien des taux de profit du grand capital. Ajoutons que, comme toujours, la politique de subvention directe de l'État au grand patronat joue dans le même sens. Car si l'État accorde aux grands capitalistes ses largesses, à coups de milliards de subventions destinés à leur permettre d'investir ou de se moderniser pour affronter la concurrence ou simplement éponger leurs dettes, il dispose de deux moyens de financement parallèles ; soit le financement par l'impôt, qui constitue pour l'essentiel un prélèvement sur les masses populaires, soit le financement par un déficit budgétaire, c'est-à-dire finalement par l'inflation, soit le financement par ces deux opérations conjuguées, qui de toutes façons reviennent à un prélèvement sur les masses populaires.
Ainsi, la « lutte contre la hausse des prix », à laquelle appelle la bourgeoisie en crise, cache bien mal son véritable objectif : maintenir au prix d'une réduction du niveau de vie de la population, les profits du grand capital, avec entre autres conséquences... la continuation de la hausse des prix et de l'inflation.
Les limites du marché capitaliste
Mais cette politique de la bourgeoisie et des gouvernements se heurte à des limites bien précises, qui sont dues à la crise elle-même. L'inflation et les divers prélèvements sur le revenu des masses populaires contribuent à entretenir le faible niveau de consommation de celles-ci, et finalement le faible niveau des affaires en général, donc le chômage et la sous-consommation. L'inflation et la crise s'entretiennent ainsi l'une l'autre.
Il existe bien sûr une solution, que les représentants de la bourgeoisie indiquent haut et fort : l'exportation. Puisque la crise limite de plus en plus le marché intérieur, il faut que les capitalistes se lancent à l'assaut des marchés extérieurs. D'ailleurs, pour avoir quelques chances de l'emporter sur leurs concurrents, il faut qu'ils réduisent leurs prix de revient, à la fois en rationalisant leurs entreprises, c'est-à-dire en licenciant des travailleurs, et en augmentant le degré d'exploitation de ceux qui restent, voire même en vendant à perte sur les marchés extérieurs, quitte à se rattraper sur le marché intérieur.
Ainsi, « l'effort vers l'exportation » auquel le gouvernement appelle si fort, contribue encore à sa façon à déprimer le marché intérieur... et à augmenter, pour la bourgeoisie, la nécessité de trouver des débouchés à l'exportation de ses produits.
Le seul ennui est évidemment que, sur les marchés extérieurs, la bourgeoisie se heurte à des concurrents tout aussi avides qu'elle, et pour les mêmes raisons, de trouver des débouchés, et qui d'ailleurs la concurrencent également sur ses propres marchés intérieurs. Il serait tentant évidemment, en retour, de revenir au protectionnisme.
Mais le risque serait grand, alors, de se heurter à des mesures de rétorsion du même type, qui limiteraient alors les possibilités de recourir à l'exportation.
A cet égard, le gouvernement Barre se vante des résultats obtenus, et en particulier d'avoir rétabli l'équilibre de la balance des paiements. En réalité, si ce rééquilibrage provient en partie de la progression des exportations, il provient surtout de la faiblesse des importations, due elle-même à la basse conjoncture et à la faiblesse de la consommation Intérieure. Enfin, ce rééquilibrage est fragile : en particulier, il est à la merci d'une nouvelle baisse du franc, qui augmenterait le prix des importations sans que le revenu des exportations puisse nécessairement progresser dans les mêmes proportions. Or, la continuation de l'inflation intérieure rend inéluctable, à un moment ou à un autre, le réajustement de la valeur de la monnaie par rapport à celle des pays où l'inflation est moins forte.
Ainsi, c'est dans tout un noed de contradictions que se débat la bourgeoisie française, comme ses congénères des autres pays impérialistes d'ailleurs. Les mesures prises pour maintenir le taux de profit accélèrent l'inflation. Mais c'est justement cette inflation qui entraîne le désordre monétaire, la crise économique, et qui rend fragile toute conquête de débouchés sur les marchés extérieurs. En définitive, sur les marchés d'exportation comme sur le marché intérieur, la bourgeoisie se heurte à un marché devenu trop étroit pour les forces productives. Tous les artifices auxquels elle a recours pour pallier ce fait ne parviennent plus à masquer cette profonde et grave crise de débouchés, à laquelle elle se heurte de tous côtés, dans ses tentatives pour maintenir le taux de profit des capitalistes.
Les « canards boiteux »
Dès lors, il devient inévitable qu'un certain nombre de capitalistes, ceux qui sont les moins bien placés dans la compétition et que le gouvernement traite gracieusement de « canards boiteux » soient sacrifiés. La fermeture de leurs usines ne fait qu'accroître encore plus le chômage, tandis qu'ils conservent leur capital, qui sert alors à la restructuration des concurrents mieux placés. De façon bien classique, la crise est alors l'occasion de la concentration du capital.
Dans ce cadre, les mesures de « libération des prix » prises récemment par le gouvernement Barre semblent à première vue aller en sens inverse. D'autant que ces mesures ne concernent pas seulement la grande industrie. Le gouvernement, en ouvrant les vannes des prix, obéit évidemment à des raisons politiques et cherche à donner satisfaction à une petite bourgeoisie inquiète de la situation économique et du bas niveau des affaires ; Barre lui permet de se rattraper, ou de tenter de le faire, en augmentant ses marges. Les décisions de Barre donnent ainsi à la petite bourgeoisie la possibilité de mettre en place une véritable échelle mobile pour protéger ses revenus contre l'inflation. Barre tâche ainsi de s'attacher malgré tout une classe sociale qui forme l'essentiel de son électorat.
Mais ce cadeau est en fait empoisonné. Car il ne suffit pas, pour les petites et moyennes entreprises qui vendent sur le marché intérieur, d'augmenter leurs prix pour vendre. Au contraire même, cette mesure risque de jouer encore un peu plus dans le même sens : en réduisant encore un peu plus le pouvoir d'achat des classes laborieuses, elle réduira encore la consommation intérieure. Cela trace une limite précise au maintien des revenus de la petite bourgeoisie. Celui-ci passe, lui aussi, par l'élimination, en son sein, des entreprises les plus faibles, travaillant à la limite de la rentabilité. Ainsi, cette libération des prix pourrait ne présager rien d'autre qu'une exacerbation de la concurrence, et finalement l'accélération de la ruine pour une partie de la petite bourgeoisie. Toute une fraction de celle-ci peut ainsi faire les frais elle aussi, en fin de compte, de l'inflation, et à travers elle de la restructuration et de la concentration du capital dans les conditions de la crise.
Le bilan de l'austérité
Ainsi, deux ans après le lancement de son plan, baptisé « plan de lutte contre l'inflation », le gouvernement Barre avoue presque ouvertement ses objectifs réels : faire payer aux classes laborieuses le maintien du taux de profit, et les « efforts vers l'exportation », privilégier, au sein de la bourgeoisie elle-même, la grande industrie exportatrice. Mais c'est justement cette politique qui entraîne, qu'il le veuille ou non, la continuation de l'inflation avec tous les inconvénients qu'elle comporte, justement, pour la grande industrie exportatrice freinée par le désordre monétaire. Il ne reste alors au gouvernement que la solution de chercher à limiter ces inconvénients, en essayant seulement d'éviter une dépréciation excessive de la monnaie, dangereuse sur le plan extérieur.
Le but du gouvernement est de tenter de permettre à la grande industrie française de surnager le moins mal possible, dans le contexte de la crise internationale et de la concurrence exacerbée. Le bilan de l'austérité, le succès ou l'insuccès des plans du gouvernement dans ces conditions, ne se mesurent pas au succès ou non de sa « lutte contre la hausse des prix » ; ils se mesurent aux plus ou moins bons résultats des industries exportatrices sur les marchés extérieurs d'une part, à la capacité du gouvernement à faire accepter à la classe ouvrière les frais de sa politique d'austérité d'autre part. Telles sont les deux véritables inconnues ; il est vrai qu'elles sont de taille.