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L'impérialisme français en Afrique noire
Il y a deux mois, Bokassa Ier, empereur de Centrafrique, était limogé et remplacé par David Dacko.
Par crainte que les révélations d'Amnesty International n'entraînent à la tête de l'État centrafricain des changements de personnel qu'ils n'auraient pas souhaités et pas contrôlés, et par crainte que ces changements politiques nuisent aux intérêts capitalistes français là-bas, les dirigeants politiques de l'impérialisme français sont intervenus eux-mêmes. Deux mois après que la décision de lâcher Bokassa ait été prise dans le secret des cabinets de l'Élysée et de certaines ambassades africaines, elle était appliquée. Mille parachutistes français atterrissaient alors à Bangui, amenant avec eux dans les soutes de leurs avions David Dacko.
C'était « l'opération Barracuda » que l'hebdomadaire Jeune Afrique dénonçait en ces termes dans son éditorial du 3 octobre : « Aux opposants centrafricains a été dévolu le rôle de figurants chargés de la diversion et de faire semblant de vendre la peau de l'ours qu'ils n'ont pas tué. Le prédécesseur de Bokassa, « élu » pour être son successeur, a bien voulu, lui, jouer ce qu'on appelle en termes de théâtre les utilités. Au-dessus, si l'on peut dire, dans la coulisse en tous cas, trois ou quatre chefs d'État africains parmi les plus considérables ont accepté d'être les coauteurs du ballet tout en laissant au président de la République française le soin de le signer ; à ses services et à son armée, celui d'organiser la représentation. Et c'est ainsi que, vingt ans après l'indépendance des États africains, presque sous nos yeux - à cœur ouvert ! - , la France a décidé, organisé et exécuté un « coup » par lequel un chef d'État africain, choyé jusqu'en 1978, mais qui a cessé de plaire en 1979, est détrôné et remplacé par l'homme qu'elle a choisi » .
C'est l'impérialisme français qui règne donc ouvertement à Bangui.
Des dictatures sanguinaires gardiennes des intérêts capitalistes français
Giscard et ses ministres ont invoqué des soucis humanitaires pour justifier leur opération militaire. La France serait intervenue pour libérer les Centrafricains d'une dictature sanguinaire. Prétextes hypocrites.
David Docko, successeur de Bokassa après avoir été son prédécesseur à la tête de l'État centrafricain, « nouvel » homme de l'Élysée après avoir été l'ancien, est tout juste un peu moins déconsidéré que l'ex-empereur. Des années durant, il a été conseiller personnel de Bokassa. Il gouverne aujourd'hui avec l'ancien appareil politique et militaire de Bokassa presque au grand complet. Et un mois à peine après son installation au pouvoir, à la fin octobre, il avait déjà à faire face à des manifestations de rue d'enseignants et d'étudiants, et à les réprimer militairement. De même que d'emblée, en refusant aux divers opposants à son régime tout droit d'expression - Ange Patassé, concurrent le plus sérieux, a même été arrêté - Docko instaurait la dictature, la même qu'imposait Bokassa. Tout comme Bokassa, c'est à l'appui politique et militaire de l'impérialisme français qu'il doit d'avoir obtenu sa place, et pour l'instant de la conserver. Il est de notoriété publique que l'armée et la gendarmerie centrafricaines sont quasiment inexistantes et que ce sont les parachutistes français qui font régner l'ordre à Bangui.
Et de même que des renforts militaires français viennent de s'installer en Mauritanie, dans un pays où l'exploitation des mines de fer de Zouérate intéresse quelques grands trusts français, l'armée française fait la loi en Centrafrique - pour protéger les mêmes intérêts capitalistes.
Quels intérêts ? Entre autres ceux de la famille Giscard d'Estaing.
Le quotidien Le Monde du 11 octobre a énuméré les noms et les sigles des sociétés industrielles, bancaires et financières opérant outre-mer où les membres de la famille Giscard ont, ou ont eu, des intérêts.
Pour ce qui est d'Edmond Giscard d'Estaing, père du président, il entrait en 1930 à la Société Financière Française et Coloniale, spécialisée dons les investissements outre-mer, notamment en Indochine.
Après quelques difficultés rencontrées par ladite société, il passait en 1935, à titre de président, dans une autre qu'il ne quitta qu'en 1973 pour la retraite : la Financière Française et Coloniale, qui transforma son nom par la suite - décolonisation oblige - en Société Financière pour la France et les Pays d'Outre-Mer. Cette SOFFO gérait un ensemble de participations dans des entreprises ayant leurs activités dans les anciennes colonies françaises, jusqu'en 1950 essentiellement en Indochine dans les plantations d'hévéas (le caoutchouc était traité ensuite en France, en particulier par la société Bergougnan, maintenant reprise par Michelin, dont Edmond Giscard était aussi administrateur). Mais après 1950 - c'était la guerre en Indochine qui s'est terminée comme on sait pour la France - , la SOFFO réinvestissait en Afrique, notamment dans l'ancienne Afrique Équatoriale Française (AEF) où elle avait déjà des intérêts. Et l'ancienne AEF, c'était entre autres l'actuel Centrafrique.
Là, la fameuse SOFFO, ancienne et nouvelle appellation, a détenu quelque 40 % d'actions d'une des grandes sociétés qui régna longtemps sans partage dans l'ex-Oubangui-Chari, la Compagnie Forestière de Sangha-Oubangui (CFSO), qui exerça un véritable droit de vie et de mort sur les populations indigènes des territoires qu'elle avait en concession.
Mais il y a aussi François Giscard d'Estaing, cousin germain de Valéry. De 1958 à 1968, il a été directeur de la Banque Centrale des États de l'Afrique Équatoriale et du Cameroun. En 1969, il devient conseiller financier auprès du président de la République du Tchad, Tombalbaye. Puis, en 1978, il est administrateur de la SAFA Cameroun qui exploite des plantations d'hévéas et à laquelle la Caisse Centrale de coopération économique a versé 550 000 000 (550 millions) de francs CFA (soit onze millions de francs français nouveaux), de prêt à long terme pour cette plantation. Notons au passage qu'on voit là, concrètement, où vu et à qui vu « l'aide » dite de « coopération » avec l'Afrique.
Et puis, il y a Jacques Giscard d'Estaing, un autre cousin du président de la République - directeur général adjoint de l'Institut d'émission des Départements d'Outre-Mer, directeur financier du CEA. De 1962 à 1969, il a été chef de service des Départements et Territoires d'Outre-Mer à la Caisse Centrale de coopération économique. Cette caisse, c'est justement celle qui a versé onze millions de francs nouveaux à une société dont l'autre cousin Giscard était administrateur.
Voilà un raccourci brillant de la façon dont on s'entraide dans la famille Giscard, entre hommes d'affaires d'une part et prétendus « administrateurs » ou « fonctionnaires » salariés de l'autre. Les postes que détiennent les uns, ceux qui décident les prêts à la direction d'organismes étatiques dits de « coopération », permettent aux autres d'empocher.
Chez les Giscard, les bons services entre hommes d'affaires et hommes d'État sont évidents car les uns et les autres sont de la même famille et les liens de parenté peuvent difficilement être cachés.
Mais le monde de la bourgeoisie vit ainsi, d'une multitude de liens et d'intérêts qui s'interpénètrent et qu'il est souvent impossible de démêler, puisque la bourgeoisie s'est protégée juridiquement contre toute indiscrétion par la création de sociétés dites « anonymes », non pas qu'elles n'aient pas de propriétaires ou d'actionnaires, mais parce qu'ils peuvent en toute légalité cacher leur nom derrière l'anonymat.
Ainsi, les intérêts de la famille Giscard en Afrique, mis en lumière par le quotidien Le Monde, ne sont que la partie visible de l'iceberg des intérêts capitalistes français dans ce continent, et des rapports étroits qu'ils entretiennent avec les gouvernants.
Et ce sont ces intérêts capitalistes, et eux seuls, qui ont entraîné l'intervention militaire : Bokassa a été destitué et remplacé par Docko, par les bons soins d'un millier de parachutistes français toujours présents en Centrafrique, pour préserver les affaires de la famille Giscard, et de bien d'autres. Malgré l'indépendance politique formelle de certains États africains, l'impérialisme français continue à y défendre ses intérêts économiques, comme au temps des colonies, par la politique de la canonnière.
Le régime de Bokassa était certainement un régime odieux, fait de massacres, de terreur et de misère. Mais c'est qu'il protégeait, contre la population, les intérêts capitalistes français, comme le régime de Dacko continue de le faire. Et en matière de pillage, de meurtres ou autres exactions contre les populations, les treize ans de règne de Bokassa n'ont rien été comparés aux quelque soixante-dix ans d'exploitation et d'oppression subies par son pays à l'époque coloniale.
Aucune commune mesure, c'est à l'impérialisme français, à la bourgeoisie colonisatrice que revient la palme, si l'on ose dire.
Soixante-dix ans d'exploitation et d'oppression coloniales
Avant de devenir État indépendant, en 19581960, la terre centrafricaine s'appelait Oubangui-Chari. Avec le Moyen-Congo, le Tchad et le Gabon l'Oubangui-Chari était l'un des quatre territoires de l'AEF, Afrique Équatoriale française.
L'auteur d'un livre sur l'histoire de la République Centrafricaine, Pierre Kalck, administrateur de la France d'Outre-Mer en Oubangui-Chari avant l'indépendance et conseiller technique du gouvernement centrafricain après l'indépendance et jusqu'à 1967 reconnaît en tête d'un de ses chapitres : « Tardivement explorée, âprement disputée entre les puissances occidentales, la terre centrafricaine, répartie entre des sociétés créées pour la circonstance, devait être l'objet, au cours des vingt premières années du XXieisuper0 siècle d'une exploitation hâtive, assimilable au pillage. Sa population, durement atteinte, ne s'en relèvera jamais ».
En effet, la population de l'Afrique Équatoriale, estimée à quelque quinze millions d'individus au début du XXe siècle, était déjà tombée à quelque trois millions en 1921.
Aujourd'hui, tout le monde dénonce la Traite des Noirs pratiquée durant trois cents ans, jusqu'à la moitié du XIXe siècle, par les compagnies occidentales. La Traite des Noirs a fait des millions de victimes. Mais la colonisation administrative et militaire qui a connu son apogée au début du XXe siècle, a fait des millions de morts aussi, sur lesquels la bourgeoisie se tait, car sa colonisation, par contre - Jean FrançoisPoncet, ministre des Affaires Étrangères l'a rappelé tout récemment - aurait été une œuvre civilisatrice.
En matière de politique coloniale en Afrique Équatoriale, la Troisième République avait calqué ses méthodes sur celles inaugurées par le roi de Belgique, Léopold, dans son propre fief colonial, le Congo Beige, devenu le Zaïre après l'indépendance.
Au lieu d'imposer sa domination par la seule installation d'un pouvoir administratif et militaire direct, l'État français, après un partage laborieux des immenses étendues de cette partie de l'Afrique avec l'Allemagne, la Belgique et l'Angleterre, fit cadeau de centaines de milliers de km² de terres souvent inexplorées à quelques dizaines de grandes sociétés commerciales et financières.
En ce début de XXe siècle, cette région qu'on appelait encore du terme général de Congo était à la mode chez les hommes d'affaires français. C'était l'engouement pour le Congo ; chacun voulait son morceau de Congo. Et ce fut une orgie de concessions.
De mars à juillet, une superficie de 650 000 km², soit 70 % de la surface du Congo de l'époque, c'est-à-dire de la future AEF, était concédée pour une durée de trente ans à quarante sociétés ayant toutes leur siège à Paris, Lille, Roubaix ou Le Havre.
Sur leurs territoires, les compagnies considéraient les hommes et les produits de leur travail comme leur propriété. Les populations étaient donc livrées aux compagnies et à leurs agents. Elles en devenaient esclaves, et le long martyre du Congo commençait.
L'activité des compagnies était le commerce. Dans quelques centres commerciaux disséminés sur leurs territoires - les « factoreries », qui étaient de grands bazars - elles procédaient à des ventes et des achats. Ventes à la population, à des prix sans aucun rapport avec leur voleur réelle, d'objets importés de France : bibelots de pacotille, mauvais fusils, alcools, cotonnades. Et en échange, elles achetaient les productions de la cueillette et de la chasse locale.
Le commerce en question équivalait à un vrai pillage des richesses de la région : ivoire et caoutchouc surtout.
D'ailleurs, s'estimant propriétaires des produits en vertu des actes de concessions, les sociétés se refusaient à payer aux Africains autre chose que la main-d'œoeuvre à vil prix.
C'était donc le pillage. Mais de plus, pour contraindre les habitants à venir livrer en quantités toujours plus grandes ivoire et caoutchouc, les compagnies et l'administration coloniale imposèrent dès 1902 l'impôt par tête, suivi de multiples autres taxes. Et elles mobilisèrent pour leur perception forcée les tirailleurs sénégalais, en opération au Congo derrière l'encadrement militaire français.
Ainsi, se généralisait la pratique de la cueillette et de la chasse forcées, auxquelles les populations étaient contraintes de se livrer, au détriment des cultures vivrières destinées à leur survie.
A cela vint s'ajouter le plus catastrophique pour les populations : le portage.
Le Congo était immense. Ni l'administration, ni les compagnies concessionnaires n'étaient prêtes à la moindre dépense pour une infrastructure routière et ferroviaire. Ainsi, tout, absolument tout, marchandises importées, produits exportés, armes destinées aux opérations militaires dites de « pacification », tout était transporté à dos d'hommes, à dos d'Africains s'entend, réquisitionnés de force pour cette tâche. Et non seulement le portage n'était quasiment pas rémunéré, mais les porteurs n'étaient ni nourris, ni logés. Avec des charges de 30 kg, par étapes de 25 km, ils étaient acculés, la plupart du temps, à parcourir des centaines de kilomètres.
Pour obtenir les porteurs, le recours à la force devint systématique. Jean Suret-Canale, dans son histoire de l'Afrique noire, rapporte qu'une circulaire militaire autorisait les chefs de poste à infliger la chicotte - le bâton - jusqu'à cinquante coups, la prison, des amendes. Les commandants de cercle étaient autorisés à prononcer la déportation ou la peine de mort. Devant la fuite des populations, allant se réfugier au Congo belge, on en vint à arrêter comme otages femmes et enfants, pour obliger les hommes au portage. Le 23 décembre 1901, un administrateur colonial découvrait en brousse dans un camp d'otages vingt cadavres de femmes, cent cinquante femmes et enfants mourants, les otages n'étant pas nourris.
En 1905, un Bulletin du Comité de l'Afrique française évoluait à au moins 24 jours par un le temps consacré par les hommes au portage, sans compter les journées de corvées pour la construction et l'entretien des pistes et des postes administratifs, sans compter non plus les tâches de récolte forcée du caoutchouc.
L'Afrique équatoriale fut donc quasiment transformée en un bagne et la population soumise à la férocité et aux caprices de militaires, administrateurs et agents de compagnies qui étaient souvent des repris de justice, soûlards, voire assassins.
Vingt ans plus tard, le martyre congolais continuait, et s'amplifiait même avec l'ouverture du chantier de construction de la voie ferrée Congo-Océan, de 1921 à 1934. Là encore, le recrutement de main-d'œuvre se fit à coups de fusil, et il fallait non seulement des hommes, mais des vivres pour les chantiers : il fallut donc réquisitionner dans les villages oubanguiens des quantités de plus en plus grandes de produits vivriers.
C'est entre autres pour dénoncer les ravages de cette nouvelle entreprise que le journaliste Albert Londres - qui mit sa plume au service de la vérité et dénonça les bagnes militaires et les autres - écrivit son ouvrage Terre d'Ébène, où il résumait le drame du « Congo-Océan » par la formule « Un noir par traverse ». Cela déclencha chez les colonialistes une compagne de calomnies : Albert Londres fut traité de « métis, Juif, menteur, saltimbanque »... parce qu'il avait décrit ce qu'il avait vu sur place : « La désolation des hommes me parut sans nom ; ils se traînent le long de la voie comme des fantômes nostalgiques. Les cris, les calottes ne les raniment plus. On croirait que, rêvant à leur lointain Oubangui, ils cherchent en tâtonnant l'entrée d'un cimetière » .
Exactement à la même époque, l'écrivain André Gide, de retour d'un long voyage au Congo, faisait dans un récit publié en 1927 le procès de la compagnie La Forestière - celle même dans laquelle Edmond Giscard d'Estaing avait des intérêts - , le procès de l'exploitation du « caoutchouc sanglant ».
La Compagnie Forestière Sangha-Oubangui possédait un monopole de l'exploitation du caoutchouc et de toutes les transactions commerciales de la région. André Gide décrit les méthodes qu'elle employait, aidée par l'administration coloniale. Pour inciter les habitants d'un village à s'installer en bordure d'une nouvelle route, deux militaires avaient enfermé dans une case et brûlés vifs, en octobre 1925, douze hommes et vingt femmes et enfants en bas âge. Gide raconte comment les agents de la Forestière obligeaient à coups de « chicotte » les paysans à récolter le caoutchouc. Les petits chefs de la société torturaient et tuaient sans retenue.
Parmi les millions de victimes de la colonisation de l'Afrique équatoriale, et les centaines de milliers de victimes de la Compagnie Forestière de Giscard d'Estaing père, il faut compter la mère de Barthélemy Boganda, le premier président de la République Centrafricaine, frappée à mort par les miliciens de la Compagnie, et aussi le père de Jean-Bedel Bokassa, condamné à la peine capitale et exécuté en public, en 1927, parce que, notable utilisé par les administrateurs comme intermédiaire entre eux et la population, il s'était rebellé contre les excès de l'administration et avait libéré des concitoyens jetés arbitrairement en prison.
On pourrait continuer longtemps sur les crimes, et le véritable génocide perpétré par l'impérialisme français en Afrique équatoriale, et plus particulièrement en Centrafrique. Jusqu'à la guerre, et jusqu'à l'indépendance même, la situation économique et politique n'évolua quasiment plus.
Sur le plan économique, toujours le même travail forcé, le même pillage systématique des richesses, le même système d'économie de truite, c'est-à-dire de razzia. Les plantations de coton, de café, de tabac, l'exploitation de certaines ressources minérales, entre autres les diamants, ne changèrent rien à la situation puisque la production et ses bénéfices étaient raflés par des sociétés étrangères.
Fait caractéristique, il fallut la Seconde Guerre mondiale, et le ralliement de l'Afrique équatoriale française à De Gaulle - alors que l'Afrique occidentale restait sous l'autorité du régime pétainiste - pour que des travaux d'infrastructure routière, ferroviaire, portuaire et aérienne soient entrepris... à des fins militaires.
Sur le plan politique, la création de l'Union Française après la guerre, la suppression du système de l'indigénat, la loi du 11 avril 1946 supprimant le travail forcé - qui théoriquement avait déjà été aboli en 1922 et en 1945 - n'eurent pas vraiment de conséquences pour la vie quotidienne de la population colonisée. Les milieux coloniaux - profondément racistes - poussèrent de hauts cris contre ce qu'ils considéraient comme une atteinte à leurs privilèges et à leur domination. Le 7 juin 1946, la Chambre de commerce de Bangui se dressait contre les lois votées par le Parlement en ces termes : « Il apparaît d'abord que les mesures qui viennent d'être adoptées ne peuvent convenir qu'à des populations moins arriérées que celles de l'AEF. Il est évident que la suppression du travail forcé est interprétée, ici, comme la consécration légale du droit de ne rien faire... Une rapide diminution de la production cotonnière est à craindre... Aucun de ceux qui connaissent ces pays ne peut croire qu'un texte suffira à modifier brusquement la mentalité de l'homme noir » .
Ce qui est sûr, c'est qu'aucun texte de l'époque n'a brusquement ni même lentement changé la mentalité de l'homme blanc de ces régions, colonialiste et raciste.
L'indépendance des états africains arrachée à la bourgeoisie française par la lutte des algériens et des vietnamiens
Ce qui, à défaut de faire changer la mentalité arriérée des clans colonialistes français, les fit au moins changer de politique, c'est la montée de la révolte chez de nombreux peuples colonisés, qui s'est généralisée après la seconde guerre mondiale.
L'Indonésie s'embrasa contre l'impérialisme hollandais ; l'Indochine, l'Afrique du Nord et Madagascar contre l'impérialisme français ; l'impérialisme Britannique eut quelques difficultés aux Indes.
En fait, même si les milieux européens coloniaux réactionnaires ne voulaient pas se rendre à l'évidence, le glas avait sonné, en France, pour le colonialisme style Ille République.
Tout aussi colonialiste que celui de la Ille République, le personnel politique de la IVe dut changer quelques apparences. Les colonies devinrent territoires membres d'un ensemble non plus étiqueté « Empire colonial », mais « Union française ». Des Africains cultivés trouvèrent une petite place à la Chambre des députés et au Sénat français, dans des assemblées locales des territoires dits désormais « d'Outre-Mer », dans diverses institutions de la IVe République et jusqu'au sein du gouvernement.
Ainsi, en 1956, l'Ivoirien Houphouët-Boigny fut ministre d'État auprès du ministre de la France d'Outre-Mer Defferre. Le Malien Modibo Keita fut secrétaire d'État à la France d'Outre-Mer en 1956-1957, et secrétaire d'État à la présidence du Conseil en 1957-1958. Le Sénégalais Léopold Sédar-Senghor fut aussi secrétaire d'État à la présidence du Conseil, sous le gouvernement d'Edgar Faure, en 1954.
En fait, sous couvert d'émancipation, la bourgeoisie française et ses hommes d'État tentèrent une opération de la dernière chance : « assimiler » les peuples coloniaux, leur donner l'illusion qu'ils étaient français.
Mais ni les Vietnamiens qui entamèrent la lutte de libération nationale dès 1945 ; ni les Malgaches qui s'insurgèrent en 1947 ; ni les Algériens qui commencèrent à secouer le joug impérialiste dès 1954 ; ni les travailleurs et les paysans de nombreux territoires d'Afrique noire, qui se révoltèrent et firent grève à maintes reprises dans les années d'après-guerre, aucun peuple colonisé, finalement, ne fut dupe de l'entreprise de ravalement de façade de la IVe République.
D'ailleurs, même le ravalement était bâclé. Se refusant à affronter les puissants lobbies coloniaux, à la Chambre des députés et dans toutes les instances de l'appareil d'État, les dirigeants et ministres dits démocrates de la bourgeoisie française - des socialistes aux centristes du MRP - procédèrent à des mesures timorées et hypocrites.
En 1945-1946, on déclarait vouloir en finir avec le statut de l'indigénat, qui privait les populations des colonies de tout droit politique. Ceux qui étaient jusque-là des « sujets » devenaient des citoyens. Mais des citoyens de second ordre.
Pour les élections, la bourgeoisie française instaura le système du double collège. Sur un même territoire, les Européens votaient d'une part, et les Africains de l'autre. L'AEF avait droit à quatre députés, soit deux par collège. Deux députés pour les Européens qui se comptaient par milliers ; deux députés pour les Africains qui se comptaient par millions. Ces derniers étaient sous-représentés et la bourgeoisie s'assurait que sur les 64 députés - sur 586 - auxquels avaient droit les territoires d'Outre-Mer à l'Assemblée Nationale, tous ne seraient pas Africains.
En fait, la tentative de rénovation de la politique coloniale française ne modifia en rien la réalité du fait colonial, et ne fit pas taire les révoltes.
Tout au contraire. L'impérialisme français commençait à faire l'expérience des vraies guerres coloniales, de la force irrésistible que représente un peuple en lutte pour son indépendance et sa dignité.
En 1954, l'armée coloniale française d'Indochine essuyait une défaite militaire et politique cinglante à Dien-Bien-Phu. La même année commençait la guerre d'Algérie. A plus ou moins long terme, l'impérialisme français n'avait plus d'autre choix que de lever sa mainmise politique directe sur les colonies.
Mais les ministres bourgeois qui se sont succédé sous la IVe République n'ont pas pu, ni voulu décoloniser, pas plus les socialistes de la SFIO que les radicaux style Mitterrand ou les prétendus libéraux démocrates-chrétiens du MRP. Tous craignaient les réactions des milieux colonialistes, attachés à l'intégralité de leurs privilèges. Mais tous surtout étaient imprégnés de l'esprit colonial. Les territoires d'Outre-Mer, c'était la France pour ces gens-là. Ils l'affirmaient la main sur le cœur et les yeux fixés sur les postes de gouverneurs ou d'administrateurs coloniaux qu'ils détenaient, quand ce n'était pas, plus prosaïquement, sur les portefeuilles d'actions de sociétés coloniales dont ils tiraient quelques bénéfices. Car tout le milieu politique de la bourgeoisie française d'alors était étroitement lié au monde des affaires qui vivait des profits et surprofits coloniaux... comme Giscard et d'autres aujourd'hui.
Finalement, celui qui imposa à la bourgeoisie française la décolonisation, ce fut l'un des plus réactionnaires de ses hommes politiques, De Gaulle, celui-là même qui en 1944-1946 avait prétendu assimiler les Africains dans l'Union Française. Parce qu'il était homme de droite justement, De Gaulle réussit à convaincre la bourgeoisie française dans son ensemble, et ses fractions les plus extrémistes, qu'il n'y avait plus le choix.
La bourgeoisie française fit le « cadeau » de l'indépendance, mais... sous la menace des fusils dressés contre elle par les Algériens en passe d'obtenir leur indépendance, après que les Vietnamiens l'aient déjà gagnée, les armes à la main. Et si le mythe de l'indépendance offerte généreusement et magnanimement peut encore être entretenu, c'est que De Gaulle trouva en Afrique même des notables africains, ex-députés ou ministres dans les institutions de la IVe République, pour lui dire merci.
Les Léopold Sédar-Senghor, Houphouët-Boigny, Modibo Keïta firent plébisciter par leurs peuples la politique gaulliste en 1958. Il ne s'agissait pas encore de l'indépendance, mais d'une certaine autonomie dans le cadre de la Communauté.
Et l'opinion bourgeoise d'en conclure que De Gaulle avait bien la confiance des Africains...
Conclusion hâtive et fausse, car en Guinée, là où le leader Sékou Touré appela la population à dire non à De Gaulle, la politique de ce dernier reçut un camouflet, un « non » franc et massif, à 95 %.
Et lorsque peu de temps après le référendum, De Gaulle se rendit en Guinée - pour un voyage plutôt houleux qu'il regretta certainement d'avoir fait - il fut accueilli par les propos suivants de Sékou Touré, accompagnés des vivats d'une foule en liesse : « Ce dont nous avons besoin avant tout, c'est de la dignité et il ne peut y avoir de dignité sans liberté. Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage... Nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l'indépendance » .
Certes, la liberté resta une promesse pour le peuple guinéen. Mais Sékou Touré exigea et arracha pour lui la dignité d'être indépendant, quitte à se passer de la prétendue aide de la France et son geste politique, qui fit naître un nouvel espoir chez les peuples africains, contraignit bel et bien De Gaulle à donner l'indépendance à tous.
Dans l'année 1960, tous les anciens territoires des anciennes Afrique occidentale et Afrique équatoriale françaises accédaient donc au rang d'États indépendants et souverains, liés seulement à la France par des accords militaires et économiques, dits de « coopération ».
Ainsi, en vingt ans, l'Empire colonial français, après être passé par les phases successives de l'Union Française puis de la Communauté, s'était finalement écroulé sous le choc des luttes d'émancipation. L'impérialisme français ne gardait que quelques colonies aux Antilles, à Djibouti et dans le Pacifique.
Une décolonisation de façade...
Avec l'indépendance, bien des choses changeaient.
Pour les peuples ex-colonisés, et pour les Africains en particulier, c'était ou moins la dignité retrouvée, même si ce n'était pas, foin de là, l'assurance d'une vie meilleure, plus libre et plus démocratique.
Pour les couches les plus aisées des pays africains, c'était le privilège de disposer d'un État et de mener, dons certaines limites évidemment, imposées par le sous-développement légué par le colonialisme, une politique plus ou moins autonome.
Cela dit, l'impérialisme français et ses représentants politiques ne s'en tiraient pas non plus à si mauvais compte.
D'abord, en favorisant après guerre ce que certains appellent des « élites noires »... la bourgeoisie française s'était en quelque sorte fabriqué par avance un personnel politique africain tout dévoué à ses intérêts.
Par bien des côtés, un homme comme Houphouët-Boigny, dirigeant depuis 1960 de l'État de Côte-d'Ivoire, est bien plus proche d'un Giscard, d'un Mitterrand, qu'il ne l'est d'un villageois de son pays.
De même un Bokassa s'est toujours senti plus d'affinités avec Bigeard, et même avec De Gaulle et Giscard, qu'avec un travailleur centrafricain.
C'est l'appartenance à une classe sociale qui fait les hommes, bien plus que la couleur de leur peau.
Au lendemain de l'indépendance, la France s'est ainsi trouvé de solides appuis, au sein et à la tête de la plupart des États indépendants d'Afrique. Et ces hommes-là ont joué le jeu de faire croire à une vraie indépendance, là où il ne s'agissait que de changements de façade, dans bien des domaines.
Sur le plan économique, l'impérialisme français a conservé quasiment intacts ses intérêts en Afrique. Ce sont toujours les mêmes grands trusts qui exploitent et pillent les richesses locales, même si des miettes sont données aux appareils d'État, ou plus exactement, même si les trusts en question acceptent la participation dans leurs propres affaires de capitaux étatiques africains, ce qui permet souvent de baptiser société d'économie mixte des sociétés dont l'essentiel des bénéfices revient aux plus riches, les trusts impérialistes. Cette politique-là est particulièrement pratiquée en Côte d'ivoire, ce qui permet à Houphouët-Boigny de se targuer du développement d'un capitalisme national.
Ainsi, dans l'Afrique dite décolonisée, ce sont toujours les Lesieur, Lafarge, Péchiney, Boussac ou Elf qui profitent. Bien sûr, un grand nombre de sociétés financières et commerciales ont dû en hâte changer de sigles et de statut juridique. Tout ce qui rappelait le passé colonial a été effacé. Et si les grandes sociétés à ramifications internationales et les banques ont plus vite joué le jeu de la décolonisation que les établissements de type proprement colonial (sociétés de commerce, plantations, entreprises de travaux publics, industries du bois, des transports et factoreries de tous calibres), la passation des pouvoirs politiques n'a pas vraiment perturbé le monde des affaires.
Guy de Lusignan, haut fonctionnaire international qui a passé plusieurs années en Afrique relate dans son ouvrage l'Afrique noire depuis l'indépendance, après dépouillement des compte-rendus de conseils d'administration de grandes sociétés : « On se réjouit dans ces milieux, qu'en dépit d'appréhensions suscitées par la venue de l'indépendance des États d'Afrique, celle-ci se soit en fait accomplie dans un climat de grande sérénité ». Il cite un rapport de la Société Commerciale pour l'Ouest Africain, l'une des plus importantes et des plus prospères de l'Afrique francophone dont les dirigeants se flattent « que les gouvernements se garderont de prendre des mesures excessives susceptibles de compromettre la mobilité et la rentabilité raisonnable des entreprises. Si quelque interventionnisme se faisait jour, s'inspirant d'idées socialistes, il ne faudrait pas trop s'en inquiéter car un tel socialisme dans le domaine économique en tout cas se complairait bien avec les structures communautaires de l'Afrique ».
L'Afrique reste toujours un marché privilégié pour la France, où les capitalistes français écoulent des produits finis pour s'approvisionner en produits de base, ce qui est concrétisé par la permanence de la « zone franc » sur le plan monétaire. Les anciennes colonies africaines de la France sont devenues des États indépendants, mais la monnaie de la plupart d'entre eux - des 11 sur les 13 qui n'avaient pas rompu les accords de coopération monétaire en 1973 - est une monnaie subordonnée. C'est la Banque de France qui en contrôle l'émission, et octroie les crédits. Senghor et les autres sont en quelque sorte des chefs d'État sans portefeuille.
Les institutions de la « coopération » - car les États indépendants d'Afrique noire ne relèvent pas du ministère des Affaires Étrangères mais d'un ministère spécial de la Coopération - , ces institutions ont donc pris le relais de l'appareil colonial. Les mêmes locaux, rue Oudinot à Paris, ont successivement hébergé, en l'espace d'une vingtaine d'années, le ministère des Colonies, le ministère de la Fronce d'Outre-Mer, puis enfin le ministère de la Coopération. Tout un symbole. Et souvent les mêmes hommes sont restés, si ce n'est avec le même titre, du moins avec le même rôle.
L'impérialisme français avait passé les pouvoirs, certains pouvoirs, aux appareils d'État nouveaux, mois en gardant la plupart de ses hommes dans les coulisses, à titre de conseillers politiques, conseillers techniques, conseillers militaires ou culturels, dons le cadre de la coopération.
Mais qui rend plus difficile pour l'impérialisme français la défense de ses intérêts économiques
Cela dit, des appareils d'État africains existent désormais, avec des dirigeants dont certains, parce qu'ils s'appuient sur une petite bourgeoisie aisée en développement, sur telle ou telle ethnie, ou parce qu'ils bénéficient d'un consensus populaire, peuvent agir avec une certaine indépendance vis-à-vis de la France.
Les régimes stables sont rares. La pauvreté générale liée au pillage impérialiste fait que la direction de l'État est très disputée, entre membres de couches, cliques ou clans privilégiés, dont l'armée. Les coups d'État se multiplient. Et c'est une difficulté supplémentaire pour l'impérialisme français qui ne sait souvent ni qui soutenir, ni comment.
Cette situation entraîne pour l'impérialisme une politique nuancée, des interventions diplomatiques et quelquefois même militaires diverses, mais toujours mesurées.
Alors l'Élysée complote, et manœuvre pour trouver chaque fois la meilleure façon de défendre les intérêts impérialistes en Afrique.
A quelques reprises, l'Élysée a fait le choix de l'intervention militaire directe, quand cela semblait possible et que les armées locales, aidées et encadrées par des troupes françaises, n'avaient plus la force suffisante.
C'est ce qui s'est passé il y a un mois en Centrafrique, mais à d'autres occasions aussi dans le passé. En 1964, les parachutistes français sautaient sur Libreville, au Gabon, pour remettre en selle Léon M'ba, renversé par un coup d'État. En 1977, ils intervenaient en Mauritanie. Plus récemment au Tchad et au Zaïre.
Ce qui dicte les décisions en Ici matière, ce sont bien sûr les intérêts en jeu - au Gabon, il fallait défendre les puits de pétrole, en Mauritanie, les mines de fer.
Cela dit, l'Élysée doit tenir compte aussi d'un certain rapport de forces politique. Et à bien y regarder, l'impérialisme français ne peut faire le gendarme que dans un nombre limité de pays, les plus pauvres - le Tchad, le Centrafrique, la Mauritanie - là où les États sont les plus faibles.
Et l'impérialisme français a dû laisser faire bien des choses, qui ne lui plaisaient pas, sans aucune possibilité d'intervention.
En fait, les gouvernants de l'impérialisme français, un impérialisme aujourd'hui de second ordre, largement supplanté par l'impérialisme américain sur le plan politique et économique, n'ont pas une politique en Afrique. Ils en ont plusieurs, plus ou moins heureuses, pour assurer, au gré de circonstances qui souvent leur échappent, la défense et la sauvegarde de certains intérêts.
Et si la France, aujourd'hui, est quasiment la seule puissance impérialiste, ex-puissance coloniale, à se permettre des interventions militaires directes en Afrique, pour faire ou défaire un gouvernement... là où c'est encore possible avec 1 000 parachutistes seulement, il ne faut pas croire que ce soit une manifestation de force.
Si l'impérialisme français reste présent en Afrique, par le biais d'une multitude d'institutions économiques et militaires héritées du passé colonial ; s'il use et abuse de cette situation privilégiée, il doit la possibilité de ses aventures militaires à la stabilité relative maintenue sur le continent africain par d'autres : par les États-Unis et l'URSS qui respectent jusqu'à nouvel ordre un certain statu-quo.
Giscard et les autres représentants d'un impérialisme français décadent agissent à l'ombre et à l'abri de la politique menée par ces grandes puissances. Ils peuvent jouer en Afrique comme des gamins turbulents dans une poudrière parce que les grandes puissances ont momentanément désamorcé les pétards.