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L'Europe sans frontières sera l'Europe des prolétaires
La vie politique française est, depuis plusieurs mois déjà, placée sous le signe des futures élections européennes. Dans cette perspective, le Parti Communiste Français, qui a oublié depuis longtemps que dans le mot « communisme » il y a précisément l'idée de la République universelle des travailleurs et de l'abolition de toutes les frontières, s'est fait le champion de « l'indépendance nationale », condamnant énergiquement toute Europe supranationale dans les mêmes termes pratiquement que les Debré et les Chirac, sans que Marchais paraisse le moins du monde gêné de se retrouver en aussi douteuse compagnie.
Cette politique chauvine (qui n'est d'ailleurs pas nouvelle de la part du PCF) permet à la partie de la droite qui se qualifie d' « européenne », et au Parti Socialiste qui depuis trente ans partage pratiquement les positions de celle-ci sur ce problème, de se donner à bon compte l'air d'avoir l'esprit large et d'être partisans de l'amitié et de la coopération entre les peuples. Ces gens-là essaient en effet de faire passer la laborieuse mise en place des accords économiques limités que constitue le Marché commun pour le début de la « construction » européenne. Les uns se contentent de parler de « faire l'Europe », sans donner plus de détails. D'autres se prétendent partisans d'une « confédération européenne », en laissant entendre que ce serait une étape vers la formation d'une Europe unie. Mais il s'agit là d'une pure démagogie, car unifier l'Europe, les hommes politiques de la bourgeoisie française, comme leurs homologues des neuf ou des douze, ne le veulent pas et ne le peuvent pas.
Ces hommes-là sont certes parfaitement conscients que les frontières qui divisent l'Europe - pour une surface du même ordre de grandeur que celle des États-Unis ou du Canada - en une trentaine d'États différents, constituent un corset dans lequel étouffe chacune des économies nationales. C'est d'ailleurs pourquoi, même si cela n'avance pas vite, ils s'obstinent à mettre en place le Marché commun. Pour avoir un peu d'air. Mais ce Marché commun ne constitue qu'un ensemble d'accords entre États n'ayant rien abdiqué de leur souveraineté, susceptible d'être remis en cause à chaque difficulté, à chaque crise. Et présenter ce Marché commun, même couronné par un parlement européen, élu au suffrage universel mais sans pouvoir, comme un pas dans la construction de l'Europe unie, laisser entendre qu'une évolution graduelle des choses en ce sens est possible, relève simplement de l'abus de confiance.
L'Europe que nous proposent les capitalistes est d'ailleurs singulièrement étriquée. Car outre le fait qu'il ne s'agit que de l'Europe occidentale (au sens politique du terme), même en intégrant l'Espagne, le Portugal et la Grèce au sein du Marché commun, cela laisserait encore à l'écart de cette Europe la Norvège, la Suède, la Finlande, la Suisse et l'Autriche. Mais même en ne comprenant que les neuf ou que les douze dans le terme Europe, le Marché commun n'est pas le premier pas vers l'Europe politique.
Il n'y a d'ailleurs aucun précédent dans l'histoire d'un État moderne qui se soit construit par une lente évolution pacifique. Les premiers États nationaux modernes qui se soient formés, à la fin du 18e siècle, ont été le produit de luttes révolutionnaires. Les États-Unis d'Amérique sont nés d'une guerre de libération coloniale, et il a fallu une autre guerre civile, un siècle plus tard, la guerre de Sécession, pour en parachever l'unité. La France moderne est née de la révolution de 1789, achevant d'unifier les territoires que l'épée des rois capétiens avait rassemblés au sein de leur royaume. L'unité italienne, comme l'unité allemande, quelques décennies plus tard, se sont également effectuées au son du canon.
C'est que la construction de ces États nationaux modernes se heurtait à la résistance de toutes les forces rétrogrades qui s'accrochaient aux vieux particularismes. Or, aujourd'hui, ce sont justement les bourgeoisies européennes elles-mêmes qui constituent ces forces rétrogrades, accrochées de toutes leurs forces aux particularismes dépassés que sont les États européens.
L'évolution historique rend ces états de plus en plus caducs. ils étaient bâtis à la mesure du 18e ou du 19e siècle, pas du 20e. mais l'évolution historique rend en même temps chacune des bourgeoisies européennes plus dépendante de son propre État.
Pour les jeunes bourgeoisies du 19e siècle, l'État était essentiellement l'instrument qui leur permettait de maintenir leur domination sur leurs propres exploités, de défendre leur territoire contre les convoitises de leurs voisines, et de conquérir éventuellement de nouveaux marchés. Pour les bourgeoisies séniles du 20e siècle, c'est encore cela bien sûr, mais c'est aussi une béquille économique indispensable. L'État, c'est pour les grands trusts le dispensateur de commandes et de subventions, quelquefois le principal, voire l'unique client. C'est pourquoi chacune des bourgeoisies européennes tient à garder son propre appareil d'État, qui lui est lié, à elle, qui lui est dévoué, à elle. C'est cela qui fait que l'unification politique de l'Europe, par une évolution progressive résultant du consensus des classes dirigeantes n'est pas possible. C'est cela aussi qui fait que même l'unification économique de l'Europe ne saurait aller très loin, car elle impliquerait l'abandon de prérogatives nationales (l'imposition, l'émission de la monnaie, etc.) auxquelles chaque bourgeoisie est bien trop attachée.
En fait, l'unification politique de l'Europe sous l'égide de la bourgeoisie ne pourrait se concevoir que si l'un des impérialismes européens était suffisamment puissant pour imposer par les armes sa domination aux autres. C'est évidemment une solution qu'aucun travailleur ne peut souhaiter, car elle se ferait contre les droits et les libertés des peuples et des classes laborieuses d'Europe, comme l'a d'ailleurs montré la tentative la plus achevée en ce sens, qui fut celle de l'impérialisme allemand entre 1939 et 1945. Et c'est, elle aussi, une solution dépassée, car ce que l'impérialisme américain n'a pas toléré de l'impérialisme allemand il y a quarante ans, il n'y a aucune raison pour qu'il le tolère demain du même ou d'un autre.
La Seconde Guerre mondiale a d'ailleurs été l'illustration de l'impossibilité de réaliser l'unification politique et économique de l'Europe par des voies bourgeoises, y compris en utilisant ouvertement la force, car même au faite de sa puissance, l'impérialisme allemand n'a pas pu supprimer les États nationaux de ses concurrents, dans la plupart des pays qu'il occupait. C'eût été un trop gros morceau pour lui. Et il a généralement dû composer avec ces États nationaux.
En fait, que ce soit pacifiquement ou militairement, la bourgeoisie des pays d'Europe est incapable de réaliser l'unification de l'Europe. Elle ne l'envisage même pas. Une partie de ses hommes politiques font seulement semblant (et combien timidement !) dans un but démagogique, parce que l'idée d'une Europe unie est une idée qui plaît à de larges couches de la population et qui exprime confusément leurs aspirations à un monde sans guerre et à la collaboration fraternelle entre les peuples.
Dans ces circonstances, les révolutionnaires socialistes ont deux axes possibles d'intervention.
Le premier consiste à dénoncer le caractère capitaliste des projets des hommes politiques bourgeois européens, le fait que ce qu'ils défendent ce sont les intérêts des trusts et non ceux des travailleurs d'Europe. Mais donner la priorité à cette dénonciation, outre que c'est partir en guerre contre des phrases creuses et non contre des projets tangibles (parce que l'Europe du capital, le capital lui-même est dans l'impossibilité de la réaliser), c'est prendre le risque d'être confondu avec ceux qui condamnent l'Europe au nom de nationalismes étroits.
Le second des axes possibles d'intervention, c'est d'expliquer aux travailleurs qu'ils ont raison d'aspirer à une Europe sans frontières, mais qu'il ne faut pas compter sur les possédants et les gouvernants pour la construire, cette Europe, car ils en sont bien incapables, et au fond ils ne le veulent pas. C'est d'expliquer aux travailleurs que seule la classe ouvrière pourrait réaliser l'unité politique de l'Europe, et le faire dans le respect des droits de tous les peuples, de toutes les nationalités. La révolution prolétarienne en Europe ne pourrait pas, en effet, ne pas se donner comme tâche la construction des États-Unis socialistes d'Europe, comme premier pas vers la, République universelle des travailleurs.
L'européanisme des sociaux-démocrates et d'une partie de la droite est finalement un hommage hypocrite à l'internationalisme. Aux internationalistes d'en profiter pour faire connaître leurs idées et leur programme.