L'État chinois et ses capitalistes11/02/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/02/61.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

L'État chinois et ses capitalistes

Fin janvier, on apprenait que les « anciens capitalistes » chinois allaient recouvrer les dépôts bancaires, les titres et l'or qui leur avaient été confisqués pendant la révolution culturelle en 1966. Ils bénéficieront d'autre part des intérêts accumulés sur ces sommes, et de divers rappels (sommes qu'ils auraient touchées en tant que directeurs d'usine, etc.). Ils ont de nouveau le droit d'être directeurs de leurs ex-usines et d'être salariés à ce titre, ou de toucher une pension s'ils sont trop vieux. Les droits de leurs héritiers sont reconnus.

On apprend ainsi que les « ex-capitalistes », qui étaient censés avoir définitivement disparu au cours de la révolution culturelle existent toujours... et un orateur, s'exprimant à une récente réunion regroupant deux cents personnalités du monde commercial et industriel chinois, a même exprimé « l'espoir que les industriels et les hommes d'affaires patriotes contribueraient particulièrement au développement du tourisme, des services, du commerce extérieur et des entreprises mixtes (à capitaux étrangers) ».

Ces mesures sont bien limitées (même si elles sont appliquées, elles ne prévoient pas la restitution de leurs usines aux ex-capitalistes ; de plus, comme le faisait remarquer un journaliste du Monde, les sommes versées le seront en monnaie intérieure, ce qui restreint beaucoup leurs possibilités d'utilisation). Mais cela a suffi pour que nombre de commentateurs politiques du monde occidental y voient l'amorce d'un changement de cap radical par rapport au capitalisme à l'intérieur de la Chine.

Va-t-on vers un développement du capitalisme privé en chine ?

Peut-on effectivement dire que le régime s'engage dans la voie du rétablissement d'un système de libre concurrence en Chine ?

Probablement pas.

Il y a bien sûr un certain nombre de gestes qui semblent pouvoir aller dans ce sens.

C'est ainsi que les Chinois d'outre-mer seraient encouragés à placer leur argent en Chine.

Mais sous quelle forme ? Seront-ils autorisés à investir directement, et dans ce cas, quel pouvoir auront-ils sur la marche de leurs entreprises, ou devront-ils continuer, comme c'est le cas actuellement, à placer leur argent, rémunéré à 7,5 %, dans les banques chinoises (400 millions de dollars sont déjà placés ainsi), ce qui revient en fait à mettre à la disposition de l'État chinois de l'argent sans autre contrepartie qu'un intérêt fixe à verser ?

On parle aussi de l'attitude « souple » adoptée par la Chine à l'égard de Macao : l'État chinois, qui exerce une autorité de fait sur cette ancienne colonie portugaise, a conservé toutes les structures économiques et sociales de l'île, se contentant de ramasser les devises que lui rapportent le tourisme et le jeu. Et surtout, il s'engage, en cas de rattachement de Macao à la Chine, à continuer dans cette voie.

C'est le statut que la Chine propose également à Taïwan. Les dirigeants chinois souhaitent le retour de cette île, actuellement sous l'autorité des nationalistes. Ils annoncent qu'ils seraient prêts à réintégrer Taïwan, laissant intactes ses structures économiques. Rien n'indique que les dirigeants nationalistes acceptent, mais que la proposition soit faite est significatif.

Évidemment, il peut s'agir là seulement de gestes de propagande, de promesses sur lesquelles la Chine se réserve de revenir une fois la réunification faite.

Mais que se passera-t-il dans le cas contraire, si le retour à la Chine d'un Taïwan où le capital privé est roi se fait effectivement ?

La question se posera alors de savoir si les capitalistes de Taïwan ou de Macao auront le droit d'aller investir directement en Chine.

La façon dont le régime chinois va, à plus longue échéance, régler le problème de Macao et de Taïwan pourrait donc donner des indications sur ce qu'il entend faire vis-à-vis des capitaux privés.

Une autre voie par laquelle les capitaux privés pourront être réintroduits en Chine, celle qui fait couler le plus d'encre actuellement, est bien sûr l'introduction de capitaux privés étrangers, puisque toute la politique actuelle du gouvernement chinois est d'y faire appel.

Des contrats sont actuellement signés ou en cours de signature, pour l'instant principalement entre les grandes firmes japonaises et la Chine, mais aussi avec des entreprises françaises (Peugeot-Citroën, PUK... et Pierre Cardin) et américaines.

Mais, s'ils font appel aux capitaux étrangers, s'ils leur offrent de s'investir en Chine par l'intermédiaire de sociétés d'économie mixte, s'ils veulent effectivement que les firmes étrangères construisent des usines et des installations en Chine, quel type de relations les dirigeants chinois entendent-ils établir avec les investisseurs ? Quels droits dans la direction de leurs propres affaires sont-ils prêts à accepter ? Pour l'instant, le gouvernement chinois semble n'avoir accepté que des contrats où, en échange de leurs capitaux et de leur technologie, les entreprises seraient rémunérées par une part de la production, destinée à être exportée. Pas question, pour l'instant du moins, de donner aux capitalistes étrangers le libre accès au marché chinois, ni de les laisser investir où ils veulent, dans les branches qu'ils veulent, et de faire ce qu'ils veulent de leurs bénéfices.

La question qui se pose est évidemment celle de savoir si les dirigeants chinois ont l'intention d'aller plus loin dans la voie du développement d'une économie capitaliste de libre concurrence et si les mesures et les déclarations faites récemment sont des brèches qui permettraient au capitalisme privé chinois de se développer.

Si on ne peut répondre par avance pour le futur, on peut cependant voir, à la lumière de la politique passée de l'État chinois vis-à-vis de ses capitalistes, qu'il n'est pas par principe opposé aux intérêts privés et aux capitalistes.

Les relations de l'état chinois avec ses capitalistes

Le programme de Mao et de ses compagnons n'était pas l'instauration du socialisme, mais la modernisation de l'État chinois et le développement économique du pays. C'était un programme nationaliste bourgeois.

Ce développement économique, ils voulurent le faire passer par l'essor du capitalisme, et ils prévoyaient de soutenir et de protéger les capitalistes.

Et c'est au nom du « bloc des quatre classes » - bourgeois patriotes, paysans, ouvriers et intellectuels - au nom de cette union sacrée, que le Parti Communiste chinois prit le pouvoir. L'État chinois qui sortit était un État bourgeois, qui apportait à la bourgeoisie nationale : l'indépendance nationale, c'est-à-dire la fin de la mainmise étrangère sur l'économie chinoise, et des barrières douanières sûres à l'abri desquelles elle avait la possibilité de développer des industries sans craindre la concurrence étrangère ; l'unification du pays, c'est-à-dire un marché national.

L'État chinois a laissé les capitalistes en place -expropriant ceux qui avaient été liés au Japon et ceux qui avaient suivi Tchang Kaï-tchek à Formose (Taïwan).

Mais la bourgeoisie ne put profiter de la situation, les capitalistes ne purent pas développer l'économie. Ils étaient trop faibles pour cela, ils ne disposaient pas des capitaux nécessaires.

L'État chinois, qui poursuivait le but de construire une économie forte et de faire de la Chine une puissance économique, et qui, d'une façon plus immédiate, était poussé par la nécessité de faire vivre la Chine, presqu'entièrement isolée du marché mondial par le blocus décrété par les États-Unis au moment de la guerre froide, allait être amené à intervenir d'une façon de plus en plus autoritaire dans la vie économique. Comme ce qui se passe dans tous les pays sous-développés qui essayent - sans jamais y réussir vraiment - de « décoller », l'État chinois dut concentrer dans ses mains les capitaux et les moyens nécessaires pour orienter la production, développer les secteurs décisifs.

Il faut dire que, par la force des choses, l'État chinois occupait dès 1949 une part très grande dans l'économie.

Il avait hérité du complexe industriel que les Japonais avaient construit en Mandchourie et qui fournissait à la Chine les 9/10e de son industrie lourde. Il avait hérité aussi des usines et des entreprises commerciales des « bourgeois bureaucrates » liés àTchang et des bourgeois pro-japonais.

D'après les chiffres officiels, 34 % de l'économie était ainsi en 1949 aux mains de l'État, sans compter les entreprises mixtes.

C'est dans ce contexte qu'allaient évoluer, avec les années, les rapports de l'État chinois avec les capitalistes. Des commandes d'État qui orientaient la production, l'État allait passer à la direction puis au rachat des entreprises.

A la fin de 1952, l'État était devenu propriétaire de près de 53 % des entreprises. En 1956, les entreprises d'État ou mixtes formaient près de 96 % du total.

Cette politique de concentration de l'économie entre les mains de l'État fut faite en plusieurs étapes. Et, bien qu'ils aient organisé des « campagnes » contre les capitalistes pour les forcer à céder la place, les dirigeants chinois tinrent à montrer qu'ils respectaient leurs droits.

C'est ainsi que les propriétaires étaient en principe indemnisés et devaient recevoir 5 % d'intérêts sur leur capital. Ils étaient souvent invités à rester à la tête de leurs anciennes sociétés en tant que directeurs ou techniciens salariés.

Ainsi, dès 1966, globalement, la bourgeoisie détentrice de capitaux et propriétaire des moyens de production n'existait plus - quoiqu'à cette date, un million de « bourgeois nationaux » continuaient à toucher leurs 5 %.

La période de la révolution culturelle, à partir de 1966 allait marquer un tournant dans la politique de l'État chinois vis-à-vis de la classe bourgeoise. Les anciens capitalistes furent dépossédés des biens qui leur restaient, mis en accusation souvent par les Gardes Rouges.

Le nouveau tournant, c'est-à-dire, aujourd'hui, la promesse de restituer leurs privilèges aux ex-capitalistes, est l'un des zigzags de la politique que l'État chinois a menée vis-à-vis de ses bourgeois, une politique sinueuse mais jamais foncièrement hostile. S'il y a un changement de cap, c'est seulement par rapport à la période de la révolution culturelle.

Quel avenir pour le capitalisme en chine ?

Quoi qu'il en soit, quelle peut être la portée des mesures prises récemment en Chine ?

La réhabilitation des ex-capitalistes, pour spectaculaire qu'elle paraisse, ne peut pas amener de changements fondamentaux dans l'économie chinoise.

Elle peut être simplement une mesure symbolique - dont rien ne prouve qu'elle sera appliquée ! - destinée, dans le cadre de la politique actuelle de la Chine, aux investissements étrangers, à montrer aux possesseurs de capitaux étrangers qu'ils n'ont rien à craindre du régime chinois.

Elle peut être aussi l'amorce d'une nouvelle politique vis-à-vis d'un certain nombre d'entrepreneurs, à qui l'État chinois pourrait permettre de se développer dans les secteurs qui sont à leur portée. L'avenir le dira.

Mais ce développement ne peut être que limité et marginal dans l'économie chinoise.

Car le problème essentiel de la Chine - Deng le rappelle d'ailleurs souvent - est d'être un pays sous-développé. A travers tous les méandres de leur politique, c'est à remédier - sans succès - à cet état de choses, que les dirigeants chinois successifs ont cherché. C'est ce sous-développement qui a conduit l'État chinois à prendre un rôle déterminant, omniprésent, dans la vie économique, à prendre la place des capitalistes chinois trop faibles pour pouvoir répondre aux besoins économiques du pays.

Or aujourd'hui, en regard des capitaux nécessaires dans les secteurs vitaux du pays, ce qu'il peut y avoir en Chine même - ou chez les Chinois d'outre-mer - de capitaux privés, est ridiculement faible. D'après l'Institut japonais de recherche économique, ce sont 200 milliards de dollars qui manquent à la Chine d'ici 1985, rien que pour financer son plan de développement en cours. Les avoirs des ex-capitalistes chinois ne doivent représenter qu'une infime partie de cette somme. D'autre part, des officiels chinois disent espérer des Chinois d'outre-mer en tout un milliard de dollars (dont 400 millions sont déjà en Chine).

On est bien loin du compte !

De toutes façons, même avec l'intervention de l'État, on l'a bien vu depuis 30 ans, le « décollage » économique de la Chine est difficilement possible, sinon impossible - et ce n'est pas l'appel aux capitalistes étrangers qui, s'ils s'investissent en Chine, le feront en fonction de leurs profits possibles et qu'il faudra de toutes façons rémunérer - qui pourra remédier à cet état de choses. Car c'est toute la base économique, financière, technique, qui manque à la Chine pour effectuer ce « décollage ».

Et c'est ce sous-développement qui fixe également le cadre et les limites d'un possible développement du marché capitaliste en Chine, même si les dirigeants chinois le favorisent.

On verra, c'est sûr, un accroissement des inégalités dans le pays - à cet égard, les privilèges accordés de nouveau aux ex-capitalistes est tout un symbole.

On verra peut-être naître des entreprises capitalistes, petites ou moyennes.

Mais ce qui est impossible, c'est la formation en Chine d'une économie capitaliste développée, porteuse d'une bourgeoisie nationale puissante.

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