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L'économie capitaliste en crise : le système financier et monétaire vers la banqueroute
Le spécialiste es-économie d'une des radios périphériques commentant récemment les taux d'intérêt particulièrement élevés pratiqués par les États-Unis et leurs conséquences néfastes pour l'économie mondiale, a prophétisé péremptoirement : la situation ne manquerait pas de s'améliorer puisqu'elle est tellement anormale qu'elle n'a pas de précédent depuis... 1929.
C'était là une variante optimiste et d'une naïveté déconcertante de l'évocation de la crise de 1929 à propos de la situation actuelle. Généralement, ce genre d'évocations ne pêchent pas par un optimisme excessif. Elles sont fréquentes aujourd'hui, y compris sous la plume des plus hauts responsables de l'économie capitaliste. Elles sont alimentées par quelques similitudes frappantes entre ce qui se passe actuellement et ce qui a précédé ce fameux jeudi noir du 24 octobre 1929, où le krach de la bourse de New York annonça la plus grande crise mondiale que l'économie capitaliste ait connue jusqu'alors.
Comme à cette époque-là, il y a une préférence de plus en plus marquée de la classe capitaliste à utiliser ses capitaux pour la spéculation financière plutôt que pour l'investissement productif. Comme à cette époque-là, l'envolée des taux d'intérêt américains attirent les capitaux d'un peu partout dans le monde vers New-York et son marché financier. Comme à cette époque-là, plus qu'à cette époque-là, le système financier est mondial et il est dominé par les capitaux américains ; et le flux des capitaux et des crédits américains est la pierre de touche de toute l'économie internationale.
Et il n'y a pas jusqu'à certains craquements dans le système financier qui n'aient un air de déjà entendu.
Un petit entrefilet du Monde du 21 mai par exemple évoquait la déconfiture de la société Drysdale, « nouvelle et dynamique firme de courtage » aux dires du journaliste, entraînée vers la faillite pour avoir spéculé à contre-sens, et dont la grande banque Chase Manhattan accepta in extremis de payer les dettes arrivées à échéance d'un montant pourtant impressionnant de 140 millions de dollars, simplement pour éviter une série de défaillances en chaîne.
En 1929 pourtant, l'emballement financier, la vague de spéculation et l'envolée des taux d'intérêt qui avaient abouti au krach, avaient précédé la crise économique.
Aujourd'hui, il y a déjà la crise. Ou plus exactement, il y a déjà des crises.
Crise d'abord du système monétaire international qui dure maintenant depuis, disons, une bonne dizaine d'années, si l'on prend pour point de départ les crises successives du dollar de 1971 à 1973, qui ont entraîné la dislocation de tout le système monétaire international mis en place en 1944 à Bretton Woods. Si les différentes grandes monnaies restent convertibles les unes dans les autres - avec la disparition de la convertibilité, le commerce international serait ramené au troc - la convertibilité à l'échelle internationale n'est plus assurée depuis 1973 à des taux connus d'avance. Les taux de change des monnaies varient au jour le jour. Les pays du Marché Commun, liés par des relations commerciales particulièrement importantes - et pour lesquels donc une certaine stabilité des changes est vitale - ont par deux fois mis en place un système régional destiné à maintenir une stabilité un peu plus grande au moins entre leurs monnaies. La première tentative, le « serpent monétaire », s'est usée en quelques années. Le Système Monétaire Européen qui lui a succédé en 1979 est, depuis un an, de plus en plus ébranlé par les mouvements spéculatifs, périodiquement « réajusté » et, le 13 juin encore par la dévaluation du franc français et la réévaluation concomitante du mark allemand et du florin hollandais.
Mais à partir de cette période 1974-1975 où, pour la première fois depuis la guerre, la production industrielle a chuté à l'échelle du monde, sur un fond d'instabilité monétaire, c'est la crise économique tout court. Rappelons qu'à l'époque, au creux de la dépression qui se situait à des trimestres différents suivant le pays, la production industrielle avait enregistré une baisse de 14,1 % aux USA, de 10 % en France et en Allemagne, et de 18 % au Japon. Depuis cette époque, même pendant les moments dits de reprise, la croissance globale de la production a été faible, les capacités de production restèrent sous-utilisées, les investissements ont très nettement fléchi et le chômage n'a pas cessé de s'accroître.
Et en 1980, avec un nouveau et franc recul de la production industrielle à l'échelle du monde, l'économie internationale est rentrée dans une nouvelle et grave récession dont, malgré quelques soubresauts, elle ne voit toujours pas le bout.
Le produit national brut a reculé en 1980 de 5,6 % en Allemagne, en 1981 de 5,5 % aux USA et la France, dont les dirigeants affirment faire mieux que les autres, a tout juste maintenu stagnant son produit national brut en 1981.
L'emballement financier actuel, avec ses profits spéculatifs et ses taux d'intérêt élevés se greffe donc sur une situation économique marquée par ailleurs par une dégradation persistante.
Les plus optimistes des laudateurs du système capitaliste en tirent une sorte de réconfort : l'économie ne s'en tire pas si mal que cela puisque tout ne s'est pas effondré avec la stagnation de la production. Et en particulier le système financier international, dont l'effondrement avait joué en 1929 un rôle majeur dans la propagation et l'internationalisation d'une crise au début américaine et dans le long marasme qui s'en suivit, survit très bien pour l'instant. Qui plus est, le système financier offre des possibilités de profit que la production stagnante n'offre pas.
Les profits d'une activité financière de plus en plus détachée de l'activité productive sont cependant factices. Le décalage entre une production léthargique et des opérations financières croissantes en volume est lourd de conséquences pour l'ensemble du système économique capitaliste. Les capitaux qui se gonflent dans des opérations financières ou dans la spéculation - il n'y a nulle frontière bien tracée entre les deux - puisent en dernier ressort dans les profits dégagés par les capitaux investis dans la production. La spéculation peut offrir un champ intéressant pour l'immédiat aux capitaux frappés par la baisse du taux de profit dans la production, elle ne permet pas l'accroissement global du profit. L'emballement financier est explosif et les signes avant-coureurs d'une explosion, c'est-à-dire d'une grave crise financière et bancaire rejetant définitivement la production dans le marasme, sont déjà perceptibles. En d'autres termes, si la crise est, à certains égards, commencée depuis longtemps, à d'autres, elle est peut-être encore à venir.
L'illusion de s'enrichir en vivant à crédit
Il avait été universellement admis que la crise monétaire qui avait précédé la crise tout court de 1974-1975, ainsi que le dérèglement du système monétaire international, si préjudiciable aux échanges, donc, à la production, étaient la conséquence et la contrepartie des dépenses étatiques excessives, financées par la planche à billets - notamment les dépenses de l'État américain, financées par une émission excessive de dollars - et du développement formidable et incontrôlable des crédits bancaires.
Et pourtant, dès que la production chuta en 1974-75, déclenchant un vent de panique dans le monde capitaliste, le système capitaliste en général et les différents États en particulier, accentuèrent encore, et dans des proportions inconnues jusqu'alors, leurs pratiques antérieures. Les dépenses étatiques - et les déficits qu'elles entraînaient - ne se réduisirent pas, ils augmentèrent. Et le crédit, c'est-à-dire l'endettement, puisque c'est la même chose vue par un autre bout, a connu un gonflement extraordinaire.
L'ombre de 29 rôdait là encore autour de cette attitude du monde capitaliste. Au lendemain immédiat de 1929, les États avaient laissé agir les mécanismes économiques. On sait ce qu'il en advint.
Après 1974-75, l'attitude fut inverse : tenter par tous les moyens, déficit budgétaire, crédit facile, argent jeté dans l'économie, de suppléer à l'insuffisance du marché.
Et la chute de la production fut, en effet, enrayée. Mais il n'y a pas eu de véritable reprise non plus. Le système capitaliste a changé de médication pour remédier à la crise, expression en dernier ressort, de la contradiction entre la tendance de la production capitaliste à un développement illimité, et le caractère limité du marché.
La nouvelle médication - nouvelle par rapport à 29 - a limité le premier accès de fièvre de 74-75. Mais elle n'a pas guéri le malade. Ce n'est pas un raisonnement - c'est la constatation d'une évidence. Malgré toutes les « relances » possibles et imaginables, malgré toutes les variantes de mesures budgétaires, monétaires, tentées par les différents États, malgré toutes les politiques de crédit, encore une fois, jamais depuis 1974-75 il n'y a eu un véritable redémarrage économique impliquant la reprise des investissements, la diminution du chômage, le retour vers le plein emploi des capacités de production.
Et voilà donc la nouvelle chute de la production de 1980-81.
Mais les remèdes utilisés n'étaient pas et ne sont pas neutres.
Après 1974-75, ils avaient l'air de bénéficier plutôt à l'économie malade. La chute de la production n'a en tout cas pas freiné le flux des capitaux. Au contraire il y avait donc de plus en plus de crédits et de capitaux offerts à l'économie.
Tous les États ont accentué leurs aides aux grandes entreprises capitalistes. Directement, en accroissant. les commandes étatiques aux entreprises, en multipliant les subventions, les plans de sauvetage pour la sidérurgie ici, pour l'automobile ou le textile là. Indirectement, par l'entremise des investissements des secteurs nationalisés ailleurs. Dans les deux cas, ces dépenses étatiques supplémentaires étaient financées ou bien par l'émission de papier-monnaie supplémentaire ou par un endettement accru de l'État auprès du système financier ou bancaire qui rachetait les obligations ou les bons du trésor émis par l'État ou encore par un appel aux crédits internationaux. Toutes ces solutions impliquaient de toute façon un accroissement du volume des monnaies et des crédits en circulation. Toutes ces solutions impliquaient également un endettement accru et l'inflation.
Par ailleurs, les grandes sociétés capitalistes, avec l'aide et la garantie de leur État, s'ouvraient des marchés de substitution auprès des États des pays au pouvoir d'achat limité et traditionnellement peu acheteurs : pays sous-développés, pays de l'Est.
Les « contrats du siècle » entre groupes capitalistes occidentaux et l'URSS, pays de l'Est, Brésil, Mexique, etc., se multipliaient, financés par de volumineux crédits à l'exportation accordés par des consortiums bancaires, garantis par l'État. Parfois ces prêts étaient même bonifiés par l'État, en d'autres termes, si le crédit était trop cher pour que le pays importateur puisse se l'offrir, c'est l'État des groupes capitalistes exportateurs qui prenait en charge une partie des intérêts à payer.
Si donc, il y a eu une certaine reprise de la production elle-même après 1974-75, c'est, outre l'activité des entreprises d'État ou du secteur public, en raison de cette stimulation des crédits d'exportation et en raison de la politique d'argent facile du système bancaire international.
Mais qu'est-ce qui rendait possible cette importante offre de capitaux, ce gonflement des crédits internationaux qui irriguaient l'économie internationale ?
D'abord et surtout la quantité colossale de dollars émis par les États-Unis durant la période antérieure pour financer leurs déficits - et qu'ils continuaient d'ailleurs à émettre - et qui, en raison de la dépréciation du dollar, par rapport au mark, au yen, etc., durant les années consécutives à la crise monétaire, restaient plus ou moins au dehors, à la recherche d'une spéculation à saisir, ou d'un placement intéressant.
Ensuite, et de façon liée à la cause précédente, il y avait les « pétro-dollars ». La hausse du prix du pétrole, voulue et préparée par les trusts pétroliers, avait cependant considérablement accru les revenus monétaires des pays pétroliers dont certains, faute d'un usage à l'intérieur, remettaient ces dollars dans les circuits monétaires internationaux.
Sur la base de cette offre de capitaux, s'engageait la fiévreuse sarabande du système bancaire international et des institutions financières.
Le « recyclage » de ces capitaux, suivant le terme consacré, c'est-à-dire leur mise en circulation sur les marchés financiers internationaux, pour n'importe quel usage, pourvu qu'il permette de prélever un profit au passage, accroissait les activités financières internationales des banques, faisait naître et prospérer des institutions financières spécialisées dans les placements de toutes sortes, pour ne pas dire dans la spéculation. Alors que Paris n'est nullement une place financière comparable à New-York, Londres ou sans doute même à Francfort, le système bancaire français effectue par exemple 45 % de ses activités en devises, c'est-à-dire sur le marché international des capitaux. C'est dire qu'il trouve une partie substantielle de ses profits non pas dans les prêts aux investissements productifs, mais dans les opérations financières internationales. C'est dire aussi à quel point l'équilibre ou plus exactement la simple survie du système bancaire français dépend du dit système financier international !
Sur la base de l'offre importante de capitaux, et d'une demande sans cesse croissante du côté des États, le système financier international engendrait et développait de nouvelles formes de crédits internationaux, ni contrôlés ni contrôlables par les États, comme les eurodollars ou plus généralement les euro-devises.
La masse des euro-devises, c'est-à-dire des crédits ouverts par le système bancaire en une devise donnée, mais en dehors de l'État qui émettait la devise en question, qui représentait par exemple une dizaine de millions de dollars en 1960, a dépassé au 30 septembre 1981, la somme de mille quatre cents milliards de dollars si l'on y intègre les prêts inter-bancaires et six cent milliards de dollars si on ne compte que les crédits consentis aux entreprises capitalistes ou aux États.
Comme plus de 86 % de ces « euro-devises » ont été en 1981 libellés en dollars, remarquons en passant à quel point sont ridicules les prétentions des dirigeants américains - ou du système bancaire américain - à contrôler la masse des dollars en circulation. A supposer même qu'ils le veuillent ou le puissent pour ce qui est des dollars officiellement contrôlés par le système bancaire américain, ils sont totalement sans prise sur les euro-dollars.
Par l'intermédiaire des dépôts recueillis ou des crédits consentis, le système financier international hypertrophié, enserre le monde entier dans un réseau serré de dépendances. « L'intégration financière apparaît plus forte et plus complète que l'intégration économique et, bien sûr, politique » constate le rapport annuel de l'Institut français des relations internationales « l'adhésion de la Chine et de la Hongrie au FMI et la demande d'adhésion de la Pologne sont des exemples récents du caractère exceptionnel de l'intégration financière au regard de la fragmentation politique et économique mondiale » .
Seulement, justement, cette intégration financière n'a pas mis fin à la fragmentation économique et politique. Et si le PDG de la Citybank peut déclarer fièrement que, grâce aux techniques modernes utilisées par le système financier international - transmission quasi instantanée des ordres par satellites artificiels, etc. - « il est capable de déplacer l'argent et les idées sur l'ensemble de la planète en quelques minutes » , les monnaies, elles, sont toujours nationales, et les capitaux en déplacement doivent se convertir de l'une à l'autre. Avec les milliards de dollars spéculatifs déplacés à la vitesse de la lumière, ce sont les pressions qui s'exercent sur les taux de change qui se déplacent à la même vitesse.
La contradiction majeure du système capitaliste mondial, entre l'internationalisation croissante de la production, et le caractère national de la bourgeoisie et de son État, trouve ainsi une expression financière dans le fait que le capital financier est international alors que les monnaies qui servent à l'exprimer sont nationales. Et cela ajoute un élément de plus à l'instabilité de la situation. Les possibilités de spéculations financières, comme il en existe une multitude dans le cadre de chaque économie nationale - spéculation sur les actions en bourse, sur l'immobilier, sur les matières premières, etc. - trouvent un registre supplémentaire du côté de la spéculation monétaire. Les variations de taux de change entre monnaies sont désormais objets permanents d'anticipation pour des capitaux en quête de profit - ou simplement en quête de sécurité face à une dévaluation possible. La chose n'est certainement pas nouvelle. Mais les taux de change flottants - c'est-à-dire théoriquement définis par les seules offres et demandes - font de la spéculation une sorte d'obligation, au point que le mot perd même tout sens. Quel est le trésorier d'une banque ou d'une grande entreprise internationale qui, sachant ou simplement subodorant qu'une monnaie va se déprécier, ne convertirait pas cette monnaie-là en une autre, plus solide ?
Le gonflement du système financier international implique la spéculation - tout aussi vrai. En tous les cas, comme l'ont constaté les économistes américains Sweezy et Magdoff, parlant des années consécutives au début de la crise monétaire aux États-Unis : « Une vague de spéculation s'est emparée des autres secteurs (en sus de l'immobilier) ... Par exemple le nombre des contrats de vente à terme de marchandises négociés en 1980 était quatre fois et demi plus important qu'en 1970. L'esprit spéculatif a excité l'imagination et multiplié les nouveaux types de commerce spéculatif auxquels participaient les entreprises et les individus fortunés : valeurs à options, devises étrangères, taux d'intérêts futurs. La quasi-totalité des nouvelles formes de spéculation sont apparues ou ont pris leur essor dans les années 1970, au moment même où se confirmaient les tendances à la stagnation de la production. A l'heure actuelle le volume des transactions à terme spéculatives de toutes espèces (matières premières, métaux précieux, instruments financiers et devises) dépasse deux billions de dollars (c'est-à-dire 2 000 milliards) par an » .
Pendant les premières années de la crise monétaire, l'offre de capitaux alimentait en quelque sorte la demande. Il y avait de l'argent en pagaille - du moins pour la classe capitaliste - on s'en servit pour spéculer. Puis, la spéculation étant intéressante, plus intéressante même que l'investissement productif, elle attira des capitaux qui auraient dû aller précisément vers ces investissements productifs. La courbe des investissements productifs du secteur privé d'un côté, du montant des opérations financières de l'autre, constituent deux branches de ciseaux. Même l'argent dont les États inondent leurs économies nationales théoriquement pour se substituer pour les investissements aux capitaux privés défaillants est, au moins en partie, transformé en capitaux spéculatifs par des mécanismes plus ou moins subtils.
L'endettement des grandes entreprises est par exemple considérable et sans cesse croissant. Est-ce parce que ces entreprises sont acculées à emprunter pour survivre, face à l'abaissement de leur taux de profit qui ne leur permettrait pas d'accumuler et d'auto-financer leurs dépenses d'investissements ? Peut-être. Mais peut-être aussi qu'il leur est plus intéressant d'emprunter moins cher - grâce aux bonifications d'État, etc. - pour financer leurs dépenses d'investissements ou d'amortissements indispensables, et placer, en même temps, dans une spéculation plus rentable leurs fonds propres. Il est totalement impossible de démêler la part de chaque aspect. Et cependant le résultat du mouvement est clair : les investissements privés régressent alors que l'endettement des entreprises privées augmente, Alors ?
Et c'est bien là qu'il y a un lien entre les spéculations engendrées par le système financier et le marasme de la production. Ces capitaux qui se déplacent au long des réseaux financiers serrés qui enferment complètement le monde, ne participent pas seulement à une gigantesque loterie spéculative, où ne gagneraient ou perdraient que ceux qui y participent, c'est-à-dire la classe capitaliste. Il n'y a aucune frontière entre capitaux spéculatifs et capitaux productifs ; il n'y a qu'une différence dans l'usage des mêmes capitaux, et encore, cette différence elle-même n'est pas nécessairement perceptible. Seulement il se trouve que dans ce bas monde capitaliste, ce sont ces capitaux, et eux seuls, plus exactement ceux qui les détiennent, qui ont le pouvoir extraordinaire de mettre en marche des usines ou, au contraire, de les arrêter.
L'endettement du monde
Les crédits déversés dans l'économie, sans pratiquement de grands résultats dans la production, se sont donc traduits cependant par un formidable endettement général. Les États, comme les grandes sociétés industrielles privées, et même dans une certaine mesure les particuliers, ont dépensé au cours des années passées, en se surendettant.
Les résultats ?
Aux seuls États-Unis, entre 1970 et 1980, la dette publique est passé de 450 milliards à 1063 milliards de dollars - soit une augmentation de 134 % - et la dette privée est passée de 975 milliards de dollars à 2 841 milliards donc une augmentation de 192 %. Le produit national brut et, à plus forte raison, la production industrielle, ont été évidemment bien loin de s'accroître dans les mêmes proportions.
Seulement maintenant, il faut assurer le paiement permanent des services de la dette intérêts, charges, échéances dues, etc. - sans même parler du total des remboursements. Pour l'ensemble des États-Unis, ces services de la dette représenteraient annuellement 500 milliards de dollars. C'est-à-dire une somme du même ordre que l'ensemble du produit national brut - c'est-à-dire le prix total de l'ensemble des produits et services créés en une année - d'un pays comme la France !
« Il est de notoriété publique aux États-Unis - assurait le journaliste du Monde Paul Fabra - qu'une bonne dizaine des plus grosses sociétés industrielles ou commerciales sont au bord de la faillite, si elles ne sont pas virtuellement en état de cessation de paiement » . La faillite retentissante de la grande compagnie d'aviation Braniff - suivant d'ailleurs celle de la compagnie anglaise franc-tireur du secteur, Laker - venait d'illustrer le caractère fondé de l'assertion.
Le même Paul Fabra cite d'ailleurs le cas d'une autre société géante américaine, l'International Harvester, incapable de rembourser ses dettes venues à échéance en 1981 d'un montant total de 3,4 milliards de dollars. A titre de comparaison, cette somme représente à peu près les trois-quarts des sommes dues pendant la même période par la Pologne.
Et justement, à ce formidable endettement des entreprises s'ajoute celui des États. Y compris des plus riches. La dette publique de l'État allemand est passée de 18 % du produit national brut en 1970 à 35 % en 1980. Les seules charges de la dette absorbent 50 % des crédits nouveaux mis en circulation. L'État français est endetté à peu près au même niveau, mais ses dettes sont plus diffuses, car une partie n'en apparaît qu'au travers des dettes des sociétés nationalisées, EDF, PTT, etc., dont au moins la première a largement fait appel au système financier international pour financer son programme électro-nucléaire.
Pour les grands pays impérialistes, l'endettement est souvent en grande partie intérieur, c'est-à-dire que c'est en partie à leurs propres banquiers que ces États ont à verser les charges et les intérêts et, surtout, en devise nationale. (Encore que ce n'est pas toujours vrai et, les seules dettes extérieures de la Grande-Bretagne par exemple représentent 26 % de son produit national brut.) Autrement dit, à défaut de pouvoir assurer le paiement autrement, ces États peuvent toujours le faire en émettant des monnaies de leur fabrication. Cela aggrave l'inflation et cela déprécie encore plus la monnaie nationale, mais enfin, cela ne sera certes pas la première fois qu'un État aura remboursé ses dettes en monnaie de singe.
Le cas des pays de l'Est et des pays sous-développés est généralement plus grave. Leur endettement est surtout extérieur. Pour rembourser il faut qu'ils aient des devises. Mais par quel miracle ? Surtout en cette période de crise et de restrictions de marchés, où le peu de débouchés dont pouvaient disposer les pays de l'Est, comme les pays sous-développés, se restreignent encore ou disparaissent ; et où, par ailleurs, il y a une pression croissante pour faire baisser les prix des matières premières minérales ou agricoles qui constituent en général la seule marchandise exportable des pays sous-développés.
Les difficultés économiques de la Pologne illustrent le cas d'un certain nombre de pays de l'Est.
Pour les pays sous-développés, c'est encore pire. Déjà de 1973 à 1980 - c'est-à-dire pendant cette période où des groupes financiers occidentaux prospéraient en engageant des opérations financières vers les pays sous-développés - alors que sur ces sept ans les pays pauvres non-pétroliers avaient emprunté une somme globale de 332 milliards de dollars, ils ont dû payer, pour seul service de cette dette et des dettes antérieures, la somme de 338 milliards. Autrement dit, ce qu'ils empruntaient s'en allait déjà intégralement, et au-delà, pour payer les services de la dette !
Comme le remarquait dans une tribune libre du Monde un homme qui n'a pourtant rien ni d'un marxiste ni même d'un humaniste sensible aux misères du Tiers-Monde, puisqu'il s'agit d'un ex-gouverneur de la Banque Nationale de Grèce, « les pays pauvres sont utilisés comme un moyen de recyclage de financement qui ne sert, en fait, que le marché international des capitaux » .
Qu'en termes de banquiers ces choses-là sont dites !
Certains États - le Zaïre, le Costa-Rica ou la Corée du Nord - ne parviennent plus à payer même les intérêts de leurs dettes. D'autres y parviennent de plus en plus difficilement, en particulier les deux États dont la dette extérieure passe pour la plus importante du monde : le Mexique et le Brésil.
De peur que la défaillance d'un seul débiteur important n'entraîne des réactions en chaîne incontrôlables, le système financier international, aidé par les États les plus puissants, en particulier américain, consent pourtant de nouveaux prêts, accepte des rééchelonnements, et il est même question de moratoires, c'est-à-dire de la suppression totale ou partielle de certaines dettes.
Aussi, on arrive à cette situation aberrante que, à l'échelle du monde, les États et les grandes sociétés déjà surendettés, continuent à rechercher des crédits nouveaux, simplement pour payer les échéances de crédits anciens. Et qu'en face le système bancaire, pourtant de plus en plus affolé devant la menace de la débâcle, est forcé d'accorder ces crédits précisément pour éviter la débâcle.
Il y a donc, toujours, une formidable demande de crédits et donc, de capitaux. C'est précisément parce qu'il y a cette demande importante que les taux d'intérêt - c'est-à-dire le prix de l'argent prêté - continuent à augmenter. Car ils augmentent partout et pas seulement aux États-Unis, mais aussi sur les marchés des euro-dollars. Et c'est une spirale infernale car les charges des dettes sont en général liées aux taux d'intérêt pratiqués. Ce qui signifie que, par exemple, chaque fois que le taux d'intérêt augmente, on augmente d'autant ce que les débiteurs doivent rembourser et on augmente du même coup leur besoin d'emprunter de nouveau pour pouvoir rembourser.
La querelle des taux d'intérêt
Contrairement à ce qu'affirment les dirigeants des pays impérialistes autres qu'américains, le mal n'est donc pas dû aux seuls taux d'intérêt pratiqués par les États-Unis, c'est l'ensemble du système qui est en cause, et gravement. Seulement, évidemment, les États-Unis ont d'autres moyens que les autres de tirer leur épingle du jeu et de faire supporter par les autres les conséquences néfastes de la situation.
Malgré son endettement déjà formidable et malgré aussi les promesses électorales de Reagan d'en revenir à l'équilibre budgétaire, l'État américain qui a besoin d'aider ses capitalistes, maintient et accroît son déficit budgétaire. Ce déficit atteindra pour 1982 la somme encore jamais vue en la matière de 100 milliards de dollars.
Les autres États seraient d'autant plus malvenus de s'en étonner qu'ils font exactement la même chose. Le déficit budgétaire de la France par exemple est passé de 30 milliards de francs en 1980 à 76 milliards en 1981 pour s'acheminer vers les 95 milliards au moins en 1982.
Ces déficits budgétaires représentent une belle demande en perspective pour les prêteurs. Seulement, il se trouve que, dans le contexte d'instabilité présent, on prête plus facilement aux États-Unis qu'au Zaïre ou même à la France. Cela signifie que les emprunts, bons du trésor, obligations d'État des États-Unis trouvent infiniment plus facilement preneur que les bouts de papier du même genre émis par d'autres États. Cela fait affluer les capitaux vers les États-Unis en même temps que cela pousse les taux d'intérêt vers le haut et raffermit le dollar. Et évidemment, si ces capitaux en viennent à manquer ailleurs, ce n'est pas le problème des États-Unis ; pas plus que ce n'est leur problème si, pour tenter de retenir les capitaux qui s'enfuient, les autres États sont forcés d'aligner leurs propres taux d'intérêt sur ceux des États-Unis. Et donc de rendre le crédit plus cher chez eux, y compris pour leurs propres capitalistes ; et donc encore aggraver leur propre inflation.
La boucle est donc en passe d'être bouclée. L'emballement du système financier s'entretient de lui-même alors que rien dans l'évolution présente ou prévisible de la production ne justifie cet emballement. Et les États, en accroissant leur déficit budgétaire, n'aident que partiellement la production à ne pas sombrer, ils aident plutôt le système financier à s'emballer encore plus.
Jusqu'où cela peut durer ? Personne ne le sait. Mais le système financier ne peut que parasiter la plus-value créée par les travailleurs dans la production, il ne peut pas la remplacer. Or il y a de moins en moins de plus-value de dégagée, pour la bonne raison qu'il y a de plus en plus de chômeurs. Le chômage a connu un bond de 31,6 % dans les pays du Marché Commun entre décembre 1980 et décembre 1981.
Le banquier grec déjà cité parle d'une évolution « qui ne peut que conduire l'humanité vers un désordre économique sans précédent dans l'histoire » . Et pose la question « avons-nous conscience que le monde d'aujourd'hui ne vit que par la création de monnaies, de dettes et d'emprunts ? » .
Eh oui, les banquiers ont tout l'air d'en être parfaitement conscients. Ils ont d'abord 1929 devant les yeux, et les publications spécialisées d'organismes internationaux genre OCDE, des organismes financiers, sont pleins d'avertissements plus alarmistes les uns que les autres, et signés non point de journalistes marginaux, mais des sommités du monde des affaires.
Mais quel banquier, même s'il vient juste d'apposer sa signature au bas d'un article prédisant la catastrophe, se refuserait le contrat à tant pour cent, qui ferait peut-être avancer le monde d'un pas vers la catastrophe, mais qui lui rapporterait du profit ?
C'est en pleine connaissance de cause des banquiers que le système capitaliste entraîne le monde vers la catastrophe. Banquiers et financiers sont partagés entre la grande crainte que le système bancaire international s'effondre et l'émerveillement que cela ne soit pas encore arrivé.
L'effondrement du système financier mettrait cependant un point final à tout espoir de reprise économique, à supposer qu'un tel espoir existe encore, et précipiterait le monde vers des catastrophes incommensurables même avec ce qui suivit 1929.