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Iran : Khomeyni face aux masses populaires
Au terme d'une année de manifestations de rue et de grèves sans cesse croissantes en ampleur et en détermination, c'est en quelques jours que le régime a fini par être renversé en Iran. Entre le départ du Chah et l'insurrection populaire des 10-12 février, le rythme des événements s'est accéléré et le gouvernement de Chapour Bakhtiar n'aura été qu'un intermède.
Si Khomeiny avait pu au long des événements se permettre de programmer les différentes interventions populaires, si chacun de ses ordres de manifestation était manifestement fidèlement suivi par des millions de gens, et s'il maîtrisait la mobilisation des masses, ce n'est pourtant pas de son fait que l'insurrection s'est déclenchée. Il ne l'aura pas pris sur lui.
Les techniciens de l'armée de l'air de la caserne de Douchane Tappeh manifestaient leurs sentiments pro-khomeinystes depuis quelques temps déjà. De son côté, l'attaque que les Djavidans de la Garde impériale lancèrent contre eux dans la nuit du 9 au 10 février, point de départ de l'insurrection, ne semble pas avoir été voulue par l'état-major. Celui-ci, son attitude ultérieure l'a confirmé, n'était pas disposé à prendre les risques d'un affrontement avec la population dans les conditions existantes.
On peut pratiquement considérer ce qui s'est passé là comme accidentel. Ni de la part de Khomeiny, ni de la part de l'état-major, il n'y a eu volonté délibérée de déclencher une épreuve de force.
La suite des événements est connue. Ce qui aurait pu n'être qu'un affrontement interne à l'armée s'est transformé en une insurrection populaire qui, en trois jours, a mis à bas le régime impérial.
On peut donc largement mettre au compte de l'initiative spontanée de la population les événements qui ont marqué les « Trois Glorieuses » du peuple iranien. Même si les milices khomeinystes, mollahs en tête, sont très rapidement intervenues dans le mouvement, même si le soir du samedi 10, Khomeiny donnait l'instruction de ne pas respecter le couvre-feu instauré dans une ultime tentative par le gouvernement Bakhtiar, ce n'est pas à l'initiative du chef religieux que la population s'est emparée des armes, qu'elle s'est attaquée aux commissariats, aux prisons, aux locaux de la SAVAK, etc...
Cela est conforme à la ligne de conduite de khomeiny vis-à-vis de l'armée depuis le début des événements, et n'est donc pas surprenant. certes, il n'a pas au fil des mois hésité à s'appuyer sur le mouvement populaire, à faire appel aux masses. mais sans jamais les appeler à se saisir et à se servir des armes. toute sa tactique a consisté uniquement à faire pression par ce moyen sur le commandement militaire pour l'amener à se rallier à la solution de rechange politique qu'il se faisait fort'de constituer pour l'iran. en un sens, il s'est bien agi d'une épreuve de force entre la mobilisation populaire canalisée derrière les chefs religieux, d'une part, et l'appareil d'état en place, d'autre part. mais une épreuve de force au cours de laquelle la force matérielle des armes est restée tout entière dans le même camp, tandis qu'en face la population n'avait pour elle que le nombre et une détermination exceptionnelle.
Le seuil au-delà duquel la pression populaire pouvait se transformer en une contrainte décisive - l'armement du peuple - ce seuil, Khomeiny s'était interdit depuis le début de le franchir de son chef. C'est de l'État-Major seul qu'il entendait, en tout état de cause, voir venir la décision.
Cela a été particulièrement manifeste lors du retour de l'ayatollah à Téhéran, retour pour lequel il a soigneusement attendu le feu vert de l'armée. Cela a été manifeste aussi au cours de la période qui a suivi. Il est certain, toute la presse l'a rapporté, que durant ce temps des contacts ont eu lieu entre chefs militaires et religieux, et que le problème au centre de ces discussions était celui de la passation du pouvoir du gouvernement Bakhtiar au contre-gouvernement Bazargan propulsé par Khomeiny.
Il s'agissait pour ce dernier de faire céder l'état-major sans avoir à détruire l'armée, sans avoir à mobiliser la population dans ce but.
L'insurrection, s'étant déclenchée àl'initiative de la population, est venue quelque peu bousculer ces plans. Mais elle n'a pas en elle-même signifié un débordement politique de Khomeiny. L'ensemble de l'insurrection s'est faite en son nom.
Khomeiny aurait sans aucun doute préféré que les choses se passent autrement, octroyer son gouvernement d'en haut, sans le tenir le moindrement de la rue, et non pas « à chaud » comme cela s'est fait. Mais même si c'est d'elle-même et sans ordre en ce sens que la population a renversé le régime, elle l'a fait pour le compte du chef religieux.
La presse a rapporté quelques incidents, dans la foulée des journées du 10 au 12 février, et notamment l'affaire de l'attaque contre l'ambassade américaine à Téhéran, qui ont été des initiatives non contrôlées par le mouvement religieux. Mais ces opérations sont restées ponctuelles, elles n'ont pas débordé le cadre des objectifs assignés par lui au soulèvement populaire. Globalement, Khomeiny a finalement contrôlé la situation.
Ses objectifs immédiats, il les a atteints pour l'essentiel. Le gros des armes est repassé sous le contrôle des mollahs khomeinystes. L'armée impériale, rebaptisée nationale, a conservé pour l'essentiel son unité et s'il a fallu y sacrifier la Garde impériale, ainsi que plusieurs généraux, c'est là en somme la « part du feu » consentie pour préserver l'essentiel.
Khomeiny ayant finalement été porté au pouvoir par une insurrection populaire, il était à peu près inévitable qu'il ait à prendre ainsi quelques mesures spectaculaires afin de tenter de donner le change sur le caractère radicalement novateur du régime . Et le procès du Chah « par contumace » qui se prépare, entre tout à fait dans ce cadre.
Étant donné l'ampleur et la durée du soulèvement en Iran, il n'est même par sûr que Khomeiny aurait de toute façon pu s'en dispenser, même si le changement de régime ne s'était pas produit à la suite de l'intervention révolutionnaire des masses.
Aucune « épuration » dans l'armée, dans l'administration, dans la police ou la gendarmerie, ne peut faire que ce ne soit plus l'ancien appareil d'État qui soit maintenu pour l'essentiel par le régime islamique : toute la presse a rapporté comment la plupart des anciens hommes en poste y sont restés. Le personnel politique et de la haute administration est d'ailleurs relativement restreint en Iran, et c'est bien souvent à l'intérieur des mêmes grandes familles, comme celle des Sandjabi, que le pouvoir doit puiser : le renouvellement est limité.
La période insurrectionnelle étant passée sans que se manifestent les signes mêmes d'un commencement de divorce entre les masses populaires et le mouvement religieux, on ne peut bien entendu pas exclure pour autant une prise de conscience ultérieure par la population travailleuse et pauvre d'Iran de ce que ses intérêts propres ne se confondent pas avec ceux que défendent les hommes politiques qu'elle a portés au pouvoir.
Rien cependant dans ce qui se passe actuellement en iran ne permet de prévoir une telle éventualité. le départ du chah, qui était l'objectif central de cette mobilisation depuis un an, ayant été atteint et ayant même été parachevé par l'instauration d'un régime patronné par khomeiny, on ne voit dans la période actuelle pas d'axe différent, nouveau, le long duquel la mobilisation populaire pourrait prendre un nouvel élan.
Pour des révolutionnaires socialistes, le problème majeur est évidemment celui de la classe ouvrière iranienne. La nécessité de l'heure pour elle serait qu'elle s'organise, sur le plan de sa défense économique sûrement, mais aussi sur le plan politique. En face du nouveau régime, les travailleurs iraniens, qui constituent une classe ouvrière relativement forte, concentrée essentiellement dans le secteur du pétrole, devraient pouvoir se doter des moyens de discuter, de confronter les idées et les programmes politiques, de juger parmi les militants, les partis et organisations qui se réclament plus ou moins d'eux, d'imposer leurs choix, du moins les choix recueillant l'assentiment de la majorité d'entre eux.
Il s'agirait que la classe ouvrière se donne des organes de classe autonomes - assemblées, conseils ou comités - et pas seulement qu'il existe des partis ou des groupements politiques se réclamant d'elle, afin de se mettre en mesure de juger par elle-même et de décider par elle-même de ce qui serait conforme à sa volonté.
Après l'expérience de plusieurs mois de grève et de lutte, il existe peut-être des hommes qui agissent en ce sens parmi les travailleurs iraniens. En tout cas, tel serait l'objectif de l'heure pour des révolutionnaires prolétariens.
Il est clair que des structures de décision propres à la classe ouvrière, quel que puisse être le nom qu'elles se donnent, amenées quasi immédiatement à exprimer des intérêts distincts et même en fait opposés à ceux du nouveau régime qui se met en place, seraient très rapidement amenées à entrer en conflit avec l'appareil d'État. Les choix des nationalistes, religieux ou laïcs, sont fondamentalement aussi contraires aux intérêts des travailleurs, et de la population pauvre, que l'étaient ceux de l'ancien régime. Et le conflit, selon le niveau de conscience et de détermination des travailleurs, pourrait même tourner à l'épreuve de force.
C'est bien pourquoi il serait indispensable que, dans une telle situation, les travailleurs soient armés. Si les travailleurs iraniens en sont concrètement à l'heure actuelle à se poser le problème de s'organiser sur une base de classe et si la question de leur armement reste encore dans les possibilités du moment (ce qu'il n'est pas possible de savoir d'ici), c'est en termes de milices ouvrières que cette question serait posée par des révolutionnaires prolétariens, en termes d'organes militaires de défense propres au prolétariat, et certainement pas sous la forme d'une quelconque « armée populaire » comme en parle l'extrême-gauche iranienne.
Si la classe ouvrière iranienne » sortait de la période révolutionnaire défiante à l'égard des autres protagonistes sociaux de la révolte nationale anti-impériale, organisée sur une base de classe, et ayant conservé des armes, ce serait le meilleur gage pour l'avenir. En apprenant à décider par elle-même dans ses propres assemblées, en disposant de ses propres milices armées, elle apprendrait à ne pas faire confiance a priori à ceux qui peuvent se réclamer d'elle et à ne pas se laisser endormir par ceux qui prêchent l'unanimité nationale.
A la suite des événements insurrectionnels de la mi-février, les leaders et l'encadrement religieux se sont activement employés bien entendu à reprendre le contrôle des armes passées aux mains de la population, et les seuls à être restés apparemment en possession d'armes sont les groupes d'extrême-gauche : les fedayin qui se veulent marxistes-léninistes, et les moudjahiddin « islamo-progressistes », c'est-à-dire des groupes basés essentiellement parmi les étudiants.
Il faut bien dire que le parti Toudeh, quant à lui, que la presse a présenté comme ayant une audience parmi les travailleurs du pétrole, ne s'est absolument pas démarqué de la direction islamique, et ne le fait apparemment toujours pas. Présent lors du grand rassemblement du 5 mars sous le patronage posthume de Mossadegh, il ne s'y est distingué d'aucune manière. Ce n'est pas de ce parti stalinien de stricte observance que l'on peut de toutes façons attendre une politique répondant aux intérêts politiques de la classe ouvrière dans une période aussi décisive.
Mais il faut bien dire aussi que si le mouvement des fedayin a commencé depuis peu d'apparaître, lui, de manière distincte des religieux, en organisant des rassemblements autonomes dans lesquels pour la première fois depuis le début des événements ils ne défilaient pas derrière des portraits de Khomeiny, ce n'est pas pour autant que les objectifs politiques qu'ils proposent expriment finalement davantage leur volonté de s'identifier avec les intérêts de la classe ouvrière.
Leur thème central d'intervention est en effet l'instauration d'une « armée vraiment populaire » . Le 17 février, ils proclamaient « le nouveau gouvernement est un gouvernement de bazari, de commerçants, de capitalistes, qui ne répond pas aux idéaux des travailleurs » , pour avancer comme mot d'ordre « Nous voulons une armée du peuple, une armée pure » . Le 23 février, le 5 mars, leurs interventions ont à chaque fois commencé autour des thèmes de l'unité et de la solidarité nécessaires, ce que réclament aussi les religieux bien entendu, pour conclure à la nécessité d' « édifier une vraie armée populaire » .
Les fedayin reprochent aux religieux essentiellement l'insuffisance de l'épuration en cours dans les sommets de l'armée, ils la voudraient plus radicale, et c'est tout. Et c'est aux comités Khomeiny, à Khomeiny lui-même qui sait d'ailleurs les éconduire, et au gouvernement Bazargan, qu'ils le demandent.
En fait, derrière cette revendication d'une armée populaire de la part de la jeunesse petite-bourgeoise qui se pare de l'étiquette de « fedayin marxistes-léninistes », il y a la simple volonté de participer eux-mêmes à l'exercice du pouvoir au travers de l'armée. Qu'eux-mêmes deviennent une des composantes de l'instrument du pouvoir repeint à neuf, sous une phraséologie populiste, voilà tout leur projet politique, en admettant même qu'ils ne soient pas tout simplement prêts à composer avec Khomeiny aux premières concessions que celui-ci leur ferait.
Une « armée populaire », ce n'est évidemment pas les travailleurs en armes et organisés pour leur propre compte. C'est le maintien de l'armée en place, simplement modifiée quelque peu dans sa composition.
Qu'en matière d'armement, les fedayin iraniens se soient fixé exclusivement cette revendication, sans ne serait-ce qu'évoquer la nécessité de l'armement de la classe ouvrière elle-même, signifie clairement que leur politique et leurs mots d'ordre ne s'inscrivent nullement dans le cadre d'une stratégie visant à l'exercice du pouvoir par les travailleurs.
Les travailleurs armés et organisés dans leurs propres organes de décision, voilà au contraire ce qui correspondrait à la situation actuelle en iran pour mettre les travailleurs à même de ne pas être peut-être les victimes à nouveau du bouleversement actuel que connaît le pays.
Que la chose soit inscrite dans les possibilités concrètes de la situation, que celle-ci soit effectivement porteuse d'un développement favorable dans ce sens aux intérêts de la classe ouvrière, il est bien sûr difficile d'en juger à distance.
Depuis plus d'un an, la population iranienne a su témoigner à de si nombreuses reprises de son acharnement et de son héroïsme dans la lutte, elle a su faire preuve d'initiative révolutionnaire pour renverser le régime malgré la persévérance de ses dirigeants à tracer des limites à sa mobilisation, qu'on ne peut pas exclure que la classe ouvrière parvienne à puiser en elle-même les ressources nécessaires pour lutter cette fois pour son propre compte.
Plusieurs témoignages font état de réunions politiques et de discussions qui se poursuivraient sur les lieux de travail, de la présence d'étudiants d'extrême-gauche parmi les ouvriers du pétrole, de comités de grève et d'ouvriers hostiles aux comités et aux hommes mis en place dans les villes ouvrières par les envoyés de Khomeiny (notamment par Bazargan lui-même dans les villes pétrolières du Khouzestan au début de janvier). Toute la presse a souligné que la reprise du travail réclamée par Khomeiny ne s'est pas faite sans difficultés, et si les exportations de pétrole ont officiellement repris, c'est là surtout un geste symbolique car les quantités nécessaires ont dû, nous dit-on, être prises sur les stocks existants - ce qui ne préjuge pas de la reprise réelle du travail et de la production normale.
Malheureusement, d'autres indications vont en sens inverse. Notamment le fait que dans les villes comme Abadan ou Ahwaz où sont le gros des troupes ouvrières, le pouvoir n'a changé de mains qu'à la suite de l'insurrection de Téhéran, sans intervention de la population s'emparant des armes. Et surtout, il semble manquer à la classe ouvrière iranienne les hommes et les femmes politisés, formés, identifiant totalement leur combat avec le sien, considérant réellement les travailleurs, non comme une masse de manoeuvre, un moyen de pression, mais comme les seules forces sociales vraiment révolutionnaires. Il semble lui manquer les authentiques militants socialistes qui seraient nécessaires à sa prise de conscience révolutionnaire.
Et il ne semble guère probable que le prolétariat iranien puisse menacer le pouvoir de Khomeiny dans la période en cours.
Ceci dit, il se peut en revanche que celui-ci rencontre des difficultés du côté de la petite-bourgeoisie des villes, du moins dans ses couches intellectuelles et libérales et dans sa jeunesse en particulier. Les manifestations de femmes contre le port du voile qui ont lieu en ce début de mars sont significatives en ce sens. Les avocats, médecins, professeurs, etc.... iraniens, ces milieux citadins que la politique du Chah et l'argent du pétrole ont contribué à occidentaliser et accoutumés à une certaine aisance matérielle, ne voient sûrement pas avec faveur se mettre en place sous la bannière de l'Islam une politique d'austérité dans les moeurs, de « pureté » et de « sobriété » dans la vie sociale. Khomeiny multiplie les déclarations et les gestes d'hostilité à ce qu'il appelle le « luxe » occidental, il en appelle aux « vertus coraniques » : l'ordre moral et l'inquisition qu'il remet à l'ordre du jour, ne sont sûrement pas ce que recherchaient les intellectuels et les étudiants iraniens en contribuant à la lutte pour chasser le Chah.
Tous les aspects de cette politique de Khomeiny ne seront pas forcément aussi rétrogrades que les mesures concernant les femmes. Certaines - il est question par exemple d'envoyer les étudiants servir dans les campagnes - peuvent même revêtir une apparence d'égalitarisme qui peut leur valoir un appui dans les masses populaires. Mais celles-là ne sont sûrement pas davantage de nature à séduire les petits privilégiés des villes. Et c'est peut-être de ces couches-là que peuvent surgir dans l'immédiat les problèmes les plus sérieux pour Khomeiny.