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Chine : l’ascension de Deng Xiao-ping
Une nouvelle étape semble avoir été franchie dans la lutte pour la succession de Mao et le congrès du parti qui doit se tenir au printemps est peut-être convoqué pour entériner la victoire de Deng Xiao-ping.
Le procès de la "Bande des Quatre" semble avoir consacre la victoire de Deng Xiao-ping, non seulement sur la veuve de Mao et ses alliés, mais sur Hua Guofeng lui-même qui a pratiquement disparu depuis le mois de novembre dernier au point que les commentateurs se sont demandés s'il n'avait pas été placé en résidence surveillée ou tout au moins en retraite forcée. Victoire provisoire peut-être puisqu'il reste un avantage non négligeable à Hua : celui de l'âge. A 60 ans - il a seize ans de moins que Deng - il a encore tout l'avenir devant lui, si l'on peut dire, pour préparer un retour en force à la première occasion ! Mais pour l'instant il semble bien que Deng ait gagné la partie engagée autour de la succession de Mao.
Voilà plus de quatre ans que des luttes internes se mènent dans les hautes sphères dirigeantes entraînant une véritable valse de limogeages et de réhabilitations. Le processus de sélection d'un nouvel arbitre suprême est long et sans doute difficile. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, et la lutte est d'autant plus âpre qu'il ne peut y en avoir qu'un seul. Car telle est la nature du régime. Incapable de la moindre démocratie, les problèmes et les divergences, quand il y a problèmes et divergences, ne peuvent être résolus par un débat même à l'intérieur de la seule couche dirigeante. Ils ne peuvent qu'être tranchés par l'élimination d'une des deux fractions.
D'une part, ce processus ne peut qu'aboutir à la mise en place de la dictature d'un seul. D'autre part, la dictature d'un seul tranchant souverainement est finalement le moyen d'assurer sans trop d'à-coups le fonctionnement du régime.
Les différents aspirants au pouvoir - en rivalité entre eux - le savaient si bien qu'après la mort de Mao, ils ont été au moins d'accord pour se débarrasser au plus vite de l'image de Mao. Ils ne voulaient pas que l'autorité du disparu puisse être invoquée et gêner les décisions du futur souverain, quel qu'il fut. C'est pour cela que Hua, Deng et les autres ont procédé à la démaoisation, c'est-à-dire à la destruction de Mao comme dirigeant infaillible. En mettant en lumière les erreurs du Grand Timonier, ils ont voulu ruiner toute possiblité d'invoquer à l'avenir le jugement ou la politique de Mao contre leur politique présente... et la politique future de celui d'entre eux qui s'imposera finalement comme le dirigeant suprême.
La nature du régime n'est pas en train de changer. Les soubresauts qui l'agitent, témoignent simplement de sa difficulté à accoucher d'un nouveau chef dont l'autorité ne soit plus contestée. Cela se fait dans l'ombre : c'est une lutte d'appareil dont la population ne voit que les résultats après coup - disgrâce des uns, ascension des autres - mais à laquelle elle ne prend aucune part.
Le fait que l'ascension de Deng ait été marquée par la floraison des dazibaos sur le Mur de la Démocratie à Pékin et par diverses manifestations, ne signifie pas, ni que ce soit la population qui a fait la décision en faveur de Deng, ni même que le régime se soit libéralisé. Cela signifie tout simplement que la population peut parfois être autorisée à faire chorus au vainqueur.
La lutte pour la succession de Mao s'est en effet effectuée selon les règles de la lutte d'appareil : rivalités de personnes, luttes de clans, alliances temporaires pour éliminer leur rival commun avant de se déchirer à nouveau.
Engagée avant même la mort de Mao, la lutte pour sa succession se joua d'après ce qu'on peut en savoir, autour de trois clans principaux : celui de la femme de Mao, celui de Deng Xiao-ping et celui de Hua Guofeng.
La mort du Premier ministre Zhou Enlai en janvier 1976 précipite les choses. Alors que Deng, vice-président du parti, dauphin de Zhou Enlai pouvait espérer lui succéder, c'est Hua Guofeng, un nouveau venu nommé quelques mois plus tôt par Mao vice-premier ministre et ministre de la Sécurité, qui est chargé d'assurer provisoirement les fonctions de Premier ministre. Et le 7 avril, alors que Hua Guofeng est nommé officiellement Premier ministre et vice-président du parti, Deng Xiao-ping est destitué de toutes ses fonctions. La fraction qui va bientôt être connue sous le terme péjoratif que lui ont accolé ses adversaires de "Bande des Quatre", soutient le nouveau venu à qui personne n'accorde l'envergure d'un futur grand timonier. Il s'agit d'une manœuvre pour empêcher Deng, dangereux rival, lui, de succéder à Mao le moment venu. Mais Deng n'a pas perdu tout appui dans le Bureau politique et il installe son quartier général à Canton. C'est de là qu'il impulse les manœuvres de ses partisans. Très vite après la mort de Mao, le 9 septembre 1976, une alliance se noue entre Hua et les partisans de Deng pour éliminer la veuve de Mao et ceux qui la soutiennent. La "Bande des Quatre" est arrêtée le 6 octobre, moins d'un mois après la mort de Mao.
Les quatre années qui suivirent sont marquées par une lutte sourde entre les partisans de Deng et ceux de Hua Guofeng, et il semble que Hua ait dû céder peu à peu une position après l'autre. En juillet 1977, Deng redevient vice-président du Comité central du parti, vice-premier ministre et il est nommé chef d'État-major. C'est le troisième personnage du pays. Les uns après les autres, les partisans de Hua sont éliminés alors que les amis de Deng, réhabilités, reviennent en force à la direction des affaires, et en novembre dernier Deng annonçait déjà ce que le prochain congrès doit décider au printemps : une promotion importante pour Hu Yaobang, l'un des fidèles de Deng, qui a déjà supplanté Hua comme Premier ministre et qui pourrait bien le supplanter à la présidence du parti.
Ce n'est manifestement pas le débat démocratique qui tranche les différends, ou du moins arbitre les rivalités personnelles, car en ce qui concerne les divergences politiques personne ne peut dire si elles existent même. Surtout pas la population chinoise à qui personne ne demande son avis. Contrairement à ce que pensent bien des commentateurs, ce n'est jamais elle qui fait la décision. Aucun des clans en présence ne s'aviserait d'ailleurs de la prendre pour arbitre. On n'a jamais vu le vaincu faire appel à elle. Et quand elle entre en scène, c'est toujours après coup pour louer les décisions déjà prises et abonder dans le sens des vainqueurs. Cela témoigne peut-être du crédit que le régime a conservé encore aujourd'hui dans la population chinoise mais certainement pas de son caractère démocratique.
Le fait que l'ascension de Deng Xiao-ping ait été marquée par la floraison de dazibaos sur le Mur de la Démocratie à Pékin entre novembre 1978 et décembre 1979, par des manifestations et la publication de dizaines de revues non officielles ne signifie ni que ce soit cette intervention de la population dans la vie politique qui ait permis à Deng de l'emporter, ni même que le régime se faisait plus démocratique et libéral. Car ce que d'aucuns ont appelé le "Printemps de Pékin" a été avant tout une manifestation de confiance envers Deng et une approbation de ses succès, déclenchée, encouragée, puis stoppée d'en haut par Deng lui-même. En aucun cas il ne s'est agi là de la manifestation spontanée de la volonté des masses qui aurait fait pencher la balance en faveur de Deng.
Il est d'ailleurs absurde de penser que 200 mètres de mur placardés d'affiches, que quelques revues ronéotées à quelques centaines d'exemplaires par une poignée de jeunes gens, quelques rassemblements dont les plus importants ont réuni quelques milliers de personnes et dont la plupart n'en regroupaient que quelques centaines, aient pu peser d'un poids quelconque dans les luttes internes d'un appareil qui compte près de 20 millions de cadres.
Et il est bien significatif que cette floraison d'affiches murales soit apparue brusquement à la mi-novembre 1978, au moment précis où Deng obtenait la destitution des principaux partisans de Hua : Wu De, le maire de Pékin, Chen Xilian, commandant de la région militaire de Pékin, Wang Dongxing, vice-président du parti qui fut le garde du corps de Mao et le chef des services de sécurité, et le retour en force de ses propres partisans. Le plénum du Comité central qui s'est tenu en décembre 1978 a entériné toutes ces décisions déjà prises et, pour certaines, déjà entrées en application. Le seul rôle laissé aux dazibaos est de faire chorus.
Et comme par hasard ces multitudes de petites affiches fustigent Wu De, Chen Xilian, Wang Dongxing, très exactement ceux qui viennent d'être écartés du pouvoir réel même s'ils font encore provisoirement de la figuration au Bureau politique. La violence des critiques est comme par hasard exactement proportionnée au rapport de force du moment. Hua Guofeng qui vient de subir un échec, mais qui reste président du parti, est critiqué avec prudence. La "Bande des Quatre", emprisonnée, n'a droit à aucune indulgence et les critiques que l'on adresse à Mao se situent dans la droite ligne de la démaoïsation entamée dans la presse officielle six mois plus tôt.
Quant à Deng Xiao-ping, présenté comme la principale victime des erreurs de Mao et des noirs complots de la "Bande des Quatre", il a droit au respect et à l'amour du peuple dont il symbolise tous les espoirs. Le 24 novembre, cet hymne à Deng est placardé en face du mausolée de Mao : "Ah, tu es venu, tu es venu ! Tu es si petit et pourtant si grand, si simple et pourtant si profond. Tu es apparu en Chine aussi frais et majestueux que le soleil levant, tu es si plein de vitalité. Tu es l'étendard dominant 9 600 000 km2, un étendard signifiant que 800 millions de personnes ne pourront plus être insultées ou maltraitées" (cité par Victor Sidane dans "Le Printemps de Pékin").
Si les affiches murales et les revues parallèles sont loin d'avoir toutes ce ton dithyrambique, et si elles sont souvent critiques sur bien des aspects de la société chinoise, elles ont dans l'ensemble la particularité d'approuver la politique des dirigeants en place et en particulier Deng Xiao- ping, "Deng l'incorruptible", "Deng le juste". Et lorsque les affiches réclament le respect des droits démocratiques, elles ne sont pas non plus en contradiction avec la presse officielle : le "Quotidien du Peuple" lui-même explique longuement le 21 décembre 1978 que "Si le peuple avait été vraiment en mesure de choisir ses dirigeants à tous les niveaux, d'exercer sur eux un contrôle et de les destituer, si leur incompétence était démontrée, la "Bande des Quatre" et ses escrocs n'auraient pu monter si haut et dicter leur loi". Et il affirme que "les droits démocratiques doivent être conquis et défendus dans la lutte menée par le peuple lui-même".
D'ailleurs, tout comme d'autres participants au mouvement des dazibaos, l'une des principales revues non officielles, la "Tribune du 5 avril", affirme ouvertement vouloir "collaborer avec les dirigeants du parti pour résoudre ensemble les problèmes de la Chine."
Victor Sidane qui a ramené de Chine de nombreux dazibaos et documents sur cette période raconte que "au pied du mur de Xidan (le Mur de la Démocratie) on côtoie un bon nombre de fils de vice-ministres, de directeurs de départements ministériels ou d'intellectuels communistes de renom". Ce sont des rejetons des familles privilégiées dont les études ont été sacrifiées à la Révolution Culturelle et que certains se sont empressés, à cause de cela, de qualifier "d'ouvriers". La rédaction d'une autre revue non officielle "Le Printemps de Pékin" est directement liée à l'appareil du parti. Certains de ses membres appartiennent au Comité central de la Ligue de la Jeunesse Communiste et la revue bénéficie de fuites calculées.
De toute façon, les autorités ont bel et bien le contrôle du mouvement et, pour ne citer qu'un exemple, lorsque le Quotidien du Peuple annonce, en février 1979, qu'il est interdit d'aborder le sujet de l'intervention militaire chinoise au Vietnam qui vient tout juste d'avoir lieu, l'interdiction est quasi unanimement respectée.
"L'expression spontanée des masses" est en fait dirigée, canalisée, encadrée, surveillée. Les policiers sont là devant le Mur, relevant le numéro d'immatriculation des bicyclettes qui s'arrêtent, collectant les renseignements et mettant leurs fichiers à jour. Et gare à ceux qui ne jouent pas le jeu selon les règles et qui profitent de l'occasion pour exprimer une véritable contestation, c'est-à- dire des idées, une politique hostile au régime. Wei Jingsheng s'y est risqué. Auteur d'un dazibao célèbre intitulé "La cinquième modernisation : la démocratie" et fondateur de la revue Enquêtes, il critique violemment le régime, y compris Deng Xiao-ping, et il prône un système politique et économique à l'occidentale. Lorsqu'en mars 1979, Deng entend mettre un frein au mouvement des dazibaos, Wei publie un numéro spécial d'Enquêtes intitulé "Démocratie ou nouveau despotisme" dans lequel il dénonce violemment Deng. Immédiatement Wei est arrêté et il sera condamné le 16 octobre 1979 à 15 ans de prison. Le régime marque ainsi, assez clairement, qu'il ne tolère pas la contestation, et qu'il est prêt à faire payer cher ceux qui s'y aventurent. Le fait qu'il y ait eu relativement très peu d'arrestations et de condamnations (du moins à ce que l'on peut en savoir ici) est une preuve, non pas de la tolérance du régime, mais de la faiblesse d'une réelle contestation.
Ce n'est d'ailleurs pas la répression qui a mis fin au mouvement. C'est une campagne de la presse officielle, au signal donné par Deng dans la deuxième quinzaine de mars 1979 contre le mouvement "démocratique" dont le sens était, en gros, qu'il était temps de cesser de faire de la politique pour se remettre au travail. Cette campagne de presse a été complétée par quelques mesures réglementant l'affichage et les manifestations, et le 1er avril, les murs de Pékin furent complètement nettoyés. A Pékin, le mouvement connaîtra un second souffle en automne, mais là aussi il suffira que l'emplacement réservé aux dazibaos soit relégué dans un quartier excentré de la ville pour que le mouvement prenne définitivement fin le 6 décembre 1979.
En fait, l'immense majorité de ceux qui ont participé au mouvement ou qui l'ont soutenu ne l'ont fait que tant qu'ils ont pu croire qu'ils répondaient ainsi à l'attente de leurs dirigeants ou du moins que ces derniers les y encourageaient. Il a suffi que les dirigeants manifestent leur désapprobation pour que le mouvement s'arrête.
Les liens du mouvement des dazibaos avec le régime sont assez bien illustrés par l'un de ses rédacteurs connus, Wang Xizhe, qui a plaidé de la façon suivante la cause des dazibaos lors d'une réunion organisée par la Ligue de la Jeunesse Communiste de Canton, en mars dernier. Wang Xizhe nie que les dazibaos aient le pouvoir de faire chuter les dirigeants ou de les hisser au pouvoir : "Le renversement de Wu Han, Deng Ta, celui de Deng Xiao-ping et celui de la "Bande des Quatre" ont-ils été le fait des affiches murales ? Et qu'en est-il de la montée au pouvoir de Lin Biao et de la réémergence de Deng Xiao-ping ? Je crois que rien de tout cela ne fut la conséquence du pouvoir des affiches murales, mais la conséquence de décisions prises par le centre". Wang Xizhe attribue un rôle plus modeste aux dazibaos, un rôle complémentaire à celui de... la presse officielle. Si on dénie tout caractère positif aux dazibaos, il faut être logique, puisque la critique des dirigeants "a toujours été initiée dans les organes de presse du parti. Ne pourrait-on pas dire alors que les périodiques, la presse et la radio, tels le Drapeau Rouge et le Quotidien du Peuple, n'ont jamais rien donné de positif auparavant ? Et devaient-il aussi être supprimés ?"
La suppression en février 1980 des "Quatre Grandes Libertés" inscrites auparavant dans la constitution (le droit aux campagnes de critiques et de remises en cause, le droit de placarder des affiches murales, le droit aux échanges d'expériences révolutionnaires entre unités de base et le droit à une démocratie étendue) est le symbole que le régime n'a pas la moindre intention de se libéraliser.
Certes, Deng a fait sortir des prisons bien du monde, les victimes de la Révolution Culturelle comme du Grand Bond en avant et même des militants trotskystes comme Zhen Chaolin emprisonné depuis près de trente ans. Il est vrai que parmi ceux qui ont été libérés, nombreux sont ceux qui sont morts peu après, soit du fait de leur grand âge, soit à cause de leur état physique.
Ces libérations massives, tout comme les déclarations sur la nécessité de la démocratie, du respect des lois, de la fin de l'arbitraire, tout cela cadrait parfaitement, dans un premier temps après la disparition de Mao, avec la volonté des nouveaux dirigeants de ternir quelque peu l'image de leur illustre prédécesseur et d'attribuer tous les méfaits de la période précédente aux adversaires qu'ils venaient d'abattre. Cela permettait à la fois de souligner les erreurs de Mao et de se poser en dirigeants respectueux des droits de chacun qui n'abuseront pas de leur pouvoir, bref de rassurer en particulier toute une couche de cadres et de bureaucrates. Deng Xiao-ping s'est engagé d'autant plus hardiment dans cette voie qu'il avait tout à y gagner, lui que Mao avait disgrâcié au profit de Hua. Mais toute cette politique liée à la démaoïsation, loin de viser à rétablissement d'un régime plus démocratique, vise seulement à asseoir l'autorité d'un nouvel arbitre.
La preuve en est que, au fur et à mesure que l'autorité de ce nouvel arbitre semble plus assurée, l'accent est de moins en moins mis sur cette prétendue démocratisation.