Chili : Les manifestations contre Pinochet et les manoeuvres de la Démocratie Chrétienne09/10/19831983Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1983/10/105.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Chili : Les manifestations contre Pinochet et les manoeuvres de la Démocratie Chrétienne

Depuis six mois s'est développé au Chili un important mouvement d'opposition au régime du général Pinochet. En effet, six journées de protestation, marquées par des manifestations et de violents affrontements ont eu lieu. Et malgré les menaces de Pinochet, ce sont, à chaque fois, des dizaines de milliers d'hommes et de femmes qui sont allés défier les forces de police.

Mais ces six journées nationales n'ont pas vu se répéter à chaque fois le même scénario. D'une part, la mobilisation de la population des quartiers pauvres des grandes villes, en particulier celle des bidonvilles (poblaciones) de Santiago, est allée en s'amplifiant et, dans ces quartiers, les affrontements avec les forces de répression se sont poursuivis au-delà des journées de protestation. Et, d'autre part, il semble par contre que la bourgeoisie et la petite bourgeoisie - en réalité les classes moyennes - qui s'étaient retrouvées lors des premières journées de protestation elles aussi dans la rue contre Pinochet, aient pour le moment choisi de déserter la rue laissant aux partis et aux organisations politiques qui la représentent le soin de négocier avec Pinochet et les militaires.

La classe ouvrière et les classes moyennes contre la dictature

Le point de départ du vaste mouvement de protestation qui s'est développé a été, il y a maintenant sept mois, en avril 1983, une initiative des dirigeants de la Confédération des Travailleurs du Cuivre. Après une série de mouvements dans les mines, l'équipe dirigeante de cette Confédération, liée à la Démocratie Chrétienne et dont la figure principale est Rodolfo Seguel, lança pour le début mai un mot d'ordre de grève générale pour protester contre la politique économique et sociale du gouvernement.

Le 5 mai, Pinochet menaçant répondait que s'il y avait grève, les organisateurs porteraient la responsabilité de ce qui pourrait se passer. Rodolfo Seguel - et avec lui les dirigeants ouvriers de la Démocratie-Chrétienne - en même temps qu'il s'affirmait partisan de la non-violence, transformait le mot d'ordre de grève générale en mot d'ordre de journée nationale de protestation.

L'appel à cette journée reçut un écho très large. On manifesta dans les zones minières. On manifesta dans les quartiers ouvriers, dans les bidonvilles. On manifesta dans les campus universitaires. Mais on manifesta aussi beaucoup dans les quartiers aisés, voire dans les quartiers riches. Et toute la presse a rapporté que l'on entendit dans les quartiers habités par les classes moyennes des concerts de casseroles comparables à ceux qui, dix ans plus tôt, réclamaient la chute du gouvernement d'Allende. Mais cette fois c'était la chute du dictateur que l'on réclamait, aux cris de « il va tomber le dictateur ». Cette première journée de protestation qui fit deux morts fut suivie de plusieurs jours d'affrontements où l'on vit la police procéder à de véritables ratissages dans les quartiers ouvriers. Elle n'éclatait bien sûr pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle était le résultat d'un mécontentement croissant de couches de plus en plus nombreuses de la population.

La classe ouvrière avait déjà payé, depuis 1973, un lourd tribut à la dictature de Pinochet, à la fois par les arrestations et les exécutions de militants ouvriers, qui ont démantelé les organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier et, sur le plan économique, par la chute brutale de son niveau de vie puisque l'une des premières mesures de Pinochet a été de libérer les prix et de désindexer les salaires. Mais, depuis deux ans, les conditions de vie de la classe ouvrière se sont encore brutalement détériorées. La brusque aggravation de la crise économique s'est traduite par un accroissement catastrophique du chômage qui atteindrait plus de 30 % de la main-d'oeuvre. La moitié des chômeurs le seraient depuis plus de deux ans. 75 % depuis plus d'un an. Et cette extension du chômage a entraîné dans la banlieue des grandes villes un important développement des bidonvilles, un nombre croissant de familles ouvrières incapables de payer loyer, électricité et frais d'entretien de leurs précédentes habitations y emménageant. Ceci a créé une situation très facilement explosive dans les quartiers de la périphérie des grandes villes où, en dehors des importants bidonvilles, existent des quartiers ouvriers touchés de toute façon par la crise puisque le pouvoir d'achat des travailleurs qui exercent un emploi aurait baissé de 20 % depuis 1981. Une baisse d'autant plus sensible qu'un travailleur en activité a à sa charge un nombre croissant de personnes du fait du chômage.

Parallèlement, le gouvernement s'est livré à une nouvelle attaque en règle contre la classe ouvrière, autorisant de nouvelles baisses de salaire, facilitant les licenciements en supprimant pratiquement les indemnités que les employeurs étaient censés verser.

Ces nouvelles attaques contre les travailleurs ont rapproché une grande partie des organisations syndicales qui ont multiplié les démarches concertées de protestation auprès du gouvernement tout au long de l'année dernière, obligeant d'ailleurs le gouvernement à revenir en partie sur certaines de ces mesures.

Le mécontentement est allé croissant dans les classes moyennes. Celles-ci en effet ont eu à subir elles aussi les coups de la crise économique. Le gouvernement avait, pendant des années, tenté de donner satisfaction à la moyenne bourgeoisie : il avait favorisé les importations, prôné le libéralisme à tout crin, encouragé les ventes à crédit. Et, pendant plusieurs années, les affaires tournaient. Artificiellement peut-être, mais elles tournaient. Et c'est depuis deux ans environ que cette fausse prospérité s'est écroulée :les faillites ont succédé aux faillites. Du coup, l'absence de liberté, l'oppression politique qui, dans toute dictature, frappe toutes les classes de la société car la dictature, c'est l'absence de liberté pour tous, même pour les bourgeois et les petits bourgeois, cette absence de liberté qui paraissait supportable aux classes moyennes quand leur tiroir-caisse était plein ou tant qu'ils avaient espoir qu'il pourrait l'être, leur est devenue insupportable. Elles ont commencé à vomir ce régime brutal, violent et méprisant quand elles ont vu que la dictature ne les protégeait pas de cette crise et qu'au contraire, en ouvrant toute grande l'économie chilienne aux puissants trusts étrangers, elle a aidé ces derniers à ruiner la petite bourgeoisie nationale.

Constitué dans la foulée de cette première journée, le Commandement National des Travailleurs (CNT) qui était un regroupement de plusieurs organisations syndicales, convoqua pour le 14 juin à une nouvelle journée de protestation qui connut une mobilisation encore plus vaste que la première. Et là, à nouveau, on vit dans la rue toute une partie de ceux qui avaient été les artisans de la venue au pouvoir de Pinochet, la population des quartiers aisés, les camionneurs, et même certains opposants militaires qui se disaient favorables aux manifestations comme Leigh. De graves affrontements eurent lieu. Les forces de répression tuèrent trois personnes, elles procédèrent à plus d'un millier d'arrestations. Deux mille deux cents mineurs furent licenciés. Seguel fut arrêté. Alors un mouvement de grève fut décidé par les mineurs pour le 23 juin et les jours suivants. Le syndicat des camionneurs dirigé par Quinteros s'y rallia.

Les organisateurs fixaient neuf conditions à l'arrêt de la grève : la libération de R. Seguel et d'autres dirigeants ouvriers, la réintégration des mineurs licenciés pour fait de grève, la liberté d'information et la suspension de la censure, l'arrêt des tentatives faites parle gouvernement de mettre en place des directions syndicales inféodées au pouvoir, la reconnaissance de la représentativité des dirigeants syndicaux, la fin du « libre-marché », la mise en place de commissions de discussion avec le pouvoir et les forces armées.

La grève semble avoir été minoritaire. Et les organisateurs ont invoqué la censure qui a fait que la population a été peu informée de l'existence même de ce mouvement. Pinochet a refusé toutes les revendications des grévistes. Mais néanmoins il semble que ce soit devant les propositions de « dialogue » que le représentant des camionneurs A. Quinteros a renoncé à la poursuite de la grève. Et le 26 juin, c'étaient le Commandement National des Travailleurs (CNT) et la Confédération des Travailleurs du Cuivre (CTC) qui décidaient d'interrompre le mouvement gréviste.

Vers un dialogue avec l'opposition bourgeoise

Devant l'ampleur des manifestations de mai et juin, et même si la grève avait relativement échoué, Pinochet choisissait de chercher un compromis avec les forces de l'opposition ou, disons plutôt un « dialogue » tant réclamé. Mais il voulait ce dialogue à ses conditions et les semaines suivantes, des mesures destinées à montrer sa fermeté se succédèrent.

A l'annonce de la troisième journée, celle de juillet, Gabriel Valdès, le leader de la Démocratie Chrétienne fut arrêté. Et la journée de juillet fut marquée par de nouveaux affrontements qui firent deux morts. Près d'un millier de personnes furent arrêtées.

Mais un tournant dans les rapports entre les représentants de l'opposition et Pinochet était amorcé. Fin juillet R. Seguel et G. Valdès étaient remis en liberté. Un remaniement gouvernemental était annoncé.

Et l'on a vu très rapidement toute l'opposition politique regroupée autour de la Démocratie Chrétienne montrer une volonté de trouver un compromis, même sur la base de très faibles concessions. La principale étant qu'elle était reconnue comme un interlocuteur de la dictature.

L'Alliance Démocratique se constitua. Elle regroupait les partis d'opposition qui avaient formé la « Multipartite » en mars, c'est-à-dire les partis d'opposition « non-marxistes » : le Parti National de la droite conservatrice, le Parti Social Démocrate, le Parti Radical (centriste), des partis socialistes provenant de l'éclatement de l'ancien Parti Socialiste et, bien entendu, la DémocratieChrétienne qui, au cours des derniers événements, avait joué un rôle dominant. G. Valdès en devint le porte-parole. Son emprisonnement puis sa libération ont rehaussé son prestige.

Cette Alliance Démocratique, comme la « Multipartite » qui l'avait précédée, demandait la démission de Pinochet, la création d'un gouvernement de transition pour une période de 18 mois et l'élection d'une Assemblée chargée de rédiger une constitution. Le gouvernement devrait, dans cette période de transition, lancer un « plan économique d'urgence » et rétablir les bases d'un « pacte social » entre « employeurs et dirigeants syndicaux ».

Mais même si Pinochet avait largement et fermement fait savoir qu'il n'était pas question pour lui de démissionner - il avait au contraire averti que la répression serait impitoyable pour la journée d'août - , les représentants de l'Alliance Démocratique se disaient néanmoins prêts au dialogue. Un de ses dirigeants, parlant de la nomination du nouveau ministre de l'Intérieur, précisait « Si le remplacement du général Montero ne sert pas seulement à gagner du temps, et si M. Onofre Jarpa est réellement décidé à rétablir la démocratie, nous sommes prêts à discuter ».

Le mot d'ordre d'une nouvelle journée de protestation nationale fut lancé. Mais cette fois Pinochet réprima avec encore plus de dureté les manifestations qui prirent encore une grande ampleur dans les quartiers pauvres. II y aurait eu au cours des affrontements 27 morts. Près de 1 500 personnes auraient été arrêtées. Et les journées suivantes furent marquées par de véritables ratissages policiers dans les quartiers pauvres. Des enterrements d'ouvriers, tués au cours des manifestations, furent en plusieurs endroits violemment dispersés.

Pinochet n'était pas encore arrivé à rétablir l'ordre, en particulier dans les quartiers ouvriers, mais il semble que ses quelques gestes d'ouverture aient convaincu les courants d'opposition, en particulier la DémocratieChrétienne qui dirigeait le mouvement de rentrer dans le rang et de modérer des mobilisations dont il semblait d'ailleurs qu'elle contrôlait mal l'ampleur dans la classe ouvrière. En tout cas cela a visiblement suffi à convaincre les classes moyennes de ranger les casseroles et de rester chez elles quand les quartiers pauvres manifestaient.

Le 22 août Rodolfo Seguel disait se déclarer plutôt satisfait du changement d'attitude des autorités.

Et le 8 septembre, la cinquième journée de protestation à laquelle appelaient encore des représentants des partis libéraux et de la Démocratie-Chrétienne ne vit pas les classes moyennes dans la rue. Mais par contre la tension fut grande dans les poblaciones. Enfin il est significatif que la « journée » d'octobre elle, n'ait été convoquée que par les partis exclus de tout dialogue avec Pinochet, c'est-à-dire le Parti Communiste, le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire), les organisations d'extrême gauche et les coordinations de quartiers et de bidonvilles.

Là encore, et même plus que lors des précédentes journées, la police a réprimé les manifestants quadrillant les quartiers ouvriers où elle cherche à semer une véritable terreur.

Les projets de la démocratie-chrétienne

Comment la situation peut-elle évoluer au Chili ?

Il semble bien que la Démocratie-Chrétienne qui a joué un rôle déclenchant puis un rôle dirigeant dans la crise veuille aujourd'hui démontrer qu'elle ne cherche pas l'épreuve de force.

C'est que le projet politique des dirigeants de la Démocratie Chrétienne - comme d'ailleurs celui des partis de droite et du centre rassemblés jusqu'à maintenant dans l'Alliance Démocratique - ne semble pas basé sur le départ immédiat de Pinochet mais sur la réalisation, et si possible l'accélération de la mise en place d'un processus visant à terme le retour au pouvoir des civils et la restauration d'institutions parlementaires promis par Pinochet lui-même. C'est un projet inscrit dans la Constitution adoptée par référendum en 1980 et semble-t-il appuyé par les États-Unis.

Et le problème pour les partis politiques aujourd'hui au Chili est de se mettre en place et de se donner les moyens d'être demain les principaux bénéficiaires de la situation.

A ce titre, la Démocratie-Chrétienne cherche à placer ses hommes et à conquérir une représentativité dans la constitution d'organismes syndicaux indépendants de l'actuel pouvoir dont la bourgeoisie chilienne pourrait avoir besoin demain si on s'orientait vers un régime parlementaire ou si la classe ouvrière se mettait en mouvement.

Et sur ce terrain la Démocratie-Chrétienne est en compétition avec les partis de gauche et en particulier le Parti Communiste dont les militants ont joué à la base un rôle important dans le redémarrage des luttes ouvrières.

Et ce qui est vrai au niveau syndical l'est aussi au niveau politique où, là encore, la Démocratie Chrétienne cherche à apparaître comme la représentante d'une opposition efficace autour de laquelle doivent se regrouper les forces qui veulent le changement sans pour autant envisager le retour à l'Unité Populaire.

C'est pour cela, c'est pour préparer leur place de demain dans un régime qui évoluerait vers un régime civil doté d'institutions parlementaires, que ces vieux et jeunes renards de la politique, anti-ouvriers, anti-communistes, qui ont déjà dirigé le Chili, - et dont certains, en 1973, ont appuyé, et les autres laissé faire, Pinochet - ce sont ces hommes-là qui, aujourd'hui, se déguisent en porte-parole de la lutte pour la fin de la dictature, le retour à la démocratie et au respect des libertés.

En invitant la population à protester contre la dictature, ils ont fait apparaître l'existence d'un mécontentement profond de la petite et moyenne bourgeoisie qui fut à l'origine du succès des premières journées. Et ce succès a sans doute aussi représenté un encouragement pour toute la population pauvre des villes qui s'est enhardie à revendiquer elle aussi les libertés, le droit de vivre mieux et de manifester dans les rues, dans les quartiers, sa haine de la dictature.

Les dirigeants de la Démocratie-Chrétienne ont peut être été dépassés par le succès des initiatives qu'ils ont lancées. Et il n'est pas surprenant qu'aujourd'hui ils laissent à Pinochet les mains libres pour rétablir l'ordre dans les quartiers ouvriers. Comme il n'est pas surprenant qu'ils ne cherchent - pour le moment semble-t-il - plus à mobiliser les classes moyennes.

Et cela montre à quel point les travailleurs chiliens doivent se défier de ces hommes-là.

Ces dirigeants de la Démocratie-Chrétienne qui font alliance avec des politiciens de droite, d'extrême-droite, d'un côté, des politiciens socialistes de l'autre, peuvent très bien, en même temps qu'ils parlent de lutte pour la liberté, laisser écraser un mouvement populaire.

Les événements ont montré que le refus de la dictature était un sentiment largement partagé par de larges couches de la population. C'est à la classe ouvrière de prendre la tête de la lutte pour le renversement de la dictature. En effet, la classe ouvrière chilienne a été muselée il y a dix ans. Le poids de la dictature, de la crise, celui du chômage, pèsent aujourd'hui sur elle. Mais elle dispose d'une force considérable. C'est à elle de proposer aux petits bourgeois chiliens qui veulent la chute de Pinochet et le retour des libertés, des objectifs et des perspectives politiques.

Et le problème est bien qu'aujourd'hui, au Chili, aucun parti disposant d'un crédit dans la classe ouvrière ne lui propose une politique allant dans ce sens.

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