Brésil : manifestations populaires et grandes manoeuvres politiques01/04/19841984Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1984/04/111.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Brésil : manifestations populaires et grandes manoeuvres politiques

Au Brésil, l'ensemble des partis d'opposition ont organisé une série de manifestations dans les grandes villes pour l'élection du président de la République au suffrage direct. Celle organisée dans la capitale, Rio de Janeiro, le 10 avril, aurait réuni un million de personnes. A Sao Paulo, la capitale industrielle, une manifestation monstre aurait réuni le 16 avril quelque un million huit cent mille personnes.

Même en considérant avec réserve ces chiffres, et même compte tenu du fait qu'il s'agit de manifestations pacifiques, tolérées par le régime militaire, de toute évidence, il y a du répondant ; ou plus exactement, les initiatives des partis d'opposition correspondent à un certain climat politique. D'autant qu'il y eut des manifestations dans d'autres grandes villes également où des centaines de milliers d'autres Brésiliens se sont rassemblés. Et d'autres manifestations sont prévues d'ici le 25 avril.

C'est en effet à cette date que doit se réunir l'instance législative nationale qu'est le Congrès pour se prononcer sur un amendement de l'opposition proposant l'élection du président au suffrage direct.

Jusqu'à présent les militaires maintiennent que le président qui doit être élu au début de l'année 1985 sera un civil élu par un collège électoral taillé sur mesure où le parti gouvernemental, le Parti Démocrate et Social, lié aux militaires est très nettement majoritaire. Or l'élection au suffrage direct donnerait en revanche aux partis d'opposition une chance de briguer la magistrature suprême. Et les manifestations appelées pour faire pression sur le Congrès et sur les militaires sont destinées surtout à légitimer l'opposition, à lui forger l'auréole de leader naturel de la population face au gouvernement en place.

La revendication mise en avant pour mobiliser les manifestants concerne de toute évidence le monde des politiciens bourgeois qui entendent prendre la relève des militaires qui depuis plusieurs années, conscients de l'usure du régime, préparent leur sortie. Elle n'a pas grand chose à voir avec les intérêts des masses populaires que les partis de l'opposition mobilisent sur cet objectif. Et cela pour plusieurs raisons.

La plus évidente, et presque symbolique, est qu'au Brésil les analphabètes - et ils sont nombreux dans les campagnes comme dans les gigantesques bidonvilles des grandes villes étant privés du droit de vote, l'élection du président de la République au suffrage direct ne signifie même pas le droit pour toute la population d'élire le chef de l'État.

Mais surtout, cette lutte de l'opposition pour pousser les militaires à laisser un peu plus vite la place - ou plutôt toutes les places - s'inscrit dans une opération qui vise à canaliser le mécontentement des masses populaires sur une voie de garage, le terrain électoral.

Les militaires préparent la transition vers un régime civil

Les militaires qui depuis vingt ans sont les maîtres du Brésil mènent depuis plusieurs années maintenant une politique qu'ils disent « d'ouverture ». Ils ont fixé eux-mêmes un certain nombre d'étapes qui devaient conduire à un retour des civils aux responsabilités politiques à tous les niveaux, aussi bien au niveau de chaque État qu'au niveau fédéral.

Ils ont choisi cette politique pour éviter que, faute de pouvoir être canalisé dans des voies légales, le mécontentement des diverses couches de la population n'engendre des situations explosives.

Le pays est déjà au bord d'une situation explosive. Comme tant d'autres pays sous-développés, le Brésil subit de plein fouet la crise. Le temps du « miracle brésilien » est révolu. Même au temps de l'expansion économique précédant la crise, le miracle en question n'en avait été un, de toute façon, que pour le grand capital international. Ce pays immense par la taille, possédant de grandes ressources naturelles, disposant d'une classe ouvrière à la fois relativement qualifiée et en même temps mal payée, de surcroît muselée par un régime militaire musclé, avait tout pour plaire aux investisseurs de capitaux. Relativement proche de l'immense marché américain, il offrait de plus l'avantage de constituer lui-même, tout pays sous-développé qu'il était, un marché appréciable.

Les capitaux affluèrent dans les années soixante, et, à l'ombre des grandes sociétés américaines et européennes, s'enrichissait et s'étoffait une bourgeoisie autochtone, la plus importante d'Amérique latine.

Pour la classe ouvrière, le « miracle brésilien » signifiait surtout une exploitation éhontée ; et quant aux paysans pauvres, fuyant la misère et la famine du Nordeste ou d'ailleurs, le « miracle » économique se concrétisait généralement pour eux par une baraque dans une de ces « favelas » (bidonvilles) qui poussaient comme des champignons autour des grandes villes.

Après le début de la crise, les capitaux continuaient encore pendant quelque temps à affluer vers le Brésil. Mais d'industriels, ils devenaient de plus en plus usuriers. Aujourd'hui, le Brésil est un des pays pauvres les plus endettés du monde. Comme partout, la bourgeoisie se retourne contre les classes populaires pour leur faire payer des dettes qu'elles n'avaient jamais contractées. La bourgeoisie le fait avec d'autant plus de férocité que le pays est pauvre, et que s'en prendre au niveau de vie d' e population dont les couches les plus pauvres avaient déjà été au bord de la famine, c'est les pousser à la famine. Alors, assumer la responsabilité d'une politique semblable, cela use un régime, même si les responsables politiques portent l'uniforme, et même s'ils sortent plus souvent les matraques que les urnes.

La crainte de l'uniforme et de la mitraille n'avait plus suffi en 1978 à empêcher la puissante vague de grèves violentes qui avait alors secoué les centres industriels, en particulier la métallurgie de Sao Paulo. Il n'y a pas que les balles qui tuent, la faim aussi ; et les possédants, tant brésiliens qu'impérialistes ont quelques raisons de redouter qu'en affrontant les balles pour ne pas avoir à affronter la faim, les masses déshéritées ne fassent de nouveau trembler le pays, et bien plus fort qu'en 1978. Ne vaut-il pas alors mieux ajouter un temps les illusions d'un espoir du changement à la crainte ?

Alors, plutôt que de se retrouver dans la situation d'affronter une explosion sociale, les militaires ont préféré programmer leur sortie.

Ils ont décidé une amnistie relativement large, accepté le retour d'un grand nombre d'exilés. Plusieurs partis ont été reconnus, à l'exclusion du Parti Communiste et des organisations d'extrême-gauche. Ils ont organisé en novembre 1982 des élections générales directes pour désigner les assemblées législatives des différents États fédéraux, les gouverneurs et les assemblées législatives fédérales.

Ces élections ont été marquées par un succès des partis d'opposition dits « libéraux » et conservateurs. C'est ainsi que le Parti du Mouvement Démocratique brésilien (le PMDB), qui a toujours joué le jeu avec les militaires, a emporté le poste de gouverneur dans neuf États dont celui de Sao Paulo tandis que celui de gouverneur de l'État de Rio revenait au leader d'un parti plus récent, le Parti Démocratique Travailliste (le PDT), Lionel Brizola, mais tout aussi conservateur que le précédent.

On peut se demander pourquoi les militaires qui sont de toute façon décidés à laisser le poste de président de la République à un civil hésitent à recourir au suffrage direct pour le désigner. A un moment d'ailleurs, ils y semblaient favorables. Et il n'est pas impossible que cette solution finisse par prévaloir, car le candidat du parti officiel, le PDS (Parti Démocrate et Social), qui a l'appui des militaires, s'en est déclaré partisan.

Mais le fait est que jusqu'à présent les militaires sont réticents et semblent soucieux de garder le plus possible un contrôle direct sur une fonction qui concentre d'importants pouvoirs en matière d'armée et de police. Les commentateurs invoquent le fait que les militaires craindraient que les leaders de l'opposition ne se trouvent moralement obligés, vis-à-vis de la population, de faire la lumière sur certaines exactions des militaires et des policiers et sur l'activité des Escadrons de la Mort qui sont un appendice de l'armée et de la police comme le sont les nouveaux dirigeants de l'Argentine.

Les nouveaux gouverneurs ont déjà fait des gestes en ce sens au niveau de leurs États.

Alors les militaires préfèrent encore autant qu'ils le peuvent se protéger de ces possibles remises en cause pourtant limitées et symboliques.

Mais cette revendication de faire élire le président de la République au suffrage direct ne concerne pas pour autant réellement les classes pauvres. Elle peut être une bonne opération pour les partis d'opposition, mais elle ne changera rien ni pour les paysans, ni pour les ouvriers.

L'histoire du Brésil de ces dix-huit derniers mois, c'est-à-dire depuis les élections de novembre 1982, suivies de la mise en place des nouveaux gouverneurs en mars 1983, a montré que le fait d'avoir un gouverneur d'opposition ne changeait rien à la misère, rien à la vie. Et le fait d'avoir un président de l'opposition élu au suffrage direct ne changera rien non plus. Car les leaders de l'opposition se poussent sur le devant de la scène pour imposer aux populations les mêmes sacrifices que les militaires. Ils espèrent que le fait qu'ils sont des hommes plus neufs leur donnera un temps l'état de grâce, si l'on peut dire. Mais la situation est telle au Brésil qu'ils ne peuvent espérer avoir les moyens de faire longtemps illusion.

En avril 1983, quatre mois après les élections et trois semaines après la mise en place du nouveau gouverneur, de véritables émeutes de la faim. éclataient à Sao Paulo pendant trois jours. Deux cents magasins furent pillés. Une foule de manifestants assiégèrent le palais du nouveau gouverneur. Les grilles furent arrachées car les manifestants voulaient avoir affaire à lui. Il attendit vingt-quatre heures avant de faire appel à la police. Les affrontements firent une centaine de blessés. Il fut procédé à des centaines d'arrestations. Ces émeutes furent les plus graves explosions sociales, mais elle ne sont nullement des faits isolés.

Dans les villes du Nordeste, les magasins des villes sont l'objet de raids réguliers organisés par des paysans affamés. Dans les villes industrielles encerclées de bidonvilles de plus en plus surpeuplés et qui s'accroissent sans cesse de formes d'habitat de plus en plus précaires, les pillages de supermarchés se multiplient. Par ailleurs, les coups de colère contre les services publics qui se dégradent sont fréquents. Ceux qui ont la chance de travailler habitent souvent loin, très loin de leur lieu de travail, et les patrons impitoyables font sauter la journée pour une heure de retard. Mal organisés, mal entretenus, les trains ne respectent pas les horaires, alors parfois c'en est trop, le train est lapidé. D'autres fois, ce sont des centres de santé que la population saccage de rage parce qu'un médecin n'est pas venu le jour dit ou parce que, alors qu'on est venu souvent de loin faire la queue, il n'y aura que trente consultations tandis que cent personnes attendent.

La crise s'aggrave de mois en mois. Et le futur président de la République, le successeur du général Figueiredo aura beau être un civil, voire un représentant de l'opposition « libérale », il fera respecter l'ordre économique et social impitoyable qu'exige la bourgeoisie nationale et internationale. Et pour ce faire, ils auront besoin de l'armée, de la police, qu'ils ne réformeront pas, même s'ils font quelques gestes symboliques, car en réalité ils auront eux aussi besoin de recourir à la terreur pour faire taire le peuple.

C'est d'ailleurs là une des raisons pour lesquelles ces libéraux préféreraient que le futur président soit élu directement par tous ceux qui ont le droit de vote. Ils espèrent que cela lui donnerait - dans un premier temps tout au moins - une légitimité et un poids propres à impressionner et faire reculer les protestataires éventuels, persuadés qu'ils ne sont qu'une minorité face à un pouvoir qui représente et a l'appui de la majorité de la population.

Depuis trente ans, les Escadrons de la Mort ont fait des milliers de victimes et ils ne sont pas prêts d'être démantelés. Créés et encadrés par des militaires et des policiers de haut niveau, ils sont liés à la pègre. Sous prétexte de lutte contre la délinquance, ils ont bien souvent enrôlé, de gré ou de force, des commerçants et constituent de véritables gangs aussi efficaces dans les trafics de drogue, de jeux, que dans la liquidation pure et simple des militants ouvriers ou paysans. Ils opèrent des raids punitifs dans les quartiers pauvres, dans les villages. Ils enlèvent, tuent et torturent. Et ils sont si imbriqués dans l'armée et la police qu'ils sont la police et l'armée mêmes, et ce n'est sûrement pas le respect du « suffrage direct » qui peut les impressionner, pas plus que les velléités de moralisation de la vie publique d'un quelconque Brizola.

Alors, si les partis de l'opposition libérale éprouvent le besoin d'organiser de telles manifestations, c'est bien parce qu'ils ont peur de voir les centaines de milliers de travailleurs condamnés à la misère descendre dans la rue, exiger du pain et du travail. Alors ils préfèrent les inviter à manifester sagement derrière eux pour réclamer le « suffrage direct » en essayant de leur faire croire que le président de la République élu au suffrage direct, ce serait un bien pour le peuple. L'illusion qu'une concession des militaires sur ce point serait tout de même un peu une victoire pour le peuple. C'est là un leurre.

La politique des organisations ouvrières

Alors dans cette situation, la politique des militants ou d'organisations soucieux de défendre les intérêts de la classe ouvrière brésilienne devrait être de ne cautionner d'aucune façon les illusions que veulent créer les partis libéraux sur une opération qui a un enjeu pour eux mais qui n'en a pas pour le peuple.

Or, à ce qu'il apparaît, les partis qui sont liés à la classe ouvrière emboîtent en réalité le pas aux partis libéraux et se mettent à leur traîne dans cette affaire.

C'est le cas de l'un des partis communistes, le Parti Communiste pro-soviétique qui, traditionnellement, soutient l'un des partis libéraux, le PMDB. C'est aussi le cas du Parti des Travailleurs dirigé par le leader ouvrier Lula, qui a conduit la grande grève de la métallurgie dans la banlieue de Sao Paulo en 1978. Ce parti, composé de nombreuses tendances, se présente comme un courant politique qui est à la fois l'émanation du mouvement syndical renaissant, des associations de quartiers, des différents groupes d'opposition chrétiens, des mouvements d'habitants des bidonvilles, et de paysans sans titre de propriété. Ce parti composite, s'il se réfère au socialisme, n'est « pas d'accord avec ceux qui disent qu'il n'y a pas d'issue pour le Brésil à l'intérieur du système capitaliste ». C'est ce que disait Lula lui-même en 1982 en ajoutant : « En attendant que le système change effectivement, beaucoup de Brésiliens peuvent mourir de faim. Nous pensons donc qu'il faut proposer des solutions sur des problèmes précis comme le chômage, la liberté syndicale, le contrôle des multinationales, les mécanismes de révision salariale, etc. Notre faille principale, comme celle de foute l'opposition, c'est de ne pas offrir de modèle économique de rechange ». Cette citation définissait en réalité clairement les objectifs réformistes du Parti des Travailleurs. Et il n'est pas étonnant que ce parti aujourd'hui conçoive le recours au suffrage direct comme une étape, comme un pas en avant. Il n'est pas étonnant que ce parti soit divisé sur le problème de savoir s'il présente une candidature aux élections présidentielles au suffrage direct qui pourraient avoir lieu, de peur de diviser l'opposition.

Il semble que le dirigeant le plus populaire du Parti des Travailleurs, Lula, penche pour se présenter. Mais il veut réserver sa décision. Si le Parti des Travailleurs présentait un candidat aux élections présidentielles au cas où elles auraient lieu au suffrage direct, plutôt que de s'aligner derrière un candidat libéral, ce serait sans doute la marque d'un moindre suivisme de ce parti vis-à-vis des partis de l'opposition qui sont ouvertement anti-ouvriers. Mais le problème pour la classe ouvrière brésilienne n'est pas là.

Le problème est de ne pas se laisser berner par les seules perspectives électorales, de ne pas se laisser enfermer dans une alternance qui, en Amérique latine, tient lieu de démocratie et qui consiste à substituer un régime civil à une dictature militaire usée en attendant que l'usure du régime civil à son tour facilite le retour des militaires.

La haine du pouvoir militaire est certainement un levain puissant de révolte dans ces pays où le parlementarisme et les quelques libertés civiles qui vont avec ne constituent que de brefs intervalles entre de longues périodes de dictature sans fard. La classe ouvrière pourrait, devrait, se porter à la tête de la lutte contre le pouvoir des militaires, entraîner avec elle et sous sa direction tous ceux qui veulent combattre le pouvoir militaire.

Mais si, au nom de la lutte des « libéraux » ou des « démocrates » contre le pouvoir des militaires, les travailleurs épuisent leur énergie simplement à fournir des troupes à une vague opération de réforme électorale, conduite par des politiciens civils aussi hostiles à la classe ouvrière que le sont les militaires, alors ils seront perdants, inévitablement.

Car leur combativité même, caractérisée et utilisée par les politiciens d'opposition sera retournée contre les travailleurs à qui l'on dira, une fois ces civils au pouvoir, qu'il leur faut consentir des sacrifices pour que la « démocratie » vive. Et s'ils refusent les mesures d'austérité, c'est au nom de la défense de la démocratie qu'on enverra contre eux la même police, voire la même armée qu'aujourd'hui.

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