Annexe
Nous publions en annexe à ce numéro de la Lutte de Classe deux textes adoptés lors du récent congrès de Lutte Ouvrière et écrits au début novembre 1982.
Ces textes présentent l'analyse faite par Lutte Ouvrière sur la situation internationale (en deux parties : l'une sur la crise économique, l'autre sur la situation politique), d'une part, et sur la situation intérieure, d'autre part.
La situation internationale
La crise
L'économie internationale a continué sa lente dégradation, marquée cette année par un recul général de la production, une sous-utilisation accentuée des capacités productives, un nouvel abaissement des investissements, alors que, par ailleurs, le niveau élevé de l'endettement international fait peser sur l'économie la menace d'un krach financier.
Depuis les quelque onze ans que dure la crise ouverte du système monétaire international, c'est donc la deuxième fois, après la période 1974-75, qu'il y a un recul généralisé de la production elle-même. La production industrielle, déjà en stagnation en 1981 à l'échelle de l'ensemble des grands pays capitalistes, aura reculé en 1982 d'environ 1 %.
Aux États-Unis dont la situation économique commande dans une large mesure le restant du monde, l'utilisation de la capacité de production industrielle a baissé entre le milieu de 1981 et le milieu de 1982 de 79,6 % à 69,4 % et le nombre de chômeurs est passé durant la même période d'une année, de sept millions à près de onze millions.
Bien que ce recul de la production implique des pertes considérables il ne s'agit pas d'un effondrement brutal. Les deux périodes de recul de 1974-75 et de 1980-82 avaient par ailleurs été séparées par un cycle durant lequel la croissance du produit national de la plupart des grands pays capitalistes, ainsi que la croissance de leur production industrielle, avaient repris.
Il est cependant à remarquer que même pendant le cycle 1975-79 présenté comme de reprise, le rythme d'accroissement de la production s'était très nettement ralenti par rapport aux périodes antérieures. Et surtout, le chômage n'a jamais cessé de s'aggraver, même durant les périodes d'accroissement de la production.
La phase actuelle de recul de la production accélère l'accroissement du chômage. Pour la première fois depuis l'avant-guerre, le pourcentage de chômeurs par rapport à la population active dépasse 10 % aux États-Unis. Quant à l'Europe, ce pourcentage est déjà dépassé depuis longtemps en Grande-Bretagne, atteint en Italie, talonné par la France et, fait nouveau, l'Allemagne elle-même s'en rapproche.
Outre l'aggravation de la condition ouvrière que cela implique, la montée inexorable du chômage, en diminuant le pouvoir d'achat de la classe ouvrière, aggrave encore la capacité d'absorption du marché des biens de consommation, d'autant qu'un peu partout dans le monde capitaliste développé, cure diminution des ressources des chômeurs est en cours.
Une dizaine d'années après la déclaration officielle de faillite du système monétaire international de Bretton Woods, il n'y a toujours pas de système monétaire international stable. Les monnaies des principaux pays impérialistes continuent à flotter les unes par rapport aux autres, de façon tout-à-fait imprévisible, et plus ou moins déconnectée non seulement de l'activité économique des pays concernés mais même de leurs émissions de monnaie.
Ces fluctuations amples s'inscrivent dans un processus général de dégradation de toutes les monnaies et de changements en profondeur de leur taux de change, le dollar compris, par rapport, en tout cas, au mark allemand ou le franc suisse.
Le système monétaire européen, mis en place pour préserver au moins les échanges entre les pays du Marché Commun, et aussi, dans une certaine mesure, pour tenter d'échapper à la domination du dollar sur le commerce international, ne se maintient tant bien que mal, face aux vagues spéculatives, qu'au prix de dévaluations rapprochées.
Quant au défi lancé par le système monétaire européen au dollar, il a fait long feu, et en l'absence de système monétaire international, la devise américaine est redevenue la monnaie quasi-exclusive des transactions commerciales et financières internationales, rendant toute politique monétaire des puissances impérialistes de second ordre entièrement dépendante de Washington et des mouvements, voulus ou erratiques, des taux d'intérêt américains.
Le dérèglement puis l'absence d'un système monétaire stable pèsent depuis le début sur le commerce international qui n'en a cependant pas été affecté de façon grave pendant les années soixante-dix, notamment en raison du développement vertigineux des crédits internationaux financés par le système bancaire international avec les dollars placés hors du contrôle de l'État américain (dits euro-dollars et euro-crédits).
Dès 1980 cependant, le taux d'accroissement du commerce international en volume est tombé à 1 %. En 1981, le commerce international a stagné en volume et même reculé en valeur, pour la première fois depuis vingt-trois ans. En 1982, ce recul s'annonce plus grave encore.
Étant donné l'interdépendance inextricable des économies nationales dans le déroulement même de la production, ainsi que l'étroitesse des marchés nationaux comme débouchés pour les produits finis, la sauvegarde du commerce international est une nécessité vitale pour l'économie capitaliste. Mais à cette nécessité s'oppose celle non moins impérieuse pour chaque État national de protéger ses propres groupes capitalistes face à la concurrence exacerbée des autres, par la protection du marché national comme par l'accroissement de marchés à l'extérieur.
II n'y a pas eu de changement de cap notable en ce domaine, mais tout de même une lente montée du protectionnisme avec ses formes pour l'instant encore hypocrites, réglementaires ou monétaires.
La politique d'argent facile, au travers de laquelle les États et le système bancaire international ont permis à l'activité économique de reprendre après le recul de 1974-75 semble marquer le pas.
Et devant le risque que certains États de pays du Tiers-monde ou de l'Est soient incapables de continuer à assurer le service de leurs dettes, les plus grandes banques sont plus prudentes pour assumer de nouveaux prêts à ces pays, et cherchent à se désengager des anciens comportant trop de risques. Durant le premier trimestre de l'année en cours, le montant net des nouveaux prêts bancaires internationaux a baissé de quelque 30 % par rapport à la même période de l'année précédente. Le système bancaire privé, après avoir réalisé des profits importants, cherche à céder ses positions aux organismes internationaux (FMI, Banque Mondiale, etc.), c'est-à-dire en fin de compte aux États, là où les risques deviennent trop importants. Malgré ces phénomènes, l'endettement international n'a pas diminué, il a au contraire encore augmenté.
Le développement vertigineux des crédits internationaux dans les années soixante-dix avait permis au système bancaire d'utiliser, avec profit pour les banquiers, les énormes disponibilités monétaires créées par les États, et en particulier par l'État américain.
Il avait permis à quelques grandes sociétés exportatrices d'ouvrir de nouveaux débouchés en particulier du côté des pays sous-développés emprunteurs ou du côté des pays de l'Est. II avait enfin huilé les mécanismes au travers desquels en période de crise, le grand capital absorbe les petits : c'est en effet l'appel à ces crédits internationaux qui avait financé bien des OPA ou encore bien des restructurations réalisées sous l'égide des États.
Mais il avait aussi aggravé l'inflation mondiale. II avait alimenté des opérations spéculatives de plus en plus amples. II avait enclenché une course démente à l'emprunt, où les débiteurs en difficulté finissaient par emprunter de plus en plus, simplement pour rembourser leurs dettes passées. La rentabilité des opérations financières, voire spéculatives, détourne les capitaux des investissements productifs, et diminue donc encore le marché des biens de production et aggrave en fin de compte la crise des débouchés.
Les profits de ces opérations financières et spéculatives, ainsi que l'inflation dont elles s'alimentent et qu'elles aggravent, expriment un transfert de valeur des classes pauvres vers les classes riches, des pays sous-développés emprunteurs vers les banques des pays impérialistes. Mais tous ces transferts ont lieu sur la base d'une production stagnante. L'économie capitaliste ne peut pas se payer indéfiniment le luxe d'assurer 15 % ou 10 % d'intérêt à ses banquiers, alors qu'il n'y a pas de création supplémentaire de plus-value. La fuite en avant du système bancaire pour trouver sans cesse de nouveaux emprunteurs alors que la production stagne conduit tout droit à des faillites de débiteurs arrivés au bout du rouleau et partant, à la menace d'un effondrement du système bancaire lui-même.
Malgré l'aggravation de la situation économique générale au cours des deux dernières années, rien ne permet cependant, cette année encore, de considérer avec certitude qu'un effondrement économique brutal est imminent. Ce qui est certain, c'est que la crise même telle qu'elle est, encore rampante, est déjà bien plus grave que ce que l'économie capitaliste a jamais connu depuis la Seconde Guerre Mondiale.
Ce qui est certain, en résumé de tout ce qui vient d'être dit, c'est que la crise monétaire est toujours là, que le chômage continue à s'accroître, qu'il y a cette année un recul de la production et, fait nouveau depuis disons deux ans, l'endettement atteint une proportion que le système bancaire et les États eux-mêmes considèrent comme catastrophique - et cela au moment même où le commerce international que la course à l'endettement était censé financer, recule quand même. C'est donc un nouvel élément grave qui vient s'ajouter à la déconfiture progressive des années précédentes.
Les États des grands pays impérialistes affirment maintenant, tous, vouloir freiner l'emballement financier et résorber l'endettement généralisé. Pour l'instant, sans succès. L'endettement n'a pas baissé et s'il y a dans la plupart des pays impérialistes une certaine diminution de l'inflation, il est difficile de savoir dans quelle mesure elle est due à la politique monétaire restrictive des États, ou tout simplement à la crise et à la pression que la mévente exerce sur certains prix.
La politique de restriction monétaire des États se limite pour l'instant à peu près partout à la réduction de certaines de leurs dépenses, à une diminution des salaires des fonctionnaires, à des restrictions sur des protections sociales. Autant dire que si elle contribue à faire baisser le niveau de vie des classes populaires - mais par la même occasion à restreindre encore le marché - il n'y a pas de quoi résorber là l'endettement colossal des États.
Quant à une politique drastique, freinant l'expansion de toutes les formes de crédit, ralentissant la planche à billets, remplaçant l'appel au crédit ou à l'inflation par des impôts accrus pour payer les dépenses de l'État, tout cela permettrait peut-être de réduire les dettes, mais au prix d'une anticipation sur la crise ! Ce serait aller dans le sens d'une régression lente et plus ou moins contrôlée du marché, afin d'éviter un effondrement brutal.
L'avenir dira si la bourgeoisie parviendra d'une part à éviter le krach financier dont l'économie mondiale est menacée et d'autre part, à éviter que la crise ne s'approfondisse même progressivement jusqu'à un niveau de régression importante de l'économie et du niveau de vie des masses occidentales.
Mais le moins qu'on puisse dire, c'est que la possibilité de l'aggravation de la crise, voire d'un krach cataclysmique, peut de moins en moins être écartée.
Un krach financier brutal se traduirait nécessairement par des faillites enchaîne, par des fermetures d'usines, par un effondrement brutal de la production : La crise serait alors brutale et internationale. L'adaptation de la production au marché, de l'offre à la demande solvable se ferait brutalement, et c'est dans la violence que l'économie capitaliste se débarrasserait de ses entreprises boiteuses, et que le capital se concentrerait de nouveau.
Mais si la crise ne fait que s'approfondir progressivement, la classe ouvrière sera de toute façon confrontée à une diminution de sa part dans une économie globalement en régression.
L'effondrement économique brutal conduirait inévitablement à des bouleversements sociaux et politiques, à des luttes ouvrières, sans doute aussi à des défaites, d'ampleur plus ou moins grande, suivant la rapidité avec laquelle la classe ouvrière des pays riches réalisera que le temps des avantages acquis, des réformes, d'un capitalisme tolérable est terminé, et qu'est revenu le temps des luttes de classes.
Au cas d'une poursuite de la plongée progressive dans le marasme, la bourgeoisie des pays impérialistes développés parviendra peut-être, avec l'aide des organisations réformistes, à habituer les masses travailleuses à une dégradation progressive de leur sort. Mais même là, tout dépend en fin de compte de la profondeur de la crise, car l'évolution rendra peut-être, pour la bourgeoisie, nécessaire sur le plan économique d'enlever à la classe ouvrière tout moyen de défense et pas seulement de l'endormir ; et elle suscitera sans doute alors, les forces politiques susceptibles d'accomplir cette tâche, si la classe ouvrière ne se défend pas.
la situation politique
Il n'y a pas eu de changement majeur dans les relations entre les deux blocs en 1982, mais toujours cette lente dégradation jalonnée de déclarations belliqueuses qui avait déjà marqué les deux années précédentes.
Sans que les deux blocs en arrivent jusqu'à la rupture, leurs relations sont cependant assez tendues pour que les dirigeants américains puissent s'y référer afin de justifier l'augmentation de leurs dépenses militaires à l'intérieur, et leur opposition à l'accroissement des échanges commerciaux de leurs alliés européens avec l'Est à l'extérieur. Dans les deux cas cependant, les motifs des dirigeants américains sont sans doute au moins autant économiques que politico-militaires. Les choix clairs du budget américain en faveur des grands trusts de l'armement au détriment des dépenses sociales nécessitent que l'on brandisse la menace d'un danger soviétique, comme le nécessite la reprise en main des puissances alliées qui sont en même temps des concurrents économiques.
restrictions sur des protections sociales. Autant dire que si elle contribue à faire baisser le niveau de vie des classes populaires - mais par la même occasion à restreindre encore le marché - il n'y a pas de quoi résorber-là l'endettement colossal des États.
Quant à une politique drastique, freinant l'expansion de toutes les formes de crédit, ralentissant la planche à billets, remplaçant l'appel au crédit ou à l'inflation par des impôts accrus pour payer les dépenses de l'État, tout cela permettrait peut-être de réduire les dettes, mais au prix d'une anticipation sur la crise! Ce serait aller dans le sens d'une régression lente et plus ou moins contrôlée du marché, afin d'éviter un effondrement brutal.
L'avenir dira si la bourgeoisie parviendra d'une part à éviter le krach financier dont l'économie mondiale est menacée et d'autre part, à éviter que la crise ne s'approfondisse même progressivement jusqu'à un niveau de régression importante de l'économie et du niveau de vie des masses occidentales.
Mais le moins qu'on puisse dire, c'est que la possibilité de l'aggravation de la crise, voire d'un krach cataclysmique, peut de moins en moins être écartée.
Un krach financier brutal se traduirait nécessairement par des faillites enchaîne, pardes fermetures d'usines, par un effondrement brutal de la production: La crise serait alors brutale et internationale. L'adaptation de la production au marché, de l'offre à la demande solvable se ferait brutalement, et c'est dans la violence que l'économie capitaliste se débarrasserait de ses entreprises boiteuses, et que le capital se concentrerait de nouveau.
Mais si la crise ne fait que s'approfondir progressivement, la classe ouvrière sera de toute façon confrontée à une diminution de sa part dans une économie globalement en régression.
L'effondrement économique brutal conduirait inévitablement à des bouleversements sociaux et politiques, à des luttes ouvrières, sans doute aussi à des défaites, d'ampleur plus ou moins grande, suivant la rapidité avec laquelle la classe ouvrière des pays riches réalisera que le temps des avantages acquis, des réformes, d'un capitalisme tolérable est terminé, et qu'est revenu le temps des luttes de classes.
Au cas d'une poursuite de la plongée progressive dans le marasme, la bourgeoisie des pays impérialistes développés parviendra peut-être, avec l'aide des organisations réformistes, à habituer les masses travailleuses à une dégradation progressive de leur sort. Mais même là, tout dépend en fin de compte de la profondeur de la crise, car l'évolution rendra peut-être, pour la bourgeoisie, nécessaire sur le plan économique d'enlever à la classe ouvrière tout moyen de défense et pas seulement de l'endormir; et elle suscitera sans doute alors, les forces politiques susceptibles d'accomplir cette tâche, si la classe ouvrière ne se défend pas.
la situation politique
Il n'y a pas eu de changement majeur dans les relations entre les deux blocs en 1982, mais toujours cette lente dégradation jalonnée de déclarations belliqueuses qui avait déjà marqué les deux années précédentes.
Sans que les deux blocs en arrivent jusqu'à la rupture, leurs relations sont cependant assez tendues pour que les dirigeants américains puissent s'y référer afin de justifier l'augmentation de leurs dépenses militaires à l'intérieur, et leur opposition à l'accroissement des échanges commerciaux de leurs alliés européens avec l'Est à l'extérieur. Dans les deux cas cependant, les motifs des dirigeants américains sont sans doute au moins autant économiques que politico-militaires. Les choix clairs du budget américain en faveur des grands trusts de l'armement au détriment des dépenses sociales nécessitent que l'on brandisse la menace d'un danger soviétique, comme le nécessite la reprise en main des puissances alliées qui sont en même temps des concurrents économiques.
La résurgence ouverte de l'hostilité fondamentale entre les deux blocs se mélange cependant d'une espèce de complicité qu'il eût été difficile d'imaginer non seulement pendant la période de la guerre froide des années cinquante, mais même au début de la détente. Les liens commerciaux et financiers tissés durant les toutes dernières années entre les grands pays impérialistes et les pays de l'Est, l'endettement important de la plupart de ces derniers envers des consortiums bancaires occidentaux, rend le grand capital occidental directement intéressé par le maintien d'un ordre social susceptible d'imposer aux masses populaires des pays de l'Est une restriction de Leur consommation afin d'accroître les exportations. Le remboursement des dettes, le paiement des intérêts, comme le maintien des importations en provenance de l'occident, ont nécessairement pour contrepartie la diminution du niveau de vie de la classe ouvrière et des paysans.
Les puissances impérialistes européennes sont les premières intéressées. D'où ce mélange paradoxal entre, d'un côté, la multiplication des professions de foi atlantistes sous la pression des États-Unis, et de l'autre côté, la volonté affichée de maintenir les meilleures relations possibles avec l'Est. D'où aussi le soulagement à peine déguisé lors du coup d'État de Jaruzelski en Pologne.
Malgré leurs déclarations belliqueuses, les dirigeants américains eux-mêmes n'ont pas hésité à venir financièrement au secours de Jaruzelski... et par la même occasion des banquiers américains et de ses créanciers. Comme ces déclarations n'empêchent pas les États-Unis d'aller au secours du Kremlin et surtout des fermiers du Middle West, en assurant l'approvisionnement en blé de l'URSS.
La phase passée de la crise économique, avec des financiers en quête de placement pour leurs capitaux et des groupes industriels en quête de débouchés, ont été à l'origine des liens économiques accrus entre l'Ouest et l'Est. Ces liens auront du mal à survivre à une aggravation de la crise, ne serait-ce que parce que dans la compétition économique aggravée, les pays de l'Est n'auront guère autre chose à vendre sur le marché mondial que certaines de leurs matières premières.
Le marasme économique a fortement marqué à l'intérieur même du bloc occidental les relations entre les États-Unis et leurs alliés et néanmoins concurrents d'Europe et du Japon. L'État américain utilise sans complexe tantôt sa prédominance économique ou monétaire, tantôt son poids de chef de file politique et militaire de l'impérialisme, pour défendre ses propres groupes capitalistes au détriment des groupes capitalistes des pays européens ou du Japon.
Les récents accords sur l'acier donnent une illustration de cette forme de protectionnisme que seul un État puissant peut imposer à des rivaux plus faibles : imposer aux pays européens une auto-limitation de leurs exportations. Avant les pays européens, le Japon a déjà été victime de pressions similaires.
Si cette forme de protectionnisme évite les mesures protectionnistes générales, et donc, correspond dans une certaine mesure à l'intérêt de l'ensemble du monde capitaliste à limiter les obstacles au commerce international, il n'en exprime pas et n'en renforce pas moins un certain rapport de force entre les États-Unis et les puissances impérialistes plus faibles.
Les puissances impérialistes européennes se sont défendues sur cette question de l'acier, ont subi un échec... et faute de mieux se déclarent contentes. Elles ont dû cependant subir la loi de l'impérialisme américain, comme elles subissent celle du retour en force du dollar et des taux d'intérêt américains élevés.
A l'intérieur même des pays occidentaux, l'année passée a été marquée par un certain nombre de va-et-vient du balancier électoral ou parlementaire. En Suède, après avoir passé de la gauche à la droite, le gouvernement vient de repasser de nouveau à la gauche social-démocrate. En Espagne, les prévisions donnent la gauche gagnante, le balancier est cependant sous la menace de forces extra-parlementaires. A l'inverse, en Allemagne, la droite a succédé à la gauche, sans même qu'une élection ait eu lieu.
En somme, donc, les régimes parlementaires continuent leur alternance politique. La crise n'a pas eu - ou pas encore - de conséquences susceptibles d'arrêter les mouvements de ce balancier gauche-droite, destiné dans le système parlementaire bourgeois, à tromper les masses. Simplement, les mouvements risquent de devenir plus rapides, car en période de crise, les gouvernements se déconsidèrent vite.
Mise à part l'Espagne, le système parlementaire ne semble menacé dans l'immédiat nulle part dans les rares pays bien entendu où il existe. Les bourgeoisies n'en sont pas encore à briser la classe ouvrière, mais à l'endormir sous la quiétude du changement parlementaire, et éventuellement à la démoraliser là où l'alternance avait porté la gauche au pouvoir.
Pas de changement majeur non plus dans les relations entre pays impérialistes et pays sous-développés. La détérioration de la situation économique frappe en premier lieu les pays sous-développés, endettés jusqu'à l'incapacité de paiement, alors même que la plupart des matières premières, leur principale source de revenus sur le marché mondial, voient leurs débouchés se restreindre du fait de la crise et leurs prix relatifs, voire absolus, diminuer.
Malgré deux augmentations successives du pétrole, un nombre croissant de pays pétroliers eux-mêmes font de plus en plus difficilement face à leurs obligations de paiement.
Au travers des interventions du Fonds Monétaire International ou par la voix cynique de Reagan, l'impérialisme dit clairement aux populations des pays sous-développés qu'en cette période de crise, moins encore qu'en d'autres circonstances, ils n'ont aucune compassion à attendre. Si, pour éviter des faillites en chaîne dans le système bancaire, les États riches se coalisent peut-être pour concéder des moratoires de dettes à certains pays particulièrement en difficulté, c'est d'abord en imposant à leurs gouvernements des politiques d'austérité drastiques et à leurs peuples une misère plus grande encore.
Et l'intervention anglaise aux Malouines, au-delà de ses aspects tragi-comiques, a été une démonstration de force adressée à l'ensemble du Tiers-monde pour rappeler que l'impérialisme occidental n'admettra aucune remise en cause de l'ordre international qui protège cette situation inique.
C'est encore dans la perspective de la crise économique qu'il convient de placer le dernier en date des conflits du Moyen-Orient bien que les multiples éléments de ce conflit soient évidemment le fruit d'un long passé d'hostilités nationales et d'interventions de grandes puissances.
Puissance impérialiste mineure, et en quelque sorte par procuration, Israël n'en est pas moins àla recherche de marchés, de main-d'oeuvre sous-payée à exploiter, de champs d'investissements intéressants pour ses capitaux. L'orientation sioniste de ses dirigeants successifs et son rôle de principal gardien de l'ordre pour le compte de l'impérialisme américain l'empêchant de prendre «pacifiquement» le contrôle de l'économie des pays sous-développés arabes qui l'entourent, Israël conquiert le terrain de son expansionnisme économique par la force des armes. Quelles que soient les motivations politiques des dirigeants d'Israël, et à plus forte raison leurs prétextes devant l'opinion publique, la conquête de territoires au détriment des États arabes - et bien sûr des Palestiniens - et la mainmise sur leurs marchés et leur population, répond à un besoin de la bourgeoisie israélienne, besoin aggravé encore par la crise.
Par ailleurs, si les dirigeants israéliens se sont livrés à une guerre totale au Liban, au mépris de l'opinion mondiale comme de celle de leur pays, c'est manifestement en faisant le pari que dans le contexte actuel, ils seront couverts par les ÉtatsUnis. Ce pari, c'est celui de miser sur la dégradation de la situation mondiale, où les atrocités israéliennes passeront pour la contrepartie nécessaire de la mainmise occidentale sur le Moyen-Orient.
Rien ne permet encore de dire si les États-Unis autoriseront leur protégé israélien à maintenir sur le Liban conquis une sorte de protectorat. D'autant que la bourgeoisie chrétienne libanaise est, elle aussi, candidate au rôle d'allié privilégié de l'impérialisme. Et si cette bourgeoisie libanaise a toutes les raisons d'être reconnaissante à l'armée israélienne d'avoir disloqué la résistance palestinienne au Liban, désarmé la gauche libanaise elle-même, créé la condition du rétablissement d'un appareil d'État national, les deux bourgeoisies sont quand même concurrentes. En outre, pour retrouver son rôle d'intermédiaire des capitaux occidentaux en direction des pays arabes, la bourgeoisie libanaise a besoin de maintenir de bonnes relations avec les États de ces derniers, ce qui dans les conditions actuelles est contradictoire avec des liens trop affichés entre Israël et le Liban.
L'impérialisme américain demeure en tous les cas l'arbitre de l'évolution future des choses.
Il est à constater que ce dernier conflit au Moyen-Orient a consacré la diminution du rôle et de l'influence de l'URSS dans cette région du monde.
A l'intérieur du bloc soviétique, l'année passée s'est achevée par la défaite de la classe ouvrière polonaise et l'établissement de la dictature de Jaruzelski. L'armée russe n'eut pas à intervenir pour briser une évolution qui, sur le plan des relations internationales, risquait d'éloigner la Pologne de la tutelle soviétique et de la rapprocher de l'Occident. C'est l'armée polonaise qui s'est chargée de la besogne, et pas seulement ni même sans doute principalement en tant qu'exécutant militaire des volontés politiques du Kremlin.
Dans l'incapacité matérielle de satisfaire les revendications économiques de la classe ouvrière, les couches privilégiées et l'État polonais n'ont pas pu tolérer la mise en place de puissantes organisations syndicales, même modérées, susceptibles d'exprimer ces revendications économiques.
C'est en dernier ressort la pauvreté du pays, de surcroît frappé par la crise, et l'impossibilité pour les classes privilégiées d'améliorer un tant soit peu la situation des masses populaires qui ont amené l'affrontement entre une classe ouvrière mobilisée et l'appareil d'État.
La direction réformiste et nationaliste que s'est donnée la classe ouvrière polonaise dans le feu de la mobilisation, n'a pas su, ni voulu avertir les travailleurs du danger d'un coup de force perpétré par l'armée de leur propre pays. Elle ne les a pas préparés politiquement et organisationnellement à couper les troupes des officiers, à disloquer l'armée, à la rendre inapte à se tourner contre les travailleurs et leurs organisations. La classe ouvrière polonaise a subi une défaite sans combat, qui ne rend pas facile l'organisation de la résistance à la dictature, malgré l'indéniable courage dont font preuve les travailleurs.
Les couches dirigeantes polonaises n'ont pas pour autant réglé leurs problèmes économiques, elles y ont tout au plus gagné un répit du côté de la bureaucratie russe, comme du côté des banquiers occidentaux. La bureaucratie russe y a gagné d'avoir atténué un des deux principaux foyers de tension (avec l'Afghanistan) à l'intérieur de son propre bloc.
Au-delà du Moyen-Orient et de la Pologne, une multitude de foyers de tension entre les États ou à l'intérieur des États subsistent un peu partout dans le monde, en Amérique latine, en Asie, en Afrique. Cependant, dans ce monde instable où l'ordre des chefs de file des deux blocs est sans cesse remis en cause par des révoltes, par des conflits locaux, aucun processus susceptible de conduire à un conflit généralisé n'est encore en marche.
Mais une aggravation de la crise économique peut modifier du tout au tout la scène politique internationale. Les bouleversements sociaux, les changements de régime politiques, suscités parla crise économique peuvent faire surgir les conditions politiques d'un affrontement général. Même s'il ne s'agit pas alors de nouveaux points de tension, ce qui serait le plus vraisemblable, les foyers actuels pourraient parfaitement devenir les points de départ d'une guerre mondiale opposant les deux blocs.
La situation intérieure
Cette année, sur le fond de crise mondiale rampante et de récession, et à l'instar de la plupart des grands pays industrialisés, l'économie française a continué à stagner, c'est-à-dire s'est en fait, détériorée.
L'augmentation prévue du Produit Intérieur Brut marchand serait, suivant les prévisions officielles, sans doute optimistes, de 1,8 % en 1982 contre 0,2 % en 1981, et 1,1 % en 1980. D'après les dernières études de l'INSEE, les investissements n'augmenteraient pratiquement pas cette année (ils avaient diminué en 1981). Et ce maintien au niveau ne se fait que grâce aux investissements publics. Les investissements privés avaient déjà chuté en 1981 et l'on prévoit une nouvelle chute cette année.
L'inflation s'est poursuivie, un peu masquée ces derniers mois (mais pour combien de temps ?) par le blocage des prix qui n'a pu d'ailleurs que ramener la hausse des prix (et pour la seule période du blocage) au niveau de celle de l'Allemagne ou des États-Unis et non la stopper. Cette inflation, jointe à la spéculation monétaire qui a joué contre le franc, a amené le gouvernement Mauroy à décider une deuxième dévaluation de la monnaie le 12 juin dernier, après celle d'octobre 1981.
Ces deux dévaluations, pas plus que le blocage des prix, n'ont empêché la balance du commerce extérieur de connaître un déficit grandissant au fil des mois. Il sera probablement cette année, le double de celui de l'an passé.
Le déficit de la balance des paiements courants sera du coup en augmentation aussi et une conséquence en a été que l'endettement extérieur de la France a augmenté encore plus rapidement pour atteindre un niveau record dont on ne voit pas comment il pourra être résorbé dans l'avenir.
Sur ce fond de stagnation économique le nombre des chômeurs s'est accru régulièrement pour dépasser officiellement les deux millions dans les premiers mois de 1982. Le chiffre des chômeurs en donnée brute a atteint 2 099 200 fin septembre. Le gouvernement en est à essayer de se targuer d'un succès parce que ce chiffre a augmenté moins vite que dans les périodes précédentes ou encore, moins vite que dans la plupart des autres pays industriels tels l'Allemagne ou les États-Unis.
Les hommes et les partis qui sont au gouvernement depuis mai 1981 proposaient, lorsqu'ils étaient dans l'opposition, une relance de la consommation pour sortir le pays de la crise.
Une fois au pouvoir, leur politique de relance de la consommation a été étouffée pratiquement avant même de naître, se limitant à quelques gestes : augmentation du SMIC plus forte que la moyenne des salaires et plus forte que la hausse des prix, augmentation d'un certain nombre d'allocations (allocations familiales, minimum vieillesse, allocations des handicapés adultes, allocation logement).
Cette tentative de relance de la consommation populaire s'est arrêtée là. Puis au printemps de cette année, la politique du gouvernement s'est officiellement et ouvertement transformée en son contraire : une politique de réduction du niveau de vie des travailleurs et des couches populaires.
Cette offensive a débuté en juin par le blocage des salaires et des prix jusqu'au 1er novembre. Les prix ont tout de même augmenté de 1,7 % de juin à septembre, le gouvernement autorisant toutes sortes de dérogations pour eux, à commencer par celui de l'essence, alors que le blocage des salaires a été appliqué rigoureusement, y compris aux dépens des catégories de travailleurs dont les salaires avaient déjà pris du retard dans la période précédente.
Depuis, l'offensive du gouvernement s'est poursuivie avec la volonté proclamée d'empêcher les salaires de suivre la hausse des prix jusqu'au début 1984 (cette date étant évidemment avancée non parce que le gouvernement planifie quelque chose jusque là mais parce qu'elle est suffisamment lointaine pour n'avoir aucune autre signification que d'affirmer que dans le proche avenir, en tous cas, le niveau réel des salaires sera abaissé). Le gouvernement a d'ailleurs donné l'exemple en limitant tout de suite les salaires des catégories qui dépendent directement de lui (fonctionnaires et secteur nationalisé) à des augmentations nettement moins fortes que la hausse des prix officiellement attendue. De même Jacques Delors, le ministre de l'Économie vient d'annoncer que le pouvoir d'achat du SMIC ne serait finalement pas augmenté de 4 % pour l'année 1982 comme il avait été prévu.
Cette offensive contre les salaires s'est accompagnée de celle contre la Sécurité Sociale, dont les prestations ont été réduites par toute une série de mesures, et celle contre l'indemnisation du chômage qui d'une manière ou d'une autre va être, elle aussi, réduite.
Cette offensive se poursuit enfin par le budget 1983. Celui-ci atteindra un nouveau record en déficit (117 milliards de francs de prévus contre environ 100 milliards cette année) bien qu'il soit présenté comme un budget de rigueur et que le ministre des Finances là encore, se félicite qu'il soit plus faible que le déficit budgétaire des autres États industriels, la Grande-Bretagne exceptée. Cela ne peut que pousser encore dans le sens inflationniste.
Mais de plus, il apparaît que ce que l'on appelle les prélèvements obligatoires (c'est-à-dire tous les impôts plus les prélèvements de la Sécurité Sociale) vont prendre une part encore plus grande du PIB l'année prochaine que les années précédentes (45 % contre 43,9 % en 82, 42,9 % en 81, 42,6 % en 80). Or l'essentiel de ces prélèvements obligatoires, de ces taxes de toute sorte, directes ou indirectes pèse sur la population laborieuse. En clair, l'impôt réduira encore le niveau de vie de la population pour permettre de subventionner les capitalistes.
Car, de l'autre côté, le gouvernement n'a cessé de céder aux capitalistes, qui d'ailleurs se sont faits de plus en plus arrogants et exigeants au fur et à mesure que le gouvernement s'inclinait devant chacune de leurs revendications ou de leurs récriminations.
Les exemples abondent, depuis l'impôt sur la fortune qui s'est réduit, au fil des jours, sous prétexte de protéger l'outil de travail, jusqu'à n'être plus qu'un rappel caricatural du slogan «faire payer les riches», jusqu'à la taxe sur les frais généraux des entreprises que le gouvernement vient de supprimer quand ils sont relatifs au commerce extérieur. Le prétexte d'aider à la relance économique a servi et sert à distribuer grands et petits cadeaux de toute sorte à la bourgeoisie.
Un autre exemple en avait été fourni par les nationalisations dont le coût est passé par paliers successifs au-dessus de quarante milliards, bien supérieur à la valeur boursière des actions rachetées.
Un dirigeant de la CGT, donc favorable au gouvernement, a pu estimer récemment qu'en un an et demi le gouvernement avait accordé aux entreprises des aides de toutes sortes au moins égales à tout ce qui a été accordé sous le septennat de Giscard d'Estaing. Ce qui avait été corroboré par avance par le journal pro-patronal Les Échos qui estimait, en mars dernier, que les subventions à l'industrie cette année, se monteraient «probablement entre 70 et 100 milliards même si officiellement 35 milliards seulement sont inscrits au budget».
Bien entendu, la bourgeoisie n'en a pas davantage, pour cela, fait preuve de reconnaissance envers le gouvernement, ni fait d'efforts particuliers en faveur de la relance économique. Les investissements privés ont encore décru, et l'argent, y compris celui distribué par l'État, a servi à augmenter les profits et à spéculer sur le marché monétaire international, en premier lieu contre le franc.
Mais la bourgeoisie s'est faite de plus en plus hardie pour réclamer toujours davantage à ce gouvernement qui montrait toutes les faiblesses pour elle. Ainsi, malgré les énormes concessions consenties par les centrales syndicales ouvrières, le CNPF a refusé la moindre concession à propos de l'UNEDIC, dénonçant tout simplement l'accord. Cette attitude lui vaudra sans doute d'ailleurs de nouvelles subventions, déguisées ou ouvertes, du gouvernement.
Tout à la fois encouragées par la facilité avec la laquelle la bourgeoisie obtenait de ce gouvernement ce qu'elle réclamait et inquiètes devant la stagnation économique qui les menace et hostiles dans leur majorité à la gauche, les classes moyennes ont tenté de se faire entendre dans la rue. Sans doute il y eut aussi des manifestations de ces catégories sociales sous les gouvernements précédents. Mais elles se sont multipliées depuis dix mois : paysans dans le midi en janvier, médecins des hôpitaux, paysans à Paris et transporteurs routiers en mars, enseignement privé en avril, viticulteurs du midi en juillet, syndicat national des petites et moyennes entreprises en septembre, professions libérales et de santé en septembre, petits patrons à Brest et Dijon, et artisans en octobre, transporteurs routiers et cadres prévus pour novembre.
Bien que la droite parlementaire et extraparlementaire ait essayé de tirer avantage de ces manifestations, celles-ci sont restées au niveau des revendications corporatives pour l'essentiel. Mais elles prouvent que le gouvernement a à faire a priori à l'hostilité ou la méfiance de ces couches sociales, méfiance ou hostilité politiques qu'elles sont déjà prêtes à montrer dans la rue alors que la crise économique comme la politique du gouvernement ne font encore peser sur elles que des menaces, réelles ou supposées.
La classe ouvrière, elle, est restée dans son ensemble extrêmement calme et passive jusque là. Les mouvements de grève pour le paiement de la quarantième heure au début de l'année, ceux des travailleurs de Citroën et de Talbot au printemps n'étaient absolument pas dirigés contre le gouvernement.
Cette acceptation de la classe ouvrière s'explique certes par la politique des partis de gauche comme des organisations syndicales qui soutiennent ce gouvernement et ne voulaient rien faire pour entraver son action. Mais il est vrai que la majorité des travailleurs eux-mêmes ne croient pas jusqu'ici qu'une riposte est possible ni souhaitable. D'une part, ils ont peur de mettre en danger l'existence de leur entreprise comme d'aggraver encore les difficultés économiques du pays en général. Et l'idée qu'il est normal d'accepter des sacrifices pour en sortir ou tenir le coup est facilement acceptée. D'autre part, des difficultés du gouvernement ne leur semblent que pouvoir déboucher sur un retour de la droite au pouvoir, retour qu'ils craignent. L'absence de toute autre perspective politique les paralyse.
Si la majorité est certainement désenchantée, seule donc une minorité exprime son mécontentement et une plus petite minorité encore affirme qu'elle est prête à se battre contre ce gouvernement.
L'extrême-droite reste toujours très faible, bien qu'évidemment dans des circonstances favorables elle pourrait devenir une force en quelques mois. La droite, dont les mises en cause de la légitimité du président de la République ou du gouvernement ne sont que mots de politiciens rageurs d'avoir été renvoyés dans l'opposition, n'a d'autres perspectives que de se refaire une virginité, et de s'emparer de places aux prochaines municipales et, après celles-ci, aux prochaines élections régionales.
Les allusions de Chirac à d'éventuelles élections législatives anticipées sont des souhaits d'un politicien posant des jalons dans toutes les directions, mais souhaits que rien sur le plan politique n'oblige Mitterrand à satisfaire. Excepté éventuellement sa propre volonté de passer la main à la droite, mais nous n'en sommes pas encore là.
De même rien n'indique que l'on se dirige vers un changement des alliances parlementaires et gouvernementales. II n'est pas question d'un rejet, par exemple, du Parti Communiste dans l'opposition pour une alliance parlementaire du Parti Socialiste et d'une partie des centristes, comme certains de ceux-ci l'ont appelé quelquefois de leurs voeux.
Pourtant chaque fois que le gouvernement cède aux exigences de la bourgeoisie, loin de se renforcer il ne fait que renforcer la droite en rendant celle-ci plus arrogante et sa base sociale plus consciente que la gauche n'est que faiblesse. De même qu'il contribue au renforcement de cette droite en s'en prenant à la classe ouvrière et à ses intérêts, et en la démoralisant.
Le Parti Socialiste, malgré quelques tentatives de ses parlementaires pour ne pas apparaître comme les simples godillots de Mitterrand, en refusant l'amnistie pour les généraux OAS par exemple, n'a évidemment pas d'autre politique que le soutien total au gouvernement et à sa politique anti-ouvrière.
Il vit dans l'espoir que l'état de grâce qui lui a permis, dans la foulée de l'élection de Mitterrand, une victoire électorale sans précédent, se poursuivra le plus longtemps possible. II espère en tout cas qu'il aura encore ses effets en mars prochain, lors des prochaines élections municipales, la grande affaire maintenant de la classe politique.
Cependant le grignotage de ses gains électoraux semble avoir déjà commencé lors des élections législatives partielles de janvier et cantonales de mars dernier. II essaie donc aussi de s'assurer des postes municipaux aux dépens de son partenaire, le Parti Communiste, en exigeant que d'éventuelles listes communes donnent une meilleure et plus large place aux gens du Parti Socialiste qu'en 1977.
Le Parti Communiste s'est montré un partenaire loyal et fidèle du gouvernement. Ses ministres remplissent sans défaillance les obligations de leur poste y compris contre les salariés, comme l'a montré Anicet Le Pors vis-à-vis des fonctionnaires. Ses parlementaires ne se sont abstenus ou n'ont voté contre les propositions gouvernementales qu'en de rarissimes occasions et lorsque cela ne prêtait à aucune conséquence. La direction du parti tout entière n'a cessé de réaffirmer son soutien.
Bien sûr, par ailleurs, le Parti Communiste a tenu à montrer qu'il était l'aile gauche de la majorité en répétant à bien des propos qu'à son avis le gouvernement aurait pu aller plus loin. A la rentrée de cet automne, André Lajoinie puis Georges Marchais ont même invité les travailleurs à faire pression sur le gouvernement, qui s'abandonnerait trop facilement aux pressions de la droite et du patronat. Mais la direction du PCF s'est bien gardée d'organiser ou de préparer la moindre de ces pressions qu'elle prétendait appeler de ses voeux.
En fait, le souci du PCF est uniquement de se démarquer de son partenaire socialiste, afin de ne pas disparaître derrière lui sur le plan électoral. Pour cela il lui faut affirmer son originalité, tenter de montrer qu'il a son utilité et son rôle à jouer, qu'il est le garant que les intérêts des travailleurs sont bien défendus par un gouvernement qui va de toutes façons dans le bon sens. Mais la marge du PCF est étroite puisque sans rien faire contre le gouvernement il doit prouver cela aux travailleurs alors que le gouvernement s'en prend ouvertement à leurs intérêts.
La passivité de la classe ouvrière a permis jusque là au PCF de jouer ce jeu sans mal. En fait, seul un changement d'attitude de cette classe ouvrière, si elle passait à l'offensive, pourrait faire éclater ouvertement la contradiction du PCF. Alors, il devrait choisir entre la solidarité gouvernementale et un appui, ne serait-ce que formel à la lutte des travailleurs. Son attitude actuelle nous indique d'ailleurs que ce serait probablement le premier terme qu'il choisirait.
Les principales centrales syndicales, CGT et CFDT surtout, se devaient, elles, d'être plus souvent sinon plus profondément critiques vis-à-vis de la politique gouvernementale. Mais comme les partis politiques auxquels leurs directions sont liées, Parti Socialiste pour la CFDT, Parti Communiste pour la CGT, elles ont concouru d'abord et avant tout au soutien du gouvernement.
Ainsi le blocage des salaires a pu s'instaurer sans encombre en juin. Ainsi les réformes de la Sécurité Sociale ont pu être décidées en septembre sans réaction autre que de plates protestations. Ainsi probablement la remise en cause d'une partie des aides aux chômeurs va, semble-t-il, se faire sans opposition de leur part. CGT, CFDT comme FO protestent, critiquent mais ne proposent aucune action d'envergure aux travailleurs.
A l'occasion de la sortie du blocage des salaires, devant des propositions gouvernementales qui signifient clairement une baisse du niveau de vie, les syndicats ont bien appelé les travailleurs à différentes journées d'action allant jusqu'à des grèves de vingt-quatre heures. Mais ils l'ont fait en ordre dispersé, dispersé par centrale syndicale, CGT, CFDT et FO, d'abord, et surtout dispersé à l'intérieur de chaque centrale par corporation ensuite. Le premier soin de la CGT comme de la CFDT a été que gaziers et électriciens, cheminots, agents de la RATP ou fonctionnaires ne se rencontrent surtout pas dans une action commune. II fallait que les actions restent des protestations sans danger. Il ne fallait pas que la classe ouvrière risque de constituer une force unique qui aurait pu donner une confiance et une perspective y compris à tous les travailleurs sceptiques ou découragés.
Bien sûr, les centrales syndicales peuvent organiser bien d'autres actions dans la période qui vient, y compris des actions plus larges et plus importantes, en tous cas par le nombre de travailleurs impliqués en même temps, tout en continuant par ailleurs à soutenir le gouvernement. Et elles peuvent le faire sans que ces actions représentent un danger pour lui : leur marge de manoeuvre est encore grande.
Mais quels que soient les mouvements qu'elles peuvent organiser, une chose est certaine. Elles tenteront de sauvegarder le soutien au gouvernement, et de faire que ces actions ne soient que faux-semblants et dérivatifs à la colère ou au mécontentement de la classe ouvrière. C'est à celle-ci qu'il appartiendra éventuellement de s'en saisir et d'en faire autre chose.
Depuis l'élection de Mitterrand et d'une majorité de gauche au Parlement, l'extrême gauche n'a compté en aucune façon dans la vie politique du pays. Cette extrême-gauche n'existe plus d'ailleurs qu'en l'espèce des groupes trotskystes et aussi de groupes anarchistes, les autres courants maoïstes ou spontanéistes, ayant pratiquement disparu ces dernières années.
Les divergences qui nous opposent à la Ligue Communiste Révolutionnaire ou au Parti Communiste Internationaliste n'ont donc d'importance que par rapport à des futurs possibles. L'attitude de soutien critique, avec un accent mis plus sur le soutien pour le PCI, davantage sur la critique pour la LCR, pourrait cependant se révéler grosse de danger en cas de changement du climat social et une montée de la combativité ouvrière. Alors les travailleurs auraient besoin de se débarrasser de toutes leurs illusions en ce gouvernement et les partis et syndicats qui le soutiennent pour mener à bien leur combat. Alors l'existence d'une opposition d'extrême-gauche débarrassée de tout lien avec le gouvernement et de toute illusion sur lui, pourrait être un facteur décisif pour l'issue du mouvement.
Notre politique doit être dirigée en direction de la classe ouvrière, et, malgré le chômage, toujours en direction des grandes entreprises, là où est concentré l'essentiel des forces de la classe ouvrière. II s'agit d'implanter au sein de cette classe ouvrière et au sein de ces entreprises un pôle d'opposition d'extrême gauche révolutionnaire. Tant que la majorité des travailleurs n'est pas prête à la lutte, nous ne pouvons que préparer cette lutte. Mais pour cela il est nécessaire de faire apparaître d'abord un courant et des militants qui s'affirment résolument dans l'opposition à ce gouvernement et à sa politique. II s'agit ensuite de regrouper, d'organiser même si possible autour de ces militants, tous les travailleurs qui ressentent dès maintenant la nécessité de se préparer à des luttes inévitables si la classe ouvrière ne veut pas subir une exploitation accrue dans les années de crise.
Ce travail politique auprès de l'ensemble des travailleurs doit se doubler d'un travail particulier en direction des militants du Parti Socialiste et du Parti Communiste, de la CGT et de la CFDT qui sont décontenancés et quelquefois démoralisés par la politique de leur parti ou de leur syndicat. Car souvent plus que parmi les travailleurs du rang, c'est parmi ces travailleurs politisés, et qui se sentent de gauche, que, aujourd'hui, l'amertume et la déception sont les plus grandes devant la politique du gouvernement et celle des grandes organisations ouvrières qui le soutiennent. Établir le contact avec ces militants, ne serait-ce que maintenir une discussion fraternelle avec eux, fait partie de la préparation d'éventuelles luttes de la classe ouvrière.
En mars prochain ont lieu les élections municipales. Tout laisse penser qu'elles seront politiques plutôt que considérées comme des affaires purement locales. La droite va essayer d'en faire un test contre le gouvernement et en faveur de l'opposition, et dans ces conditions les partis socialiste et communiste n'ont pas d'autre choix que d'essayer de les transformer en test contraire.
De la victoire des uns ou des autres, la classe ouvrière n'a rien à gagner. Celle de la droite ne renforcerait que ses ennemis déclarés et probablement la démoralisation des travailleurs. Celle de la gauche renforcerait le gouvernement et donc sa politique anti-ouvrière.
Ces élections ne peuvent être pour nous qu'une péripétie et nous ne devrons pas y consacrer une énergie et un temps dont nous avons besoin pour notre travail essentiel, qui est celui de recrutement et au niveau des entreprises. Mais il nous faut prévoir dès maintenant de présenter des listes d'extrême gauche, en opposition tant à la droite qu'au gouvernement, partout où cela nous sera possible. Ailleurs, notre attitude, logique avec ce que nous disons plus haut sera de nous abstenir et d'inviter les travailleurs à le faire puisqu'ils n'auront rien à gagner mais tout à perdre des choix qui leur seront proposés.
Pouvoir montrer cependant qu'un courant d'opposition au gouvernement existe sur la gauche, serait important. De même que serait important, si un certain nombre de travailleurs et d'électeurs de gauche en étaient à vouloir exprimer leur mécontentement ou leur déception devant la politique de ce gouvernement, de leur permettre de le faire en présentant des listes d'extrême-gauche. Nous ne pourrons certainement pas présenter des listes dans de nombreuses villes, encore moins si nous, Lutte Ouvrière, sommes seuls pour les constituer. C'est dans cet esprit que nous envisageons, si un accord politique est possible, de constituer ces listes d'opposition avec la LCR.