Révolte des opprimés et grandes manoeuvres de l'impérialisme en Afrique australe01/10/19761976Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Révolte des opprimés et grandes manoeuvres de l'impérialisme en Afrique australe

Après des décennies de stabilité fondée sur des formes d'oppression particulièrement barbares, l'équilibre politique est, depuis deux ans, en train de se bouleverser en Afrique australe. L'accession à l'indépendance des anciennes colonies portugaises, l'Angola et le Mozambique, avait ouvert la brèche. C'est maintenant au tour du régime ségrégationniste blanc minoritaire de la Rhodésie de reconnaître la règle de la majorité - autrement dit d'admettre le principe d'un régime dirigé par des Africains. L'Afrique du Sud a entamé le processus du dégagement de son protectorat, la Namibie. La carte politique de l'Afrique australe change, au milieu de l'intense activité diplomatique des États-Unis, soudain pressés de présider à des changements dont ils ne se souciaient guère jusque lors. De toute évidence, l'ancien ordre étant remis en cause dans cette région du monde, les États-Unis considèrent qu'il est urgent d'en établir un nouveau, avant que toute l'Afrique du Sud devienne un foyer de tension international, un champ d'affrontement entre grandes puissances.

Remplacer l'ancien équilibre par un nouveau

La triste originalité de l'Afrique australe résidait jusqu'en 1974 en ceci que l'ordre impérialiste y reposait sur des formes de domination que les puissances impérialistes avaient jugé préférable d'abandonner dans le reste de l'Afrique.

Des flambées de luttes d'émancipation nationale au lendemain de la guerre, puis au long des années cinquante, et la crainte d'une extension de ces luttes, avaient contraint les puissances impérialistes - et principalement la France et la Grande-Bretagne - à abandonner la forme de domination politique la plus directe et la plus odieuse, la domination coloniale. Le mouvement de décolonisation était achevé au milieu des années soixante, dans le nord et le centre du continent africain. (A quelques exceptions près cependant : la France, en particulier, continue à opprimer le peuple de Djibouti). Les pays décolonisés avaient accédé au rang de nations juridiquement indépendantes. L'administration coloniale a cédé la place à des appareils d'État autochtones. L'impérialisme avait préservé ses intérêts, mais il a dû composer avec les privilégiés locaux. La décolonisation, arrachée parfois, négociée le plus souvent, était la satisfaction, dans le cadre du système impérialiste, aux aspirations à la liberté des peuples colonisés. Accessoirement, elle a été utilisée par les États-Unis, seule puissance impérialiste qui n'avait pas de colonies en Afrique, pour renforcer ses propres positions sur ce continent, au détriment des puissances impérialistes plus faibles.

L'Afrique australe avait échappé au mouvement général. Le Portugal était trop faible pour pouvoir s'assurer le pillage du Mozambique et de l'Angola sans le maintien d'une administration coloniale directe. La Rhodésie et l'Afrique du Sud avaient en commun, à des degrés différents, d'avoir été des colonies de peuplement. Les quelque 250 000 Blancs de Rhodésie (sur plus de 5 millions d'habitants) n'avaient nullement envie de sacrifier leurs privilèges sur l'autel de la décolonisation. Les 3,7 millions de Blancs d'Afrique du Sud (sur 21 millions), encore moins.

Pour prévenir une décolonisation qui aurait sacrifié les privilèges immédiats des Blancs au profit des intérêts à long terme de l'impérialisme, la minorité blanche de Rhodésie a proclamé en 1965 unilatéralement son indépendance par rapport à la puissance colonisatrice anglaise. La communauté blanche d'Afrique du Sud avait déjà déclaré son indépendance en 1961. Dans les deux cas, cette indépendance-là était surtout celle d'une minorité privilégiée par rapport à une majorité exclue de tout droit. Avec des variantes d'un pays à l'autre, les régimes de Rhodésie et d'Afrique du Sud ont perfectionné un monstrueux édifice législatif et policier, imposant à la vie politique comme à la vie quotidienne, la ségrégation raciale, la dépossession de la majorité africaine au profit de la minorité d'origine européenne.

Les « petits blancs » avaient, en quelque sorte, forcé la main aux puissances impérialistes. A vrai dire, ils n'avaient pas trop de mal. La tendance des puissances impérialistes à décoloniser ne provenait certes pas de préoccupations d'ordre moral, mais d'un souci d'efficacité. Dans un Tiers-Monde explosif, avec un potentiel révolutionnaire considérable, l'humiliation nationale constituait un facteur de révolte trop fort, pour qu'il ne vaille pas mieux le désamorcer en cédant le pouvoir politique à des dirigeants autochtones. Mais tant que les systèmes ségrégationnistes semblaient pouvoir garantir l'ordre et la bonne rentabilité des capitaux, l'impérialisme pouvait composer avec eux.

Sa position stratégique, l'importance des investissements américains, anglais, français, etc. d'une part ; la force numérique relative d'une communauté blanche accrochée à ses privilèges d'autre part, avaient contribué à faire de l'Afrique du Sud la pièce maîtresse du système de défense impérialiste en Afrique australe. Malgré le « vent » de décolonisation, les puissances impérialistes continuaient à soutenir militairement et diplomatiquement la prétention de la minorité blanche à préserver des privilèges qui, pour beaucoup de « petits blancs », se limitaient à des avantages liés à la couleur de leur peau. En contrepartie, la communauté blanche a accepté de jouer le rôle du gendarme des intérêts impérialistes. Gendarme vis-à-vis des revendications des travailleurs africains exploités dans des mines et dans des entreprises contrôlées pour l'essentiel par des groupes impérialistes extérieurs. Gendarme destiné également à empêcher toute pénétration diplomatique soviétique dans la région. Avec les régimes racistes, l'impérialisme avait au moins la certitude qu'ils n'auront pas la tentation de chercher des soutiens du côté du bloc soviétique.

Tout le reste du système de défense en Afrique australe s'articulait autour de l'Afrique du Sud, et la reconnaissance de fait de régimes minoritaires ailleurs était due pour l'essentiel à la volonté d'assurer au bastion sud-africain un glacis.

C'est ainsi que, malgré toutes les déclarations officielles et malgré toutes les décisions de l'ONU exigeant que l'Afrique du Sud reconnaisse l'indépendance de la Namibie, celle-ci restait sous l'entier contrôle politique du régime de Prétoria, qui y introduisit le système d'apartheid. Pourtant, l'activité économique est contrôlée par des intérêts américains et, pour une très large part, allemands.

C'est ainsi encore que si la Grande-Bretagne a fait quelques déclarations dénonçant la sécession des colons de son ancienne colonie rhodésienne, et si l'ONU a voté le boycott économique de la Rhodésie ségrégationniste, toutes les puissances impérialistes ont donné carte blanche à l'Afrique du Sud pour soutenir le régime de lan Smith. Elles-mêmes continuaient d'ailleurs à commercer sans gêne avec la Rhodésie, et surtout, à exploiter les richesses minières de ce pays.

Enfin, jusqu'en 1974, c'est l'Angola et le Mozambique alors portugais qui constituaient les glacis extérieurs de ce bloc. Les quelques pays africains juridiquement indépendants qui se trouvaient à l'intérieur de l'Afrique australe blanche - le Botswana, le Lesotho ou le Swaziland - sont entièrement sous le contrôle de l'Afrique du Sud, pour laquelle ils constituent de simples réservoirs de main-d'œuvre.

De l'oppression a la révolte

Aujourd'hui, tout ce système où le maintien de l'ordre impérialiste passe par la préservation des privilèges des petits blancs, est en train de se disloquer. Une nouvelle fois, la volonté des masses opprimées de se libérer bouleverse des équilibres politiques soigneusement échaffaudés.

Ce qui a fondamentalement changé en Afrique australe, c'est que les masses opprimées n'acceptent plus l'oppression nationale.

La révolte a commencé dans les colonies portugaises. Elle a conduit à l'écroulement de la domination coloniale.

Elle s'est propagée en Namibie, en Rhodésie.

Dans les deux, la lutte armée a connu un élan nouveau après l'accession des colonies portugaises à l'indépendance. Les nouveaux régimes de Mozambique et d'Angola constituent une base extérieure pour les mouvements de guerilla nationaliste de la Rhodésie et de la Namibie respectivement. Et surtout, la chute du colonialisme dans ces pays constitue un exemple et un encouragement. Et voilà que la révolte submerge aujourd'hui l'Afrique du Sud elle-même. Ce n'est certes pas la première fois que les infamies du système de l'apartheid conduisent à des mouvements de protestation larges ou à des explosions violentes. Mais jamais depuis l'institutionnalisation de l'apartheid, le mouvement n'a connu l'ampleur et la profondeur qu'il connaît aujourd'hui. Le mouvement a rapidement dépassé la protestation de la jeunesse lycéenne contre l'enseignement obligatoire en Afrikaans qu'elle fut au départ. Ce n'est plus l'enseignement en Afrikaans qui est en cause - le gouvernement Vorster avait d'ailleurs reculé sur ce point - mais le régime d'oppression raciale dans son ensemble.

Sur le plan social, le mouvement a débordé largement la jeunesse scolarisée pour toucher les travailleurs des townships, des cités dortoirs. Sur le plan géographique, le mouvement s'est étendu, à partir de son foyer d'origine Johannesburg, aux principales villes sud-africaines, y compris - fait significatif - à des villes comme Le Cap où prédomine la population métisse que le régime de l'apartheid cherche pourtant à couper et à opposer à la population africaine. La lutte a atteint les bantoustans, ces réserves pour Africains.

La violence de la répression indique la profondeur du mouvement. Depuis plus de trois mois que la lutte dure, la police, qui utilise systématiquement ses armes contre les manifestations, a assassiné plus de mille manifestants. C'est dire qu'aucun manifestant n'ignore les risques qu'il prend. Et pourtant, des vagues de manifestations se succèdent.

Par ailleurs, ces manifestations semblent prendre des formes plus organisées. Au milieu du bouillonnement, la révolte est probablement en train de se donner des cadres et peut-être des organisations. Qui sont ces cadres ? Comment envisagent-ils l'avenir ? Quels sont leurs rapports avec les grandes organisations nationalistes traditionnelles - l'ANC en particulier ? Il n'est guère possible de le savoir. Ils sont en tous les cas portés par une vague de revendication d'émancipation nationale qui, elle, est radicale.

La lutte qui se déroule en Afrique du Sud a une importance capitale - et pas seulement pour ce pays. Paradoxalement même, ce n'est pas en Afrique du Sud même qu'elle est en train de donner ses premiers résultats tangibles. Le glacis est plus sensible que le bastion. La révolte des Noirs d'Afrique du Sud a largement contribué à l'accélération de la recherche d'une solution de rechange en Namibie et en Rhodésie.

En faisant sauter l'équilibre antérieur, la révolte des opprimés d'Afrique australe a déclenché une agitation triangulaire entre l'impérialisme - les États-Unis essentiellement - les tenants des régimes ségrégationnistes et les dirigeants nationalistes africains.

L'équilibre antérieur était fondé sur la mise à l'écart de ces derniers et sur l'alliance entre l'impérialisme et les régimes racistes. Mais c'était une alliance. Elle peut être remise en cause. Les régimes ségrégationnistes sont forcés de s'appuyer sur l'impérialisme. Mais l'impérialisme n'est pas forcé de s'appuyer sur eux. Plus la révolte est grande, plus se réduisent les chances des régimes ségrégationnistes de continuer à être reconnus et soutenus par les États-Unis. Plus augmentent les chances des dirigeants nationalistes africains.

La nouvelle situation créée par la révolte force les premiers à défendre leurs positions non seulement face à la révolte elle-même, mais aussi pour tenter de rester dans les grâces de l'impérialisme. Elle crée en même temps un rapport des forces permettant aux seconds d'exiger des positions qui leur furent jusque lors refusées. L'impérialisme américain se trouve en position d'arbitre. Pas seulement dans les faits : son arbitrage est ouvertement reconnu même par les régimes africains qui se prétendent socialisants ou progressistes, comme la Tanzanie de Nyerere.

L'impérialisme américain se trouve confronté à un double problème. L'instabilité politique, les révoltes, l'extension de la lutte armée, même si elles restent sur un terrain strictement nationaliste et même si elles ne menacent pas directement la domination du capital, créent une situation qui n'est pas favorable aux investissements et au bon déroulement de l'exploitation. D'autre part les anciennes chasses gardées des puissances coloniales en Afrique sont devenues l'enjeu de rivalités entre les deux blocs. La permanence de foyers de tension favorise une pénétration de l'influence soviétique.

L'impérialisme américain sait que, pour ce qui est de la défense de ses intérêts fondamentaux, c'est-à-dire l'exploitation des travailleurs des pays africains et le pillage de leurs richesses minières, il peut aussi bien s'appuyer sur des dirigeants africains que sur les Vorster ou les Ian Smith. Sur ce plan, la décolonisation a réussi à l'impérialisme en général ; elle a même plutôt favorisé l'impérialisme américain en particulier, qui a désormais les mains plus libres dans un certain nombre de pays - le Zaïre de Mobutu par exemple - qu'au temps où il était confronté à l'appareil politique d'un impérialisme rival.

Par contre, en ce qui concerne la préservation d'une Afrique de plus en plus instable de toute pénétration soviétique, les choses sont moins simples. Un certain nombre de régimes africains, tentés d'utiliser à leur profit la rivalité entre les deux blocs, constituent des alliés moins sûrs pour les États-Unis que ne le sont les régimes ségrégationnistes. Le principal argument de ces derniers vis-à-vis de l'impérialisme est d'ailleurs précisément leur fidélité à toute épreuve à l'Occident.

Il n'en reste pas moins que, même sur ce plan, les États-Unis risquent d'aggraver le mal, en appuyant trop longtemps des régimes en passe d'exploser. Les États-Unis paient en Angola l'erreur politique que fut de leur point de vue le simple fait d'appuyer les organisations nationalistes les plus ouvertement pro-occidentales contre celles qui bénéficiaient du plus large soutien populaire. L'annonce qu'un des dirigeants de l'organisation nationaliste namibienne SWAPO a publiquement envisagé de faire appel au soutien de l'URSS au cas où les États-Unis ne prendraient pas en considération les revendications à l'indépendance de la Namibie, a poussé le Figaro à consacrer un de ses éditoriaux au thème : « Trop tard, Monsieur Kissinger ».

Les États-Unis ont choisi apparemment de dissocier la Rhodésie - et parallèlement la Namibie - de l'Afrique du Sud.

En Rhodésie, les États-Unis ont publiquement lâché le régime ségrégationniste. Le seul jeu politique qui a été laissé à lan Smith c'est de négocier les conditions de son dégagement, mais pas le dégagement lui-même. En contrepartie de cette prise de position des États-Unis en faveur de l'accession des nationalistes africains au pouvoir en Rhodésie, et en contrepartie d'une aide économique, les dirigeants des pays voisins ont accepté d'user de leur influence pour que les mouvements nationalistes rhodésiens divisés s'unifient et que la passation des pouvoirs se fasse avec le minimum de remous.

La politique des tenants de l'apartheid face à la révolte des africains

Lâcher le régime ségrégationniste en Rhodésie où la population d'origine européenne est largement minoritaire et tenter d'assurer une transition pacifique vers un régime africain non-hostile aux États-Unis, est une chose. En faire autant pour l'Afrique du Sud en est une autre - à supposer même que les États-Unis en aient la volonté.

Mais rien n'indique pour l'instant que l'impérialisme américain ait cette volonté-là. Paradoxalement, en poussant lan Smith à accepter « la règle de la majorité » chez lui, l'impérialisme américain donne une chance supplémentaire à Vorster de refuser la même règle en Afrique du Sud.

Quel est le jeu politique de Vorster ? Aussi monstrueuse que soit la logique de l'apartheid, il en a une. L'aboutissement de cette logique, c'est la partition de l'Afrique du Sud. D'un côté, un puissant État blanc établi sur la majeure partie du territoire de l'actuelle Union, avec les meilleures terres, la quasi totalité de l'industrie et l'essentiel des ressources minières. De l'autre, une série d'États noirs, divisés, dispersés en plusieurs territoires, pauvres, immanquablement sous la domination d'une Afrique du Sud blanche, dont ils seraient les fournisseurs de main-d'œuvre.

Les actuels « bantoustans » ou « homelands », c'est-à-dire les réserves d'Africains, constituent la préfiguration de ces m ini-États, dont le premier, le Transkei est sensé accéder à l'indépendance le 26 octobre prochain.

C'est une solution ignoble, mais ce n'est pas le problème ni pour Vorster, ni pour l'impérialisme. Le problème du premier est de démontrer au second que c'est un jeu politique jouable, et qu'il a le double avantage de désamorcer le nationalisme africain au profit de m icro- nationalismes zoulou, xhosa, etc., et en même temps d'assurer l'existence d'un État blanc puissant, et par la nature des choses, attaché au monde impérialiste.

Depuis plusieurs années que le régime est orienté vers la création future de bantoustans indépendants, il s'efforce à la fois de créer une petite couche privilégiée dont les privilèges seraient attachés à « l'indépendance » de leur bantoustan, et en même temps de renforcer les séparations, tribales, d'accentuer voire recréer les particularismes, d'encourager les langues tribales, d'accorder progressivement un certain nombre de droits mais dans le cadre strict des bantoustans tribaux. Par un étrange renversement des choses, en Afrique du Sud, c'est le colonisateur qui se déclare le plus chaud partisan de l'autodétermination et de l'indépendance des entités tribales.

C'est toute cette stratégie politique qui est aujourd'hui remise en cause par la révolte. Les revendications des Africains portent sur l'ensemble de l'Afrique du Sud et pas sur ses portions les plus déshéritées. Signe caractéristique : plusieurs politiciens africains eux-mêmes pressentis par Pretoria pour diriger des bantoustans destinés à devenir indépendants, ont pris publiquement position contre une indépendance qui n'est rien d'autre que la consécration juridique du vol de 87 % de la superficie du pays par 17 % de la population.

La supercherie des bantoustans est trop grosse, et seules une apathie et une résignation profondes auraient pu faire passer leur indépendance pour un mieux auprès de la population africaine.

Le régime de l'apartheid, lui, n'offre de toute façon pas d'autre choix, ni à la population noire, ni à la population blanche. Il est engagé dans une course de vitesse pour parvenir à la partition avant que la révolte emporte tout - ou que l'impérialisme intervienne pour tenter de désamorcer la révolte. La vague de manifestations depuis juin perturbe considérablement ses projets. Mais il dispose de forces militaires et policières considérables, sa politique actuelle face au mouvement actuel mélange la violence de la répression, quelques concessions de détail, et l'attente d'un pourrissement du mouvement.

Et c'est précisément sur ce terrain que, en dissociant le problème de l'Afrique du Sud de celui de la Rhodésie, Kissinger a donné un répit au régime de l'apartheid. Il a même fait accepter cette dissociation par les dirigeants des régimes africains voisins, contribuant de la sorte à isoler la lutte des Noirs d'Afrique du Sud. Enfin, en associant Vorster au règlement du problème rhodésien, Kissinger n'a pas seulement fait appel au service des ségrégationnistes de Prétoria pour convaincre ceux de Salisbury d'abandonner la partie ; il a aussi aidé Vorster à renforcer un peu ses positions intérieures comme extérieures.

Toutes ces manœuvres ne donnent à Vorster que du temps. S'il ne parvient pas à mater la révolte des Africains et par la même occasion, convaincre l'impérialisme des avantages de l'apartheid, son régime ne survivra pas.

La nécessaire continuation de la lutte

Et c'est bien pourquoi la lutte actuelle en Afrique du Sud a un enjeu, et un enjeu de taille.

Cet enjeu n'est pas le socialisme. Sans doute la fraction africaine de la classe ouvrière - la fraction de loin la plus exploitée, la plus opprimée - participe largement aux luttes en cours. Sans doute tout élargissement de la lutte renforce inévitablement cette participation, au point de faire des travailleurs la force essentielle de la révolte. Sans aucun doute les travailleurs sont parmi les premiers concernés par les revendications mises en avant par la révolte : la fin de l'apartheid, la fin de la dictature policière qui le protège, une société non-raciale et démocratique - ce sont leurs revendications. Sans aucun doute enfin, même si la fraction blanche de la classe ouvrière a été profondément corrompue, si, de ce fait, une division grave sépare et oppose une minorité de la classe ouvrière à sa majorité, celle-ci est de loin la plus forte de toute l'Afrique, et elle porte une large part des espoirs de tout le prolétariat du continent.

Mais pour vaincre sur une base de classe, il faut une politique de classe, il faut un parti révolutionnaire. Pour que les travailleurs cessent d'être prisonniers d'une politique nationaliste, d'organisations nationalistes, il faut qu'un tel parti surgisse.

La lutte actuelle des opprimés noirs d'Afrique du Sud ne débouchera pas automatiquement sur le renversement du régime d'exploitation, et au pouvoir des classes laborieuses. Mais elle peut déboucher sur la chute du régime de l'apartheid, et elle seule peut y déboucher. Seule la lutte pourra faire sauter directement l'apartheid, ou convaincre le principal soutien actuel de l'apartheid, l'impérialisme américain, qu'il lui est préférable d'abandonner ses protégés.

Ce n'est pas la sarabande de Kissinger, le grouillement des politiciens blancs et noirs qui font l'histoire, c'est la lutte des opprimés anonymes.

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