Reconstruire la Quatrième Internationale01/11/19751975Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Reconstruire la Quatrième Internationale

 

De tous les partis, organisations, groupes ou tendances qui se réclament de la classe ouvrière ou du socialisme, le seul courant qui milite explicitement pour l'existence d'une Internationale ouvrière révolutionnaire renouant avec la tradition des trois Internationales du passé, est le courant trotskyste. C'est en même temps le seul courant existant à l'échelle internationale qui, au moins sur le plan de ses références programmatiques fondamentales, se réclame de la nécessité d'une organisation et d'une politique prolétarienne indépendantes, et se donne pour but l'instauration de la dictature du prolétariat.

Entre ces deux choses, il y a un lien évident. Des organisations qui se placent, au moins de par leur programme, dans la perspective de la révolution prolétarienne, ne peuvent concevoir leur activité que dans le cadre international. Inversement, les organisations - même lorsqu'elles se réclament du socialisme, du communisme ou du marxisme-léninisme - qui sont hostiles à ce que le prolétariat s'organise de manière indépendante, sont nécessairement hostiles à toute idée d'Internationale révolutionnaire.

Les groupes dits « maoïstes » qui, de tous les groupes qui se réclament peu ou prou de l'extrême-gauche révolutionnaire, sont les seuls en dehors des trotskystes à être présents dans un grand nombre de pays, sont non seulement organiquement incapables de créer une organisation internationale, mais ils sont les ennemis jurés de l'internationalisme. Leur populisme visant à mettre la classe ouvrière à la remorque d'intérêts bourgeois est par essence nationaliste. Non seulement le prolétariat international ne peut compter sur des groupes de ce type pour contribuer à lui donner une organisation, mais il les trouvera inévitablement contre lui, dans la mesure du moins où ces groupes parviennent à représenter quelque chose.

Il existe sans doute, en dehors du courant trotskyste, d'autres groupes qui se réclament plus ou moins explicitement de la révolution prolétarienne, et des trois Internationales ouvrières du passé. Il s'agit généralement des différentes variantes des groupes dits « capitalistes d'État », qui refusent les bases programmatiques du courant trotskyste, soit sur l'analyse de la dégénérescence de l'État soviétique et sur l'appréciation du mouvement stalinien, soit, au-delà, sur la filiation avec le bolchevisme. Ces groupes, très hétérogènes entre eux, ne sont jamais parvenus à élaborer une ligne politique propre et à se structurer à l'échelle internationale. Certains en affirment la nécessité ; certains autres en ont même abandonné l'idée ; d'autres encore se réfèrent de manière vague à la IVe Internationale.

Il n'est certes pas exclu que certaines de ces organisations puissent contribuer à la construction d'une Internationale révolutionnaire. Mais celIe-ci ne pourra pas se construire autour d'eux, autour de leur absence de programme, de leur éclectisme dans ce domaine.

Le courant trotskyste se réfère au dernier programme révolutionnaire qui était encore le fruit de l'expérience réelle d'un mouvement ouvrier révolutionnaire vaste, celle en l'occurrence de la Deuxième et de la Troisième Internationales au sein desquelles s'est formé Trotsky. Ce programme qui a intégré aux expériences du passé une analyse cohérente de la dégénérescence de l'État soviétique, est la seule base de départ possible pour reconstruire une Internationale susceptible d'ajouter son propre capital d'expérience à celui hérité du mouvement ouvrier du passé.

Mais si le courant trotskyste existe à l'échelle internationale, s'il existe même des organismes internationaux qui prétendent assumer la direction de ce courant, la Quatrième Internationale a manifestement échoué jusqu'à présent clans sa tentative de remédier à la banqueroute de la Troisième. Trente-sept ans après sa création, elle est encore constituée de petits groupes rivaux, sans audience réelle.

L'inexistence d'une véritable Internationale, c'est-à-dire d'un parti mondial de la révolution, solidement implantée dans la classe ouvrière ne serait-ce que dans un certain nombre de pays, est un fait patent. La « crise historique de la direction du prolétariat » n'a pas été surmontée depuis que Trotsky avait rédigé le Programme de Transition. Il n'est possible de discuter sérieusement des tâches des révolutionnaires dans la période à venir qu'avec ceux qui prennent pour point de départ ce fait d'évidence.

Cette situation est due pour une large part à des facteurs objectifs. Les pays impérialistes ont trouvé au cours des trois décennies passées une certaine stabilité, renforçant au sein de la classe ouvrière occidentale les illusions réformistes. La stabilité relative de l'impérialisme a consolidé la bureaucratie soviétique, ce que celle-ci a d'ailleurs payé en retour à l'impérialisme, par l'intermédiaire du rôle stabilisateur joué par le mouvement stalinien. Faute de directions prolétariennes, les mouvements de révolte des pays du tiers-monde ont tous été dirigés dans la voie sans issue du nationalisme, sans pouvoir remettre fondamentalement en cause la stabilité du monde impérialiste.

Mais le cas des pays du Tiers Monde rappelle précisément qu'aucune frontière étanche ne sépare les facteurs objectifs et les facteurs subjectifs, c'est-à-dire ceux qui dépendent de la capacité des organisations révolutionnaires de faire face aux tâches de l'heure. Dans aucun des pays du Tiers-Monde touchés par la vague des luttes d'émancipation nationale, le mouvement trotskyste n'a pu créer depuis la guerre une organisation capable de disputer aux organisations nationalistes la direction du mouvement.

La possibilité objective était-elle ouverte devant le courant trotskyste durant les trois décennies passées pour construire cette IVe Internationale puissante et implantée dans le prolétariat qui était l'objectif de Trotsky ? Peut-être pas, encore qu'il ne serait possible de peser la responsabilité des raisons objectives que si le mouvement trotskyste avait été à la hauteur des circonstances. Mais précisément là où le bilan des trois dernières décennies constitue un constat d'échec, c'est que, après la mort de Trotsky, le mouvement trotskyste n'est pas parvenu à se donner une direction internationale vivante, compétente et efficace, au niveau simple des possibilités et du degré de développement du mouvement. Or, la seule réponse, autre que théorique, à la première question, ne pouvait être donnée que par le succès, ou dans le sens négatif, par l'échec éventuel d'une telle direction.

Et aujourd'hui encore, au niveau du développement actuel du mouvement trotskyste, le problème est bien celui de l'inexistence d'une organisation internationale regroupant le courant trotskyste, et l'inexistence d'une direction internationale compétente, reconnue comme telle par le courant trotskyste mondial.

Le mouvement trotskyste est émietté. Il existe non pas un, mais plusieurs organismes internationaux qui se disputent la direction du courant trotskyste. Le principal est sans doute le Secrétariat Unifié, de par le nombre d'organisations qui se réclament de lui. Mais bon nombre des sections nationales de cet organisme ont scissionné au cours des dernières années, suivant la ligne de partage des deux principales fractions du Secrétariat Unifié. Et, outre le Secrétariat Unifié, il existe une IVe Internationale « posadiste » ; un Comité International formé autour du groupe anglais Revolutionary Workers Party ; un Comité d'Organisation pour la Reconstruction de la IVe Internationale dont fait partie l'organisation AJS-OCI en France ; la Ligue Internationale de Reconstruction de la IVe Internationale issue d'une scission du précédent ; sans compter d'autres regroupements. Il existe en outre un certain nombre d'organisations trotskystes qui ne se reconnaissent dans aucun des organismes internationaux existant. Certaines de ces organisations n'ont jamais appartenu à aucun des organismes internationaux tels qu'ils existent à l'heure actuelle ; d'autres les ont quittés parce qu'elles considéraient leurs désaccords politiques trop importants pour rester dans un quelconque de ces organismes ; d'autres enfin ont été exclus, car pour ces organismes internationaux, l'exclusion est souvent une façon de régler les désaccords politiques.

Cet émiettement entre organismes internationaux se prolonge en réalité à l'intérieur même de chacun de ces organismes. Car l'unité de façade, l'unité vers l'extérieur, cache en général des rapports qui ne sont nullement fondés sur la confiance mutuelle des groupes les uns vis-à-vis des autres et la confiance des groupes envers la direction internationale. Sans de telles relations, établies à travers une activité en commun réelle, sur la base d'un programme qui soit réellement accepté par tous, il n'y a pas une organisation internationale, il y a seulement un conglomérat d'organisations nationales. Sans la volonté d'aboutir à de telles relations, sans une activité en commun, il n'est pas possible de sélectionner une direction internationale qui ait gagné son autorité non pas au travers des articles de statuts, mais en acquérant et démontrant sa compétence.

L'unanimité de façade et le centralisme formel ne peuvent cacher le véritable problème que devant ceux qui ne sont pas très exigeants. Mais il suffit de constater avec quelle rapidité même des divergences parfois mineures aboutissent à des scissions au lieu d'être résorbées à l'intérieur des organismes internationaux ; il suffit de constater avec quelle rapidité ces scissions se traduisent immédiatement par des hostilités qui interdisent toutes formes de collaboration, pour avoir de sérieux doutes sur la qualité des relations entre groupes appartenant à un même regroupement international.

Les relations entre le Comité d'Organisation pour la Reconstruction de la IVe Internationale (AJS-OCI) et la LIRQI qui en est issue donnent une illustration actuelle, mais malheureusement nullement originale, de ce type de relations. Le premier en est à traiter la seconde d'être à la solde du KGB et de la CIA, et la seconde consacre l'essentiel de son activité à se défendre des accusations du premier. Et ceci, après plus de dix ans de collaboration en commun au sein d'une même organisation internationale, qui se vantait d'être une organisation centraliste démocratique, voire une direction internationale. Ces relations d'aujourd'hui ne sont pas tombées du ciel, elles résultent de ce que l'unanimité de façade antérieure avait été artificielle et stérile. Et il ne s'agit pas d'un cas d'espèce.

Le centralisme bureaucratique, c'est-à-dire ne correspondant pas à des liens de confiance réels, et l'éparpillement en organisations engagées en une guerre stérile les unes contre les autres, sont les deux aspects d'un même phénomène. C'est ce phénomène qui doit être analysé et surtout surmonté. Car c'est cela qui empêche les organismes internationaux de se développer sur le plan international, et de remplir leur rôle, de faire face aux tâches de l'heure.

Est-ce que cela signifie que le mouvement trotskyste peut et doit se passer d'une direction internationale qui en soit une, c'est-à-dire qui ait les moyens de diriger, autrement dit d'une organisation internationale centralisée et démocratique ? Certainement pas.

Mais cela signifie qu'une direction ne peut pas être proclamée, et encore moins s'autoproclamer. Cela signifie qu'une organisation centraliste-démocratique se forge, se construit, en partant de ce qui est, en partant de ce qu'est le mouvement trotskyste, avec ses acquis, mais aussi avec ses faiblesses, avec l'absence de confiance qui caractérise les relations entre groupes à l'étape actuelle des choses.

S'adonner à des pratiques incantatoires en proclamant existant ce qui n'est pas, ce n'est pas une façon d'aboutir à une organisation internationale centralisée, c'est la meilleure façon de s'interdire de ne jamais y parvenir.

Mis à part les groupes qui ont résolu une fois pour toutes leurs problèmes en refusant aux autres jusqu'au droit de se réclamer du trotskysme et qui proclament avec quiétude que le mouvement trotskyste n'est pas éparpillé puisqu'ils sont les seuls trotskystes, la plupart des organisations ne peuvent pas ne pas reconnaître que le seul émiettement du courant trotskyste pose un problème en lui-même, et qu'il pose en même temps le problème d'une direction internationale.

De plus en plus nombreux sont en particulier les groupes trotskystes qui n'appartiennent à aucun des organismes internationaux et qui critiquent la politique, les pratiques ou les méthodes des organismes internationaux. Ces organismes sont certainement critiquables sur tous ces plans. Mais ces critiques, outre qu'elles ne partent pas nécessairement d'un point de vue plus juste que celui de l'organisation à laquelle elles sont destinées, ne permettent pas en elles-mêmes de sortir de l'impasse actuelle. Les groupes indépendants des organismes internationaux ne sont pas originaux d'ailleurs de ce point de vue, les différents organismes internationaux savent fort bien se critiquer... les uns les autres. Se regrouper sur le plan international sur la base de la simple excommunication des autres ajouterait seulement une boutique de plus aux boutiques existantes.

Pour notre part, nous considérons que les divergences entre les différents composants du courant trotskyste ne sont pas graves au point qu'il leur soit impossible de coopérer dans un cadre international. Ce cadre devrait leur permettre de confronter loyalement leur point de vue sur toutes les questions importantes qui divisent le mouvement trotskyste, comme par exemple l'appréciation des mouvements d'émancipation nationale dans les pays sous-développés, l'analyse de la nature de classe des Démocraties Populaires, de Cuba, de la Chine, comme l'analyse des causes de l'échec de la IVe Internationale après la mort de Trotsky, etc., sans parler évidemment des événements politiques en cours.

Il ne s'agit pas de chercher à donner une vague caution internationale au point de vue d'un groupe, ni de parvenir à des textes de compromis cachant, en général bien mal, des points de vue divergents. Dégager un point de vue commun, et, surtout un programme politique pour la lutte révolutionnaire mondiale à notre époque, ne peut être que le résultat d'une confrontation loyale des différents points de vue, mais aussi de la vérification, à l'épreuve des luttes politiques, des différents programmes. Bien plus, l'existence d'un programme adopté par l'ensemble du mouvement est liée à celle d'une direction internationale reconnue par ce mouvement.

Mais ce qui peut être engagé dès maintenant, c'est cette confrontation afin de parvenir à dégager les points d'accord et de désaccord. Il faut que la plus grande clarté soit faite sur ces derniers. Mais nous ne pensons pas que ces désaccords constituent un obstacle à un travail en commun, et encore moins qu'il faille les cacher pour entreprendre ce travail.

Pour qu'un tel cadre international soit un pas vers la création d'une organisation internationale centralisée, il ne faut pas qu'il reste un simple lieu de confrontation. Il faudrait qu'il soit en même temps un lieu où puisse s'examiner l'aide aussi bien politique qu'organisationnelle que les différents groupes peuvent s'apporter mutuellement. Cela suppose une structure organique internationale. Mais elle doit être fonction des besoins et des capacités politiques et organisationnelles des groupes qui la composent. Les droits et les devoirs des uns et des autres doivent être définis d'un commun accord, sans aucun ostracisme. Ces droits et ces devoirs mutuels sur lesquels les différents groupes s'engagent s'accroîtraient, et avec eux, émergerait une discipline commune, au fur et à mesure que progresserait la confiance politique de chacun des groupes en les autres.

Il n'y a pas de panacée pour mettre sur pied une organisation internationale susceptible de devenir dans un premier temps une véritable direction pour l'ensemble du mouvement trotskyste et par la suite, au fur et à mesure de l'implantation des différents groupes qui la composent dans la classe ouvrière, susceptible de déboucher sur une Internationale véritable. Mais ce qui est certain, c'est que la crise de la direction du mouvement trotskyste concerne - et lèse - l'ensemble du mouvement. Il faut la surmonter. Il faut avoir la volonté de le faire et se donner les moyens et le cadre pour réaliser cette volonté.

Sans même parler de ce que l'inexistence d'une direction internationale depuis la faillite de la Troisième signifie pour l'avenir du prolétariat et de la société dans son ensemble, crise de direction dont la solution n'est pas d'emblée à la portée du mouvement trotskyste tel qu'il est, le mouvement s'interdit de faire face aux responsabilités qui sont dès aujourd'hui les siennes en ne cherchant pas à travailler en commun malgré ses divisions internes.

Dès maintenant, il doit être possible de créer des organisations trotskystes dans tous les pays du monde. En particulier dans les pays sous-développés où la relative accalmie momentanée est lourde de tempêtes futures. Il serait d'une gravité fatale de laisser, une fois de plus, le prolétariat de ces pays à la disposition du nationalisme petit-bourgeois.

Il est également possible et absolument indispensable de créer des organisations en direction des pays de l'Est, de l'Union soviétique en particulier. Certaines de ces tâches sont hors de la portée de chaque organisation trotskyste séparée, voire de chaque organisme international tels qu'ils sont. Mais pour l'ensemble, c'est possible.

Ce qui se passe actuellement au Portugal rappelle que les événements historiques se précipitent parfois. Ils ne laissent pas aux groupes trotskystes le temps d'éluder leurs responsabilités.

Partager