Que représente l'opposition dans les pays de l'Est ?01/03/19771977Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Que représente l'opposition dans les pays de l'Est ?

 

Depuis plusieurs semaines voire plusieurs mois, presque tous les pays d'Europe de l'Est ont été successivement ou simultanément touchés par ce que la grande presse appelle « la contestation ». Dans ces pays, où une dictature féroce pèse sur toutes les couches de la population et étouffe l'expression de toutes les opinions contraires - ou simplement divergentes - de celles professées par les tenants du pouvoir, des voix ont pourtant trouvé le moyen de se faire entendre, essentiellement des voix d'intellectuels, qui dénoncent l'absence de droits démocratiques élémentaires et réclament les libertés d'expression, de réunion, voire d'organisation.

Certes, cette contestation qui alimente les chroniques politiques quasi quotidiennes de la grande presse n'est pas nouvelle. Malgré la répression très dure, malgré les internements en prison, en camps, ou en asiles psychiatriques, la bureaucratie ne parvient pas à briser la contestation en URSS même depuis une quinzaine d'années. Quant aux Démocraties Populaires, une opposition s'y manifeste pour ainsi dire périodiquement depuis l'installation de ces régimes, et en tous les cas, depuis la mort de Staline.

Ce qui est nouveau, en revanche, c'est une certaine simultanéité aujourd'hui dans l'apparition des mouvements oppositionnels.

Tout d'abord, même si d'un pays à l'autre, les protestations et les combats, collectifs ou individuels, ne revêtent pas la même ampleur ni la même signification ; si même socialement et politiquement, ils n'expriment pas les mêmes intérêts et les mêmes aspirations, ils se rejoignent sur le terrain d'une protestation commune contre les atteintes aux droits démocratiques, et plus même, ils affirment publiquement leur solidarité mutuelle sur le terrain de cette lutte.

Depuis quelques mois, cette convergence et cette solidarité ont trouvé une manifestation concrète. Les opposants contestataires de différents pays de l'Europe de l'Est ont mis en avant comme même argument et aliment de leur combat l'application d'une des clauses finales des accords d'Helsinki, par laquelle tant les dirigeants de l'URSS et des Démocraties Populaires, que ceux des États occidentaux, s'engagent à « respecter les droits de l'homme et les libertés fondamentales, y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion et de conviction », et à « favoriser et encourager l'exercice effectif des libertés et droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et autres qui découlent tous de la dignité inhérente à la personne humaine et qui sont essentiels à son épanouissement libre et intégral ».

Bien évidemment, aussi bien de la part des dirigeants de l'impérialisme américain que de ceux de la bureaucratie soviétique ou des États de Démocraties Populaires, c'était là des engagements hypocrites - les droits de l'homme sont autant bafoués à l'Ouest qu'à l'Est - tendant uniquement à accréditer la thèse de la « détente » entre les deux camps en présence.

Mais les contestataires soviétiques, tchécoslovaques et polonais utilisent ces engagements comme cheval de bataille ; ils mettent leurs gouvernements respectifs en demeure de respecter les engagements pris à Helsinki, et en appellent à l'opinion internationale, au travers de comités ou de manifestes, pour protester contre la violation de ces engagements.

Et leur campagne trouve des échos, du moins sur le plan international, et une audience d'autant plus large que le gouvernement américain a fait quelques gestes spectaculaires ces derniers temps en leur direction.

La contestation dans les pays de l'Est appelle bien sûr de nombreuses questions. Quels sont ces gens qui luttent au nom de la liberté et des droits démocratiques ? Quelles forces sociales représentent-ils, s'ils en représentent ? Par delà les revendications de caractère démocratique général, quels sont leur programme ou leurs perspectives politiques ?

 

L'opposition en urss

 

Les libérations successives, au cours de la même année 1976, des oppositionnels Pliouchtch et Boukovsky, ont donné au mouvement de contestation en URSS un regain d'audience sur la scène internationale.

Certes, ces opposants - du moins ceux qui ont à la fois le courage et la possibilité de se faire entendre - ne sont pas légion. Les noms de ceux qui se font entendre aujourd'hui - Piiouchtch, Grigorenko, Boukovsky, Guinzbourg, Sakharov et quelques autres - sont connus de longue date. A peu de choses près, ce sont les mêmes qui, dans les années 1960, ont entamé la lutte pour le respect des droits démocratiques en URSS.

Mais ces hommes tiennent le coup. Même après des années de camp, de prison, d'asile, ils reprennent la lutte avec la même ténacité, et forts de cette même solidarité qui les lie étroitement.

Socialement, les opposants soviétiques appartiennent tous à une couche bien particulière de la société russe : à l'intelligentsia, qui se confond avec certaines sphères de la bureaucratie. Par bien des côtés, ce sont des privilégiés du régime, des hommes et des femmes qui ont accès à la culture, à des postes responsables et ont de ce fait un niveau de vie nettement supérieur à celui de tous ceux qui se trouvent au plus bas de l'échelle sociale, les paysans et les travailleurs.

Mais même si sur le plan économique, ces intellectuels sont loin d'être parmi les plus mal lotis du régime, l'absence totale de libertés, l'arbitraire policier du régime les frappent de plein fouet dans l'exercice même de leurs fonctions d'intellectuels - scientifiques, écrivains ou artistes.

Les intellectuels soviétiques contestataires appartiennent à une couche sociale qui a des raisons, profondes, d'aspirer à un régime réellement démocratique ; mais qui a aussi, parallèlement, bien plus de moyens que d'autres de le faire savoir et de le faire entendre, à l'intérieur du pays comme par delà ses frontières.

Les intellectuels forment un milieu qui se connaît, qui se côtoie, mais aussi qui connaît et côtoie à l'occasion d'échanges culturels, scientifiques ou politiques divers, d'autres intellectuels, diplomates, ou journalistes du monde occidental.

Certes, le petit cercle des opposants est persécuté et constamment inquiété. Mais les persécutions sont plus ou moins sélectives. La bureaucratie laisse manifestement du champ à l'expression de certains. Un Sakharov a même la quasi-liberté de communiquer directement avec le monde occidental, avec ses journalistes et même avec certains de ses hommes d'État aussi bien placés que... le président des USA. Par ailleurs, c'est un fait que même si la bureaucratie frappe durement les contestataires, elle ne prend pas contre eux de mesures irrémédiables. C'est peut-être qu'elle les estime trop faibles pour être réellement dangereux. Mais c'est peut-être aussi parce que les opposants intellectuels expriment des aspirations partagées par de larges couches de la bureaucratie elle-même. Bon nombre de bureaucrates aimeraient certainement eux aussi dire plus librement ce qu'ils pensent, lire ce qu'ils veulent, et voyager comme ils l'entendent. Ce que les contestataires dénoncent tout haut, bien des bureaucrates le déplorent tout bas.

La bureaucratie elle-même s'est diversifiée en effet au cours des dernières décennies. Elle n'a pas connu la menace grave de grands bouleversements risquant de mettre en cause sa domination. La poigne de fer de l'oligarchie dirigeante n'est pas nécessairement justifiée aux yeux de toute la bureaucratie.

Cela dit, si pour certains ces aspirations se limitent à la revendication pure et simple du respect des droits démocratiques, elles s'accompagnent chez d'autres d'un programme politique, ou du moins d'options, de perspectives quant à l'évolution de leur pays.

L'opposition russe compte dans ses rangs quelques individus mystiques, membres de sectes religieuses qui, comme Soljenitsyne, affichent des idées politiques et sociales franchement réactionnaires. Cette opposition existe, mais elle ne semble pas significative dans la mesure du moins où ses idées ne semblent pas avoir la moindre chance de peser de façon décisive sur les destinées de l'URSS.

Par contre, bien plus significatives sont les idées d'un Sakharov ou des membres d'un groupe comme « Mouvement Démocratique ». A quelques nuances près, les uns et les autres avancent dans leur programme des réformes économiques, sociales et politiques qui signifient très exactement le retour au système capitaliste et au parlementarisme bourgeois en URSS.

Dans leur programme économique, les représentants du « Mouvement Démocratique » mettent en avant la restauration d'une économie privée, qui serait réglée par la consommation et le marché. De la même façon, dans un texte publié récemment aux éditions du Seuil et intitulé « Mon pays et le monde », Sakharov (qui se déclare « évolutionniste et réformiste convaincu » ) réclame « la dénationalisation partielle de tous les secteurs de l'activité économique et sociale, à l'exclusion sans doute de l'industrie lourde, des transports en commun et des postes, télégraphes et télécommunications »... Et il précise : « Cette dénationalisation partielle revêt une importance particulière dans le domaine des services, dans le petit commerce, l'éducation et la médecine... ».

En fait, ces oppositionnels revendiquent la restauration de la propriété privée en URSS, la renaissance d'une petite et d'une grande bourgeoisie, c'est-à-dire la liquidation même de ce qui reste des acquis de la révolution d'Octobre 1917 sur le plan des formes de propriété. Et ils en revendiquent aussi le pendant politique - un régime démocratique parlementaire où la tâche ouvertement assignée au prolétariat serait « de s'unir étroitement autour de l'intelligentsia et de suivre sa direction spirituelle » - c'est ce qu'écrivent les membres du « Mouvement Démocratique ».

Il faut le souligner, les oppositionnels qui véhiculent ces idées-là ne sont pas ceux qui sont le plus mal tolérés par la bureaucratie. L'exemple de Sakharov en fait foi. Et cela s'explique aisément. Consciemment ou inconsciemment, les opposants politiques partisans d'un retour au système capitaliste traduisent les aspirations d'une fraction de la bureaucratie qui a le coeur franchement tourné vers l'Occident, vers ses modèles politiques et économiques, dont elle espère beaucoup pour elle-même.

La bureaucratie soviétique est une caste profondément hostile au prolétariat, une caste qui par sa politique, tant en URSS qu'à l'échelle internationale, exprime de façon plus ou moins conséquente les intérêts de l'impérialisme mondial, et les défend dans la mesure bien évidemment où ils ne s'opposent pas directement à ses propres intérêts de caste. Et déjà, en 1938, dans le Programme de Transition, Trotsky mettait les travailleurs en garde contre l'existence, au sein même de la bureaucratie, d'une couche croissante d'éléments partisans d'une liquidation des conquêtes sociales et économiques de la révolution prolétarienne. Il écrivait : « Ces candidats au rôle de compradores pensent, non sans raison, que la nouvelle couche dirigeante ne peut assurer ses positions privilégiées qu'en renonçant à la nationalisation, à la collectivisation et au monopole du commerce extérieur ».

L'existence de ces aspirations n'est pas nouvelle. Mais ce qui l'est cependant , aujourd'hui, c'est qu'en URSS même des intellectuels oppositionnels les aient concrétisées sous forme de programme clair.

Cela dit, tous les contestataires dont on parle aujourd'hui ne vont pas jusque là. Un certain nombre d'entre eux se déclarent fidèles aux acquis de la révolution russe, aux bases sociales et économiques du régime existant, au maintien de la nationalisation de l'économie.

Mais ils ne se placent pas pour autant dans le camp du prolétariat. Et là encore, parmi les partisans du maintien des formes collectives de propriété, bien des nuances séparent les uns des autres.

Certains, dont l'historien Roy Medvédev est en quelque sorte le porte-parole, se font les champions déclarés du règne d'une bureaucratie « éclairée », d'une libéralisation du régime qui accorderait plus de libertés et de pouvoirs de décision à la couche bureaucratique.

D'autres, enfin, critiquent les dirigeants de la bureaucratie au nom du communisme bafoué, du socialisme. Parmi ceux-là se trouvent tous les contestataires les plus durement persécutés aujourd'hui comme dans un passé récent : Grigorenko, lakir, Pliouchtch.

Mais c'est un fait cependant que ceux qui se disent encore communistes ou socialistes se réfèrent à de tout autres modèles que celui de la démocratie prolétarienne d'Octobre 1917. Ils se réfèrent plus aisément au Printemps de Prague qui, manifestement, a soulevé d'immenses espoirs au sein de l'intelligentsia russe la plus radicale. Et surtout, ce qui est significatif, c'est que même ces oppositionnels « de gauche » ne se revendiquent pas de la classe ouvrière et ne s'adressent nullement à elle.

Pliouchtch, dans des écrits publiés avant sa libération, avait utilisé, pour caractériser le régime politique de l'URSS, le terme de « Thermidor », ce qui faisait affirmer aux trotskystes français de l'OCI, en octobre 1975, qu'il avait en quelque sorte retrouvé le terrain politique du trotskysme. Aujourd'hui, les déclarations mêmes de Pliouchtch montrent combien ces conclusions étaient hâtives. Pour Pliouchtch - il l'a dit ouvertement lors d'une conférence de presse - la distinction entre intellectuels et travailleurs n'a aucun sens. La classe ouvrière n'est pas une classe à part qui aurait un rôle particulier à jouer ; surtout, ce n'est pas à elle que revient un quelconque rôle dirigeant, ni en URSS ni à l'échelle internationale. Et quand Pliouchtch affirme que « I'URSS n'a plus peur que de la force », c'est pour ajouter que la « force » en question, ce n'est pas celle de la classe ouvrière organisée et consciente, mais celle des gouvernements du monde occidental.

Bien sûr, il y a une différence politique de taille entre la volonté d'un Pliouchtch d'apparaître comme un homme de gauche et le mysticisme réactionnaire d'un Soljenitsyne ou encore les positions nettes d'un Sakharov en faveur du monde occidental capitaliste. Mais par delà les nuances plus ou moins importantes qui séparent les contestataires, c'est un fait que l'ensemble de la contestation en URSS se réclame d'un combat pour les libertés et les droits démocratiques qui n'est manifestement pas celui du prolétariat, ni socialement, ni politiquement.

Cela n'a rien d'étonnant. La bureaucratie stalinienne, en usurpant au prolétariat russe son pouvoir, en exterminant tout ce que le pays comptait de révolutionnaires prolétariens, a rompu la filiation. Même pour des intellectuels honnêtes et dévoués à des idéaux communistes, le chemin de la restauration de la démocratie soviétique par la révolution prolétarienne sera certainement difficile à trouver.

Pour l'instant, c'est un fait qu'aucun des contestataires intellectuels soviétiques n'a trouvé, ou même cherché, le chemin de la classe ouvrière. Le pas n'a pas été franchi. Ceux qui donnent aujourd'hui le ton dans l'éventail des idées politiques véhiculées par le mouvement de contestation, ce sont les partisans du retour au régime bourgeois d'une part, les tenants d'un aménagement du régime bureaucratique de l'autre.

 

L'opposition dans les démocraties populaires

 

Dans la plupart des États de Démocraties Populaires, la contestation qui s'est soudain réveillée ces derniers mois émane là aussi des milieux intellectuels et privilégiés du régime.

Le fait certainement le plus marquant, parce que le plus inattendu, a été le réveil de l'opposition tchécoslovaque, alors qu'une chape de plomb semblait peser sur le pays, que la « normalisation » imposée après le « Printemps de Prague » par le régime russe - par Husak et consorts interposésparaissait avoir découragé toute velléité d'opposition politique. Au début janvier, plus d'une centaine d'hommes politiques et d'intellectuels tchécoslovaques signaient un manifeste - la Charte 77 - réclamant essentiellement le respect des droits démocratiques dans le pays.

Et ce réveil de la contestation est significatif à bien des titres.

Tout d'abord, il est significatif que la mainmise de la bureaucratie soviétique sur les États bourgeois des pays du glacis demeure profondément rejetée et haïe par l'ensemble de la population. Si quelques centaines de personnalités tchécoslovaques, encouragées très certainement par la mobilisation des contestataires russes autour de l'application des accords d'Helsinki, ont protesté publiquement à leur suite contre les libertés bafouées, c'est certainement qu'ils se sentent appuyés par des sentiments profonds de l'ensemble de la population ; appuyés par des aspirations démocratiques du peuple tchécoslovaque, mais surtout par de forts sentiments nationalistes anti-russes. Et la protestation concrétisée par la signature de la Charte 77 a montré, si besoin était, que la « normalisation » n'était que de surface.

Mais ce mouvement de contestation est bien significatif, aussi, de ce que sont politiquement les opposants qui se font aujourd'hui entendre.

Certes, la Charte se veut et se dit apolitique. « La Charte 77 ne constitue pas une base pour un travail politique oppositionnel », y est-il écrit. Mais il ne faut pas confondre la lettre et l'esprit. Et c'est un fait que la liste des principaux signataires du document, à elle seule, est tout un programme politique.

Car qui sont-ils, ces contestataires qui ont pris l'initiative de faire circuler ce manifeste, et l'ont signé les premiers ? Pour l'essentiel, ce sont tous d'anciens dignitaires et responsables politiques du régime de Dubcek. Au bas de la Charte, on trouve pêle-mêle les noms de Jiri Hajek, ancien ministre des Affaires étrangères ; Frantisek Kriegel, ancien membre du Bureau Politique du PC tchécoslovaque ; Zdenek Mlynar, ancien secrétaire du PC ; Pavel Kohout, écrivain et ancien aussi du PC, exclu après 1968 ; et les noms de nombreux intellectuels, tous chaleureux partisans de Dubcek en 1968 : Ludvik Vaculik, Jiri Lederer, Milan Huebl, Vaclav Havel, Jan Patocka, etc...

En fait, l'initiative de la Charte 77 revient à des politiciens aujourd'hui en disgrâce, et qui sont des tenants d'un appareil d'État national tchèque moins inféodé à Moscou que ne l'est celui de Husak aujourd'hui. Et c'est à juste titre que l'on pourrait qualifier l'actuel mouvement de contestation en Tchécoslovaquie de « Printemps de Prague » rampant.

Et la façon dont ces ex-dignitaires et intellectuels contestataires précisent dans la Charte qu'ils ne veulent pas « proposer leur propre programme de réformes politiques ou sociales, ou proposer des changements, mais mener dans leur domaine d'action un dialogue constructif avec le pouvoir politique et étatique, notamment en attirant l'attention sur les différents cas concrets de violation des droits de l'homme ... » illustre très exactement que les signataires de la Charte ne militent pas pour le renversement révolutionnaire de l'État tchèque et pour la conquête du pouvoir par le prolétariat. Ils sont des politiciens réalistes, qui savent par expérience que la Tchécoslovaquie doit s'accommoder de la présence des Russes, mais qui essaient cependant de marchander une place plus grande pour les forces bourgeoises nationales au sein des institutions étatiques, et une plus grande marge de manoeuvre pour celles-ci.

En Pologne, la contestation émane en partie de milieux similaires - intellectuels et politiques - et recouvre à peu de choses près les mêmes aspirations politiques.

Certaines des personnalités les plus marquantes du milieu contestataire viennent des milieux intellectuels catholiques. D'autres sont d'anciens gomulkistes. Un homme comme Kuron semblait avoir sympathisé avec certaines des idées de l'extrême-gauche révolutionnaire au temps où il avait signé en commun avec Modzelevsky la « Lettre ouverte au Parti Ouvrier Polonais ». Mais ses déclarations récentes montrent qu'il est aujourd'hui, comme les précédents, partisan d'une libéralisation contrôlée du régime, pour une évolution par voie de réformes.

Et ce que représentent politiquement ces dirigeants du mouvement de contestation est d'autant plus net que la Pologne a connu ces derniers mois une nouvelle explosion de colère de la classe ouvrière, et que les contestataires intellectuels se sont clairement expliqués sur leurs rapports avec cette classe et sur la place qu'ils lui assignent dans l'évolution politique du pays.

C'est après les émeutes ouvrières de juin 76 à Ursus et Radom que l'opposition intellectuelle s'est regroupée et cristallisée dans un Comité de Défense des Ouvriers.

Certes, c'est tout à l'honneur de l'intelligentsia polonaise que de s'être sentie partie prenante du sort des travailleurs et de la répression qui s'est abattue sur eux. C'est tout à son honneur d'avoir mis ses forces matérielles et morales pour les aider. Et incontestablement, en s'affirmant publiquement solidaires de la classe ouvrière, en collectant des fonds pour aider les familles de travailleurs mis au chômage ou jetés en prison, en mettant au service de ceux qui passaient en procès des avocats, les intellectuels contestataires ont permis que passe dans le pays un courant de solidarité active en faveur des travailleurs. Ceux-ci ne sont pas restés isolés dans leur lutte et dans la répression. Et cette mobilisation générale autour des victimes de la politique antiouvrière de Gierek a certainement été pour beaucoup dans les récents reculs de ce dernier.

Mais cela dit, les initiateurs intellectuels de ce mouvement de solidarité envers la classe ouvrière ne sont pas dénués de motivations politiques qui, elles, qu'ils le veuillent ou non, vont à l'encontre des intérêts du prolétariat.

Dans la préface d'une petite brochure parue récemment et faite d'une multitude de documents sur les grèves d'Ursus et Radom, sur la répression et sur les diverses activités du Comité de Défense des Ouvriers clé Pologne, Krzystof Pomian - aujourd'hui dans l'émigration - donne le ton. Il commence par affirmer que « le fait politique majeur de l'histoire de la Pologne depuis le 25 juin 1976, c'est la solidarité active et quotidienne des intellectuels avec les ouvriers ». Et Pomian de se féliciter, par la suite, qu'en Pologne « des milliers de personnes se sont engagées, en sachant quels risques cela comporte, dans la défense des ouvriers, c'est-à-dire dans la défense des droits de l'homme ».

Les intellectuels polonais se réjouissent de ce qu'une certaine alliance de classes se soit réalisée. Mais dans cette alliance, ce sont les ouvriers qui sont derrière les intellectuels. Les travailleurs polonais ne défendront réellement leurs intérêts de classe que lorsqu'ils s'organiseront, de façon autonome, dans un parti prolétarien révolutionnaire. C'est bien sûr ce que les intellectuels polonais d'aujourd'hui ne leur disent pas. Et pour cause. Ceux qui dirigent la lutte ne sont pas des socialistes révolutionnaires. Ce sont des démocrates petits-bourgeois, qui aspirent à un régime plus libéral et démocratique.

Ils ont été solidaires des ouvriers de Radom et d'Ursus en lutte, mais ce n'est pas au nom de la révolution prolétarienne qu'ils mènent leur combat.

D'ailleurs, toutes les déclarations de Jacek Kuron, membre fondateur du Comité de Défense des Ouvriers, sont claires à ce propos. Il est bien sûr favorable à ce que les travailleurs aient le droit de s'organiser... en syndicats. Ces comités ouvriers, ou commissions ouvrières de caractère syndical, deviendraient alors un de « ces mouvements qu'il faut créer et qui obligeront le pouvoir à faire des réformes ». Et même en matière de réformes, Kuron n'est pas très radical puisque dans une interview récente accordée au Monde il déclarait que « si le pouvoir avait le courage de s'engager dans une politique de réformes à petits pas il pourrait dans une certaine mesure régler ses problèmes ». Bien sûr, il reconnaît que cette éventualité est peu probable et que le gouvernement Gierek manie plus aisément la répression que les réformes. Mais cela dit, le programme politique de Kuron, et derrière lui de tous les contestataires intellectuels qui tiennent le devant de la scène aujourd'hui en Pologne, n'est ni plus ni moins qu'une libéralisation du pouvoir étatique national existant.

Par le canal de la lutte des contestataires, s'expriment en URSS les aspirations ou les projets politiques de certaines franges de la bureaucratie ; dans les Démocraties Populaires les espoirs des tenants des appareils d'État nationaux de voir se relâcher la tutelle de l'URSS sur leur pays.

Mais ni en URSS, ni dans les Démocraties Populaires, le prolétariat ne s'exprime au travers des mouvements de contestation. Pourtant, ce prolétariat existe. Socialement, il représente un poids considérable. Et de plus, il est capable de lutter, avec autant de détermination que certaines couches intellectuelles, les exemples des grèves et émeutes récentes de Pologne le prouvent, comme le prouvent les luttes passées en Hongrie, en Tchécoslovaquie ou à Berlin-Est.

Mais ce prolétariat, puissant et combatif, est dilué, politiquement, dans la masse de la nation. Il n'a pas d'existence politique propre. Nulle part, une organisation révolutionnaire prolétarienne n'affirme, de par son existence, que la classe ouvrière se sent et se proclame une classe à part, qui a ses propres intérêts immédiats et généraux.

Le problème est entier dans les pays de l'Est de construire des partis prolétariens révolutionnaires, des sections d'une IVe Internationale.

En URSS, cette Internationale inscrirait à son programme non pas simplement un assouplissement du système bureaucratique - comme le font au mieux les actuels contestataires - mais bel et bien le renversement de la caste bureaucratique parasitaire et le rétablissement de la réelle démocratie soviétique, c'est-à-dire prolétarienne. Au nom des intérêts du prolétariat mondial.

Dans les Démocraties Populaires, les sections de l'Internationale inscriraient à leur programme non pas l'indépendance des États nationaux par rapport à Moscou, mais la destruction de ces États, et leur remplacement par des États ouvriers, et cela, en combattant à la fois la domination de la bureaucratie soviétique, principale force contre révolutionnaire dans ces régions, et les privilégiés nationaux.

C'est la tâche urgente des trotskystes que d'aider à la reconstruction d'organisations révolutionnaires prolétariennes dans les pays de l'Est. Il appartiendra à ces dernières d'agir en sorte que la lutte pour la liberté et les droits démocratiques soit menée par le prolétariat.

La lutte pour les droits et les libertés démocratiques sera alors, mais alors seulement, partie intégrante du combat du prolétariat pour la révolution socialiste à l'échelle mondiale.

 

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