Portugal : la démocratie impossible01/04/19751975Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Portugal : la démocratie impossible

Lorsque les élections auront lieu au Portugal, un an juste sera écoulé depuis le renversement du régime de Caetano. Les officiers radicaux qui, en ce 25 avril 1974, avaient triomphé d'une dictature vieille de près de cinquante ans, avaient promis des élections libres dan un délai de un an.

Le délai devra donc être normalement respecté.

Cependant, même sur la question de savoir si les élections auront vraiment lieu le doute aura persisté jusqu'au bout. Et surtout ces élections dont les militaires voulaient faire le couronnement en même temps que l'achèvement de un an de pouvoir de transition destiné à faire accoucher le Portugal d'une démocratie parlementaire, apparaissent aujourd'hui d'une portée singulièrement plus limitée.

Les libéraux bourgeois les plus favorables à « l'expérience portugaise » déplorent que la démocratie parlementaire ait du mal à naître. Et c'est un doux euphémisme.

Pourtant, la quasi totalité des formations politiques qui jouent les premiers rôles, et surtout l'armée sous la direction du MFA proclament agir pour établir un régime démocratique. Pourtant encore, toutes les crises graves que connut le régime jusqu'à présent avaient tourné à l'avantage des partisans de la démocratie parlementaire contre les partisans d'un coup de barre à droite.

Paradoxalement en apparence, chaque victoire des partisans affirmés de la démocratie parlementaire semble éloigner un peu plus celIe-ci. C'est après l'échec de la tentative de putsch récente que les démocrates en uniforme du MFA ont imposé l'institutionalisation de leur pouvoir indépendamment des résultats des élections.

Ils ont suspendu trois partis l'un de droite, deux d'extrême-gauche, pour finir par interdire l'un de ces derniers, le MRPP. La censure se renforce en même temps que s'affaiblissent les libertés publiques. Les partis associés au pouvoir s'entre-déchirent en s'accusant mutuellement de préparer la dictature ou d'en faciliter le retour.

Le processus vers l'établissement d'une démocratie parlementaire apparaît aussi menacé de par sa propre évolution interne que par le danger d'un coup d'État de droite. Tout se passe comme si, au-delà de l'agitation désordonnée des forces qui prétendent pousser le pays sur la voie de la démocratie parlementaire, chaque crise, chaque événement, et quel qu'en soit le déroulement, rapprochait au contraire inexorablement le Portugal d'un régime fort.

Et ce n'est pas seulement une apparence. C'est bien la réalité des faits.

Les illusions sur le MFA, sur le rôle progressiste que peut jouer l'armée sous sa direction, sont encore certainement largement partagées au Portugal. Comme, bien plus généralement, sont encore sans doute largement partagées les illusions sur les possibilités d'un régime démocratique. Et c'est explicable. Parce que ces illusions sont entretenues, bien sûr, Mais aussi parce que près d'un demi siècle de dictature reposant sur l'arriération et l'immobilisme, dans un pays où la classe ouvrière était disloquée, sans organisation, sans conscience de classe, a donné aux illusions démocratiques une force capable de susciter l'enthousiasme des plus opprimés et des plus pauvres. Cet enthousiasme avait submergé le Portugal.

Mais aujourd'hui, ces illusions sont de moins en moins à même de cacher la crise grave qui secoue l'économie, la crise politique, et, au-delà, la profonde incapacité, de la démocratie non seulement à procéder aux transformations indispensables des structures économiques et sociales à bien des égards archaïques du Portugal, mais même simplement de s'établir.

Derrière l'écran de fumée des illusions, ce qui se dessine, c'est l'échec du moteur du processus engagé au lendemain du 25 avril. Mais c'est plus encore l'échec de la démocratie bourgeoise, incapable de prendre la relève d'une dictature moisie.

Les grands idéaux ébauchés après la chute de la dictature sombrent aujourd'hui en de lamentables querelles entre partis, incapables seulement de s'entendre pour consolider leur propre pouvoir. De toute évidence, les forces politiques bourgeoises ne sont pas capables d'être porteuses d'idéaux, pas même de celui d'une forme de domination démocratique pour leur propre classe.

Les promesses de changement n'ont encore conduit à aucun changement fondamental. L'agitation qui remue tout le pays est sans direction et sans but ; derrière cette agitation, derrière l'effervescence des rues comme les bavardages des politiciens avec ou sans uniforme, l'immobilisme social profond, hérité de la dictature, demeure.

Le mfa, le changement et la démocratie

Pourtant, c'est précisément parce que la dictature de Caetano était incapable de procéder au moindre changement exigé par les intérêts généraux de la bourgeoisie qu'elle a pu être renversée par une conspiration d'officiers subalternes. Ces derniers avaient sur la clique qui entourait le dictateur l'avantage d'être moins directement liée aux couches les plus rétrogrades de la bourgeoisie, celles qui ont un pied encore dans le féodalisme, celles qui tiraient leurs profits d'une exploitation archaïque des colonies.

D'origine petite bourgeoise, ne vivant pas directement de profits acquis grâce à des formes d'exploitation dépassées, les officiers qui étaient à l'origine du MFA ont réussi à dépasser l'étroitesse de vue propre aux milieux politiques qui assumaient le pouvoir sous Caetano. Ils ont su accéder à une, certaine conscience des intérêts généraux de la bourgeoisie. C'est au nom de ces intérêts généraux qu'ils prirent le pouvoir.

Dans une certaine mesure, ils ont réussi à forcer la main de la bourgeoisie-dans son propre intérêt. Ils ont réussi à procéder au moins au changement politique le plus urgent, la liquidation du fardeau colonial qui pesait lourdement sur les possibilités d'évolution de la bourgeoisie portugaise.

Ce changement, au fond mineur, est depuis lors présenté comme l'acquis désormais indélébile de la jeune démocratie portugaise en gestation. L'acquis qui remplit d'espoir tous les libéraux du monde qui ne désespèrent pas de voir la démocratie parlementaire s'installer au Portugal. Mais même ce changement n'était pas un acquis de la démocratie parlementaire.

Le MFA a pu l'imposer, justement parce qu'il n'existait pas encore de cadre parlementaire, contre le gré des Spinola, contre la volonté des partis modérés, contre le gré du premier président modéré Palma Carlos qu'il poussa à la démission, en s'appuyant sur les seuls partis de gauche favorables à la décolonisation.

Mais la décolonisation n'était que l'aspect le plus urgent des changements exigés par les intérêts généraux de la bourgeoisie. L'aspect le plus facile aussi, celui pour lequel la bourgeoisie s'est laissé forcer la main sans trop de réticences particulières. Il y avait tout le reste. Quoi au juste ? Les capitaines eux-mêmes n'en avaient sans doute que de vagues idées générales.

Gaullistes des bords du Tage, les officiers du MFA voulaient seulement détacher un peu l'appareil d'État portugais de l'influence de l'impérialisme et de la mainmise directe d'intérêts trop particuliers, afin de lui permettre de défendre les intérêts à long terme, les intérêts généraux de la bourgeoisie, tels qu'eux, petits-bourgeois d'un pays arriéré regardant avec envie les technocrates des pays « évolués », les conçoivent.

Mais pour y parvenir, ils ont choisi d'imposer une démocratie bourgeoise parlementaire. Ils l'ont choisi essentiellement en se fondant sur leurs propres illusions. Les uniformes de capitaines cachaient des petits bourgeois libéraux, qui croyaient en la capacité de la démocratie parlementaire à représenter au-delà des intérêts particuliers des bourgeois, l'intérêt général de la bourgeoisie. La forme démocratique parlementaire leur semblait la plus apte à faire participer au pouvoir les partis réformistes traditionnels, socialiste mais aussi communiste, et par l'intermédiaire de ces derniers, canaliser au profit de leurs projets politiques les aspirations enthousiastes de la classe ouvrière au changement.

Illusions de démocrates petits bourgeois ! Car même dans les pays capitalistes avancés, où la bourgeoisie est assez riche pour financer les frais d'un système démocratique, la démocratie parlementaire n'est pas le meilleur instrument pour imposer à la masse des bourgeois individuels ni les concessions sur leurs intérêts particuliers et immédiats, indispensables pour assurer aux directions réformistes les miettes qui leur facilitent la tâche de domestiquer la classe ouvrière, ni les mesures générales nécessaires pour le bon fonctionnement de l'économie capitaliste dans son ensemble.

La démocratie parlementaire intéresse les bourgeois dans la mesure justement où elle leur facilite la défense de leurs intérêts particuliers.

Même en France, de Gaulle a su imposer aux intérêts bourgeois particuliers, au lendemain de la guerre, un certain nombre de mesures générales indispensables au bon fonctionnement de l'économie et de la société capitalistes, telles que les nationalisations, la législation sociale que l'on sait, non point par le Parlement, mais parce qu'il avait une autorité qu'il ne tenait pas du Parlement. C'est précisément parce qu'il pouvait gouverner de manière autoritaire, bonapartiste, s'appuyant sur les craintes des uns, sur les aspirations des autres, jonglant en équilibriste sur les contradictions politiques intérieures et extérieures du pays, qu'il a pu imposer les transformations nécessaires. La démocratie parlementaire de la Quatrième République n'a jamais su s'élever au-dessus des mesquines intrigues de couloir des lobbys divers.

Le MFA aspire à une politique gaulliste, mais il a commencé par tenter de créer la Quatrième République.

L'illusion est infiniment plus grossière encore dans un pays sous-développé. En France, le parlementarisme était inefficace à bien des égards du point de vue des intérêts généraux de la bourgeoisie, mais les bases matérielles et humaines existaient pour lui permettre au moins de se survivre et d'assurer à la bourgeoisie un régime politique d'une toute relative stabilité dans l'instabilité.

Pas au Portugal.

C'est un pays pauvre avec tout le poids de cette pauvreté sur les possibilités matérielles comme sur les consciences.

Il est d'une importance secondaire aujourd'hui de savoir si la bourgeoisie portugaise était prête, au lendemain du renversement de Caetano, à tenter l'expérience d'une démocratie parlementaire C'est probable. Seulement les bourgeois n'étaient prêts à accepter le parlementarisme, que les officiers radicaux s'échinaient à leur imposer, qu'à la condition que cela ne leur coûte rien, qu'à condition de pouvoir défendre par l'intermédiaire de partis et d'hommes politiques à leur service, leurs intérêts particuliers. Leurs raisons d'accepter le régime parlementaire étaient opposées à celles pour lesquelles les capitaines voulaient le leur imposer.

Les partis et hommes politiques susceptibles de servir les intérêts directs et particuliers des bourgeois au sein du parlement provenaient tous des milieux sociaux sur lesquels s'appuyait la dictature de Salazar et de Caetano. Ils demeurent tous liés aux forces sociales les plus rétrogrades, qui tirent le Portugal en arrière. Voilà le dilemme dans lequel sont enfermés les capitaines : la bourgeoisie n'accepte le système parlementaire qu'à condition qu'en son sein prédominent des politiciens et des partis qui ne doivent des comptes ni directement, ni indirectement, à d'autres catégories sociales que la bourgeoisie. Mais ces hommes et ces partis sont incapables de mener la politique que le MFA voudrait qu'ils mènent au service des intérêts généraux de la bourgeoisie.

Le MFA n'a aucune possibilité de sauvegarder les deux volants de son projet politique. Ou il s'oriente vers une dictature militaire dite progressiste, comme en connaissent un certain nombre de pays sous-développés, en interdisant les partis, et en imposant par la force aux intérêts bourgeois particuliers les transformations qu'ils estiment exigées par les intérêts généraux de la bourgeoisie. Ou ils acceptent le parlementarisme tel qu'il peut sortir des entrailles d'un Portugal arriéré, dominé encore par la réaction, un parlementarisme à la Caramanlis ou à la Papandréou, non seulement incapable de procéder à quelque changement que ce soit, mais encore à la merci du premier Papadopoulos portugais venu.

Entre les deux, le MFA balance. La force des choses et l'absence d'un programme politique cohérent lui imposent une politique du coup par coup, empirique et, hésitante.

Mais ces hésitations ne peuvent pas durer. D'abord parce que le MFA n'est pas toute l'armée. Si l'impasse politique dans laquelle il se trouve s'accentue, d'autres prendront la relève. Ensuite, le MFA lui-même n'est pas homogène. Il n'était cohérent qu'autour du programme de renversement de Caetano. Pour le reste il improvise et, nécessairement, se divise. Entre les officiers radicaux prêts à s'appuyer sur les partis ouvriers réformistes et les candidats Pinochets prêts à écraser la classe ouvrière et ses partis, il y a certes une différence d'option politique, importante pour l'heure, mais pas une différence fondamentale. Ils appartiennent au même corps des officiers dirigeant la même armée et entre les représentants des différentes options les transitions sont insensibles. Et les options politiques elles-mêmes changent en fonction des réalités. Combien d'officiers impliqués dans l'aventure de Spinola étaient, quelques mois plus tôt, à la tête du régime du MFA ?

Parti socialiste, parti communiste deux façons de conduire la classe ouvrière vers le massacre

Les deux grands partis qui prétendent parler au nom de la classe ouvrière dans le Portugal d'aujourd'hui ne se donnent même plus la peine d'apparaître unitaires. Le Parti Socialiste trouve des accents dignes de la guerre froide pour accuser le Parti Communiste d'aspirer à la dictature. Le Parti Communiste de son côté accuse le Parti Socialiste de favoriser les forces sociales qui aspirent à ramener l'ancienne dictature par sa mansuétude à l'égard des partis modérés.

L'un comme l'autre préparent en fait une variante différente de suicide pour la classe ouvrière.

Les perspectives politiques du Parti Socialiste se situent entièrement dans le cadre de la démocratie parlementaire où il espère jouer un rôle charnière. Ces perspectives se heurtent à la détermination affichée pour l'instant par le MFA de ne pas se retirer mais au contraire, de se réserver une position dominante dans la vie politique même après les élections.

Par la logique de ses perspectives, le Parti Socialiste est conduit à devenir le porte-parole de ce personnel politique réactionnaire qui s'abrite derrière les étiquettes des partis modérés. Le « socialisme » à la Soarès rejette les travailleurs qui font confiance à son part dans le camp du PPD, du CDS, de la Démocratie Chrétienne, c'est-à-dire dans le camp des partis où la droite réactionnaire tente de regrouper ses forces légales.

Le Parti Communiste qui avait reçu du MFA le cadeau inespéré de participer au pouvoir gouvernemental et qui ne sait que trop bien que ce n'est pas une chambre réactionnaire telle que celle qui risque de sortir des urnes le 25 avril qui lui eh assurera autant, a choisi de son côté l'alignement total sur le MFA.

Marché de dupes que celui du PCP avec le MFA. Les officiers radicaux dans leur ensemble n'ont aucune sympathie particulière pour le Parti Communiste. Ils s'en servent exactement comme de Gaulle s'est servi du Parti Communiste Français au lendemain de la guerre, pour utiliser à leur profit l'autorité des communistes sur la classe ouvrière. Même si le MFA n'est pas renversé à la direction de l'armée et de l'État au profit d'autres fractions, partisanes d'une autre politique à l'égard du PCP, rien n'empêchera demain le MFA lui-même de se débarrasser de cet allié dès lors qu'il le considérera comme inutile.

Marché de dupes surtout pour la classe ouvrière. Ni le PS, ni le PC, l'un englué dans les chimères de la démocratie parlementaire bourgeoise, l'autre ébloui par le pouvoir formel que leur assure le MFA, ne préparent la classe ouvrière à affronter les dangers qui montent de toutes parts.

Après cinquante ans de dictature, la classe ouvrière a accédé au moins à la possibilité de s'organiser plus ou moins librement. Même cette liberté est aujourd'hui menacée de la même façon qu'est menacée l'ébauche de cette démocratie parlementaire bourgeoise qui pourrait assurer le développement d'une élémentaire démocratie ouvrière.

Au-delà de la volonté du MFA, la démocratie bourgeoise n'a aucune base possible au Portugal, pas plus que dans les autres pays sous ou semi-développés. La pauvreté du pays, la pression de l'impérialisme environnant, les inégalités sociales criantes, la misère des masses engendrent inévitablement la dictature. La seule alternative réelle à la dictature de Caetano n'était pas la démocratie bourgeoise, mais la dictature des classes travailleuses. La situation actuelle avec ses toutes relatives libertés démocratiques, avec un pouvoir relativement bienveillant à l'égard de la classe ouvrière, ne pouvait être que provisoire. Combien de temps ce provisoire pourra-t-il durer ? Il est impossible de le dire. La seule politique correspondant aux intérêts des travailleurs consisterait en tous les cas à leur apprendre à profiter des facilités offertes par la situation pour renforcer leurs organisations, élever leur conscience de classe. Mais aussi à gagner la confiance d'autres classes de la société, en particulier de cette paysannerie pauvre qui est aujourd'hui sous la coupe de la droite réactionnaire parce que le pouvoir cautionné par les organisations ouvrières n'a pas été capable au bout d'un an, de leur donner la terre.

La seule politique correspondant aux intérêts des travailleurs serait en un mot celle qui les conduirait à la conscience qu'eux seuls constituent une alternative à la dictature de la bourgeoisie sur le Portugal.

Car, que le MFA soit renversé au profit d'une dictature militaire de droite, ou que lui-même évolue sous la pression des événements vers une dictature militaire progressiste à la Boumédienne ou à la Khadafi, de toute façon, c'est une dictature qui se prépare contre la classe ouvrière.

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