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Les voix des révolutionnaires
Le premier tour des élections présidentielles en France fait apparaître les résultats suivants pour l'extrême-gauche révolutionnaire : Arlette Laguiller (Lutte Ouvrière) : 2,33 %, Alain Krivine (Front Communiste Révolutionnaire) : 0,36%.
Le courant révolutionnaire totalise donc 2,69 % des voix. La gauche, elle, représentée par François Mitterrand, obtient un pourcentage de 43,24 %. La comparaison de ces deux chiffres est éloquente : le courant révolutionnaire reste électoralement très faible, ce qui ne surprendra personne. Il n'est cependant nullement négligeable et confirme en les améliorant ses résultats de 1973.
En 1973, Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste avaient en effet conclu un accord politique portant sur la répartition des circonscriptions et se concluant sur un appel unitaire à voter l'une pour l'autre là où l'une quelconque des deux organisations présentait un candidat. Dans chaque circonscription où un trotskyste se présentait, les voix des électeurs de la Ligue Communiste et ceux de Lutte Ouvrière s'ajoutaient donc. La moyenne du pourcentage obtenu dans les 261 circonscriptions où la Ligue Communiste et Lutte Ouvrière se présentaient ainsi, était de 2,13 % en 1973, 2,69 % en 1974, la progression est faible mais nette, l'extrême-gauche en une année a gagné 0,50 %.
Et si l'on considère les chiffres obtenus aux présidentielles de 1969 par Krivine, candidat de la Ligue soutenu par Lutte Ouvrière - 1,06 % - il apparaît qu'en cinq ans l'influence des révolutionnaires a plus que doublé.
Bien sûr les élections ne permettent pas de mesurer la progression réelle du mouvement révolutionnaire, elles permettent toutefois de mesurer la façon dont celle progression est perçue par les larges masses des électeurs. De ce point de vue il est remarquable que le courant révolutionnaire en France, loin de régresser comme voudraient tant le croire et le faire croire certains, a au contraire développé et diversifié son influence et aussi sa crédibilité. Présent sur le plan politique et social (de la lutte des jeunes aux conflits sociaux), .le mouvement révolutionnaire est aussi présent sur le plan électoral et à ce titre commence à compter sur l'échiquier politique.
Cela est d'autant plus remarquable que dans ces élections présidentielles, il y avait une candidature unique de la gauche et qu'autour de cette candidature unique de la gauche s'était bâtie toute une mystique d'un succès possible au premier tour. Bien sûr, cette mystique ne s'était pas édifiée seule et l'on doit même à son propos parler de véritable mystification. Le PCF avait accepté de s'effacer devant François Mitterrand et de renoncer à le faire s'engager sur le programme commun. Pour se justifier, il expliquait à ses militants que ce sacrifice était imposé par des circonstances exceptionnelles - division de la droite, crise du gaullisme et du régime - qui devaient permettre un succès possible du candidat de la gauche au premier tour. Il fallait donc que ce candidat soit le meilleur possible, électoralement, c'est-à-dire le moins susceptible d'effrayer les classes moyennes, le plus rassurant pour la petite bourgeoisie. Le PCF, responsable, se sacrifiait donc dans l'intérêt générai du mouvement, dans l'intérêt général de la gauche. L'explication ne valait pas grand-chose car il aurait fallu un déplacement relativement important des voix pour que la gauche ait réellement des chances de l'emporter au premier tour, et on ne voyait guère se manifester de poussée à gauche. Mais sentimentalement, cette idée allait dans le sens des espoirs de millions de travailleurs et de petites gens qui souhaitaient en finir avec le régime gaulliste et la majorité actuelle.
Cette pression fut encore considérablement renforcée avec le ralliement à François Mitterrand du PSU et de la CFDT Ainsi toute la gauche politique et syndicale renonçait à défendre ses propres idées et s'unissait pour répandre l'illusion que Mitterrand avait des chances au premier tour et qu'aucune voix ne devait lui manquer. Dans ce contexte, les candidatures révolutionnaires furent dénoncées comme des candidatures de division. Toute critique envers Mitterrand fut considérée comme faisant le jeu de la droite, toute réserve jugée inopportune. Non seulement les révolutionnaires étaient dénoncés comme des diviseurs, mais on les accusait de courir le risque de faire chuter Mitterrand. Encore une fois, l'argument était uniquement sentimental, il manquait de rigueur et de fondement, il allait contre toute logique, mais il est indéniable qu'il a porté. De très nombreux travailleurs ont été sensibles à la campagne des révolutionnaires, ont reconnu la véracité de leurs critiques, la valeur de leur mise en garde, mais ils n'ont pas osé les suivre, de peur de nuire à Mitterrand, de peur d'empêcher par leur vote un succès possible. Il ne restait plus rien de tout cela, que des déceptions et de l'amertume au soir du premier tour, car avec ses 1 % de gains, la gauche, y compris l'extrême-gauche, était loin de la majorité absolue. Mais cette campagne d'intoxication a très certainement contribué à amoindrir et à limiter les résultats des révolutionnaires.
Dans ces conditions, le pourcentage de 2,69 % prend évidemment une valeur toute particulière.
Mais à l'intérieur du courant révolutionnaire lui-même, un nouveau rapport d'influence apparaît, ou plus exactement se confirme. Les 2,33 % obtenus par notre camarade Arlette Laguiller, comparés aux 0,36% de Krivine, ont provoqué chez les commentateurs politiques une surprise générale, bien à tort. Une étude sérieuse des résultats et de la campagne des législatives de 1973 aurait dû déjà mettre en évidence la supériorité militante et l'influence prépondérante de Lutte Ouvrière. Cela n'avait guère été perçu à l'époque, car les commentateurs politiques sont résolument conformistes.
La notoriété acquise par la Ligue Communiste en 1969 avec la candidature de Krivine, aux élections présidentielles a longtemps joué en sa faveur. Et comme Lutte Ouvrière avait à l'époque soutenu Krivine, les voix correspondant à l'influence propre de Lutte Ouvrière n'avaient pu, bien évidemment, être décomptées, elles avaient en bloc été versées au crédit de la Ligue. Cette « avance » allait masquer jusqu'aux législatives le rapport réel d'influence et de capacité militante entre les deux organisations.
Jusqu'aux législatives, parce que pour ceux qui s'intéressent aux questions politiques, il était évident que l'effort militant exigé pour présenter de nombreux candidats à ces élections législatives est sans commune mesure avec celui requis par la présentation d'un seul candidat aux présidentielles. Il ne s'agit pas seulement de faire la campagne, tenir les meetings, coller les affiches, discuter, distribuer les tracts, etc., il faut avant tout que chaque organisation trouve en son sein des militants suffisamment qualifiés pour la représenter et suffisamment liés à leur classe sociale pour que ces candidatures ne soient pas purement artificielles. A ce titre, la capacité d'une organisation à présenter des candidatures nombreuses et socialement sélectionnées, mesure son aptitude générale à former des militants et à intervenir dans la lutte sociale et politique.
Or, en 1973, Lutte Ouvrière avait présenté 171 candidats, tous travailleurs, alors que la Ligue Communiste n'en présentait que 90, appartenant à des milieux sociaux divers et en majorité intellectuels.
Quant aux résultats, et bien que, sur chaque candidat présenté, les voix des électeurs propres de la Ligue Communiste et ceux de Lutte Ouvrière se soient confondues, il apparut que globalement, dans les 171 circonscriptions où Lutte Ouvrière présentait des candidats, le pourcentage s'établissait autour de 2,29 %, tandis que celui de la Ligue était en moyenne de 1,81 %. Cela traduisait le fait que, y compris sur le plan électoral, l'influence de Lutte Ouvrière se révélait déjà sensiblement plus importante.
Mais aujourd'hui, et pour la-première fois, Lutte Ouvrière et Rouge entraient en concurrence. Encore le terme est-il impropre, puisque d'un commun accord Lutte Ouvrière et Rouge avaient décidé de ne pas polémiquer et que, malgré les tentatives de certains pour opposer entre eux les deux candidats trotskystes, la campagne fut sur ce point parfaitement correcte.
Mais en prenant la décision de présenter la candidature d'Alain Krivine alors que celle d'Arlette Laguiller était déjà annoncée depuis plusieurs jours, les camarades du Front Communiste Révolutionnaire prenaient la responsabilité de présenter à l'électorat une extrême-gauche divisée. Cette division est certes bien réelle, mais en des circonstances semblables (élections présidentielles de 1969, législatives de 1973), Lutte Ouvrière, conformément à sa politique unitaire et à son sens des responsabilités vis-à-vis de la classe ouvrière, avait toujours choisi de présenter un visage unitaire. Ce fut le cas en 1969, quand LO a soutenu la candidature de Krivine, présentée par la seule Ligue Communiste. Ce fut encore le cas en 1973, quand LO a pris l'initiative des discussions qui aboutirent à l'accord politique cité plus haut, Et ce fut encore le cas cette année, quand LO a proposé de faire de la candidature d'Arlette Laguiller non plus seulement celle de Lutte Ouvrière comme c'était le cas au départ, mais la candidature commune de l'extrême-gauche révolutionnaire. Le F.C.R. ayant rejeté cette proposition, il y a donc eu deux candidats trotskystes en lice. Nous l'avons regretté, et nous continuons à penser que cette initiative porte tort, non seulement sûr le plan électoral, à Rouge et à Lutte Ouvrière, mais sur le plan politique, à l'ensemble du mouvement trotskyste, qui apparaît ainsi moins crédible, moins responsable, soumis aux querelles de chapelles et aux ambitions de boutiques, et incapable de faire passer l'intérêt général du mouvement avant celui de chacun de ses composants.
En prenant l'initiative de présenter une deuxième candidature d'extrême-gauche, le Front Communiste Révolutionnaire s'exposait du même coup à une vérification électorale de l'influence respective de Rouge et de Lutte Ouvrière. C'était la première fois qu'une telle comptabilisation pouvait se faire. Elle s'est faite et a confirmé ce que les législatives avaient déjà indiqué : le rapport est largement en faveur de Lutte Ouvrière. Ce n'est une surprise que pour ceux qui, se fiant plus aux apparences et à la publicité qu'à l'observation du travail réel, n'avaient pas su voir ni comprendre les résultats des dernières législatives.
Avec 2,33 % des voix, Arlette Laguiller réunit sur son nom et sur son programme l'immense majorité des voix qui s'étaient portées aux élections législatives sur les candidats trotskystes.
Il apparaît aujourd'hui évident et confirmé que le visage de l'extrême-gauche que Lutte Ouvrière a su offrir, le langage que nous avons employé, les idées que nous avons exprimées ont réconcilié avec l'extrême-gauche une fraction non négligeable de la population laborieuse. Des centaines de milliers de travailleuses et de travailleurs qui avaient longtemps identifié mai 68 avec la révolte étudiante, et l'extrême-gauche avec une partie de la petite bourgeoisie intellectuelle, ont soudain découvert et reconnu dans les militants de Lutte Ouvrière des gens de leur classe, aux prises avec leurs problèmes, engagés dans leurs -luttes et partageant leurs espoirs.
Les révolutionnaires ont ainsi prouvé, dans ce pays, qu'ils avaient, grâce à des années de travail patient et acharné, retrouvé la liaison avec la classe ouvrière, et qu'ils étaient devenus partie intégrante du mouvement ouvrier. Ils ont été reconnus comme tels aux législatives de mars 73, et les présidentielles de 1974, à travers la candidature d'Arlette Laguiller, ont confirmé ce jugement.
Désormais, le courant ouvrier révolutionnaire, aussi faible soit-il, a gagné droit de cité.