Les organisations trotskystes et la contestation dans les pays de l'Est01/03/19771977Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Les organisations trotskystes et la contestation dans les pays de l'Est

 

L'existence de courants oppositionnels publics dans les Démocraties Populaires, le renforcement actuel de ces courants dans certains de ces pays comme la Pologne et la Tchécoslovaquie, la permanence enfin d'un milieu contestataire en URSS elle-même, constituent sans aucun doute des faits politiques importants.

Le mouvement trotskyste n'a certes pas réussi, ni dans son ensemble, ni par l'intermédiaire d'une de ses composantes, à engager une activité politique propre significative en direction des pays de l'Est. C'est une de ses lacunes les plus graves. Il ne peut donc analyser la contestation, sa portée, son programme, ses perspectives qu'en quelque sorte de l'extérieur. C'est évidemment une position de faiblesse. Mais cette position de faiblesse, nécessairement incommode, ne dispense pas de l'obligation élémentaire de donner une appréciation politique de la contestation, et de dire sans ambiguïté si la contestation se place sur le terrain du prolétariat ou pas.

Or, c'est précisément sur cette question que les prises de position de la LCR comme de l'OCI sont tantôt muettes, tantôt ambiguës - ce qui, en l'occurrence, est déjà une façon de prendre position - quand elles ne cultivent pas de très grossières illusions à l'égard de la contestation, en lui accordant des qualités communistes qu'elle n'a pas.

L'apparition dans les pays de l'Est de courants authentiquement communistes, c'est-à-dire menant consciemment le combat au nom du prolétariat et pour la prise du pouvoir par ce dernier, serait d'une portée considérable. Mais un tel courant ne s'est manifesté ni en URSS, ni dans aucune Démocratie Populaire. Aucun des courants contestataires, du moins parmi ceux qui sont connus, ne se place, volontairement et sans équivoque, dans le camp du prolétariat, en proposant à celui-ci un programme et une perspective. Aucun des courants ne manifeste une responsabilité politique particulière à l'égard de la classe ouvrière. Il ne s'agit nullement de le leur reprocher, mais il faut le savoir, et le dire.

Cette constatation ne doit pas empêcher d'être solidaires des contestataires : de tous ceux qui subissent la répression policière de la bureaucratie pour leurs opinions politiques. Et c'est à juste raison que Rouge explique que cette solidarité doit s'étendre à l'ensemble des victimes de la bureaucratie, y compris aux Soljenitsyne, y compris aux Sakharov, car, ne pas les défendre tous, « c'est en dernière analyse laisser la bureaucratie trier, c'est lui laisser une légitimité de juge ».

Mais cette solidarité ne peut pas servir d'alibi pour être suiviste à l'égard de courants non prolétariens, pour les parer de vertus dont eux-mêmes ne veulent pas, ni pour se mettre à leur service. Et pourtant, sous des formes et à des degrés différents, c'est cela l'attitude de la LCR, et surtout de l'OCI.

 

De l'opportunisme sans fard...

 

L'opportunisme à l'égard de courants oppositionnels qui n'ont rien à voir avec le prolétariat s'étale avec complaisance dans les colonnes d'Informations Ouvrières. Le numéro du 26 janvier 1977 est éloquent à cet égard. Une demi-page est consacrée à la publication de larges extraits du programme de « l'entente nationale » polonaise. Pas la moindre référence, même verbale, à la classe ouvrière ou au socialisme, dans ce programme, dont les auteurs lancent un vibrant « appel à tous les Polonais qui souhaitent sincèrement l'indépendance de la patrie et l'amélioration des conditions d'existence en Pologne » car, explique-t-on par ailleurs, « les intérêts principaux de tous les Polonais sont en ce moment les mêmes ».

Mais par contre, à côté d'un certain nombre de revendications de droits démocratiques et d'indépendance nationale, tout un panégyrique des traditions de l'État polonais, avec des observations du genre : « Dès le XVIème siècle, la pensée politique polonaise se trouvait au premier rang à l'échelle mondiale dans le développement des principes de démocratie et de liberté ».

Il n'y a pas lieu de s'étonner que l'oppression nationale qui pèse sur la Pologne encourage les courants nationalistes. Les positions exprimées dans ce programme ne sont d'ailleurs même pas nécessairement représentatives de toute l'opposition en Pologne. Mais ce qui est significatif, c'est la façon dont Informations Ouvrières insiste dans l'introduction à ce texte sur le fait que « parmi les auteurs de ce programme, il y a des hommes qui sont aujourd'hui parmi les animateurs du comité de défense des ouvriers, des hommes qui situent leur combat clans le cadre du socialisme ». Et si Informations Ouvrières remarque en passant que « ce programme est issu d'un compromis » et qu'il « reflète les limites et même les confusions de certains secteurs de cette opposition », c'est pour conclure que ce programme est « notamment sur le terrain des libertés démocratiques, une réponse globale, radicale à la faillite du régime bureaucratique. En ce sens, il est un pas en avant d'une très grande signification ».

Un pas en avant ? Dans le sens des intérêts du prolétariat, de sa prise de conscience de classe ? Informations Ouvrières n'ose pas affirmer sous une forme aussi claire une aussi évidente contre-vérité. Mais elle le sous-entend. Et c'est une tromperie.

Ce genre de caution apportée à des positions nationalistes ou encore démocrates au sens bourgeois du terme ne constituent pas une exception dans les colonnes d'informations Ouvrières. Encore que la caution implicite y est plus fréquente. Depuis le mois de septembre, Informations Ouvrières consacre une, voire deux de ses pages hebdomadaires aux pays de l'Est. Les documents, interviews, comptes-rendus de rencontres avec des oppositionnels sont publiés en général sans commentaires, sans appréciations politiques autres que celles qui expriment la solidarité. Informations Ouvrières se contente d'être le porte-parole des milieux contestataires, reprenant implicitement à son compte les positions de ces derniers.

 

... à l'opportunisme subtil

 

Les positions développées dans Rouge sont plus subtiles. La LCR n'essaie pas de présenter pour marxistes des courants ou individus qui, eux-mêmes, refusent cette qualification. Encore que, dans sa série d'articles consacrés aux pays de l'Est et publiés fin février, Rouge éprouve le besoin de chercher des excuses et des justifications au non-marxisme de ceux des courants oppositionnels qui proclament leur hostilité au socialisme. Il développe en substance l'idée que dans des pays où « ... tous les individus, depuis leur plus tendre enfance, ont entendu marteler par la propagande : l'URSS c'est le socialisme »... « au nom de quoi ne pas croire que le Goulag ou les « asiles » ne sont pas les conséquences du marxisme-léninisme ».

Mais la Ligue oublie curieusement de tenir compte du fait que la dictature prétend s'exercer au nom du « socialisme » ou du « marxisme-léninisme » lorsqu'il s'agit d'apprécier les positions politiques d'opposants qui, eux, se revendiquent sous une forme ou une autre précisément du « socialisme » ou du « marxisme-léninisme ». Car la LCR partage avec l'OCI le point de vue selon lequel tous les opposants aux régimes en place qui ne rejettent pas le socialisme, représentent en quelque sorte automatiquement les intérêts de la révolution prolétarienne, même si par ailleurs ils ne soufflent mot de la façon dont ils voient leurs relations avec le prolétariat.

Autrement dit, il y aurait certes, dans les pays de l'Est, une opposition ouvertement pro-occidentale, pro-bourgeoise, partisane d'un retour au capitalisme (et cette opposition est composée de ceux qui le proclament ouvertement) ; mais les autres, en rejetant le capitalisme, sont nécessairement dans l'autre camp, c'est-à-dire dans celui du prolétariat. Tout au plus admet-on que cette deuxième opposition a ses modérés et ses radicaux, ses réformistes et ses révolutionnaires.

Comme s'il suffisait de se référer au socialisme, surtout dans des pays où le régime lui-même s'y réfère officiellement, pour donner un caractère prolétarien à l'opposition !

Cette simplification, selon laquelle une opposition qui lutte pour les droits démocratiques exprime nécessairement les intérêts du prolétariat dès lors qu'elle se réclame des fondements économiques des régimes - la nationalisation, la planification de l'économie, le refus du capitalisme - est déjà grossière dans le cas de l'Union Soviétique. Le prétendre, c'est oublier que la bureaucratie elle-même, qui est une couche sociale vaste et de plus en plus diversifiée, souffre de la dictature. Une partie de la bureaucratie elle-même peut parfaitement considérer que non seulement la dictature sanglante à la manière de Staline ne se justifie pas, mais que les quelques assouplissements intervenus depuis la mort de Staline - du moins au niveau de la bureaucratie précisément - ne suffisent pas et elle voudrait bénéficier d'un peu plus de libertés, pour elle-même sinon pour la société. Les opposants hostiles par ailleurs au retour du capitalisme reflètent les aspirations de ces couches-là. Et c'est d'ailleurs à ces couches-là qu'ils s'adressent explicitement, lorsqu'ils s'adressent à une catégorie sociale.

Mais la simplification qui consiste à considérer comme automatiquement communistes tous ceux qui se battent pour les droits démocratiques du moment qu'ils se réclament par ailleurs du socialisme, est encore plus grossière dans le cas des Démocraties Populaires, où le droit démocratique qui vient en tête des revendications est celui du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Dans ces pays où la bureaucratie russe doit exercer une pression constante pour maintenir sous sa coupe des appareils d'État bourgeois, profondément, socialement hostiles à cette mainmise, l'opposition à l'occupation russe et à la dictature que défend cette occupation est encore moins un critère de classe. Les aspirations des tenants des appareils d'État eux-mêmes, et des couches sociales petites-bourgeoises sur lesquelles reposent ces appareils d'État nationaux, vont dans le même sens.

 

Quel combat pour quelle liberté ?

 

Il ne s'agit pas dans tout cela de finasseries d'analyse. Mais la première tâche des révolutionnaires prolétariens est d'éclairer les travailleurs, les rendre conscients de leurs intérêts de classe, leur apprendre à ne pas confondre leurs amis et leurs adversaires, présents ou futurs. Et pour commencer, à ne pas semer des illusions dangereuses, graves, en présentant comme représentant les intérêts du prolétariat, des hommes ou des courants qui se battent pour d'autres objectifs que la révolution prolétarienne, même - et surtout - si on doit être par ailleurs solidaires de ces hommes et de ces courants.

Lorsque Rouge insiste sur le « caractère extraordinairement subversif de la revendication des libertés démocratiques » qu'avancent les contestataires, il a formellement raison dans ce qu'il dit, mais tort dans ce qu'il sous-entend. Sans doute, dans ces pays de dictature qui répriment férocement toute opposition, le fait qu'une opposition se manifeste et ait le courage d'affronter publiquement la répression, peut cristalliser tous les mécontentements, conduire à une explosion. Mais cette explosion, si elle se produit, ne peut aller dans le sens des intérêts du prolétariat que si celui-ci est précisément conscient de ses intérêts, et en premier lieu s'il ne les confond pas avec les intérêts d'autres forces sociales qui s'opposent au régime pour de tout autres raisons que la révolution prolétarienne. Sinon, même si les travailleurs se mettaient en branle, ils le feraient au service des objectifs politiques d'autres classes sociales.

Et c'est une supercherie de présenter les revendications des opposants concernant les libertés démocratiques comme étant en elles-mêmes celles du prolétariat. L'OCI se livre ouvertement à cette supercherie, en affirmant, comme le fait la Vérité de février 1977 dans un article intitulé « Pologne, la révolution en marche », que « ... la lutte pour les libertés dans ces pays (les pays de l'Est) est-elle une partie constituante de la lutte pour la reconstruction de la Ouatrième Internationale, unifiant le combat pour la révolution sociale à l'Ouest et pour la révolution politique à l'Est ? ». Sans préciser de quelles libertés, et du combat de quelles forces sociales pour la liberté il s'agit.

Là encore, comme dans tant d'autres domaines, des courants qui se réclament du trotskysme caricaturent les positions de Trotsky et transforment ce qui dans le Programme de Transition était une revendication transitoire avancée par le prolétariat révolutionnaire conscient, en une description de mécanisme social automatique.

Trotsky affirmait que le prolétariat révolutionnaire renaissant, dans une URSS marquée par l'oppression, l'absence de liberté et l'inégalité sociale, devra marquer en tête de ses objectifs le combat pour les libertés démocratiques. Mais c'est le caricaturer que de prétendre que, réciproquement, tous ceux qui prétendent lutter pour les libertés démocratiques représentent nécessairement le prolétariat révolutionnaire renaissant.

Précisément à cause de la dictature, toutes les forces sociales qui aspirent à des changements, quel que soit le sens dans lequel elles souhaitent ces changements, passent nécessairement par la revendication d'un certain nombre de droits démocratiques - ne serait-ce que pour elles-mêmes.

Mais rêver de démocratie parlementaire à l'occidentale, d'un simple assouplissement du régime bureaucratique ou, dans les Démocraties Populaires, d'un éloignement contrôlé d'en haut par rapport à l'Union Soviétique pour se rapprocher davantage de l'Occident, est une chose. Combattre pour le retour à la démocratie prolétarienne, au pouvoir des conseils ouvriers en URSS et pour la prise du pouvoir par les travailleurs dans les Démocraties Populaires, en est une autre. Aucun automatisme ne conduit et ne peut conduire de l'un à l'autre. La revendication de liberté n'a pas le même contenu de classe dans le premier cas que dans le second. Et en les confondant, on jette les travailleurs des Démocraties Populaires dans les bras des Dubcek, ou dans les bras de ce que furent en leur temps Gomulka ou Nagy.

Alors, il est juste et nécessaire pour les révolutionnaires socialistes d'être solidaires de la contestation dans les pays de l'Est telle qu'elle est. Mais c'est changer de camp, quitter le camp du prolétariat, que de se ranger dans celui des contestataires qui représentent des perspectives qui ne sont pas celles du prolétariat. Et c'est le pire des services que l'on puisse rendre à ceux qui, dans les pays de l'Est, chercheraient justement à renouer avec la tradition du communisme révolutionnaire, à se placer sur le terrain du prolétariat, que de propager des illusions sur des oppositions non prolétariennes.

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