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Les musulmans noirs : de la révolte à l'assagissement
Le texte que nous publions ci-dessous a été écrit par des militants du groupe trotskyste américain The Spark.
Il y a quelques semaines mourait Elijah Muhammad, le fondateur de la « Nation d'Islam », nom officiel de la secte politico-religieuse plus connue sous celui des Musulmans Noirs.
Les Musulmans Noirs restent aujourd'hui aux USA la plus importante des organisations nationalistes noires. C'est elle qui, avant la Seconde Guerre mondiale, a impulsé le mouvement nationaliste noir aux USA Mais après que Malcolm X l'ait quittée, et après son assassinat, d'autres groupes ont essayé de suivre ses traces avec une politique plus hardie, comme les Panthères Noires ou même certains groupes maoïsants.
Si les Musulmans Noirs demeurent donc la plus influente et la plus nombreuse des organisations noires contestataires - et bien qu'en réalité elle le soit de moins en moins - c'est parce que depuis deux ou trois ans, il y a un sensible reflux du mouvement noir. Ce reflux est dû pour une part essentielle à la répression féroce dont les organisations les plus extrémistes ont été victimes. La police a assassiné des dizaines de Panthères Noires. Elle en a emprisonné des centaines d'autres. Mais il est dû aussi à l'impasse politique où les groupes, sur une base purement nationaliste, ont mené le mouvement noir, impasse dont, avant eux, les Musulmans Noirs avaient été justement une première illustration.
Pourtant, quelles qu'en soient les raisons, les Musulmans Noirs, tels qu'ils sont, restent toujours, aux yeux d'une fraction importante, et souvent des plus combatives du prolétariat noir américain, l'organisation qui porte l'espoir d'une libération du peuple noir américain. Cela explique l'attention que doivent encore lui porter les militants révolutionnaires des États-Unis.
Le racisme répandu dans la classe ouvrière constitue l'un des principaux obstacles à la révolution dans ce pays.
Ce fut une politique consciente de la part de la classe dirigeante que d'introduire dans la classe ouvrière des divisions raciales. Cette politique remonte à l'époque de l'esclavage. Depuis ce temps-là, chaque fois que les classes laborieuses de ce pays sont entrées en lutte, ceux qui sont au pouvoir ont toujours essayé d'arrêter la lutte en dressant les blancs contre les noirs, et en donnant quelques miettes de plus aux ouvriers blancs qu'aux ouvriers noirs. Cette division raciale a permis de mettre un terme à la Reconstruction [fn]La période de la Reconstruction s'étendit de 1865 à 1880 après la guerre de Sécession. Les esclaves nouvellement émancipés prirent une part active dans le gouvernement des États du Sud. ils mirent sur pied l'instruction gratuite, ainsi que de nombreuses autres réformes. ils tentèrent également de s'emparer des terres des anciens maîtres d'esclaves.[/fn], et par la suite, dans les années 1890, au mouvement populiste des paysans pauvres. Plus tard, la même tactique du «diviser pour régner» fut utilisée contre les luttes ouvrières. Tant qu'il y a eu abondance de main-d'oeuvre immigrée, les noirs restèrent pour la plupart en dehors de la classe ouvrière, et ne furent utilisés que pour les tâches les plus ingrates, ou bien comme briseurs de grève quand les ouvriers blancs tentaient de s'organiser. Mais avec la fin des grandes vagues d'immigration, les ouvriers blancs se retrouvèrent en concurrence avec les ouvriers noirs pour les mêmes emplois.
Dans l'ensemble, les ouvriers blancs raisonnaient à courte vue et ne voyaient pas que leurs intérêts propres coïncidaient avec ceux des ouvriers noirs. Les ouvriers blancs ne se battirent pas pour que les ouvriers noirs trouvent du travail (et s'ils se battaient, c'était plutôt pour empêcher les noirs de se faire embaucher). Puisque la lutte ne se développait pas autour de la revendication de l'égalité dans le travail, sans perte de salaire, les patrons pouvaient maintenir les noirs comme armée de réserve de chômeurs C'est sur les Noirs qu'est retombé tout le poids du chômage dans les périodes difficiles ; ils ne travaillaient que dans les périodes de boom, quand on avait besoin de davantage de main-d'oeuvre. On pouvait les utiliser comme une menace permanente sur l'emploi des travailleurs blancs, quand ces derniers voulaient revendiquer. La classe dirigeante a ainsi imprimé une idéologie raciste parmi les travailleurs blancs.
Les organisations de la classe ouvrière ont fait peu de chose pour lutter contre les divisions racistes au sein des travailleurs.
Les syndicats ont soit ignoré, soit encouragé le racisme des ouvriers blancs. Et ils ont ignoré les problèmes particuliers des travailleurs noirs. En réalité, les bureaucrates syndicaux déclarent fréquemment que les ouvriers noirs réclament des « faveurs spéciales » quand ils demandent une diminution des inégalités dont ils sont victimes. Même aujourd'hui, il y a très peu d'ouvriers noirs dans les syndicats. Et dans les syndicats où les ouvriers noirs sont organisés, ils ne sont généralement pas représentés dans les organismes dirigeants du syndicat, même s'ils forment la grande majorité des syndiqués.
Dans l'ensemble, les partis de la classe ouvrière n'ont guère fait mieux. Le Parti Socialiste, avant et pendant la Première Guerre mondiale, déclarait que les ouvriers noirs n'avaient pas de problèmes particuliers mais, si le cas se présentait, il faudrait les soumettre aux besoins de l'ensemble de la classe ouvrière. Sous cette formule, le Parti Socialiste justifiait les attitudes racistes de beaucoup de membres du PS, et l'indifférence vis-à-vis des problèmes auxquels les Noirs sont confrontés.
Le CIO, le Congrès des Organisations industrielles, s'est créé en 1933 afin d'organiser les ouvriers non-qualifiés sur la base de l'industrie. Il a fusionné en 1955 avec I'AFL, la Fédération Américaine du Travail, qui organisait les ouvriers qualifiés sur la base du métier.]] pour constituer des syndicats officiels, le SWP ignora les luttes que menaient les ouvriers noirs dans d'autres domaines. Le SWP avait peur de faire quoi que ce soit qui puisse lui faire perdre son influence parmi les autres militants syndicaux. Dans la pratique, cela se traduisit par une absence de lutte contre le racisme répandu dans les rangs du CIO Comme d'autres organisations qui se disaient révolutionnaires, il consacrait l'essentiel de ses forces à l'activité en direction des syndicats, n'intervenant que très peu, politiquement, en direction de la classe ouvrière.
L'affaire de Scottsboro est célèbre : de jeunes noirs furent accusés à tort d'avoir violé une blanche et ils furent condamnés à mort par un jury blanc.]], et en partie parce qu'il se préoccupa des fractions de la classe ouvrière où se trouvait une forte concentration de Noirs, et enfin parce qu'il tenta d'organiser les métayers du Sud, à une époque où la plupart des Noirs se trouvaient encore dans les zones rurales du Sud.
A l'époque, le PC comptait de nombreux militants dévoués, capables d'organiser beaucoup de gens. Mais la politique pourrie du PC à la fin des années 1930 et pendant la Deuxième Guerre mondiale se traduisit par la trahison successive des luttes - des luttes des noirs pour l'égalité, et des luttes de la classe ouvrière. Lorsque le PC se détourna de la lutte des Noirs, ce fut une preuve supplémentaire à ajouter à une liste déjà longue montrant qu'on ne pouvait pas faire confiance aux blancs, ni aux organisations blanches. Le communisme fut alors rejeté par les Noirs, non à cause de la chasse aux rouges, mais à cause de ce que le PC représentait pour eux.
Pour les militants syndicaux blancs qui avaient vu le p.c. organiser des « jaunes » contre eux durant la deuxième guerre mondiale, le communisme ne signifiait plus la lutte, mais la trahison des travailleurs. quand les attaques de la période du maccarthysme attinrent les syndicats, les militants de base ne virent pas pourquoi ils défendraient les communistes qui les avaient trahi.
La période du Maccarthysme aboutit à la destruction de l'influence du PC à la fois parmi les ouvriers blancs et les ouvriers noirs. Depuis lors, aucun groupe révolutionnaire n'à été capable de gagner au sein de la classe ouvrière une influence comparable à celle qu'avait eue le PC Et le pire, c'est que bien peu de groupes qui se disent révolutionnaires ont seulement essayé de mener une activité révolutionnaire vers la classe ouvrière.
Dans cette situation où aucune influence révolutionnaire ne se manifeste dans la classe ouvrière, cette dernière demeure profondément divisée. Beaucoup d'ouvriers blancs ont l'impression qu'ils ont quelque chose à défendre parce que leur niveau de vie est un peu meilleur que celui des ouvriers noirs. Les ouvrier blancs restent racistes car ils considèrent l'ouvrier noir comme une menace pour leur niveau de vie. Et comme ils pensent avoir quelque chose à défendre, beaucoup d'entre eux ont un point de vue politique conservateur.
Pendant ce temps, les ouvriers noirs d'aujourd'hui sont prêts à lutter contre l'oppression dont ils sont victimes. Mais très souvent ils n'envisagent leur situation que d'un point de vue de race, et non d'un point de vue de classe. L'oppression raciale est tellement répandue qu'elle cache aisément l'oppression de classe sous-jacente.
C'est pourquoi il y a aujourd'hui une forte tradition nationaliste parmi la population noire de ce pays. Cette tradition a toujours existé, mais les trahisons du PC et le conservatisme des ouvriers blancs qui s'en est suivi depuis les années 1950, ont développé ce nationalisme. Quelques groupes nationalistes ont concentré leur activité parmi la petite bourgeoisie noire. Mais de tous les groupes nationalistes de ces dernières années, c'est la « Nation d'Islam » qui a le mieux réussi à acquérir une base de masse parmi la classe ouvrière noire.
Leur programme politique n'est en rien un programme pour la classe ouvrière. Ce n'est en rien un programme révolutionnaire. C'est un programme de réformes dans le cadre du capitalisme. Il revendique une répartition du capitalisme, de telle sorte, qu'il y ait des capitalistes noirs aussi bien que des blancs. Nous reviendrons là-dessus en détail.
Pour l'instant, disons simplement que la « Nation d'Islam » a un programme qui, s'il était appliqué, changerait peu de choses à la condition des ouvriers noirs. Et la « Nation d'Islam » est une organisation religieuse qui recrute sur la base de la croyance en Muhammad.
Pourtant, mis à part les syndicats, la « Nation d'Islam » est à l'heure actuelle l'organisation de masse la plus importante. Il est difficile d'en mesurer exactement les forces ; il y a peut-être 50 000 personnes qui sont organisées d'une façon ou d'une autre par les Musulmans Noirs, tous n'étant pas membres. Mais leur influence est bien plus grande. La vente de leurs journaux a parfois atteint 750 000 exemplaires par semaine. En comptant tous ceux qui sont touchés par ces journaux, ils touchent et influencent de façon régulière sans doute 5 à 10 % de la population noire.
Ils recrutent principalement parmi les couches les plus pauvres et les plus exploitées de la population noire. Beaucoup sont d'anciens prisonniers, des lumpen, des déclassés. Un plus grand nombre travaillent dans les entreprises où domine la main-d'oeuvre noire. Beaucoup sont attirés parce que les Musulmans Noirs ont l'air révolutionnaire, ils ont l'air de contester le système tout entier.
Mais qu'y a-t-il dans la pratique des Musulmans Noirs qui influence et attire tant de monde, et qui fait croire qu'ils opéreront des changements révolutionnaires ?
Pendant longtemps, alors que personne ne voulait le faire, les Musulmans Noirs se sont fait le reflet exact des sentiments amers d'oppression des noirs. Ils ont attiré du monde parce qu'ils méprisaient ouvertement les blancs, qu'ils traitaient de démons, de fabricants d'ordures, de maîtres d'esclaves, d'ennemis de Dieu, de destructeurs qui seraient détruits à leur tour. Ils dénoncèrent l'injustice raciale dont les noirs étaient quotidiennement victimes, de la part des flics, du gouvernement et de toute la société blanche.
Ils dénoncèrent l'hypocrisie contenue dans toutes les affirmations racistes sur l'infériorité des noirs. C'est ainsi qu'ils ont contribué à éduquer les noirs sur leur propre passé et les civilisations qui avaient existé en Afrique, et qui leur avaient été dérobées par les colons et les esclavagistes d'Europe. Ils ont organisé des écoles pour instruire les jeunes. Ils ont contribué à développer chez les noirs le respect de soi-même.
Ils ont mis en avant la nécessité pour les noirs de s'ériger en nation séparée, ce qui reflétait le désir des gens d'échapper à cet enfer raciste. Ils disaient que les blancs avaient eu la possibilité de faire leurs preuves pendant quatre siècles, et ils avaient prouvé qu'ils se conduisaient toujours en maîtres d'esclaves.
Ils ont essayé d'émanciper les Noirs de leurs oppresseurs, en développant un sens de la communauté au sein de laquelle les Noirs s'entraideraient. C'est ainsi qu'ils ont consacré beaucoup de forces à lutter contre l'alcool, la drogue, le banditisme, toutes ces activités qui donnaient l'illusion d'échapper à l'oppression, mais qui étaient en fait des actes d'auto-destruction d'un peuple opprimé. En s'attaquant à ces maux, ils ont remporté de vifs succès, même si l'essentiel de leur recrutement provenait des couches qui souffraient le plus de cette oppression.
Ils parlaient de la nécessité pour les Noirs de se défendre, d'agir selon le principe : « oeil pour oeil, dent pour dent ». Pour mettre ce principe en pratique, ils créèrent une organisation d'auto-défense, le « Fruit de l'Islam », où les gens apprenaient la tactique militaire. Au moins dans les débuts, ils empêchèrent les flics de pénétrer dans leurs lieux de réunions. Ils prouvèrent que les Noirs étaient capables de se défendre et qu'ils n'avaient pas à subir l'intimidation journalière des flics.
Mais au-delà de ce qu'ils écrivaient ou faisaient, leur influence s'établit également grâce au fait qu'ils axaient leur propagande en direction des couches les plus opprimées de la communauté noire. La « Nation » a eu pendant des années une influence considérable dans les prisons. Aujourd'hui encore, on les voit vendre leurs journaux dans tous les points importants des ghettos noirs, et discuter avec les gens à la porte et à l'intérieur des entreprises où travaillent des noirs. Leur journal s'adressait à la masse des noirs. Il traitait de leurs problèmes quotidiens. Et pour beaucoup, il semblait indiquer le moyen de s'en sortir.
Pour les Musulmans Noirs, agir et parler ainsi ouvertement constituait un défi à cette société raciste. Un défi à tous les poncifs qui soutendent le racisme de cette société. Au début, les autorités ont réagi de la façon dont elles réagissent à tout défi important. Les Musulmans Noirs furent'emprisonnés ou assassinés, leurs temples envahis par les flics, leurs vendeurs de journaux pourchassés. La réaction des autorités donna aux Musulmans Noirs une auréole révolutionnaire, bien que leur politique ne fût pas révolutionnaire.
L'autre élément qui établit leur réputation révolutionnaire, ce fut Malcolm X. Recruté par les Musulmans en 1948, il contribua en quinze ans à multiplier presque par quinze le nombre des membres. En partie parce que Malcolm était un orateur et un organisateur remarquable ; et en partie parce qu'il se concentra sur cet aspect de la tradition des Musulmans Noirs qu'était l'auto-défense. C'est lui qui fut l'organisateur des « Fruits de l'Islam ». Avec Malcolm X, les Musulmans Noirs commencèrent à attirer des masses de jeunes.
Dans ce pays, le racisme est tellement profond que celui qui essaie de le combattre se retrouve bientôt en butte au système tout entier. Les Noirs qui refusent de se soumettre doivent obligatoirement être des militants. Et c'est ce militantisme de la part de gens qui refusaient de ployer sous le joug qui a donné à la « Nation » une allure révolutionnaire.
Mais pour ce qui est du programme politique de la « Nation », il conduit au bout du compte à une autre voie, bien éloignée de la lutte.
Quel est le but de la « Nation » ? A long terme, construire une nation noire séparée, une nation capitaliste où les capitalistes, au lieu d'être blancs, seront noirs. Numéro après numéro, les journaux consacrent leur page centrale à expliquer que le Temple fournira du travail à tous ceux qui en réclament. Quand ils parlent de progrès, c'est pour mentionner les entreprises et les fermes possédées par les Musulmans. Ce dont on ne parle pas, mais qui ne fait aucun doute, c'est que les nouveaux patrons seront peut-être noirs mais les ouvriers aussi. Avec des patrons noirs, la grande majorité des noirs resteront des ouvriers. Et les ouvriers noirs seront toujours exploités, tandis que les patrons noirs s'enrichiront. Et cette réalité est cachée derrière le rideau de fumée d'une nouvelle nation noire.
Le but à court terme de la « nation » est d'instituer dès maintenant des entreprises noires qui serviront de base à la nation future. ce but a déjà été réalisé en partie dans la mesure où des membres de la « nation » sont devenus petits boutiquiers, restaurateurs ou propriétaires de fermes ou de petites entreprises.
En réalité, les Musulmans Noirs essaient de retourner à un stade antérieur du développement du capitalisme, où il était possible à un petit homme d'affaires de démarrer avec une petite entreprise et de parvenir à en faire une grande. C'est une tentative d'échapper aux maux de la société moderne en tournant le dos au présent. Mais il est illusoire de penser que le capitalisme à ses débuts n'ait pas créé de misère. Le commerce des esclaves lui-même fut le facteur économique le plus important de la société capitaliste naissante. C'est ce commerce qui a permis d'accumuler suffisamment de capital pour démarrer les premières industries et permettre le développement du capitalisme. Les travailleurs de l'époque du capitalisme naissant durent travailler dans des conditions bien pires qu'aujourd'hui. Dans la première période du capitalisme, les seuls qui purent voir une amélioration de leurs conditions de vie étaient les marchands.
Les maux d'aujourd'hui que les Musulmans Noirs essaient d'éviter sont le fruit du fonctionnement du système capitaliste, et ils proviennent des premiers stades de la société capitaliste.
D'un point de vue purement pratique, il est presque impossible de commencer aujourd'hui avec une petite boutique et de se retrouver demain à la tête d'un immense empire financier. Les géants de la finance ne le permettront pas. C'est pourquoi on voit aujourd'hui toujours davantage de petites entreprises, ou même de plus grandes, se faire régulièrement absorber par des entreprises encore plus grandes ; et c'est ce que les Musulmans Noirs ont appris à leurs dépens.
Mai admettons que ce but puise être atteint pour un temps, ou même que ces entreprises puissent tenir pendant longtemps. Même ainsi, rien ne peut être changé aux problèmes des Noirs. La preuve peut en être administrée précisément avec les récentes actions de la « Nation d'Islam ». Maintenant que quelques Musulmans Noirs ont réussi à monter des petites entreprises, la « Nation » a quelque chose à protéger. Ces propriétaires ont maintenant un pied dans le système ; et plus ils s'y engagent, plus les dirigeants de la « Nation » essaient de freiner l'ardeur de la base. Dans le passé, les Musulmans Noirs ont vu leurs entreprises dévastées, leurs machines cassées, etc. Alors aujourd'hui, ils s'entendent avec les autorités car ils ont peur de perdre leurs petits revenus s'ils ripostent ou s'ils s'attaquent à quiconque.
Bien des signes montrent que la « Nation » est revenue sur ses positions militantes de jadis. A Los Angeles, en 1963, les flics attaquèrent les Musulmans Noirs devant leur temple et en tuèrent un. Tout le monde s'attendait à ce que les Musulmans Noirs ripostent y compris tous ceux parmi les Musulmans Noirs qui déferlèrent des quatre coins du pays sur Los Angeles. Mais Elijah Muhammad donna la consigne de se taire, de ranger les armes, et de vendre davantage de journaux. Les jeunes et les militants parmi les Musulmans Noirs furent outrés et beaucoup quittèrent le mouvement. Et beaucoup d'autres encore en furent très troublés. Le même genre de chose a continué jusqu'à ce jour. Et quand certains Musulmans Noirs ripostaient individuellement, Muhammad prenait grand soin de les désavouer, et d'assurer les autorités qu'ils avaient toujours été de mauvais Musulmans.
Les détenus de la prison dAttica, dans lÉtat de New York, se mutinèrent pour protester contre leurs conditions de vie en 1971. lis gardèrent le contrôle de la prison pendant environ une semaine, puis Nelson Rockefeller, le gouverneur de New York, envoya la troupe pour investir la prison. Plus de 40 détenus furent tués.]] furent poursuivis par l'État de New York. C'est ce qui s'est passé lorsque huit Musulmans Noirs furent arrêtés à Baton Rouge après s'être défendus contre les flics en 1973. Et encore en 1974 quand quelques Musulmans Noirs se sont emparés d'une station de radio à Atlanta, en Géorgie, après s'être défendus contre les attaques des flics. Dans la pratique, la « Nation » ne riposte plus aux attaques policières. L'exemple de Malcolm devant le temple de Harlem au début des années 1960 est maintenant oublié.
Cela représente un tournant important depuis l'époque où Malcolm X organisait les « Fruits de l'Islam » en groupe de défense. Afin d'opérer ce tournant, la direction des Musulmans Noirs dut se débarrasser de Malcolm. En 1963, la direction se rendit compte que Malcolm X serait un obstacle pour rendre la « Nation » plus « respectable » et plus « légaliste ». Malcolm X avait demandé des comptes sur l'attitude de la « Nation » face aux flics de Los Angeles en 1963. Aussi les dirigeants ont saisi la première occasion pour se débarrasser de lui. A la fin de 1963, quand il déclara que l'assassinat de Kennedy était bien mérité (alors que la « Nation d'Islam » avait envoyé ses condoléances à la famille Kennedy), Malcolm X fut suspendu, puis exclu en 1964. Il est possible que la « Nation » ait été liée aux attentats contre lui en 1965, si ce n'est à son propre assassinat. Mais quel que soit le rôle qu'elle ait joué dans ces attentats, toujours est-il qu'elle les approuva. Elle se mit du côté du gouvernement qui voulait la mort de Malcolm X.
Et pendant ce temps, on mettait en avant le côté religieux de la « Nation ». Les dirigeants conseillent maintenant aux Musulmans Noirs d'attendre : « Allah détruira nos ennemis ». Et chaque semaine dans leur presse, on donne des prédications très exactes sur le moment où viendra ce jour. Au lieu d'une récompense qui attendrait les humbles au paradis, il s'agit maintenant d'une vengeance. Mais pour obtenir cette vengeance, il faut rester humble ici-bas. Il en va de même que pour toutes les religions qui retirent des mains des masses leur propre destinée pour la confier à un quelconque esprit de l'au-delà. L'aspect religieux de la « Nation » sert aujourd'hui à freiner le militantisme de la base. Et comme ce militantisme diminue, le nombre de membres diminue aussi. Ce sont surtout les militants les plus jeunes et les plus combatifs qui sont partis.
Plus les dirigeants des Musulmans Noirs essaient de protéger leurs enclaves dans le système, plus ils s'éloignent des militants du rang pour se tourner vers des alliés intégrés au système. L'exemple le plus célèbre de ces dernières années a été celui de Richard Daley, le maire raciste de Chicago, qui fut responsable de la fusillade contre les Panthères Noires en 1969. La « Nation » lui a accordé son soutien tacite lors des dernières élections en échange de sa reconnaissance de E. Muhammad. Mais Daley n'est pas le seul exemple. Lorsque Nixon envoya à E. Muhammad un message de louanges, le journal Muhammad Speaks le reçut comme un grand honneur (19 avril 1974).
Les Musulmans Noirs envisagent d'édifier une nation sur le modèle capitaliste qu'ils voient actuellement aux États-Unis. Leur programme, qui figure dans chaque numéro du journal, dit clairement qu'il continuera à y avoir des tribunaux, des impôts, une police, et des lois, mais qu'ils seront équitables. Mais on ne dit pas comment cela pourra se faire dans la nouvelle nation musulmane, alors que tout cela n'a jamais été équitable dans aucune société. On ne dit pas ce qu'est l'État, un instrument d'oppression des exploités, aux mains de la classe dirigeants Même à l'heure actuelle, les Musulmans Noirs considèrent l'État américain comme s'il était équitable avec tout le monde, sauf avec les noirs. Et bien qu'ils se plaignent de- l'injustice, ils promettent de ne pas riposter. Le programme déclare : « Nous reconnaissons et respectons les citoyens américains en tant que peuple indépendant et nous respectons les lois qui gouvernent cette nation ».
De même que pour les autres institutions politiques de ce pays, chez les Musulmans Noirs, la base n'a aucun moyen de contrôler la direction.
Et cela est masqué par le côté religieux de la « Nation ». Elijah Muhammad était censé être contrôlé par Allah, et personne d'autre. En fait, il était censé représenter presque un dieu, la croyance en lui devant remplacer toute discussion sur sa politique. Les ordres venaient de Muhammad un peu comme le Pape envoie des directives du haut de sa chaire papale. Et pour confirmer l'image du chef que l'on retrouve dans tous les pays capitalistes, on lui a donné tous les signes extérieurs du pouvoir propres à la société capitaliste : un Jet pour Muhammad, une résidence pour Muhammad, une Cadillac pour Muhammad, etc... La « Nation » ne propose pas de faire table rase du vieux système. Elle propose simplement de vivre avec les anciens dirigeants et de les remplacer par des nouveaux sur une petite portion seulement de ce pays. On n'émet jamais la possibilité que les travailleurs contrôlent leur propre vie et dirigent la société. Bien au contraire. C'était toujours Muhammad qui faisait quelque chose pour les noirs. Il n'est jamais question ne serait-ce que dé consulter les travailleurs. Et la même attitude se retrouve aujourd'hui en la personne de son fils Wallace qui a pris sa succession.
Les relations sociales de la société capitaliste se retrouvent également chez les Musulmans Noirs. Les mêmes relations patron-ouvriers prédominant dans la société se retrouvent chez eux, de même que les relations entre hommes et femmes. Les tentatives des Musulmans Noirs de lutter contre les méfaits de la prostitution ont simplement abouti à reléguer les femmes au foyer dans une position effacée et protégée : elles sont sensées aider leur mari. Encore une fois, cela révèle une tentative de retourner à une étape primitive, idéalisée, de la société capitaliste, telle que les gens pensent qu'elle a existé.
A mesure que la « Nation » s'étend à l'intérieur de ce système, les dirigeants devront de plus en plus contenir la base. Plus ils recevront de télégrammes des Daley ou Nixon, plus ils essaieront de donner un visage respectable aux Musulmans Noirs. Ce ne sera pas une tâche facile. Car les rangs de la « Nation » sont composés de gens qui veulent se battre. Ce qui veut dire qu'il y aura de plus en plus de gens pour scissionner, comme le fit Malcolm en 1963, et comme l'ont déjà fait souvent dans le passé beaucoup de petits groupes et d'individus.
Beaucoup parmi ces derniers se considèrent comme révolutionnaires, mais jusqu'à maintenant, aucun ne s'est considéré comme communiste. Mais beaucoup d'entre eux sont prêts à accepter une explication communiste des problèmes de cette société. Car il saute aux yeux que la politique qui propose l'édification d'un nouveau capitalisme pour les noirs, est en même temps celle qui réfrène les luttes.
Autrefois, ceux qui étaient attirés par les Musulmans Noirs l'étaient en partie parce qu'il n'y avait pas d'alternative aux Musulmans, et parce qu'il n'y avait pas d'organisation révolutionnaire qui puisse montrer ce que signifie réellement une politique ouvrière révolutionnaire Et en particulier, il n'existait aucune organisation capable d'attirer les ouvriers noirs.
Il est très possible aujourd'hui que le Parti Communiste tente de jouer ce rôle. D'après les indications fournies par la presse des Musulmans Noirs, il semble probable qu'un certain nombre de militants du Parti Communiste aient pénétré secrètement depuis un certain temps les rangs des Musulmans Noirs. Très vraisemblablement, ils espèrent faire une percée maintenant que Muhammad est mort, car il est probable que la « Nation » va éclater en de nombreuses fractions. Et pour les luttes futures du mouvement noir, cela représente un autre danger, car c'est justement la politique du Parti Communiste qui a autrefois contribué à détourner les Noirs des idées communistes. C'est aux communistes révolutionnaires d'offrir une alternative. Car de ceux qui vont quitter les Musulmans Noirs, beaucoup seront parmi les militants les plus combatifs que cette société puisse produire.
L'histoire de ce pays montre quelle sorte d'organisation il faut construire. A l'heure actuelle, les Noirs éprouvent une très grande méfiance à l'égard de toute organisation ayant affaire à des blancs. Par ailleurs, les Noirs sont beaucoup plus prêts à lutter, à « prendre le fusil », que les blancs.
En même temps, il ne suffit pas simplement d'être noir. Si tel était le cas, la « Nation d'Islam » serait aujourd'hui en mesure de diriger la révolution, au lieu de mettre un frein au militantisme qui était le sien. Aujourd'hui, le mouvement noir est dans une période de reflux. Mais si demain il reprend son essor, il faudra qu'une organisation révolutionnaire noire entame la lutte contre le système capitaliste, ce système qui exploite quotidiennement les ouvriers noirs, et qui a engendré le racisme infiltré dans tous les pores de cette société. Il faut que cette organisation soit une organisation communiste, mais pas communiste dans la tradition des partis communistes staliniens et de leurs trahisons. Il est nécessaire qu'elle ait une politique trotskyste, la seule politique qui se soit opposée aux trahisons de la classe ouvrière par les partis communistes.
Mais une telle organisation reste à construire.