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Le rejet du référendum sur les 40 heures en Suisse : les pièges de l'électoralisme
Le 5 décembre dernier, les électeurs suisses consultés par voie de référendum repoussaient par 1 214 124 voix contre 370 439 un projet de loi proposant la réduction de 45 à 40 heures de la durée hebdomadaire légale du travail.
A une très forte proportion des votants (78 %) et avec un pourcentage d'abstentions important (55 %) mais légèrement inférieur à celui d'autres consultations de ce genre, était « démocratiquement » sanctionnée ce jour-là, et entérinée par le verdict populaire, la situation actuellement imposée aux travailleurs suisses, d'une part de longues journées de travail, autorisées par la loi, et de l'autre, un chômage croissant (plusieurs milliers de travailleurs suisses sont aujourd'hui sans emploi, tandis que 100 000 des 700 000 travailleurs immigrés que comptait la Suisse ont d'ores et déjà été renvoyés chez eux).
En lui-même, ce résultat électoral du 5 décembre n'est guère surprenant. Les travailleurs sont loin d'être majoritaires en Suisse. Ceux d'entre eux qui ont le droit de vote - les jeunes et les immigrés ne l'ont pas, même sur un sujet qui les concerne au premier chef comme la réduction du temps de travail - sont écrasés sous le poids électoral de la grande bourgeoisie d'affaires et de la petite bourgeoisie citadine et rurale plutôt cossue et réactionnaire.
Ainsi, une kyrielle de gens qui n'ont jamais travaillé de leurs mains, qui n'ont jamais été astreints aux 45 heures hebdomadaires et aux cadences, les banquiers, rentiers, propriétaires fonciers petits et grands, sont-ils allés aux urnes avec une conscience de classe tranquille et déterminée pour imposer que d'autres qu'eux, les travailleurs - dont les deux tiers, jeunes et immigrés, étaient exclus de la consultation - continuent de travailler 45 heures par semaine, en toute légalité.
Mais si l'on comprend comment et pourquoi la Suisse électorale a rejeté massivement les 40 heures, il y a lieu de s'étonner par contre, de ce que ce sont des organisations d'extrême-gauche - et en particulier la section suisse de la IVe Internationale - qui ont pris l'initiative de cette consultation et, par la même occasion de son... résultat.
La Confédération Helvétique est réputée pour avoir des institutions étatiques bourgeoises extrêmement démocratiques dans leur forme. Entre autres, n'importe quel individu ou groupe d'individus peut obtenir que la population soit directement consultée par voie de référendum, sur un projet de loi nouvelle ou de réforme d'une loi existante, à condition que ce projet ait préalablement recueilli la caution de 50 000 signatures.
C'est de ce « droit d'initiative » qu'ont conjointement décidé d'user trois organisations se situant à l'extrême-gauche - la Ligue marxiste révolutionnaire, trotskyste (LMR, section suisse du Secrétariat unifié de la IVème internationale), le Parti socialiste autonome du Tessin (PSA) et les organisations progressistes POCH de la Suisse allemande - afin qu'un référendum populaire soit organisé sur la réduction légale du temps de travail. Il y a trois ans, en 1973, ces trois organisations se lançaient dans une campagne de rassemblement des 50 000 signatures et le succès de cette campagne aboutissait à la consultation du 5 décembre dernier.
Certes, la pratique est fréquente en Suisse. Tant des organisations bourgeoises que des organisations et partis ouvriers prennent régulièrement l'initiative de consultations populaires. Ces dernières années, plusieurs référendums ont été organisés, à l'initiative d'organisations ouvrières, sur des réformes sociales touchant au sort des travailleurs : pensions populaires, assurance maladie, retraite, participation... Le mouvement ouvrier, dominé largement par des organisations syndicales et politiques réformistes et ultra-légalistes, joue pleinement ce jeu démocratique bourgeois et semble avoir habitué les travailleurs, même quand il s'agit de leurs propres affaires et de leurs propres intérêts, à se soumettre à l'arbitrage de l'ensemble de la population, grands et petits bourgeois compris, à se soumettre à ce que l'on appelle le « verdict populaire », même si celui-ci se prononce rarement en leur faveur. Même les référendums sur les timides réformes mentionnées plus haut n'ont pas eu plus de succès que la récente consultation sur les 40 heures. Le pourcentage des voix favorables aux réformes proposées s'est toujours situé entre 20 et 30 % des suffrages exprimés.
Mais le fait que les organisations traditionnelles, social-démocrates, de la classe ouvrière usent et abusent de tous les tours pseudo-démocratiques que les politiciens bourgeois ont dans leur besace, n'autorise pas les organisations révolutionnaires - en l'occurence la LMR - à agir de la même façon. Or, c'est bel et bien dans ce panneau du jeu « démocratique » et des illusions électoralistes que les camarades de la section suisse du Secrétariat Unifié de la IVème Internationale sont tombés, en prenant l'initiative du référendum sur les 40 heures.
Certes, l'utilisation par des révolutionnaires de ce « droit d'initiative » qui existe en Suisse n'est pas en soi contestable. On peut concevoir des circonstances où le recours à cette procédure soit juste : quand il permet d'imposer à une fraction minoritaire et réactionnaire de la bourgeoisie un élargissement des libertés démocratiques favorable à la grande majorité de la population, et souhaité par celle-ci. Sur des problèmes comme celui de la liberté de l'avortement, de la libéralisation de la législation sur le divorce - des problèmes qui se sont posés et se posent encore dans certains pays européens et concernent l'ensemble de la population - on peut imaginer que des révolutionnaires, s'ils en ont les moyens, suscitent des consultations populaires... à condition bien sûr d'être quasiment assurés de la victoire. Il s'agit de ne pas commettre d'erreur de jugement.
Mais le problème se pose tout différemment quand sont en jeu des intérêts propres aux travailleurs, des intérêts de classe. La réduction du temps de travail et sa répartition entre tous en période de crise en est un. Il est bien évident qu'en la matière, les patrons, petits et grands, et tous les bourgeois suisses veulent conserver les mains libres ; qu'ils veulent pouvoir allonger ou réduire à leur guise les horaires de travail, licencier comme ils l'entendent ; être le moins possible liés par des lois, même s'il leur est toujours possible de les tourner ou de les violer. Il est bien évident que sur ce problème de la réduction du temps de travail - et même de sa simple réduction légale à 40 heures - s'opposent les intérêts inconciliables des travailleurs et de leurs exploiteurs.
Réclamer l'arbitrage de l'ensemble de la population sur un tel problème de classe, c'est à coup sûr conduire à un désaveu populaire et « démocratique » d'une revendication ouvrière légitime car c'est le rôle de la démocratie bourgeoise que d'étouffer en toute légalité, les aspirations des travailleurs.
Les camarades de la LMR ont cédé aux illusions démocratiques petites-bourgeoises. Tout d'abord, en prenant l'initiative d'une consultation où les voix des bourgeois ont pesé du même poids dans la balance que les voix des travailleurs ; mais aussi en prenant l'initiative d'un vote où les voix des travailleurs (indépendamment de leur niveau de conscience et de combativité) ont elles aussi pesé toutes du même poids.
Parmi les 370 439 « oui », l'immense majorité émanait certes de travailleurs conscients. Mais qui pourrait affirmer qu'il n'y a pas eu aussi dans la classe ouvrière, un certain nombre de travailleurs, victimes de leurs préjugés et de l'idéologie bourgeoise pour voter « non », s'accrochant en cette période de crise à leurs heures supplémentaires, de crainte de perdre emploi et salaire.
Loin de contribuer à renforcer la fraction la plus consciente de la classe ouvrière, la politique de la LMR n'a abouti qu'à la noyer sous la masse des voix des bourgeois et petits bourgeois conscients de leurs intérêts, et des travailleurs inconscients.
Alors bien sûr, après coup, les camarades de la LMR peuvent tenter de minimiser la défaite qu'en raison de leur irresponsabilité politique les travailleurs ont essuyée. Ils peuvent invoquer l'injustice de la loi électorale qui n'autorise ni les jeunes ni les immigrés à prendre part au vote, invoquer la trahison des directions syndicales ; ils peuvent claironner que 370 000 voix favorables à la réduction du temps de travail, ce n'est pas si négligeable que cela, et que « le patronat aurait tort de se réjouir si vite » ; que cette première bataille électorale perdue marque le début d'une offensive généralisée des travailleurs pour la réduction des horaires et la répartition du travail entre tous.
Toutes ces justifications après coup ne peuvent pas effacer cette grave erreur qu'ils ont commise d'avoir engagé au nom des travailleurs, une bataille électorale sur un problème de classe. Une bataille électorale que les travailleurs ont donc perdue et dont ils ne peuvent sortir renforcés.
Certes, au travers de leur presse, on voit bien ce qui a guidé - et bien mal guidé - les camarades de la LMR. Le 29 octobre, à la veille de la consultation, ils écrivaient : « lorsque nous avons lancé l'initiative du POCH-PSA-LMR, nous savions qu'elle permettrait surtout de relancer dans le mouvement ouvrier le débat et la mobilisation autour de la réduction du temps de travail ». Au lendemain des résultats, ils évoquaient « la faiblesse générale de la riposte ouvrière depuis deux ans contre les licenciements massifs, les baisses de salaires, l'intensification du travail », affirmant que « l'objectif des 40 heures s'inscrivait à contre-courant de ce fatalisme »...
Déplorant le manque de riposte générale des travailleurs aux attaques patronales, les camarades de la LMR ont cru pouvoir brûler les étapes et accélérer la prise de conscience et la combativité ouvrières, en posant artificiellement la question sur le tapis électoral comme les institutions de la démocratie bourgeoise suisse leur permettaient de le faire.
Certes, un débat sur la réduction du temps de travail et sa répartition entre tous a peut-être pu être engagé de ce fait au sein de la classe ouvrière. Certes, les organisations traditionnelles de celle-ci, partis et syndicats réformistes, ont peut-être été contraints de prendre position. In extremis, quelques semaines seulement avant la consultation du 5 décembre, le Parti Socialiste Suisse (PSS) et le Parti Communiste (Parti du Travail) se sont décidés à appeler à voter « oui ». Mais la plus importante confédération syndicale du pays, l'Union Syndicale Suisse (USS), affiliée à la CISL, n'a pas cédé aux pressions et aux débats dont certaines de ses sections auraient été le lieu : sa direction a maintenu jusqu'au bout ses consignes d'appel à l'abstention, arguant que le problème des 40 heures pourrait se régler à son heure par des négociations avec les patrons.
D'ailleurs, il semble bien dérisoire de parler, comme l'ont fait les camarades de la LMR, d'un « front de classe » qui se serait réalisé pour la circonstance. D'une part parce que l'initiative de ces camarades n'a pas acculé l'ensemble des organisations ouvrières à leur emboîter le pas, même sur le terrain électoral - les dirigeants syndicalistes s'y sont refusés et, à leur suite un grand nombre de travailleurs qui leur font confiance. D'autre part, parce que de toute façon, un appel commun à mettre le même bulletin de vote dans une urne n'a rien à voir avec un « front de classe » s'il ne s'accompagne d'aucune offensive commune et réelle sur le seul terrain qui soit favorable aux travailleurs celui des luttes.
Dans le numéro du 16 décembre de leur journal La Brèche, les camarades de la LMR, tout en reconnaissant que « le résultat global du référendum peut sembler décevant », qu' « évidemment la bourgeoisie respire », tentent d'expliquer que cette première bataille perdue serait le point de départ d'une nouvelle offensive ; que les 370 000 travailleurs qui se sont prononcés avec leur bulletin de vote pour la réduction légale du temps de travail seraient quasiment prêts à s'engager sur le terrain des luttes.
Ainsi, après avoir semé les pires illusions électoralistes au sein de la classe ouvrière en laissant croire aux travailleurs qu'un bon vote pourrait changer quelque chose à leur sort et leur épargnerait peut-être les luttes que pour l'instant ils n'ont pas envie de mener ; après avoir engagé les travailleurs à trahir leurs intérêts de classe en soumettant un problème qui est le leur, celui de la réduction du temps de travail, à l'arbitrage de l'ensemble de la population ; les camarades de la LMR semblent se bercer maintenant eux-mêmes d'illusions sur la combativité des travailleurs. Les 370 000 travailleurs qui ont voté pour les 40 heures seraient prêts, pour défendre cet objectif, à s'engager dès maintenant sur le terrain des luttes.
Malheureusement, il ne s'agit là que de mots pour se consoler. Car si ce vote - qui a montré aux travailleurs que la grande majorité de la population était hostile à la revendication du retour aux 40 heures - a eu un résultat, ce ne peut être qu'un résultat négatif. Les travailleurs qui ont cru à la suite de la LMR-PSA-POCH qu'un bon vote changerait quelque chose à leur sort, ne peuvent qu'être déçus par le résultat du référendum et découragés dans l'immédiat d'engager aucune action, car mis en minorité par la volonté populaire.
Certes, il ne s'agit pas de pêcher ni par pessimisme, ni par optimisme. Mais des révolutionnaires ne peuvent pas fonder toute une politique sur des illusions, pas plus sur des illusions électoralistes que sur l'illusion que la classe ouvrière, dans son ensemble, est plus combative qu'elle ne l'est.
Apparemment, en Suisse comme ailleurs, malgré des flambées de colère contre les licenciements, malgré des luttes localisées déterminées contre ceux-ci, la classe ouvrière reste sur la défensive.
Les camarades de la LMR ont cru pouvoir populariser un des grands points du Programme de Transition - la réduction du temps de travail et sa répartition entre tous - et de ce fait renforcer la conscience et la combativité des travailleurs en prenant l'initiative d'un référendum sur la question. Malheureusement, l'échelle mobile des heures de travail est un objectif de mobilisation pour la lutte, qui présuppose l'envie des travailleurs de se mobiliser, tous ensemble, pour l'imposer. En l'absence de toute mobilisation, et transformé en vulgaire question à laquelle il faut répondre par oui ou par non dans un référendum bourgeois, il devient une caricature de lui-même, un gadget électoral qui, s'il a alors une quelconque efficacité, ne peut qu'avoir celle d'entretenir les pires illusions électoralistes.