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- Lutte de Classe n°33
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Le « complot antimilitariste » de Chirac
Depuis deux mois, depuis que, le 5 novembre, dans une conférence de presse promise à un grand retentissement, des appelés du Comité de soldats du 19e Régiment du Génie encasernés à Besançon ont annoncé la constitution dans leurs rangs d'une section syndicale, la vie politique en France a été largement marquée par les problèmes soulevés par cette initiative.
Dans les jours qui suivirent l'événement de Besançon, on put croire que la hiérarchie militaire et le gouvernement allaient étouffer l'affaire. Mais le 26 novembre, prenant le prétexte d'un tract distribué à des soldats permissionnaires par des militants de la Fédération de Paris du Parti Socialiste, le Premier Ministre Chirac lançait une attaque inattendue contre le Parti Socialiste, l'accusant, devant l'Assemblée Nationale, de « mettre en cause les principes indispensables de discipline et d'autorité ». Et il annonçait sa ferme intention de réagir.
Le secrétaire d'État chargé de la condition militaire, le général Bigeard, déclarait : « Ia création d'un syndicat dans l'armée est un acte illégal et impensable ... Nous ne pouvons pas passer là-dessus ... Actuellement, nous observons une amélioration du climat dans l'armée, alors ce mouvement sera stoppé et réprimé, c'est du moins mon intention ».
En somme, le gouvernement portait contre le parti de l'ex-ministre de l'Intérieur Mitterrand l'accusation d'antimilitarisme. Et c'est sous le motif officiel « d'entreprise de démoralisation de l'armée ayant pour but de nuire à la défense nationale », qu'il a fait inculper, tout au long du mois de décembre, quarante-huit soldats et militants par la Cour de Sûreté de l'État, juridiction d'exception dépendant directement du gouvernement.
La France est-elle donc sous la menace d'un vaste complot, à ramifications internationales ?
En réalité, sous ce prétexte passablement rocambolesque, et à tout le moins un peu usé, c'était le Parti Socialiste qui était visé par le gouvernement. Pourtant, le tact même qui servit de point de départ à cette offensive, s'il appelait à la constitution de « Comités de soldats réellement représentatifs », se déclarait en même temps nettement opposé aux syndicats de soldats et à l'antimilitarisme. L'attaque était donc délibérée, et tout s'est passé comme si le gouvernement sautait sur l'occasion.
Furent inculpés, d'abord des soldats parmi ceux qui étaient à l'origine de la création de syndicats, à Besançon et à Chaumont. puis des militants du syndicat CFDT, accusés d'avoir apporté aide et soutien à cette initiative. par la suite, figurèrent dans le nombre, des militants de la ligue communiste révolutionnaire, de l'union ouvrière, du PSU ainsi d'ailleurs que deux syndicalistes de la CGT, nombre d'entre eux étant accusés pour une simple diffusion de tracts ou le collage d'affiches à teneur antimilitariste. mais la CFDT est restée dans cette affaire la cible la plus évidente de l'offensive Chirac-Bigeard.
Ni le Parti Socialite, ni la CFDT, n'ont attendu longtemps pour se défendre contre l'accusation portée contre eux. Mitterrand lui-même a commencé par déclarer qu'il ne pouvait se prononcer sur les inculpations « avant d'être plus amplement informé » sur leurs motifs. Un autre dirigeant du Parti Socialiste rappelait : « Nous avons clairement condamné l'initiative de Besançon et les Comités révolutionnaires de soldats » . La direction de la CFDT, de son côté, se démarquait des prises de position antimilitaristes de certains de ses militants.
On peut se demander pourquoi le gouvernement est parti en guerre de la sorte contre les organisations de la gauche réformiste, et pourquoi ces dernières nous ont donné d'assister à cette reculade précipitée ?
Il faut bien voir d'abord que le Parti Communiste Français ne s'est pas comporté autrement en l'occurrence. Il n'était pas aussi directement et personnellement visé - mises à part les habituelles diatribes de Poniatovski contre lui, et cela peut paraître paradoxal. Le PCF, au travers de ses jeunes militants, a en effet joué un rôle certain, à la suite des groupes révolutionnaires, dans le mouvement de contestation au sein de l'armée. Mais à ce niveau-là, c'est aux organisations d'extrême-gauche, dont les militants sont à l'origine de la plupart des Comités de soldats, de même qu'ils avaient été en 1974 à l'origine de diverses manifestations contestataires au sein du contingent, qu'il aurait été logique - à défaut d'être plus justifié - de voir le gouvernement s'attaquer par priorité. A tout prendre, cela n'aurait guère surpris que ce dernier ait décidé d'en finir avec la politique de tolérance relative par rapport au mouvement contestataire, et de concessions sur le plan matériel (en particulier sur la solde) qu'il avait pratiquée jusque-là à l'égard des soldats, et que, prenant prétexte de la constitution de syndicats illégaux, il s'est décidé de s'attaquer à ceux qu'il appelle les « meneurs ».
Quant au Parti Socialiste, il n'est pas réputé pour son antimilitarisme militant.
D'ailleurs, les revendications actuelles des soldats du contingent, qui avaient été partiellement reprises par le PCF et le PS, n'ont en elles-mêmes rien de fondamentalement antimilitariste, non plus que les syndicats de soldats. Des structures similaires existent dans plusieurs autres pays européens et sont l'oeuvre de la hiérarchie elle-même. En soi, elles ne sont nullement incompatibles avec l'existence de l'armée bourgeoise moderne.
C'est le gouvernement qui a choisi d'amalgamer défense des revendications matérielles et démocratiques du contingent, et antimilitarisme révolutionnaire, dans le but de placer son principal adversaire de l'opposition parlementaire dans l'embarras. Il l'obligeait ainsi à prendre nettement position sur le problème de l'armée, et à lever toute ambiguïté à ce sujet.
Le calcul du gouvernement était juste. Sur ce terrain de l'armée, choisi par le pouvoir pour livrer bataille, le Parti Socialiste ne peut pas entretenir d'équivoque. C'est un point trop décisif pour la bourgeoisie et son État pour qu'un parti qui songe à en prendre la direction puisse se laisser aller à la démagogie dès que les choses deviennent un peu sérieuses. L'homme qui aspire à relayer demain Giscard à la barre ne peut absolument pas se permettre de se retrouver associé, si peu que ce soit, à des actes vaguement entachés d'antimilitarisme.
C'est vrai, en raison de sa volonté de respectabilité aux yeux de la bourgeoisie. mais c'est vrai aussi en raison de préoccupations électorales. l'électorat du parti socialiste, même s'il a récemment gagné sur sa gauche, reste dans son ensemble politiquement modéré et, en tout cas, pas du tout enclin à se lancer dans la contestation de l'armée bourgeoise. les voix que le p.s. essaie de gagner en direction du centre sont celles d'électeurs qui y sont encore moins enclins. la suspicion d'antimilitarisme ne peut que lui porter tort auprès de ces milieux-là.
En s'employant énergiquement à se laver de tout soupçon à cet égard, le PS s'est retrouvé bien embarrassé d'un autre côté. Lâcher les militants poursuivis, se désolidariser même de ses alliés de la CFDT comme il l'a fait, c'est ternir passablement le visage dynamique et moderne qu'il veut se donner. C'est écailler sérieusement son vernis encore tout neuf de parti du changement. C'est risquer de décevoir un certain nombre de ses nouveaux militants, attirés justement par ce visage rénové.
Le Parti Socialiste a choisi de prendre ce risque, car il importe avant tout pour lui de délimiter clairement le camp auquel il appartient.
Sur le plan des considérations électorales, le gouvernement et sa majorité ont peut-être ainsi réussi une bonne affaire, encore que les choses ne soient pas terminées. Le tort qu'ils seront parvenus à causer au PS au moyen de cette opération est pour le moment impossible à mesurer.
Ce qui est clair, c'est qu'elle aura abouti à dissiper un certain nombre d'illusions entretenues au sujet du PS dans le public influencé par l'extrême-gauche. Il ne s'agissait même pas d'illusions sur un éventuel antimilitarisme de sa part. De cela, il n'a jamais été question de la part d'aucune des organisations de la gauche officielle. Il y a bien longtemps que cette lutte ne fait plus partie de leur politique. Mais sur les problèmes posés par l'anachronique régime actuel du service militaire en France, sur une amélioration du sort des appelés, Parti Socialiste comme Parti Communiste avaient jusque-là conservé une attitude plus nuancée. Le PCF avait même mis en avant, il n'y a pas si longtemps, la revendication d'un « statut démocratique du soldat » bien proche, en fin de compte, de ce que les « gauchistes » revendiquaient de leur côté.
Toute cette politique a été remisée dans les placards dès que Chirac a élevé la voix, le PCF se contentant de références formelles purement symboliques au « statut démocratique ».
Ils ont, dans cette circonstance, battu en retraite si loin qu'ils en ont pratiquement abandonné même l'expression de la solidarité élémentaire contre la répression. La manifestation à laquelle la gauche a appelé le 18 décembre, après que la CFDT - qui, elle, ne pouvait tout de même faire moins qu'une protestation, puisque certains de ses militants étaient touchés - ait dû manifester seule avec une partie des groupes révolutionnaires quelques jours auparavant, cette manifestation n'était destinée qu'à tenter de camoufler un peu cet abandon. Son objectif officiel était vaste et vague à la fois : « Contre la politique antisociale et répressive du gouvernement », ce qui permettait au PS comme au PCF d'éviter de se prononcer nettement par rapport aux inculpations de militants.
Pour le gouvernement Chirac, la réussite de son opération politique est donc pour le moment presque complète. Il a obligé les partis de la gauche réformiste et les confédérations syndicales à se démarquer nettement de tout antimilitarisme, et même, pour ce qui concerne le PCF, le PS et la CGT, à se déclarer sans ambiguïté opposés à toute création de syndicats au sein de l'armée, et à refuser ouvertement toute solidarité avec les soldats et les militants poursuivis. Il a, du même coup, divisé le front CGT-CFDT, et peut espérer avoir fait passer le Parti Socialiste pour un parti irresponsable aux yeux d'une partie de l'électorat centriste qui aurait pu être séduit par Mitterrand.
Il lui reste à franchir le dernier obstacle du parcours, à savoir présenter les fameux dossiers sensés illustrer le « complot antimilitariste international » devant la Cour de Sûreté de l'État, et c'est là où il risque d'être le plus mal à l'aise, car tout le monde le sait déjà, les fameux dossiers sont vides, et le complot n'a existé que dam l'imagination de Chirac et de Bigeard.
Il est certain qu'un procès dégonflant cette baudruche, et ridiculisant le gouvernement, pourrait gêner quelque peu celui-ci. Mais, heureusement pour Chirac, la justice est lente, surtout quand on le veut, la procédure offre bien des ressources, et il n'est pas sûr que les quarante-huit inculpés d'atteinte au moral de l'armée se retrouvent devant les tribunaux avant que bien des gens aient oublié qu'en décembre 1975 on leur avait promis un procès à grand spectacle qui ferait toute la lumière sur le complot antimilitariste du siècle.