Le candidat réactionnaire Giscard a gagné aux présidentielles mais rien d'essentiel n'est perdu pour les travailleurs01/06/19741974Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Le candidat réactionnaire Giscard a gagné aux présidentielles mais rien d'essentiel n'est perdu pour les travailleurs

Le deuxième tour des élections présidentielles a donc abouti au résultat qui était le plus probable : le candidat de la droite, Giscard d'Estaing, l'a emporté contre Mitterrand, le candidat de la gauche. Avec la marge extrêmement faible que l'on sait, puisque, en recueillant 13 396 203 voix et 50,8 % des suffrages exprimés, Giscard n'a dépassé Mitterrand que de 424 599 voix. C'est la majorité la plus faible des trois élections présidentielles faites au suffrage universel ; tant de Gaulle contre Mitterrand en 1965, que Pompidou contre Poher en 1969, l'ont emporté bien plus largement.

La faiblesse de la marge qui séparait les deux candidats semblait confirmer ce qui se dégageait à travers la succession de sondages réalisés entre les deux tours - sondages qui montraient à de légères variations près les deux candidats constamment très proches l'un de l'autre - à savoir que Mitterrand avait là une chance exceptionnelle de passer. Arithmétiquement parlant, les chiffres le confirment. Et il est vrai que le soir des élections, c'est l'arithmétique qui compte pour être élu. De ce point de vue, Mitterrand a raté de près la présidence, apportant par là la preuve a posteriori que l'hypothèse de son accession à la tête de l'État n'était pas à écarter, fût-elle, de loin, la moins vraisemblable.

Mais l'arithmétique n'est pas la politique. Pour mesurer ce qui aurait été possible, ce qui a raté, ce que ce score important de Mitterrand signifie et quel est, par conséquent, le poids de ce score - ou plus exactement de ce qu'il reflète - dans la vie politique française, il est indispensable d'aller au-delà des chiffres.

La victoire électorale était-el le vraiment à portée de main de celle gauche française dont les résultats, tant aux législatives passées qu'aux présidentielles, oscillent généralement aux alentours de 45 %, atteignant rarement des pointes dépassant 46 % ? Si oui, le fait eût été d'une importance politique capitale.

Certes, les élections n'apportent qu'une image déformée de la réalité sociale et politique du pays, et une image tout aussi déformée de ce qui se passe dans la conscience de larges couches de la population, de leurs aspirations, de leurs choix, de leur engagement dans telle direction politique. Il n'en reste pas moins qu'une poussée à gauche de l'ordre de 4 % - telle est la différence approximative entre le score de Mitterrand au deuxième tour des présidentielles, et le total des voix recueillies par les candidats des différentes formations de gauche lors du premier tour des dernières élections, les législatives de 1973 - eût été d'une signification politique de premier ordre.

Mais le problème est justement là. Malgré la lassitude de seize ans de pouvoir gaulliste, largement partagée, pas seulement par les travailleurs mais également par d'autres couches sociales, il n'y a, pour ainsi dire, pas eu de poussée à gauche dans l'électorat exprimée dans les résultats du premier tour.

Au premier tour, l'ensemble des voix qui se sont portées sur les noms de Mitterrand, de notre camarade Arlette Laguiller et de Krivine, représentait 46,06 % des suffrages. Même si on ajoute à ce pourcentage la moitié du score réalisé par Dumont, candidat à l'électorat ambigu et dont une fraction seulement était de gauche, le total n'atteint pas 47 %, c'est-à-dire 46,73 % très exactement. Si l'on confronte ces chiffres à ceux des législatives de 1973, on mesure l'ampleur exacte de la poussée : le PC, l'UGD.S. regroupant le PS et les radicaux de gauche, le PSU et les candidats révolutionnaires avaient alors réalisé 43,74 % à eux tous, pourcentage auquel on peut sans doute ajouter une partie de cette catégorie bien plus floue qui figure dans les statistiques officielles sous la désignation de « divers gauche » et qui avait recueilli de son côté 2,75 % des voix.

Avec un peu moins de 47 % des suffrages, l'électorat de gauche s'est donc quelque peu élargi entre 1973 et 1974. Cet élargissement donne la mesure de la poussée à gauche, mais en même temps ses limites. Car la progression réalisée par Mitterrand entre les deux tours ne provient nullement des voix de gauche. Et plutôt que de dire qu'il manquait à la gauche au deuxième tour bien peu de choses pour atteindre la majorité absolue, il serait infiniment plus exact de dire que, par suite de la nature du deuxième tour, et des circonstances politiques particulières, Mitterrand a réussi à capter une partie des voix de droite, sans pour autant en faire des voix de gauche, cela va sans dire. Caractère du deuxième tour d'abord : en ne laissant en lice que deux candidats, le deuxième tour donne une image complètement truquée même de l'électorat. Il ne laisse aucune autre possibilité de se démarquer d'un des candidats que de s'abstenir, ou voter pour l'autre Pour limité que puisse être un choix électoral, le deuxième tour ne laisse pas même ce choix.

Cela ne permet pas de mesurer l'évolution de l'électorat à travers les résultats du deuxième tour. D'autant moins qu'au cours du premier tour, la droite était déchirée entre ses trois candidats principaux, Giscard, Chaban et Royer. Pour une frange au moins de l'électorat gaulliste et celui de Royer - électorat de droite pourtant sans aucune ambiguïté - la déception de voir Giscard arriver en tête des candidats de la droite était plus grande que la crainte de l'accession de Mitterrand à la présidence. Comme la seule façon de voter contre Giscard était de voter pour Mitterrand, une fraction de cet électorat a fait le pas, tout comme l'ont fait publiquement plusieurs notabilités gaullistes. Et ils ont pu le faire avec le cœur d'autant plus léger que Mitterrand comme Marchais ont axé leur effort principal entre les deux tours précisément à convaincre la frange de l'électorat de droite la plus déçue des scores de Chaban ou de Royer, que voter pour Mitterrand ne les engageait en rien à abandonner leurs opinions de droite. C'est précisément au nom des idées les plus éculées de la droite, au nom du chauvinisme, au nom de la conservation de l'héritage gaulliste contre un Giscard qui ne manquerait pas de le trahir, que les dirigeants du PS comme ceux du PC tentèrent de capter à leur profil des voix de droite

Non sans succès. Là encore, les résultats comparatifs entre le premier et le deuxième tour sont éloquents. Même si on néglige l'électorat des Héraud, Sebag, qui ne sont pas ouvertement de droite, et si on totalise le score atteint au premier tour par Giscard, Chaban, Royer, Le Pen, Muller et Renouvin, on arrive à 52,31 %. Autrement dit, Giscard n'a pas fait sur son nom le total des voix de droite au deuxième tour.

Ces constatations ont leur importance même pour apprécier la signification véritable du « bon score » de Mitterrand, compte tenu de l'échec final de sa candidature. Elles en auraient eu infiniment plus si, malgré tout, Mitterrand l'avait emporté. Il aurait en effet pu l'emporter, en l'absence de poussée de la gauche, en débauchant un peu plus de voix gaullistes qu'il n'en a finalement débauchées. Il aurait pu être élu sur une équivoque, sans que son élection reflète - même de la manière très indirecte et très trompeuse dont des élections peuvent le refléter - un degré de maturation dans la classe ouvrière, et dans les relations entre la classe ouvrière et d'autres couches sociales, petites-bourqeoises en particulier.

Cela ne s'est pas produit. Il ne s'agit ni de le déplorer, ni de s'en réjouir, mais de comprendre que l'échec de la gauche est à la mesure de ce qu'aurait été sa victoire sur une telle base : fort limitée.

Une telle victoire, purement électorale, aurait peut-être pu redonner confiance aux travailleurs en eux-mêmes. Mais ce qu'il aurait pu y avoir de positif dans une telle reprise de confiance, aurait été contrebalancé par le fait qu'elle aurait été fondée sur des illusions et, comme telle, lourde de danger.

Les révolutionnaires ont partagé le désir de l'ensemble de la classe ouvrière de voir Giscard battu et ont donc souhaité la victoire de Mitterrand. Mais en ayant conscience qu'une telle victoire ne se serait pas traduite, en elle-même, par une élévation dans la conscience, dans le degré d'organisation de la classe ouvrière, seules choses qui sont, en fin de compte, décisives.

Dans l'extrême-gauche trotskyste elle-même, l'idée était largement partagée et publiquement affirmée que l'arrivée au pouvoir de Mitterrand ne pouvait que renforcer la classe ouvrière, voire même que c'était là une étape indispensable dans la mobilisation, dans la maturation, dans la prise de conscience de la classe ouvrière.

Attribuer de telles vertus au simple fait de l'élection d'un homme politique bourgeois de gauche, sans même se demander ce qu'une telle élection reflète dans la situation concrète, est stupide pour des organisations qui se prétendent révolutionnaires.

La classe ouvrière n'est jamais forte de ses illusions. Croire que des illusions peuvent constituer une force, dans la mesure où elles poussent à agir, est d'une stupidité criminelle. Les illusions suscitées par l'arrivée au pouvoir d'un homme politique bourgeois de gauche comportent, en toutes circonstances, un danger mortel pour la classe ouvrière. Cela, même lorsque cette arrivée au pouvoir reflète elle-même, à sa manière, un grand degré de mobilisation de la classe ouvrière. A bien plus forte raison lorsque cela n'est pas le cas ; lorsque la victoire électorale résulte d'un concours de circonstances fortuit du point de vue du degré de conscience des travailleurs ; lorsque la classe ouvrière n'est pas politiquement et organisationnellement préparée à affronter les réactions hostiles qu'une telle victoire électorale est susceptible de déclencher dans les autres forces sociales.

Et, pour pouvoir l'affronter, la classe ouvrière doit savoir ce qui la menace, quels sont ses alliés, quels sont ses ennemis, quels sont ses faux frères ou faux dirigeants.

Il est certain que l'élection de Mitterrand, même acquise sur une base équivoque, aurait eu toutes les chances de « débloquer » la situation, c'est-à-dire d'aiguiser le rapport entre forces sociales. Pas seulement parce que la classe ouvrière elle-même, encouragée par une victoire qu'elle eût considérée comme la sienne, eût été poussée à revendiquer. Mais parce que, symétriquement, toute une partie de la bourgeoisie aurait considéré l'arrivée au pouvoir du candidat commun de la gauche, flanqué éventuellement de ministres communistes, comme un danger pour elle-même, et qu'elle aurait agi en conséquence.

Certes, la grande bourgeoisie ne craint pas Mitterrand qui fait partie de son personnel politique déjà éprouvé. Elle ne le craint pas non plus même entouré d'alliés du PC, dont elle sait apprécier l'utilité en certaines circonstances - quoiqu'il soit fort douteux que même cette grande bourgeoisie lucide pour ses intérêts ait considéré les circonstances bien choisies pour intégrer le PC dans une équipe gouvernementale, alors que la nécessité ne s'en imposait pas. Le fait qu'un homme politique aussi éprouvé par la bourgeoisie que Mitterrand prépare l'éventualité d'une solution politique pouvant impliquer la participalion de ministres du PC au gouvernement, montre que la grande bourgeoisie se prépare à se servir éventuellement d'un tel type de solution. De là à souhaiter de se la laisser imposer, pour la seule raison qu'une partie de l'électorat de droite boude Giscard, il y a une marge. Pourtant, les élections comportent ce genre de risques...

Mais surtout, la grande bourgeoisie « politique » ne constitue pas l'ensemble de la bourgeoisie, toute cette masse de possédants de grande, moyenne et petite taille qui vivent de l'exploitation d'autrui. Pour cette masse réactionnaire, aveuglée par l'attachement à ses privilèges, pour laquelle le mot-même de communiste, les droits syndicaux dans l'entreprise, constituent déjà une atteinte intolérable à la propriété privée, et la participation à la sauce gaullienne un grand pas vers le communisme, pour elle, l'arrivée au pouvoir d'un Mitterrand en compagnie du PC est une menace grave pour ses biens. La simple crainte éprouvée par ces couches de voir la gauche au pouvoir - même si elle n'était nullement fondée - était un facteur à la fois économique et politique aux conséquences multiples et graves. Economique, car une fuite massive des capitaux pouvait concrétiser la crainte, avec toutes les conséquences sur une situation monétaire déjà dégradée. Politique, car une accélération de l'inflation, même due précisément à de telles fuites, aurait été inscrite au compte du gouvernement de gauche et aurait attisé la haine, non seulement de tous les exploiteurs grands et petits, mais plus largement, de larges fractions de la petite bourgeoisie non exploiteuse, commerçants, artisans, professions libérales, contre le gouvernement comme contre les forces sociales sur lesquelles ce gouvernement prétendait reposer, la classe ouvrière en premier lieu.

Une telle aggravation des tensions sociales était probablement un des dangers les plus graves que craignait la grande bourgeoisie dans l'éventualité d'une arrivée de Mitterrand au pouvoir.

Une telle aggravation, en quelque sorte spontanée, des tensions sociales dans l'éventualité d'une arrivée inopinée de Mitterrand au pouvoir, était un danger très certainement plus redouté dans les circonstances présentes par la grande bourgeoisie, que les mesures conscientes que le candidat de la gauche, une fois à la présidence, était susceptible de prendre. Et, incontestablement, les hommes politiques de la bourgeoisie, même de la droite, et Giscard en tête, cherchaient à dédramatiser le risque, à atténuer les craintes au sujet de Mitterrand au pouvoir.

Une telle situation aurait-elle conduit rapidement à une épreuve de force à laquelle la classe ouvrière n'était pas préparée ? En tout cas, c'était là le risque principal, et c'est justement pourquoi, plutôt que de se gaver de paroles sur la victoire électorale, il eût été urgent de mettre en garde la classe ouvrière contre toute illusion sur la portée de cette victoire électorale et de l'armer politiquement, moralement et, dès que possible, matériellement, à faire face à toute épreuve de force en pleine conscience.

En cas de victoire du candidat de la droite aux élections, rien ne serait encore perdu pour la classe ouvrière et, en cas de victoire du candidat de la gauche, tout serait encore à gagner, avions-nous répété tout au long de notre campagne électorale. Par delà l'issue des élections, tout dépend du degré de conscience et du degré de mobilisation de la classe ouvrière. C'est précisément en cas de victoire électorale de la gauche, avec les espoirs et les illusions qu'elle entraîne, que le risque est le plus grand de l'oublier.

La plupart des travailleurs ont été sans aucun doute déçus après la victoire acquise de justesse par le candidat de la droite, Giscard d'Estaing. Cette déception continue à être alimentée et même attisée par la politique d'austérité dans laquelle s'est engagé le nouveau gouvernement. Mais les révolutionnaires ne répéteront jamais assez que si l'aspiration de l'écrasante majorité de la classe travailleuse de voir le candidat de la gauche battre celui de la droite ne s'est pas réalisée, au fond, non seulement les travailleurs'ne sortent pas défaits de ces élections, mais ils n'ont pas même raté grand-chose. Si les travailleurs se préparent à se battre avec leurs propres armes, comme ils auraient de toute façon été contraints de le faire en cas de victoire de Mitterrand, tout leur reste possible, même si les échéances électorales sont maintenant repoussées à des années.

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