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La social-démocratie peut-elle renaître ?
Les élections législatives partielles qui se sont déroulées le 29 septembre dans six circonscriptions (bien qu'elles n'aient concerné que moins de 400 000 électeurs), ont confirmé les progrès réalisés ces dernières années, sur le plan électoral, par le Parti Socialiste français. La différence est en effet nette, y compris par rapport aux élections législatives de mars 1973 qui avaient été favorables à la gauche, Si. l'on additionne en effet les voies obtenues le 29 septembre dans ces six circonscriptions par les candidats socialistes (et leurs alliés radicaux de gauche), on voit qu'elles représentaient 26,9 % des suffrages exprimés, alors qu'en mars 1973, les candidats présentés par le PS n'avaient obtenu dans ces circonscriptions que 18,9 % des voix. C'est donc de 8 % des suffrages exprimés que le Parti Socialiste a progressé en dix-huit mois.
Ces voix proviennent pour une faible part de l'électorat communiste (le PCF, par rapport aux élections de mars 1973 a perdu 2,5 % des voix, dont une partie forme l'électorat de Lutte Ouvrière, et le reste s'est reporté sur les candidats du PS) et pour une bien plus grande part de l'électorat des partis bourgeois traditionnels.
Il est certes difficile de tirer des conclusions définitives de ce genre d'élections, dans lesquelles les problèmes politiques locaux jouent un bien plus grand rôle que dans des élections générales, et il serait abusif d'affirmer que le Parti Socialiste aurait enregistré des gains aussi importants à l'échelle nationale dans un tel cas. Mais ce résultat s'inscrit cependant à la suite d'autres attestant de la même manière une progression électorale relativement importante du PS, surtout si l'on en juge par rapport aux années 1950.
Le Parti Socialiste qui était, avant la guerre de 1939-1945, majoritaire par rapport au Parti Communiste Français, se retrouva au lendemain de la guerre à peu près à égalité avec lui sur le plan électoral (24 % des voix au PS, contre 26 % au PCF en octobre 1945). Mais lors des élections qui suivirent, les résultats du Parti Socialiste marquèrent une baisse sensible, pour atteindre 14,8 % aux élections de juin 1951. Dès lors les oscillations furent de courte amplitude : 14,8 % des voix encore en 1956, lors des dernières élections législatives que connut la Quatrième République, 15,5 % en 1958, après la venue de de Gaulle au pouvoir, 15,2 % en 1962. C'est en 1967 que s'amorça la remontée. La Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste, formée par le Parti Socialiste, le Parti Radical, et la Convention des Institutions Républicaines de Mitterrand, après que celui-ci ait réussi à s'imposer comme candidat unique de la gauche aux élections présidentielles de 1965, recueillit alors 18,7 % des voix. Passé l'intermède des élections de 1968, qui marquèrent un recul pour toute la gauche, cette remontée s'accusait encore aux élections législatives de 1973, où le Parti Socialiste (allié aux radicaux de gauche) obtenait 19,2 % des voix.
Cette remontée électorale constitue évidemment un succès pour le Parti Socialiste. Mais c'en est un bien plus incontestable encore pour son premier secrétaire actuel, François Mitterrand, et pour la politique qu'il a menée depuis 1965.
La situation actuelle marque en effet sa victoire par rapport à tous ceux qui, au sein de la gauche non-communiste, s'étaient faits les champions d'une stratégie basée sur la recherche d'alliances sur la droite du Parti Socialiste, et non sur sa gauche.
Mais il faut cependant bien voir que cette victoire - quelles que soient les qualités personnelles de manoevrier de Mitterrand - n'a été rendue possible que par les conditions politiques qui existent ces dernières années, comme ce sont les conditions d'il y a vingt-cinq ans qui expliquent la politique suivie par le Parti Socialiste entre 1947 et 1965.
De la troisième force à la candidature unique de la gauche en 1965
Si le PS n'a cherché pendant des années des alliances électorales que sur sa droite, si entre 1947 et 1965 il se refusait à toute alliance durable avec le PCF, et proclamait qu'il n'y avait « pas de compromission possible avec les tenants du bolchevisme » (c'est de Thorez et de Duclos qu'il s'agissait !), et si les mêmes hommes se déclarent aujourd'hui les partisans irréductibles de l'union de la gauche, ce n'est pas par suite d'une évolution de leur caractère. C'est parce que les conditions politiques ont changé, parce que, en particulier, la bourgeoisie ne voit pas aujourd'hui du même oeil qu'hier la collaboration de la gauche non-communiste et du PCF.
Il y eut, après 1947, toute une période pendant laquelle aucun homme politique bourgeois, fut-il de gauche, ne pouvait envisager une collaboration à long terme avec le PCF Mendès-France, par exemple, qui au cours des dernières élections présidentielles s'est engagé sans réserve dans le camp de Mitterrand et de l'union de la gauche, ne refusait-il pas en 1954, lors d'un vote d'investiture à la Chambre, de tenir compte des voix des députés communistes, annonçant qu'il préférerait ne pas pouvoir former le gouvernement plutôt que de leur devoir la majorité. Et chacun sait que Mitterrand qui était précisément ministre de l'Intérieur dans le cabinet formé par Mendès-France n'était pas le dernier, dans ces années-là, à faire profession d'anti-communisme.
Alors, si ce même Mitterrand a pu choisir, en 1965, d'apparaître comme l'homme de l'union de la gauche, si le Parti Socialiste a pu accepter de soutenir sa candidature, aux côtés du Parti Communiste Français (mais sans qu'aucun accord formel ne lie les deux partis), ce n'est donc pas simplement parce que l'idée de l'unité avait fait son chemin, comme écrirait l'Humanité. Ce n'est même pas seulement parce que la SFIO avait pris conscience que dans le cadre de la constitution et du système électoral de la Cinquième République, sans alliance avec le PCF, elle ne pouvait qu'être réduite à la portion congrue. C'est d'abord parce qu'avec la fin de la guerre froide, une telle politique était devenue envisageable, alors qu'elle ne l'était pas avant.
Cela ne signifie pas, bien sûr, que les calculs électoraux n'aient joué aucun rôle dans ce changement de politique. Bien au contraire. Si le rapport des forces entre le Parti Socialiste et le Parti Communiste Français avait été différent, le Parti Socialiste aurait pu n'attacher au Parti Communiste Français qu'une attention aussi discrète que celle que le Parti Travailliste accorde au Parti Communiste de Grande-Bretagne, ou que les socialistes belges accordent au Parti Communiste de Belgique.
Mais en France, depuis la Deuxième Guerre mondiale, c'est le Parti Communiste qui représente la force majoritaire dans la gauche. Sous la Quatrième République, cela n'avait pour le PS que des conséquences limitées. Il pouvait participer au Parlement à tous les maquignonnages, à toutes les combinaisons gouvernementales, sans avoir besoin de l'appui du PCF Il ne s'en est d'ailleurs pas privé de 1947 à 1958.
Mais sous la Cinquième République, les choses se présentaient différemment. Le jeu des nouvelles institutions et du mode de scrutin imposé par de Gaulle, comme la nature bonapartiste du pouvoir de celui-ci, avait amené l'immense majorité de la droite à s'unifier au sein d'un même parti, l'UDR, ou du moins à se regrouper autour de celui-ci. Le Parti Socialiste n'avait alors le choix qu'entre deux possibilités. Il pouvait apparaître comme la gauche de la majorité gaulliste, et c'est effectivement la politique qu'il adopta en 1958-59, en se présentant comme « l'avant-garde de la Cinquième République » - mais c'était à terme une politique suicidaire. Il pouvait choisir aussi l'opposition, mais c'était une opposition sans issue, s'il se refusait à toute coopération avec le Parti Communiste. Ce ne fut cependant que sous la pression de ses échecs électoraux de 1958 et de 1962 (échecs, non pas tant sur le plan du nombre de voix, mais sur celui du nombre de sièges, car la nouvelle loi électorale avait fait perdre au PS la moitié de ceux-ci) qu'il envisagea une politique plus « unitaire » vis-à-vis du PCF
Mais même en 1965, le Parti Socialiste n'en était pas encore à négocier autre chose que des accords électoraux locaux avec le Parti Communiste Français. D'autant que les premières fissures dans le rassemblement de la droite réalisé par de Gaulle étaient apparues, que les ex-MRP comme Pflimlin et Lecanuet étaient passés dans l'opposition, et que de nombreux dirigeants du PS rêvaient de construire une troisième force, entre la droite et le PCF, capable de rivaliser avec les deux autres sur le plan électoral. C'était l'époque où Defferre se faisait le champion d'une grande fédération, englobant toutes les formations d'opposition non-communistes, du MRP au Parti Socialiste, en passant évidemment par les inévitables radicaux. Et ce fut finalement l'échec de la tentative Defferre qui donna sa chance à Mitterrand, se présentant comme le candidat unique de la gauche aux élections présidentielles de 1965, et obtenant d'autant plus facilement le soutien électoral du PCF et du PS que ceux-ci n'avaient pas tellement d'autres solutions à mettre en avant.
Mais il ne s'agissait alors pour Mitterrand que d'essayer d'obtenir le soutien du PCF, de récupérer les voix des électeurs communistes, sans s'engager en ce qui concerne la politique qu'il entendait mener s'il était élu, et encore moins sur la participation éventuelle de ministres communistes au gouvernement.
Il s'agissait de la même manière, pour le Parti Socialiste, ou plus exactement pour la Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste, aux élections législatives de 1967, de bénéficier du soutien du PCF, sans prendre aucun autre engagement politique que des accords de désistement réciproque, plus ou moins bien respectés d'ailleurs, en fonction des combinaisons électorales locales.
Et si les choses ont changé aujourd'hui, si le Parti Socialiste a accepté de signer en 1972 le programme commun de gouvernement que le PCF réclamait depuis si longtemps, bien plus pour des raisons de prestige que parce qu'il attache une réelle importance à son contenu, si Mitterrand a pris des engagements fermes, durant la dernière campagne électorale, en ce qui concerne l'éventuelle participation de ministres communistes au gouvernement, c'est parce que les circonstances permettent à Mitterrand et au PS d'aller encore plus loin dans la collaboration avec le PCF
L'impérialisme américain et l'union de la gauche
Aujourd'hui, la participation commune des deux grands partis de gauche au gouvernement est effectivement devenue une possibilité (ce qui évidemment ne signifie pas que nous aurons dans un proche avenir nécessairement un gouvernement « de gauche », ou avec participation de la gauche, ni même que ce soit une hypothèse très probable).
Mais c'est effectivement une possibilité.
Et d'abord une possibilité dans le contexte politique international actuel. Car la participation éventuelle du Parti Communiste Français aux affaires, ou même le degré de sa participation à la vie politique nationale, ne dépendent pas que de la seule bourgeoisie française. Comme toutes les bourgeoisies occidentales, celle-ci vit en effet sous la tutelle de l'impérialisme américain, et c'est en définitive la politique de cet impérialisme qui est décisive. C'est lui qui, en 1947, a obligé, bon gré, mal gré, toutes les bourgeoisies européennes à renvoyer les ministres communistes participant à différents gouvernements, et à mener vis à vis des PC une politique visant à les isoler au maximum, et à les exclure de la vie politique nationale. A partir de la deuxième moitié des années 50, c'est au contraire la fin de la guerre froide qui a permis aux Partis Communistes de sortir de leur isolement. Et actuellement, la politique internationale adoptée par l'impérialisme américain depuis 1968 ouvre de nouvelles perspectives, ou du moins de nouvelles possibilités, aux Partis Communistes.
Depuis 1968, en effet, et l'offensive du Têt au Vietnam, l'impérialisme américain a rangé la politique qui était la sienne jusque-là, la politique de containment, au rayon des instruments dépassés. Alors que jusque-là il s'efforçait de maintenir rigidement le statu quo issu de la deuxième guerre mondiale, et d'empêcher tout progrès de l'influence soviétique dans le monde, l'impossibilité où il s'est trouvé de régler militairement le problème du Vietnam l'a amené à rechercher un équilibre plus dynamique, à engager des négociations avec le Nord-Vietnam et la Chine comme avec l'URSS
Cette nouvelle politique rend dans une large mesure leur liberté aux différentes bourgeoisies européennes par rapport à leurs propres PC La bourgeoisie portugaise en a profité il n'y a pas si longtemps. La bourgeoisie grecque en profitera peut-être demain, et vient en tout cas, et pour la première fois depuis 1947, de permettre au Parti Communiste Grec de reprendre une existence légale. Et en ce qui concerne la bourgeoisie française, comme la bourgeoisie italienne, la participation de leurs partis communistes respectifs au gouvernement est donc une solution plus facilement envisageable qu'avant 1968.
Face à la crise, la bourgeoisie française peut-elle avoir recours à la gauche ?
Mais cela ne signifie pas nécessairement pour autant, bien entendu, que la bourgeoisie française souhaite une telle solution. Et en tout cas ce n'est pas pour la seule raison que la politique de l'impérialisme américain la rend possible, qu'elle sera appliquée. Elle ne le sera que si la bourgeoisie française y trouve un intérêt.
Mais il n'est justement pas impossible que ce soit le cas, dans un avenir plus ou moins proche, à cause en particulier de la situation économique qui ne cesse de se dégrader.
En mai dernier, il ne s'est certes trouvé que quelques PDG pour appeler à voter Mitterrand, en expliquant qu'il était le mieux placé pour garantir la paix sociale. Mais demain, ou après, c'est peut-être toute la bourgeoisie française qui tiendra le même raisonnement, et qui, sans d'ailleurs forcément appeler ouvertement à voter pour lui, souhaitera le voir à la tête du gouvernement.
Toute la politique actuelle de la bourgeoisie française, et de ses hommes politiques les plus responsables, montre en tout cas qu'elle garde une telle éventualité en réserve.
Le ton de la campagne des présidentielles en mai dernier, montrait déjà que la bourgeoisie, si elle ne le souhaitait pas dans sa majorité, ne considérait pas une éventuelle élection de Mitterrand comme une catastrophe. Tout, au contraire, a été fait, tant par les candidats de la droite eux-mêmes que par les commentateurs politiques professionnels pour dédramatiser la situation. Personne n'a seulement brandi l'argument classique du chaos et de la guerre civile, ou plus exactement Chaban s'en est bien servi, mais contre Giscard, et non contre Mitterrand. Et le type de rapport qui s'est établi entre la majorité et l'opposition au lendemain de ces élections, l'idée d'un statut de l'opposition chère à Giscard, étaient également destinés à présenter la gauche comme une alternative possible, ou du moins comme une force politique nationale, digne de participer à l'exercice du pouvoir.
En résumé, on peut donc dire que par rapport à la période d'avant 1968, où la participation du PCF au gouvernement n'était envisageable que dans l'hypothèse d'une considérable montée des luttes ouvrières, et comme solution de dernier recours avant l'épreuve de force pour la bourgeoisie, une telle participation est aujourd'hui beaucoup plus facilement envisageable, tant à cause du contexte politique international qu'à cause du contexte économique. Et que cette situation ne peut évidemment que renforcer la position de l'homme qui depuis neuf ans s'est efforcé d'apparaître comme l'homme de l'union de la gauche, à savoir Mitterrand.
Parce qu'il a réussi en 1965 à obtenir le soutien sans condition du PCF, il est aussi devenu l'homme le plus capable d'imposer sa politique et ses volontés à ce PCF Et du coup il a pu réussir son OPA de juin 1971 sur le Parti Socialiste, devenant Premier Secrétaire de celui-ci le jour même où il y adhérait, précisément parce qu'il était l'homme capable d'obtenir le plus de choses du PCF, avec le moins de contrepartie. Pour couronner le tout, il ne lui restait plus qu'à réunir sous sa houlette les quelques forces de la gauche non-communiste qui étaient encore à l'extérieur du PS Les Assises Nationales du Socialisme qui se tiendront les 12 et 13 octobre consacreront vraisemblablement le ralliement de la plupart des dirigeants du PSU et de la CFDT non seulement à sa politique, comme lors des dernières élections présidentielles, mais encore à son parti.
Les limites du renouveau du parti socialiste
Ce parti, le Parti Socialiste, peut donc aujourd'hui se féliciter d'avoir succombé au charme de Mitterrand. Alors que beaucoup le croyaient mourant, sinon mort, il y a quelques années, c'est à qui s'extasiera aujourd'hui sur sa bonne mine. Il voit revenir à lui tous ceux qui l'avaient déserté ces vingt dernières années. Et certains affirment même que son attraction se fait sentir jusqu'à l'extrême-gauche.
Mais de cette renaissance électorale incontestable, encore que relative, du PS, certains en ont déduit que l'on assistait à la renaissance en France d'un grand parti social-démocrate, et ils en ont été d'autant plus surpris qu'ils avaient, il n'y a pas si longtemps, annoncé la mort de ce même Parti Socialiste.
Et il est vrai, d'ailleurs, que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le militant « socialiste » devenait au fil des ans une denrée de plus en plus rare, ayant disparu des entreprises, des quartiers et des facultés. Mais le Parti Socialiste n'en était pas réduit à rien pour autant. Du grand parti ouvrier qu'il était encore dans les années 1930, il était devenu uniquement un parti de notables. Mais c'était encore un grand parti de notables, même aux heures où il paraissait le plus malade. Un parti qui possédait non seulement des députés et des sénateurs, mais aussi, et surtout, des milliers de conseillers généraux et de conseillers municipaux, qui administrait d'innombrables communes, et qui, par ce biais-là, même à l'époque où l'UDR semblait coloniser sans concurrence l'appareil d'État, était profondément lié à celui-ci, et disposait d'une incontestable base sociale.
Alors, on revoit aujourd'hui, dans un peu tous les milieux sociaux, des gens qui se disent militants du Parti Socialiste, et cela est nouveau par rapport à la situation d'il y a quelques années. On voit de temps en temps des vendeurs de I'Unité aux bouches des métros, on rencontre des colleurs d'affiches du PS, et il y a même aujourd'hui dans les entreprises des militants syndicalistes qui se réclament ouvertement de leur appartenance au PS
Pour le Parti Socialiste, cette apparition militante n'est évidemment pas négligeable. Ses dirigeants, et Mitterrand en premier lieu, l'ont d'ailleurs ouvertement recherchée en s'adressant aux jeunes, y compris aux jeunes qui sympathisaient avec les idées gauchistes. Mais de là à croire que le PS pourrait retrouver une véritable implantation ouvrière, et être politiquement présent dans les entreprises, jouer un rôle dans les luttes - même sur la base de sa politique réformiste, bien sûr - comme la SFIO pouvait l'être encore dans les années 1930, il y a un pas qu'on ne peut pas franchir.
Ce n'est ni à cause de la constitution ou de la loi électorale gaulliste, ni même seulement à cause de l'usure provoquée par plus de dix ans d'exercice quasiment ininterrompu du pouvoir, de 1944 à 1958, que le Parti Socialiste a cessé d'être un parti ouvrier, au sens vrai du terme, c'est-à-dire organisant une fraction de la classe ouvrière. Cette évolution a été liée à un mouvement beaucoup plus profond que cela. Le déclin du PS était amorcé dès le milieu des années 30, et n'était finalement que l'envers de la montée du PCF Il était dû au fait qu'il n'y avait pas de place pour deux partis réformistes dans la classe ouvrière française, et cela tous les efforts de Mitterrand, s'il le voulait - ce qui n'est pas si sûr - n'y pourraient rien.
La social-démocratie est bien morte, ni le PSU, ni la c.f.d.t., ne peuvent la ressusciter
C'est que refaire la social-démocratie des années 1920 ou 1930 est une tâche tout simplement impossible. Parce que cette social-démocratie était, bien plus que l'oeuvre de ses militants ou de ses dirigeants de l'époque, l'héritage d'une période antérieure du mouvement ouvrier, et que quand cet héritage a été complètement dilapidé, ce ne sont pas les héritiers prodigues qui peuvent le reconstituer. Le Parti Socialiste n'est plus depuis longtemps qu'un parti de notables, petits ou grands, dont les seules préoccupations sont électoralistes. Les politiciens qui en assument aujourd'hui la direction peuvent certes essayer d'en redorer le blason, et y réussir dans une certaine mesure. Mais ils ne peuvent pas en refaire - le voudraient-ils, encore une fois - un parti implanté dans la classe ouvrière, participant à ses luttes, et capable de les diriger. Parce qu'un tel parti ne peut être que l'oeuvre de militants confondant leurs intérêts avec ceux de la classe ouvrière, et non de politiciens simplement animés de préoccupations tactiques.
Et ce ne sont pas les Assises Nationales du Socialisme qui peuvent changer quoi que ce soit à cet état de choses, même si elles aboutissent effectivement à intégrer à l'actuel Parti Socialiste, le PSU et des militants de la CFDT
Que tout ou partie des militants qui restent encore au PSU adhèrent au Parti Socialiste est certes probable. Le mouvement en ce sens a commencé il y a longtemps, et le ralliement du PSU au parti de Mitterrand est dans la logique des choses. La perspective politique dans laquelle le PSU avait été créé était celle de l'effondrement du PS, et de la construction d'une force politique capable de remplacer celui-ci sur l'échiquier politique français. Le renouveau du PS retire donc au PSU toute possibilité, non seulement de pouvoir jouer un rôle politique important, s'il en avait jamais eu, mais même de mener une politique autonome. Et il ne reste effectivement plus au PSU que d'aller jusqu'au bout du choix qu'il a fait lors des élections présidentielles de mars dernier en soutenant dès le premier tour la candidature de Mitterrand.
Mais si l'adhésion des militants du PSU au Parti Socialiste peut amener à celui-ci des forces militantes non négligeables, par rapport à celles extrêmement réduites dont il dispose, et lui permettre une plus grande présence politique, elle ne fera tout de même qu'ajouter un pas grand-chose à un autre pas grand-chose, ce qui ne fera pas un gros total.
Les Assises du Socialisme, la prise de position de la direction de la CFDT en faveur de l'adhésion des militants cédétistes au PS, amèneront peut-être aussi un certain nombre de militants de la CFDT à rejoindre le parti de Mitterrand. Encore faut-il bien voir que ces militants ne s'ajouteront pas forcément à ceux issus du PSU, car ce sont bien souvent les mêmes qui sont ainsi concernés, les militants ouvriers du PSU étant pour la plupart des militants chrétiens, syndiqués à la CFDT
Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement du nombre de militants CFDT susceptibles de rejoindre les rangs du PS Il s'agit aussi du type de militant considéré, car on ne peut pas mettre un signe d'égalité entre un militant syndical et un autre, indépendamment de la confédération à laquelle ils appartiennent. La différence d'influence dans la classe ouvrière française, et dans les mouvements revendicatifs, entre la CGT et la CFDT, est en effet bien supérieure à ce que pourraient laisser croire les seuls résultats des élections de délégués du personnel, ou le nombre de travailleurs syndiqués à telle ou telle confédération. D'une part, parce que ce n'est pas dans le même milieu social que recrutent la CFDT et là CGT, cette dernière étant en fait là seule réellement présente dans les couches les plus exploitées du prolétariat, dans celles aussi qui sont déterminantes dans les luttes sociales, alors que le recrutement de la CFDT est surtout un recrutement de techniciens... sauf dans les régions les plus arriérées, où elle recrute dans toutes les couches de la classe ouvrière, mais en tant que syndicat « non-communiste », c'est-à-dire en tant qu'ex-syndicat chrétien. D'autre part, parce qu'entre les militants recrutés par l'appareil stalinien d'une part, et ceux qui ont été attirés par l'appareil démocrate-chrétien de la CFDT d'autre part, il y a généralement une différence énorme sur le plan de la combativité, du rayonnement et du dévouement. Et quand bien même le Parti socialiste verrait adhérer un grand nombre de militants cédétistes (ce qui est loin d'être le cas le plus probable), cela ne lui fournirait pas pour autant la possibilité d'avoir une existence politique réelle dans les entreprises.
Militer en direction du p.s., ou en direction du p.c.f. ?
Voilà les limites du renouveau du Parti Socialiste. Et on comprend mal, dans ces conditions, comment des militants qui se disent des militants révolutionnaires, peuvent être désorientés par la restructuration en cours au sein de la gauche non-communiste, comme cela apparaît à la lecture de la presse gauchiste française. Pourtant, s'il y a dans les partis qui composent l'union de la gauche un parti dont les révolutionnaires doivent se préoccuper, ce n'est pas le Parti Socialiste, mais le Parti Communiste Français. Parce que le PCF a gardé, lui, une base ouvrière, et qu'il organise encore dans ses rangs nombre de militants dévoués à la classe ouvrière, et aspirant vraiment à changer le monde, au socialisme. Parce que malgré toutes ses trahisons, il est resté suffisamment marqué, aux yeux de bien des travailleurs, par ses origines et son passé, pour être aussi resté à leurs yeux le parti de la classe ouvrière et du socialisme.
Alors, bien sûr, ce parti mène une politique qui n'a plus rien à voir depuis longtemps avec la politique communiste. Une politique qui par certains côtés peut même apparaître comme plus opportuniste encore que celle du Parti Socialiste, comme la cour éhontée que les dirigeants du PCF font aux gaullistes de tout poil depuis le 5 mai dernier. Mais cela ne prouve pas que le Parti Socialiste soit aujourd'hui en quoi que ce soit plus à gauche que le Parti Communiste, bien au contraire. Dans le partage des tâches qui s'est de fait effectué entre le PS et le PCF au lendemain du premier tour des élections présidentielles, c'est effectivement au PCF qu'est revenue la charge d'essayer de gagner le maximum d'appuis et de voix sur la droite. Mais c'est bien parce que lui avait besoin de donner à la bourgeoisie et à la droite des gages de bonne volonté. Pas le PS, pas Mitterrand, qui fait partie de la famille depuis longtemps. Mitterrand peut, lui, au contraire, s'afficher avec les semi-gauchistes du PSU, ou lancer même des appels aux jeunes influencés par les idées révolutionnaires, pour qu'ils rejoignent le Parti Socialiste, parce qu'il n'a rien à craindre sur sa gauche, parce que les gauchistes qui rentreront au PS - et il y en aura, parce qu'il n'y a vraiment aucune raison pour que les gauchistes passent à côté de cet errement-là - ces gauchistes pourront parler le langage qu'ils voudront, cela ne peut avoir sur la base du PS aucune conséquence sérieuse.
C'est donc de ce qui se passe au sein du Parti Communiste Français, de ce que pensent les militants de ce parti, de leurs aspirations, de leurs espoirs, et de leurs doutes, que nous devons nous préoccuper. Non seulement parce que ce doit être une préoccupation constante des militants révolutionnaires, mais parce que ce problème risque de revêtir dans la période qui vient une importance considérable.
Le problème n'est d'ailleurs pas tant que les militants du Parti Communiste Français puissent s'opposer au dernier virage de leur parti. Bien sûr, certains ont du mal à se faire à cette cour éhontée aux gaullistes. Certains peuvent se poser des questions en lisant, comme par exemple dans l'Humanité du 26 septembre que les dirigeants de l'UDR qui soutiennent Giscard « se rallient à la droite réactionnaire », comme s'ils avaient jamais cessé d'y appartenir. Certains peuvent s'interroger sur la ligne de « l'union du peuple de France » venant remplacer l'union de la gauche ou l'union populaire, d'autres en relisant le Manifeste de Champigny, qui prend aujourd'hui un ton gauchiste à côté de ce qu'écrit quotidiennement l'Humanité. Mais il y a finalement bien peu de chances que cela ébranle profondément beaucoup de militants. Parce que quand on a été formé à l'école de la « démocratie avancée », abandonner celle-ci pour se rabattre sur un modeste « changement démocratique », qu'est-ce que cela change vraiment ?
Non, le problème véritable, c'est celui de l'attitude qu'adopteront dans les luttes, dans la période qui vient, les militants du Parti Communiste Français, surtout si le PCF voit s'ouvrir devant lui des perspectives sérieuses de participer au gouvernement, ou s'il y participe. Car nous risquons de nous retrouver alors dans une situation analogue à celle de 1944 à 1947, où le Parti Communiste Français jettera toutes ses forces dans la balance pour s'opposer au développement des mouvements revendicatifs, voire à leur simple existence. Pour beaucoup de militants du PCF, ce peut être une occasion de prendre conscience d'un certain nombre de choses sur la politique de leur parti, à partir d'une expérience concrète. Et ce peut l'être d'autant plus que les militants révolutionnaires sont aujourd'hui bien plus nombreux dans les entreprises, et bien mieux implantés, qu'ils ne l'étaient il y a trente ans, que leurs idées aussi sont mieux connues.
Mais même si une pareille situation ne devait pas se produire, même si la gauche était pour longtemps encore écartée de la mangeoire gouvernementale dont elle rêve de s'approcher, c'est de gagner à eux les militants du Parti Communiste Français, et ses sympathisants, que les révolutionnaires doivent se préoccuper. Parce que, quels que puissent être les succès électoraux ultérieurs du Parti Socialiste, et même si comme l'ambitionne Mitterrand il devançait le PCF sur le plan électoral, ce serait toujours le PCF qui jouerait un rôle déterminant dans les luttes, et toujours lui qui dévoierait de l'activité révolutionnaire les travailleurs les plus combatifs.
Et ceux qui, aujourd'hui, dans les rangs du mouvement révolutionnaire, subissent l'attraction du PS, ou s'inquiètent de voir leurs sympathisants subir cette attraction, montrent simplement qu'ils étaient plus près des politiciens sociaux-démocrates que des travailleurs communistes.