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- Lutte de Classe n°36
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La gauche bientôt au gouvernement en France ?
Les élections cantonales des 7 et 14 mars dernier ont enregistré une incontestable poussée à gauche dans le pays. Les suffrages qui se sont portés sur les candidats des trois partis qui forment l'Union de la Gauche, Parti Communiste Français, Parti Socialiste et Radicaux de Gauche, atteignent à eux seuls 51,7 % du total des suffrages exprimés. Si l'on ajoute ceux des candidats PSU et divers gauche, ils atteignent 56,2 %.
Certes, ces élections cantonales, dont l'enjeu est d'élire des conseillers généraux qui n'ont pratiquement aucun pouvoir, ne provoquent guère l'enthousiasme des Français et le taux d'abstentions est relativement important. Il le fut encore cette année, bien que dans une moindre proportion, 34,6 % contre 38,2 % en 1970. D'autre part, seule la moitié du pays votait. Pour ces différentes raisons, on ne peut en conclure que, lors d'une élection législative ou d'une élection présidentielle - les deux grandes élections qui comptent dans ce pays - on trouverait exactement les mêmes résultats.
On peut quand même en déduire que si aujourd'hui de telles élections avaient lieu, législatives par exemple, la gauche aurait de bonnes chances d'en sortir majoritaire. et c'est bien en tous cas la déduction qu'en ont tirée la droite et le gouvernement actuels. il suffit de voir l'affolement et la panique qui se sont produits dans leurs rangs pour en être convaincu.
Bien sûr, le moment d'affolement passé, cette droite a décidé de faire front. A l'appel du président de la République lui-même, elle a été invitée a resserrer ses rangs sous la direction du chef du gouvernement, Chirac, nommé coordonnateur de la majorité pour la circonstance.
Giscard a choisi sa tactique. Avant les élections cantonales, il était question d'avancer la date des élections législatives. Maintenant, plus question d'élections anticipées qui auraient toutes les chances d'amener une majorité de gauche au parlement. Les élections législatives auront lieu à la date prévue, dans deux ans, en 1978.
Les petits calculs de Giscard sont simples. En deux ans, les sentiments du corps électoral peuvent changer. De toute manière, cela donne un répit, permet de gagner du temps. Cela permettra peut-être aussi de maquiller un peu le visage de la majorité actuelle, de la faire apparaître comme un bloc soudé et uni et de réattirer à elle quelques électeurs qui se sont laissé séduire par la gauche lors de ces cantonales de 1976.
Mais Giscard mise surtout sur un changement de la conjoncture mondiale. Un certain nombre d'augures annoncent la reprise, en particulier aux États-Unis. En France, on affirme maintenant que les investissements reprendraient, et que l'activité économique devrait se redresser spectaculairement dans les prochains mois. Est-ce vrai, est-ce faux ? Bien malin sans doute qui pourrait le dire.
Ce qui est sûr en tous cas, c'est que cela ne dépend en rien de Giscard et du gouvernement français. En fait, celui-ci subira la reprise, si reprise il y a, comme il a subi la dépression en spectateur, éploré ou réjoui, c'est tout. C'est vrai d'ailleurs de tous les autres gouvernements bourgeois du monde. Cela ne l'empêchera pourtant pas de s'attribuer les mérites d'une reprise éventuelle.
C'est là-dessus que comptent Giscard et Chirac : pouvoir se présenter dans deux ans devant les électeurs comme ceux qui ont redressé la barre, qui ont au moins enrayé la progression du chômage, qui ont relancé l'activité économique.
La politique de la droite - si cela mérite le titre de politique - se résume donc à attendre et à espérer que les choses changent.
Il faut dire cependant que c'est avec l'accord, sinon I'appui de la gauche. Les résultats des élections cantonales connus, les dirigeants des grands partis de gauche, Mitterrand pour le PS et Marchais pour le PCF eux-mêmes, n'ont rien eu de plus pressé que de déclarer qu'ils ne demandaient absolument pas l'organisation d'élections législatives anticipées.
Il s'agissait bien sûr, par là, de faire savoir à la bourgeoisie - au cas bien improbable où celIe-ci aurait des doutes - qu'ils entendent jouer le jeu, qu'ils acceptent le système et le régime, qu'ils préfèrent laisser passer une occasion favorable pour eux plutôt que de prendre le risque d'y introduire un déréglement. En bref, qu'ils sont des hommes politiques responsables, responsables bien sûr devant la bourgeoisie.
Et de cela, en ce moment même, la politique suivie par les deux grandes confédérations syndicales qui sont liées respectivement au PS et au PCF, la CFDT et la CGT, vient donner un gage supplémentaire. Alors que les grèves sont nombreuses dans le pays, en particulier sur la question des salaires - les travailleurs ayant peut-être été encouragés à la lutte par ces résultats des cantonales - CFDT et CGT se refusent à les unir et à donner un objectif et des perspectives d'ensemble à la classe ouvrière. La tactique des syndicats devra être celle du « harcèlement » a dit Edmond Maire. En clair, cela signifie donc qu'il ne veut pas de lutte importante qui pourrait constituer une véritable de force avec le gouvernement.
Ainsi, droite et gauche sont d'accord pour attendre sagement 1978, et tout faire pour que rien d'important ne change d'ici-là.
Tout dépend cependant de la crise économique actuelle et de son évolution. Si elle ne s'aggrave pas, si même elle se résorbe au moins en partie, s'il y a un début de reprise, alors sans doute pourra-t-on aller cahin-caha mais sans trop d'à-coups jusqu'aux élections de 78 ?
Mais si la crise s'aggrave et si, en conséquence, les tensions sociales s'accroissent dans le pays, alors la bourgeoisie devra peut-être trouver une autre solution politique, et un remplaçant à l'actuel gouvernement, s'il s'avérait finalement trop contesté ou trop déconsidéré pour gouverner.
Et, bien sûr, si les intérêts de la majorité et du gouvernement actuels sont de se maintenir au pouvoir, ceux de la bourgeoisie sont loin de se confondre avec eux. Ils peuvent être au contraire de trouver une autre politique et d'autres hommes pour la mener.
Cette solution, où la bourgeoisie pourrait-elle la trouver ?
A droite ? Le gouvernement actuel peut encore certainement durcir sa politique dans ce sens, appuyer encore sur la propagande anti-communiste déjà cultivée par Poniatowski, tenter de gouverner d'une façon plus autoritaire. Mais dans cette direction, il a tout de même des limites qui sont en particulier celles de la majorité parlementaire.
Alors, un gouvernement plus à droite, plus autoritaire que l'actuel, s'appuyant plus nettement sur la police, sinon l'armée ? Il y a certainement dans la droite, et peut-être même dans le gouvernement actuel, des gens qui seraient partisan d'une telle solution. Mais, pour qu'elle soit mise en place, il faut aussi, dans un pays comme la France, qu'elle trouve un certain appui dans le pays. Or aujourd'hui, en France, les couches petites-bourgeoises, paysans, artisans, commerçants, étudiants, qui constituent l'appui traditionnel d'un régime de droite ne semblent nullement attirées de ce côté. Quand elles se mobilisent, qu'elles descendent dans la rue - on vient de le voir encore avec les vignerons ou les étudiants - elles regardent plutôt du côté de la gauche et de la classe ouvrière pour trouver appuis et perspectives. Et même, quand Poniatowski, ministre de l'Intérieur, parle de renforcer les dispositions légales qui permettraient au pouvoir en cas de crise d'instaurer un régime d'exception, du côté de l'appareil d'État lui-même, dans la police et dans la magistrature, s'élèvent des protestations.
Un renforcement du caractère autoritaire du régime n'est évidemment jamais à exclure. L'appareil d'État, l'armée en particulier, sont toujours là pour trancher en dernier recours si la nécessité, pour la bourgeoisie, s'en faisait sentir. L'état politique du pays - c'est ce qu'ont prouvé les dernières cantonales - n'est pourtant pas le plus propice aujourd'hui à une opération de ce genre.
L'autre solution consisterait alors à faire appel à la gauche. Le but de l'opération serait bien clair. D'une part dans l'immédiat, grâce au crédit que cette gauche a parmi les couches populaires, ouvrières mais aussi petites bourgeoises, leur faire accepter la crise, ou du moins les amener à patienter un moment en les berçant de l'espoir que cette gauche peut résoudre la crise. D'autre part à plus longue échéance, faire retomber la responsabilité de cette crise sur cette gauche qui aurait accepté d'assumer la responsabilité gouvernementale à ce moment.
Si la bourgeoisie française, poussée par les circonstances, c'est-à-dire une aggravation de la crise, faisait ce choix, alors peut-être verrions-nous Giscard avancer les élections. Ce serait alors avec le calcul conscient que cette gauche remporterait la majorité et qu'il pourrait lui confier le soin de former le gouvernement. Il n'y aurait nul besoin de changer de président de la République. La gauche, par la bouche de Mitterrand en particulier, a déjà dit maintes fois qu'en cas d'une élection législative gagnée par elle, à condition que Giscard joue le jeu et fasse appel à elle pour constituer le gouvernement, elle ne mettrait nullement en, question le président de la République. Une autre variante de la même solution pourrait consister pour Giscard à faire appel à Mitterrand pour constituer le gouvernement sans même faire appel à de nouvelles élections. Il suffirait qu'une fraction de la majorité de droite actuelle au Parlement, les centristes par exemple, accepte de soutenir un tel gouvernement.
En fait, les combinaisons parlementaires possibles sont nombreuses et il serait vain d'essayer d'en deviner par avance le détail. L'essentiel serait que la gauche, et plus particulièrement le Parti Socialiste et Mitterrand, avec ou sans le soutien d'une fraction de la droite, et avec sans doute une participation au gouvernement du Parti Communiste, acceptent la responsabilité de former le gouvernement, c'est-à-dire de prendre sur eux la responsabilité de la crise.
Évidemment, Mitterrand et la gauche ne sont pas capables d'apporter une solution à la crise. Pas plus que la droite. Pas plus qu'aucun gouvernement à l'intérieur du système capitaliste. La seule solution, c'est le renversement de ce système et la fin du capitalisme, c'est la révolution socialiste.
Tout ce qu'ils pourraient faire plus facilement que la droite - et c'est bien pour cela que la bourgeoisie pourra décider de les appeler au gouvernement - c'est faire accepter par la classe ouvrière et les autres couches de la population de subir cette crise sans trop broncher. Ils le pourraient en utilisant le crédit gagné dans l'opposition, en s'appuyant sur les syndicats, en associant même ceux-ci au gouvernement, directement ou indirectement.
Certes, cela ne durerait sans doute qu'un moment. Face à la crise il n'y a que deux alternatives, soit faire payer la bourgeoisie et les capitalistes, soit faire payer les salariés et la petite bourgeoisie.
La première solution impliquerait une mobilisation de la classe ouvrière pour lui remettre, à elle et à ses alliés populaires, le pouvoir réel : celui de contrôler le capital, sous toutes ses formes, et son emploi ; celui de contrôler la marche des entreprises et de les soumettre à un plan qui corresponde aux besoins de la population laborieuse ; celui de contrôler les banques, l'emploi du capital financier, et d'empêcher éventuellement sa fuite hors du pays.
De cela, il n'est pas question pour la gauche. Il ne lui reste donc que l'alternative de faire payer la crise par la classe ouvrière et les autres couches populaires en laissant faire le chômage et l'inflation.
L'avenir pour un tel gouvernement de gauche serait donc facile à prévoir : ce serait la désaffection vis-à-vis de ce gouvernement et la démoralisation des travailleurs ou d'une grande partie d'entre eux ; ce serait la révolte de la petite bourgeoisie contre la gauche - et derrière celIe-ci contre la classe ouvrière - qu'elle rendrait responsable de ses malheurs. C'est ce qui se produisit au Chili, par exemple, avec le gouvernement Allende.
Alors, cette petite bourgeoisie serait rejetée comme au Chili, dans les bras de la droite et celIe-ci pourrait revenir au pouvoir. Le passage de la gauche au pouvoir n'aurait été qu'un intermède pour permettre à la bourgeoisie de passer un cap difficile.
Dans le meilleur des cas, ce retour de la droite se ferait tranquillement dans le cadre du régime démocratique bourgeois actuel. A la suite de nouvelles élections par exemple, la droite retrouverait la majorité au Parlement grâce aux voix de la petite bourgeoisie, sinon même à celles d'une fraction de la classe ouvrière écoeurée par la gauche.
Mais dans le pire, si l'usure de la gauche au gouvernement se produisait avec une crise continuant de s'approfondir, au milieu des tensions sociales, de la mobilisation de la petite bourgeoisie d'un côté, de la classe ouvrière de l'autre, ce pourrait être le coup d'État militaire ou fasciste comme au Chili. Car non seulement la bourgeoisie ne verrait pas alors d'autre recours pour maintenir son ordre mais alors, de plus, les conditions politiques pour une telle solution - mobilisation de la petite-bourgeoisie contre la gauche et la classe ouvrière - seraient réunies.
Alors, la gauche prochainement au gouvernement en France ? Ce n'est plus une hypothèse complètement à exclure. C'est vrai aussi en Italie d'ailleurs, même si dans ce pays les poids proportionnels bien différents des Partis Socialiste et Communiste posent encore d'autres problèmes qu'en France.
En soi, cela ne signifierait pourtant pas forcément quelque chose de favorable pour la classe ouvrière. Si celIe-ci se contente de faire confiance à cette gauche, cela ne lui préparerait même que des désillusions. Car, gauche au pouvoir ou pas, il n'y a pas d'autre voie pour les travailleurs que de se mobiliser et de s'organiser d'abord pour défendre leurs intérêts, ensuite pour prendre le pouvoir eux-mêmes. Et le rôle des révolutionnaires, c'est d'en faire prendre conscience à la classe ouvrière.