L'expulsion de Soljenitsyne, le bilan de la « déstalinisation » et la lutte pour les libertés démocratiques en URSS01/03/19741974Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'expulsion de Soljenitsyne, le bilan de la « déstalinisation » et la lutte pour les libertés démocratiques en URSS

De « Une journée d'Ivan Denissovitch » , publié voici douze ans avec la bénédiction des autorités soviétiques, à « L'Archipel du Goulag » dont la publication en Europe vient d'amener les mêmes autorités à expulser son auteur et à lui retirer la nationalité soviétique, l'oeuvre d'Alexandre Soljenitsyne, et le sort qui lui a été fait, permettent de mesurer à sa juste valeur ce que l'on a appelé la « déstalinisation ».

C'est en effet en 1961 que la revue soviétique Novy Mir publia la première, et la seule oeuvre importante de Soljenitsyne, qui ait jamais été portée officiellement à la connaissance du public soviétique. Khrouchtchev était alors au faîte de sa puissance. Premier secrétaire du Parti Communiste de l'URSS depuis septembre 1953, président du Soviet suprême depuis mars 1958, ayant formellement réuni entre ses mains presque tous les pouvoirs qui avaient été ceux de feu Staline, le numéro un soviétique était alors attelé à la tâche de détruire la légende de son prédécesseur pour essayer de construire la sienne propre. En février 1956, lors du XXe congrès du PCUS, il avait dans son célèbre rapport « secret » dénoncé un certain nombre des crimes de Staline. Mais les choses en étaient alors restées là, ne serait-ce que parce que quelques mois plus tard les travailleurs polonais et hongrois avaient montré que la critique du « culte de la personnalité de Staline » et des « violations de la légalité soviétique » n'allait pas sans risques, si la classe ouvrière de l'URSS ou de ses satellites la prenait un peu au sérieux.

En novembre 1961, cependant, les choses semblant revenues à la normale dans le glacis soviétique, Khrouchtchev résolut d'en finir plus radicalement encore avec l'ombre encombrante de son prédécesseur. La dépouille de Staline fut enlevée du mausolée de la place Rouge. Stalingrad débaptisée devint Volgograd. Et celui qui pendant plus de vingt ans avait été l'objet d'un culte sans précédent dans l'histoire disparut presque complètement des manuels officiels.

C'est dans ce contexte que Novy Mir publia « Une journée d'Ivan Denissovitch » , le récit de vingt-quatre heures de la vie d'un prisonnier d'un des innombrables camps sibériens dans le début des années 1950. L'auteur savait de quoi il parlait : comme son héros il avait lui aussi été condamné à plusieurs années de camp à la fin de la guerre, non pas pour s'être laissé, lui, faire prisonnier, mais pour avoir critiqué la politique de Staline dans des lettres privées adressées à un ami. Sans doute ce récit était-il remarquable. Mais ce n'est pas sa qualité littéraire qui lui attira la bienveillance des autorités. C'est parce qu'il tombait juste à point pour pouvoir être incorporé dans la campagne de démolition de la légende stalinienne alors en plein développement.

Il ne manqua pas alors, en ces années 1956-1962, de beaux esprits, non seulement parmi les intellectuels occidentaux, mais aussi dans les courants se réclamant du marxisme révolutionnaire, pour expliquer que de grandes choses se passaient en URSS, et que la déstalinisation entreprise par Khrouchtchev était l'amorce d'une véritable démocratisation de la vie soviétique. La suite des événements allait montrer le manque de fondement et de sérieux de ces illusions.

C'est que sous ses dehors iconoclastes, Khrouchtchev était un bien meilleur héritier de Staline qu'il ne paraissait à certains. Pour rehausser son personnage de dictateur suprême, Staline s'était forgé dans, ses premières années de pouvoir une légende de disciple infaillible de Lénine, de meilleur héritier de celui-ci, tout en menant une politique qui était à l'opposé de celle du fondateur du parti bolchevik. En menant, lui, au contraire, une politique qui pour l'essentiel était celle de son prédécesseur, Khrouchtchev s'efforçait lui aussi de se forger sa propre légende ; s'efforçant d'apparaître à la bureaucratie comme l'homme qui voulait en finir avec les méthodes de gouvernement instaurées par le petit père des peuples.

C'est que si Staline avait incarné et défendu les intérêts des couches privilégiées de l'URSS, son règne n'avait rien eu d'idyllique, même pour les bureaucrates. Les opposants avaient certes été les premiers à connaître les cachots des isolateurs et les camps de Sibérie, aux applaudissements de tous les parvenus du régime qui voulaient jouir en paix de leurs privilèges. Mais ils n'y étaient pas restés seuls. Bien des fidèles de Staline avaient à leur tour pris le même chemin, parce que c'était dans la logique de la dictature. Et si, dans la terrible tourmente politique des années vingt et trente, les bureaucrates pouvaient accepter de vivre sous la perpétuelle menace d'un revolver braqué sur leur nuque, parce que l'expérience les avait convaincus de la nécessité, face à un prolétariat bâillonné mais numériquement de plus en plus puissant, de la dictature stalinienne, ils aspiraient tous à un autre style de gouvernement.

La « déstalinisation » fut d'ailleurs un fait bien avant que le mot ne soit prononcé. Aucun des héritiers de Staline ne pouvait en effet prétendre à sa succession pleine et entière, à la même dictature absolue et incontrôlée. Aucun ne pouvait espérer s'imposer du jour au lendemain aux sommets de l'appareil. Staline lui-même, en tant que dictateur absolu, avait été le produit de longues années de gigantesques luttes de classes... et de sombres manoeuvres d'appareils au sein de la clique dirigeante. Ce n'était pas en vingt-quatre heures qu'un successeur pouvait s'improviser. Et le retour à la « direction collégiale » - qui constitua une rupture de fait brutale avec les pratiques du temps de Staline, et qui fut finalement le phénomène le plus important de la « déstalinisation » - était en mars 1953 la seule solution qui s'offrait aux dirigeants soviétiques.

Car il est vrai que les moeurs politiques soviétiques connurent après la mort de staline, du moins en ce qui concerne les sphères dirigeantes, un changement qui pour être tout relatif n'en était pas moins important pour les intéressés. mis à part l'assassinat de béria qui - si l'on en croit les révélations de certains dirigeants soviétiques - fut une action collective du politburo contre celui des successeurs possibles de staline qui, parce qu'il était le maître de la police politique, apparaissait à ses collègues comme le plus dangereux, tous les différends politiques qui surgirent depuis mars 1953 au sein de l'état-major soviétique connurent un dénouement pacifique. malenkov, molotov, boulganine, et tous les autres membres du prétendu « groupe antiparti » écartés de la direction par khrouchtchev s'en tirèrent avec la vie sauve, comme khrouchtchev lui-même fut admis à faire valoir ses droits à la retraite pour « raisons de santé » par brejnev et kossyguine.

Les admirateurs politiques de Khrouchtchev, ceux qui ont voulu voir en lui un champion de la démocratisation de la société soviétique, voire du retour aux sources léninistes, présentent l'élimination de celui-ci comme une victoire des « durs » comme un coup d'arrêt à la « déstalinisation ». Mais c'est précisément ne rien comprendre à ce que fut, en fait, cette « déstalinisation ».

Le « dégel » littéraire et artistique qui marqua le règne de Khrouchtchev n'avait en effet que les apparences d'une libéralisation. C'était une opération soigneusement contrôlée, pendant laquelle tout ce qui était publié en URSS l'était sous la surveillance attentive des autorités. La seule différence était que ce qui avait alors l'heur de plaire aux dirigeants n'était pas la même chose que ce qui plaisait quelques années plus tôt.

C'est d'ailleurs Ilya Ehrenbourg, le plus bel exemple de prostitution intellectuelle sous Staline, qui lança l'expression « le dégel ». Et le Tvardovski qui publia « Une journée d'Ivan Denissovitch » dans Novy Mîr n'avait-il pas lui aussi été l'un des poètes officiels de Staline, ne se distinguant en rien par la bassesse et la flagornerie de ses congénères ?

Ce ne fut d'ailleurs pas la chute de Khrouchtchev qui fut le signal des difficultés que connut Soljenitsyne pour faire éditer ses oeuvres. Dès 1963, « La Maison de Matriona » , qui ne pouvait pas servir aux mêmes buts politiques que « Une journée d'Ivan Denissovitch » fut en butte à l'hostilité de toute la critique. Et « Le Premier Cercle » se heurtait déjà au mur de l'administration quand Khrouchtchev fut déposé.

C'est que Khrouchtchev n'était pas un « libéral » qui fut remplacé par des nostalgiques du passé stalinien. Et dans la lutte qui opposa Khrouchtchev à la majorité de la camarilla dirigeante en octobre 1964, c'est même ceux qui s'opposèrent à Khrouchtchev qui étaient les plus fidèles à la ligne de la « déstalinisation » dans la mesure où ils voulaient empêcher Khrouchtchev de concentrer trop de pouvoir entre ses mains, et où ils aspiraient à maintenir les garanties que constituait pour eux le principe de la « direction collégiale ».

Ces luttes de coulisse dans les sphères dirigeantes du parti et de l'état soviétique tracent d'ailleurs les limites de la prétendue « libéralisation » et, à plus forte raison, de la prétendue « démocratisation », dont la politique de khrouchtchev était, pour certains, le prélude.

La stabilité qu'a connue la bureaucratie soviétique dans la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, elle-même liée à la stabilité relative que connaît l'impérialisme depuis maintenant près de trente ans, lui a permis d'éviter une dictature aussi sanglante que l'avait été celle de Staline, après la mort de celui-ci. Et inversement, les hommes, ou plutôt l'homme qui est à la tête de l'URSS ne peut espérer concentrer entre ses mains des pouvoirs aussi étendus, aussi illimités et aussi incontrôlés que Staline, tant que la bureaucratie soviétique n'aura pas vécu d'expérience historique qui la convainque de la nécessité d'une telle dictature. Mais le régime politique qui existe aujourd'hui en URSS n'est cependant rien moins que démocratique. Ce sont toujours des cercles extrêmement limités qui prennent les décisions, sans que jamais non seulement les masses, mais même des couches un tant soit peu larges de la population, aient leur mot à dire, ou soient simplement consultées.

Comme toute couche de privilégiés, la bureaucratie soviétique aspire à pouvoir profiter pleinement de ses privilèges. Elle aspire à une forme de pouvoir politique qui lui permettrait de régler démocratiquement ses problèmes en son sein, à pouvoir profiter librement de ses privilèges, comme les intellectuels soviétiques aspirent à pouvoir lire et écrire ce qu'ils ont envie de lire ou d'écrire. Mais les bases sociales de la bureaucratie sont trop étroites pour lui permettre de réaliser ce rêve. Tout ce qu'elle a pu s'octroyer, en matière de liberté, depuis la mort de Staline, c'est la caricature de libéralisation réalisée dans les faits, dès le lendemain de celle-ci, par les héritiers de Staline, et qui s'est tant bien que mal survécue depuis vingt ans. Et le fait même que pendant toute cette période de stabilité politique, que pendant toute cette période où en URSS même le prolétariat n'est jamais apparu en tant que tel sur la scène de l'histoire, la bureaucratie n'ait pas été capable de s'offrir, ne serait-ce que pour elle-même, plus de liberté, est significatif de son incapacité fondamentale à exister dans un autre cadre que celui d'une dictature politique.

Et cette dictature était la même à l'époque de la publication à grand fracas de « Une journée d'Ivan Denissovitch », en 1962, qu'aujourd'hui, au lendemain de l'expulsion de l'auteur de « L'Archipel du Goulag ». Comme le Soljenitsyne que la presse soviétique vilipende aujourd'hui est le même que celui qui faillit se voir décerner le prix Lénine il y a dix ans.

Les autorités soviétiques, et à leur suite les dirigeants des Partis Communistes occidentaux ont justifié l'expulsion de Soljenitsyne par le fait que celui-ci ne serait qu'un vulgaire réactionnaire, qu'un ennemi de l'Union Soviétique.

Sans aucun doute, Soljenitsyne est-il un réactionnaire. Le courage de l'homme qui, après des années de camp de concentration et de déportation n'a jamais renoncé à la lutte pour avoir le droit de s'exprimer, qui a tenu à mener cette lutte en URSS même, refusant jusqu'au bout de quitter de son plein gré le territoire russe, ne doit pas nous aveugler sur ce qu'il est et sur ce qu'il représente.

Car le fait de s'opposer à la dictature de l'appareil, de réclamer plus de « liberté » en général, ne suffit pas pour caractériser politiquement un homme. tous ceux qui, en u.r.s.s., ne partagent pas le point de vue des cercles dirigeants ne peuvent que s'opposer à eux, quelle que soit la couche sociale dont ils représentent les aspirations, ou se taire. et la question qu'il faut se poser à propos de tous les courants oppositionnels qui existent en u.r.s.s., c'est d'abord de savoir pour qui ils réclament plus de liberté.

L'anéantissement physique de l'avant-garde révolutionnaire, de l'opposition trotskyste, a été mené si radicalement par le stalinisme dans les années 30, la coupure a été si profonde, qu'on ne peut que constater aujourd'hui l'absence en URSS de courants politiques se situant sur les positions du prolétariat révolutionnaire.

Mais cette constatation ne permet pas pour autant d'écrire un signe d'égalité entre les différents courants de l'opposition soviétique.

Des hommes comme Grigorenko, qui appartiennent pourtant aux couches privilégiées de la société (ou plutôt qui y appartenaient avant le début de la persécution dont ils sont l'objet, car le statut d'un membre de la bureaucratie est toujours très aléatoire) ne se contentent pas de réclamer plus de liberté ou plus de démocratie pour eux-mêmes. Grigorenko en particulier a consacré la plus grande partie de son activité à la défense des droits des minorités opprimées de VU. R. S.S..

On ne saurait en dire autant de soljenitsyne. jusqu'à une date récente les idées politiques de celui-ci étaient assez peu connues à l'occident ses prises de positions en ce domaine rares parce qu'il préférait n'apparaître que comme un écrivain luttant pour avoir le droit de publier ses écrits. mais cela était déjà un choix politique. comme était aussi un choix politique le fait de ne s'être jamais démarqué des prises de position pro-occidentales d'un sakharov, auquel il a par contre apporté son soutien et sa caution en acceptant de figurer sur la liste du comité pour « la défense des droits de l'homme » fondé par celui-ci.

L'évolution philosophique de Soljenitsyne était également significative. L'étudiant en mathématiques, membre des Jeunesses Communistes et « boursier Staline », chargé de la rédaction du journal mural de sa faculté à la veille de la guerre, le capitaine d'artillerie qui critiquait, paraît-il, Staline en s'appuyant sur les classiques du marxisme-léninisme dans sa correspondance privée en 1945 s'est finalement converti à un christianisme, qu'il ne proclame pas à sons de trompe, mais qui imprègne toute son oeuvre. Cette philosophie ne peut être que le refuge d'un intellectuel dont les préoccupations et les aspirations sont tout autres que celles des masses exploitées de l'Union Soviétique.

Pour ceux qui gardaient encore cependant quelques illusions sur le caractère réactionnaire de la pensée de Soljenitsyne, les éditions Ymca Press (celles-là mêmes qui ont édité « L'Archipel du Goulag » ) viennent de faire paraître en russe pour la première fois un texte politique de Soljenitsyne, intitulé « Lettre aux chefs de l'Union Soviétique » , dont Le Monde a rendu compte dans son numéro du 5 mars 1974.

Le caractère passéiste de la pensée de Soljenitsyne y apparaît dans toute son étendue, si l'on en croit le rédacteur du Monde qui écrit: « Admirateur du passé, et pessimiste quant à l'avenir, l'auteur (Soljenitsyne) évoque avec nostalgie la vieille orthodoxie d'avant Pierre le Grand : c'est à partir des réformes décidées par ce dernier qu'a commencé le déclin du régime autoritaire, mais il en a été de même à l'Ouest: toute la crise de la civilisation occidentale, estime-t-il, a commencé avec la Renaissance et les encyclopédistes du dix-huitième siècle ».

Mais ce n'est pas simplement par sa nostalgie du passé que Soljenitsyne est réactionnaire. Il l'est aussi au sens politique propre du terme. Et Le Monde écrit par exemple que « Soljenitsyne ne cache pas son mépris pour le « déchaînement de la démocratie » auquel donnent lieu les campagnes électorales à l'Ouest... les excès des revendications syndicales « lorsque n'importe quel groupe professionnel a pris l'habitude d'arracher pour soi le meilleur morceau à un moment difficile pour sa nation », l'impuissance des « démocraties les plus respectables devant « une poignée de terroristes morveux », la « faiblesse du sentiment national » qui amène les États-Unis à perdre la partie devant « le petit Vietnam du Nord ».

En fait, à travers cette analyse de la « Lettre aux chefs de l'Union Soviétique » , le Soljenitsyne qui apparaît est encore plus réactionnaire que tout ce qu'on pouvait imaginer à travers ses romans. C'est un nationaliste russe, qui reproche surtout aux dirigeants soviétiques d'être « marxistes » et de « persécuter » la religion, et qui est lui aussi partisan d'un régime autoritaire.

Le Monde cite d'ailleurs une phrase de Soljenitsyne qui en dit long sur le sens des libertés qu'il réclame en URSS : « Admettez - écrit-il - la liberté de l'art, de la littérature, la liberté d'édition non pas pour les livres politiques - Dieu nous en garde ! - non pas pour les proclamations ou pour les tracts électoraux, mais pour les recherches philosophiques, morales, économiques et sociales ».

La liberté que réclame Soljenitsyne, c'est donc celle pour les intellectuels dans son genre d'écrire et de publier ce qui leur plaît. Mais ce n'est en aucun cas le droit pour les travailleurs de l'URSS d'intervenir dans les affaires de l'État, et encore moins d'exercer le pouvoir. Sur le plan politique, Soljenitsyne est finalement bien plus proche des bureaucrates du Kremlin... ou des bourgeois occidentaux, que des travailleurs révolutionnaires.

Mais cela ne justifie évidemment pas le geste que viennent de faire les dirigeants soviétiques en expulsant soljenitsyne. car aussi réactionnaires que soient les idées de celui-ci, il n'a pas fait, et ne pourra pas faire, à la cause du socialisme, la millième partie du tort que lui ont causé non seulement staline, mais également les successeurs de celui-ci, qu'ils s'appellent khrouchtchev ou brejnev. et la bureaucratie soviétique, qui a été à la fois le produit et l'instrument du plus formidable mouvement de réaction à l'échelle mondiale que l'humanité ait connu, qui a fait du socialisme une caricature monstrueuse, qui a démoralisé et éloigné de l'activité militante des milliers de prolétaires révolutionnaires, est bien mal placée pour juger un soljenitsyne, qui n'est finalement qu'un produit de sa domination.

Car de deux choses l'une. Ou bien Soljenitsyne ne représente que lui-même, ne représente qu'une exception dans une population soviétique tout entière gagnée au régime et à ses dirigeants. Et l'on ne comprend pas alors pourquoi ceux-ci déploient tant de hargne et d'énergie pour le réduire au silence. Ou bien il représente véritablement un certain courant social, et cela juge le régime de Brejnev, car si plus de cinquante ans après la Révolution d'Octobre, si plus de trente ans après que Staline ait triomphalement proclamé le socialisme enfin réalisé en URSS, il existe encore dans ce pays des nostalgiques du passé et des hommes qui cherchent espoir et consolation dans la pensée religieuse, ce n'est pas tant ces hommes que la société qui leur a donné naissance que cela condamne.

D'ailleurs, en expulsant Soljenitsyne, ce n'est ni le « réactionnaire » ni le mystique que la bureaucratie a expulsé. C'est l'écrivain de talent qui a peint d'une lumière si crue, non seulement le monde des camps de concentration sous Staline, mais la société soviétique tout entière, celle de Staline comme celle de Brejnev.

Les défenseurs honteux de la bureaucratie se consoleront peut-être en se félicitant de ce que soljenitsyne n'ait été qu'expulsé, alors que chacun sait que quelques dizaines d'années auparavant, son sort aurait sans doute été réglé bien plus radicalement. nous laisserons ces gens-là à ces maigres consolations. mais il est vrai que le fait que soljenitsyne ait pu vivre, bien que sous surveillance policière constante, douze ans en liberté, alors que la police politique savait pertinemment qu'il faisait éditer ses oeuvres à l'étranger, que le fait aussi que les autorités soviétiques aient finalement choisi de l'expulser, et non de le renvoyer en sibérie, est aussi significatif des changements survenus en u.r.s.s. depuis la mort de staline. car à tout prendre, le capitaine d'artillerie soljenitsyne qui fut condamné à dix ans de camp de concentration pour avoir critiqué staline dans une lettre privée était infiniment moins « coupable » aux yeux de la bureaucratie que l'écrivain dont l'oeuvre constitue un véritable réquisitoire contre la société tout entière.

La mansuétude relative dont Soljenitsyne a bénéficié pendant ces douze ans n'est d'ailleurs pas un cas isolé. Car si les éléments les plus radicaux de l'intelligentsia soviétique, comme les Grigorenko, ou ceux qui ne bénéficient pas de la protection relative que constitue une notoriété nationale et internationale sont impitoyablement pourchassés, emprisonnés, ou « hospitalisés » de force dans des cliniques psychiatriques, un certain nombre d'intellectuels russes célèbres, à commencer par Sakharov, bien qu'en butte à mille difficultés et à mille tracasseries, ont pu pendant des années défendre plus ou moins publiquement des idées oppositionnelles, et continuent encore à le faire.

C'est que là aussi les sommets de l'appareil d'État soviétique ne se sentent peut-être pas les mains tout à fait assez libres, vis-à-vis de l'ensemble de la bureaucratie, pour pouvoir mener la répression à leur guise, suivant les moyens les plus radicaux. Et cela semble indiquer que des couches non négligeables de la bureaucratie se reconnaissent en Soljenitsyne et Sakharov.

Quoi qu'il en soit, et tout en sachant que Soljenitsyne n'est pas dans leur camp politique, tout en sachant que le jour où le prolétariat soviétique reprendra la parole et exigera son dû, les Soljenitsyne et leurs semblables se rangeront vraisemblablement dans le camp des oppresseurs, les travailleurs conscients ne peuvent que condamner sans la moindre hésitation la mesure que viennent de prendre les dirigeants soviétiques.

Car même si les Sakharov et les Soljenitsyne défendent des idées et des intérêts qui ne sont pas ceux de la classe ouvrière, même s'ils reflètent idéologiquement les aspirations de certaines couches de la bureaucratie soviétique, voire la pression de l'idéologie bourgeoise (ce qui est de toute manière le cas de l'ensemble de la bureaucratie) le régime dictatorial qui vient de frapper Soljenitsyne n'est pas dirigé seulement contre quelques intellectuels passéistes. Il est d'abord et avant tout dirigé contre le prolétariat russe, destiné à étouffer la voix de celui-ci. Et les révolutionnaires sont convaincus que c'est d'abord et avant tout au prolétariat soviétique que profiterait l'élargissement des libertés démocratiques pour lequel l'Opposition de Gauche s'est battue pendant des années, jusqu'à son anéantissement par Staline, et que le prolétariat soviétique mettra au coeur de son programme lorsqu'il repartira à la conquête du pouvoir dont la bureaucratie l'a dépossédé.

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