L'exemple des ministres communistes portugais ouvre-t-il des perspectives aux partis communistes occidentaux ?01/09/19741974Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'exemple des ministres communistes portugais ouvre-t-il des perspectives aux partis communistes occidentaux ?

La participation de ministres membres du PC au gouvernement du Portugal est indiscutablement un fait politique dont la signification dépasse à bien des égards le seul cadre de la vie politique portugaise. A l'exception de cas très particuliers, les partis staliniens sont écartés de toute participation gouvernementale dans le monde occidental depuis plus de vingt-cinq ans. Or voilà que le PC portugais, à peine sorti de la clandestinité, accède à des responsabilités gouvernementales auxquelles ses semblables, même ceux qui sont bien plus puissants, postulent vainement depuis un quart de siècle.

La décision d'appeler des représentants du PC au gouvernement eût été le fait de la seule bourgeoisie portugaise qu'elle aurait mérité la plus grande attention. Mais de toute évidence, tel ne peut pas être le cas. Pour que les hommes politiques de la bourgeoisie portugaise puissent franchir le pas, il leur aura fallu au moins l'accord tacite de la bourgeoisie des puissances impérialistes dominantes, des États-Unis et dans une certaine mesure, de la Grande-Bretagne.

Et pas seulement en raison des liens de dépendance de la bourgeoisie portugaise à l'égard de celle de ces deux puissances. Mais aussi parce que l'impérialisme américain a été pendant de longues années le gardien vigilant du respect de l'ostracisme à l'égard des PC dans tous les pays capitalistes sans exception. Même si le cas du Portugal doit rester un cas d'espèce, une expérience unique, pour qu'il ait pu être réalisé, il aura fallu une modification dans l'attitude de l'impérialisme américain. Mais l'expérience de la bourgeoisie portugaise soulève d'autant plus la question de l'attitude des bourgeoisies des pays occidentaux à l'égard de leurs PC qu'elle s'intègre dans toute une évolution allant dans le sens d'une certaine intégration des PC dans la vie politique nationale ; évolution qui, si elle est loin d'être poussée jusqu'à sa conséquence ultime ailleurs qu'au Portugal, n'en existe pas moins dans d'autres pays occidentaux.

Il y a évidemment le cas de deux autres pays, dont la bourgeoisie a à affronter des problèmes économiques, sociaux et politiques similaires à ceux de la bourgeoisie portugaise, la Grèce et l'Espagne. Dans le cas de la Grèce une éventuelle association des PC aux responsabilités gouvernementales est une des solutions plus ou moins ouvertement envisagées dans les milieux politiques au pouvoir eux-mêmes. Dans le cas de l'Espagne, l'évolution des choses va moins loin, puisque c'est au sein de la seule opposition que le PCE. trouve du répondant à ses multiples offres de service. Mais il en trouve, y compris dans les milieux les plus réactionnaires, comme en témoigne cette conférence de presse du 30 juillet au cours de laquelle Santiago Carillo, secrétaire général du Parti Communiste Espagnol, et Calvo Serer, conseiller de Don Juan, prétendant au trône d'Espagne, envisageaient ensemble, et au nom d'une même « junte démocratique » l'avenir de l'Espagne après Franco.

L'attitude favorable de certaines fractions des forces politiques de la bourgeoisie à l'égard du PC en Grèce ou en Espagne, n'implique nullement que la bourgeoisie de ces pays soit décidée à imiter l'exemple du Portugal. Elle indique que c'est une solution politique qu'elle n'écarte pas d'emblée. Et ce n'est déjà pas une mince affaire pour l'ensemble des partis staliniens après un quart de siècle de vaches maigres et de chasse aux sorcières. Suffisamment pour que tous les PC, qui ont une existence réelle, y compris les deux plus puissants d'Europe occidentale, les PC français et italien, y puisent un regain d'espoir. D'autant que le PCF, en particulier, a de quoi étayer son optimisme quant à ses chances d'être un jour associé au pouvoir par le déroulement même de la campagne des présidentielles. Non seulement il s'est trouvé une force politique que la bourgeoisie reconnaît pleinement comme sienne pour associer le PCF à ses chances de victoire, mais, de surcroît, elle a pu le faire sans que la bourgeoisie lui en tienne rigueur. S'associer au PCF comme l'a fait Mitterrand n'est plus marqué du sceau de l'infamie comme cela eût été le cas il y a quelques années. Au contraire, c'est préserver la possibilité d'une solution politique pour laquelle l'heure n'est certainement pas venue - et ne viendra peut-être pas de sitôt - mais dont la bourgeoisie envisage sans affolement l'éventualité.

L'assouplissement de l'attitude des bourgeoisies occidentales à l'égard des PC - voilà un des aspects de l'évolution. Mais assouplissement prudent, qui donne la mesure de la méfiance que la bourgeoisie continue à entretenir à l'encontre des partis staliniens. Jusqu'à preuve du contraire pour la bourgeoisie, les PC restent des partis sur lesquels elle ne peut. pas compter aussi totalement, avec autant de certitude qu'elle peut compter -sur les partis sociaux-démocrates par exemple.

 

Les raisons de l'ostracisme a l'égard des PC...

 

L'obstacle à l'intégration des PC dans la vie politique bourgeoise n'est plus absolu, de classe, depuis très longtemps. Les partis staliniens ne sont pas, ne veulent et ne peuvent plus être instruments de la révolution prolétarienne. Au sens social profond, leur « social-démocratisation » est parachevée, en ce sens que tout en s'appuyant sur les travailleurs, ils sont devenus des éléments de stabilisation - voire principal élément de stabilisation - de l'ordre bourgeois ; en ce sens encore que leur seule perspective politique, dans la mesure où le but ultime de tout parti politique est d'arriver au pouvoir, est d'y arriver dans le cadre de l'État bourgeois, pour servir de gardien de l'ordre bourgeois, et non point pour renverser celui-ci.

C'est justement parce que cela est, et parce que la bourgeoisie le sait, qu'elle a pu dans le passé associer les PC au pouvoir, comme elle l'a fait dans un certain nombre de pays capitalistes occidentaux à la fin et au lendemain immédiat de la dernière guerre mondiale.

Cependant, cette « social démocratisation » des PC s'est faite à travers une évolution originale, liée au processus de dégénérescence de l'État soviétique ; évolution qui a laissé des marques profondes sur les partis qui composent le mouvement stalinien et qui a donné à ce dernier ses particularités qui le distinguent de la social-démocratie. Particularités qui, justement, le rendent suspect aux yeux de la bourgeoisie et peu fiable du point de vue de la défense intégrale de ses intérêts.

C'est le souffle puissant de la révolution russe qui avait naguère arraché les partis communistes à la social-démocratie - et donc à la mainmise de la bourgeoisie - et qui, en même temps qu'il a créé des rapports nouveaux entre ces partis et la classe ouvrière a lié le destin de ces partis à celui de la révolution russe. C'est la dégénérescence de la révolution russe qui leur a fermé la voie de la transformation en partis révolutionnaires compétents, susceptibles de diriger le prolétariat vers la prise du pouvoir. C'est enfin la bureaucratie, fruit de cette dégénérescence qui, pour gagner les bonnes grâces de la bourgeoisie en certaines circonstances, a. servi d'entremetteuse entre cette dernière et les PC et qui, en mobilisant les seconds pour colmater les brèches de l'ordre social de la première, les a engagés sur la voie de la « social-démocratisation ».

La boucle n'est cependant pas tout à fait bouclée. L'évolution qui ramenait les PC progressivement dans le giron de leur bourgeoisie n'a pas encore complètement résorbé la rupture du lendemain d'Octobre précisément parce que cette évolution s'est faite, et se fait encore dans une certaine mesure, de moins en moins il est vrai, sous l'influence de la bureaucratie soviétique. L'influence de la bureaucratie sur les PC était un facteur d'intégration de ces derniers dans l'ordre social bourgeois. Mais elle est en même temps un obstacle à ce que cette intégration soit totale. D'une part, parce que la bourgeoisie ne peut faire confiance qu'à des partis qui lui sont dévoués directement à elle et non pas par l'entremise d'une force sociale qui lui est étrangère. D'autre part, parce que les PC n'étant utiles à la bureaucratie que s'ils ont une influence sur la classe ouvrière - c'est, précisément, cette influence que la bureaucratie pouvait marchander avec la bourgeoisie - ils sont particulièrement soucieux de ne pas se laisser arracher cette influence. D'où leur préoccupation constante de ne pas tolérer d'ennemis à gauche, de ne pas se laisser déborder, quitte à prendre l'initiative de certaines luttes pour couper l'herbe sous les pieds d'éventuels concurrents sur la gauche.

D'un parti qui la représente au sein de la classe ouvrière, la bourgeoisie n'exige pas seulement de ne pas être suspect de menacer son ordre social. Elle exige de ne même pas menacer ses intérêts les plus immédiats, et plus encore, d'être prêt, si elle l'exige, à sacrifier son audience, son implantation, son existence, à la défense même de ces intérêts immédiats.

Liens avec Moscou, sensibilité excessive à l'égard de la classe ouvrière, ces deux obstacles, liés, à l'intégration pleine et entière des PC dans la vie politique nationale bourgeoise ont une importance plus ou moins grande suivant l'époque, suivant les circonstances. Étant entendu que l'évolution de fond va dans le sens d'une « social-démocratisation » croissante des PC, à la fois au détriment de leurs liens avec l'État soviétique et de leurs liens particuliers avec la classe ouvrière.

 

Et les raisons de l'assouplissement actuel de l'ostracisme

 

Ayant choisi avec la « guerre froide » d'isoler l'Union Soviétique, l'impérialisme américain ne pouvait en aucun cas tolérer que des partis susceptibles d'avoir la moindre complaisance à l'égard de l'URSS puissent appartenir aux gouvernements des pays occidentaux. La chasse aux sorcières contre les partis staliniens - voire même contre les plus vagues compagnons de route ou accusés simplement de l'être comme aux temps les plus noirs du maccarthysme - était le pendant de la politique du « containment ».

Avec quelle servilité ceux-là même qui, aujourd'hui en France par exemple tendent la main au PC, avaient alors emboîté le pas, tout le monde s'en souvient. Non seulement il n'était pas question pour un homme politique bourgeois de seulement envisager une éventuelle participation du PC à des responsabilités gouvernementales sans se suicider politiquement, mais le simple fait de recueillir les votes du PC à un scrutin parlementaire était considéré comme une tare telle qu'un aussi fameux « homme de gauche » que Mendès-France refusait de s'en encombrer.

Mais c'est précisément sur ce plan que les choses ont changé. En partie parce que la dépendance des PC à l'égard de la bureaucratie a subi bien des érosions. Même dans les partis considérés naguère comme les plus fidèles, tel le PCF, les manifestations publiques du relâchement de ces liens ne manquent plus. Le PCF lui-même n'est plus inconditionnel dans ses prises de positions politiques. 0h, certes, pour la bourgeoisie, le fait que le PCF se démarque partiellement de l'URSS sur l'affaire Soljenitsyne ou sur l'invasion de la Tchécoslovaquie n'est pas une garantie suffisante pour le futur. Ce sont simplement des signes prometteurs.

Mais ce qui est déterminant dans l'attitude plus souple des bourgeoisies à l'égard des PC ce n'est pas tant le changement intervenu dans le rapport de ceux-ci avec la bureaucratie, que l'importance que le gardien principal de l'ordre bourgeois, l'impérialisme américain, accorde à ce rapport.

L'offensive du Têt en 1968, en soulignant l'incapacité de l'impérialisme américain à l'emporter contre la guerre d'émancipation du peuple vietnamien, a sonné le glas de la politique du « containment ». La stratégie visant à isoler le bloc soviéto-chinois, et à empêcher tout pays faisant partie de la zone d'influence occidentale à basculer dans l'autre, venait de montrer à la fois son inefficacité et son caractère coûteux. Révisant la politique poursuivie depuis le début de la guerre froide, l'impérialisme américain a décidé d'élaborer une nouvelle stratégie globale, plus souple, comportant des règlements partiels - et éventuellement globaux - avec l'URSS, ainsi qu'avec la Chine, acceptant par avance que les limites des blocs soient plus mouvantes, à condition de l'être dans les deux sens.

Cette stratégie nouvelle qui implique des relations de négociation et, quand faire se peut, de collaboration avec l'URSS et avec la Chine, a comme corollaire sur le plan intérieur, des relations plus souples avec les PC, en tous les cas, la fin de l'ostracisme qui les frappait. Comme pendant la période de la guerre et de l'immédiate après-guerre quoique pour des raisons différentes, l'impérialisme américain est plus tolérant, laisse davantage les mains libres aux bourgeoisies alliées, pour se servir des PC si elles l'estiment utile, jusques et y compris les faire participer aux responsabilités gouvernementales.

La bourgeoisie portugaise a saisi cette possibilité. Elle a fait appel au PC afin que celui-ci lui facilite auprès de la classe ouvrière la transition après un régime de dictature devenu inadapté, et aide à embrigader les travailleurs au service du relèvement économique du pays.

Il serait faux d'en conclure que d'autres bourgeoisies auront hâte à l'imiter. Car même si l'hypothèque du veto américain est levée, il n'en demeure pas moins que chaque bourgeoisie, du strict point de vue de ses propres intérêts, se méfie du PC, en raison de sa trop grande sensibilité à la pression de la classe ouvrière. Car cet aspect des choses demeure.

La bourgeoisie n'a toujours pas la preuve, comme elle l'a pour la social-démocratie, qu'un PC est prêt à se suicider plutôt que de laisser des luttes ouvrières se développer, lorsque la bourgeoisie tient à ce qu'elles soient freinées. Elle a même plutôt des preuves du contraire. 1968 est encore frais dans les mémoires et la bourgeoisie française n'est pas prête à pardonner au PC d'avoir pris le risque d'une grève générale plutôt que celui de voir le mouvement lui échapper au profit éventuel des « gauchistes ».

Certes, les luttes dont un PC prend l'initiative ou la direction pour cette raison ne menacent jamais les fondements de l'ordre bourgeois. Certes, un PC ne peut pas être entraîné sur le terrain de la lutte révolutionnaire. Mais son désir, que la bourgeoisie estime excessif, de ne pas se couper de la classe ouvrière, fait tout de même courir des risques à la bourgeoisie, ne serait-ce que celui d'être obligée de débourser plus qu'elle n'en a envie. Le fait de freiner des luttes n'excuse pas, aux yeux des bourgeois, la responsabilité de les avoir lancées. D'autant moins que la capacité de les lancer n'implique pas la capacité de les arrêter. Quelle confiance la bourgeoisie ferait-elle à un parti qui, parce qu'en certaines circonstances il met ses intérêts de parti avant ceux de la bourgeoisie, est susceptible d'aggraver les secousses sociales au lieu de les arrêter ?

L'expérience du Portugal, c'est-à-dire la capacité du PC portugais de bloquer les luttes ouvrières au prix de la perte de son influence fraîchement acquise, sera certainement un élément d'appréciation non négligeable dans le jugement que porteront d'autres bourgeoisies sur le possibilité de faire appel à leur PC Jusqu'ici, du point de vue des bourgeois, l'expérience est loin d'être probante. Il n'est cependant pas exclu que d'autres expériences comme celle du Portugal soient tentées, en particulier par la bourgeoisie des pays confrontés aux mêmes problèmes que la bourgeoisie portugaise.

Mais plus généralement, les chances des PC de participer au pouvoir sont liées à l'aggravation de la situation économique. Autant toute bourgeoisie est réticente devant l'idée de confier la gestion normale de ses affaires à un PC, autant ses hommes politiques préparent cette solution comme une solution d'extrême nécessité, circonstancielle, pour préserver la possibilité de sortir éventuellement de la crise en tentant de domestiquer la classe ouvrière et de lui imposer des sacrifices par l'intermédiaire de ses propres organisations.

Mais même en cas de crise, la bourgeoisie a bien d'autres solutions en préparation. Des solutions qui exigent non pas que la classe ouvrière soit domestiquée, mais qu'elle soit brisée. Et la responsabilité principale des PC est de tout miser sur une perspective politique que l'accession du PC portugais au pouvoir a rendue à peine moins aléatoire, au lieu de préparer la classe ouvrière aux combats qui l'attendent en cas de crise.

 

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