France : les révolutionnaires et le problème de l'unité, huit ans après mai 6801/05/19761976Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

France : les révolutionnaires et le problème de l'unité, huit ans après mai 68

Lors des élections législatives partielles de Tours (9 mai 1976), trois candidats se réclamaient de l'extrême-gauche : celui de Lutte Ouvrière, le candidat de la Ligue Communiste Révolutionnaire, et une candidate « soutenue » par le PSU et par les groupes maoïsants Révolution et G.O.P. (Gauche Ouvrière et Paysanne).

Cette multiplicité des candidatures ne pouvait évidemment qu'amener un éparpillement des voix, déjà peu nombreuses, susceptibles de se porter sur l'extrême-gauche (LO a finalement recueilli 0,58 % des voix, la LCR. 0,35 %, et la candidate PSURévolution-G.O.P. 0,33 %). Mais elle était dans la logique des choses. Et tout compte fait, le mouvement révolutionnaire n'est pas apparu plus divisé à Tours, sur le plan, électoral, qu'il ne l'est le reste du temps, sur tous les autres terrains de lutte.

Les polémiques suscitées dans l'extrême-gauche par ces élections ne vaudraient donc pas la peine qu'on revienne dessus, si elles ne posaient pas un problème plus général : celui de l'attitude que doivent observer entre eux, aujourd'hui, les groupes se réclamant de l'extrême-gauche. La LCR, comme la coalition PSU-Révolution-G.O.P., se sont efforcées en effet de faire porter le débat, moins sur les divergences politiques qui ont amené ces trois candidatures, que sur la question de savoir qui était « responsable » de cette situation. Chacun affirmant de son côté qu'avec un peu de bonne volonté, il aurait été possible d'aboutir à une candidature commune de l'extrême-gauche. Chacun accusant l'autre, et Lutte Ouvrière, d'être responsable par sectarisme de cette multiplicité de candidatures.

La LCR a qualifié de « dramatique » l'existence de plusieurs candidatures d'extrême-gauche à Tours. Nous ne voyons pas, à vrai dire, ce qu'il peut y avoir de « dramatique » dans une telle situation. Que les organisations qui sont séparées par des divergences telles qu'elles se sentent obligées de mener une existence indépendante, présentent chacune leur candidat et leur programme, quoi de plus naturel au contraire ?

Et n'est-ce pas de l'électoralisme, et du plus plat, que d'affirmer que l'unité est essentielle sur le plan électoral, alors que l'on prétend par ailleurs ne rien attendre de ces élections et que l'on ne milite pas pour l'unité des révolutionnaires dans les autres domaines de l'activité ?

La vraie question était de savoir si les divergences qui existent aujourd'hui entre les différents groupes d'extrême-gauche, rendaient possible ou souhaitable, une candidature commune. Et de ce point de vue, les démarches entreprises par les camarades de la LCR vis-à-vis du PSU nous paraissent significatives de leur manière erronnée d'aborder la question.

Comment, en effet, des révolutionnaires pouvaient-ils envisager de présenter dans ces élections un candidat en commun avec un parti qui, en 1974, a soutenu sans la moindre réserve la campagne du politicien bourgeois mitterrand ?

La direction qui engagea le PSU. dans cette voie-là est certes passée depuis, avec armes et bagages, au Parti Socialiste. Mais celle qui lui a succédé ne renie rien de cette orientation. Rouge (le quotidien de la LCR) a ainsi publié le 13 avril (bien avant l'échec des négociations LCR-PSU) une interview de l'actuel secrétaire national du PSU, dans laquelle celui-ci déclare en substance qu'une participation du PSU à un gouvernement de gauche serait non seulement possible, mais souhaitable, et ajoute, rappelant le soutien de son parti à Mitterrand, que celui-ci « débouchait sur une participation gouvernementale sans discussion ».

Alors comment, dans ces conditions, était-il possible d'envisager une candidature commune avec un parti qui, le jour même où la lcr lui adressait des propositions de candidature unique, se tournait vers l'union de la gauche, pour demander à figurer sur ses listes aux élections municipales de 1977 ? comment croire qu'une telle candidature commune aurait pu permettre aux travailleurs d'exprimer - et c'est cela le but que devaient se fixer les révolutionnaires dans ces élections - leur méfiance vis-à-vis de l'union de la gauche ?

Et que penser des lamentations de Rouge (le 20 avril), après l'échec des pourparlers LCR-PSU, faisant valoir la modération des exigences de la LCR, prête à soutenir la candidate du PS U. à Tours : « Nous demandions simplement que soit inclus dans son programme électoral une phrase de dénonciation du Programme commun et de la politique attentiste des partis réformistes ». Car, quand bien même le PSU aurait consenti à l'écrire, cette phrase (s'il avait attaché plus de prix à un accord avec la LCR), qu'est-ce que cela aurait changé ? On n'attrape pas les opportunistes avec une formule, disait Lénine. Et ce n'est pas avec une petite phrase qu'on aurait pu contraindre le PSU à expliquer, devant les travailleurs, que la politique de l'Union de la Gauche était au fond une politique de rechange pour la bourgeoisie.

Le problème n'est donc pas celui d'une quelconque bonne volonté unitaire, mais un problème politique. Nous ne voyons pas, pour notre part, comment une candidature commune aurait été possible avec un PSU qui est, depuis deux ans, totalement à la remorque de l'Union de la Gauche.

Mais, écrivaient en substance les camarades de la LCR dans Rouge du 20 avril, après l'échec de leurs deux semaines de négociations avec le PSU, pourquoi pas une candidature commune LO-LCR ? Ne sommes-nous pas d'accord, nous autres, sur l'Union de la Gauche ? Eh bien, rien qu'à voir l'insistance avec laquelle la LCR a recherché un accord avec le PSU, il est clair que non.

La politique de la LCR qui, à Tours, a appelé à voter pour son candidat « pour chasser Giscard avant 1978 », nous paraît cultiver plus d'illusions qu'elle n'en combat par rapport à cette Union de la Gauche et, par voie de conséquence, elle ne pouvait pas permettre aux travailleurs de démontrer sans équivoque leur méfiance par rapport à la politique des M itterrand-Marchais.

Mais pourquoi donc la LCR et Révolution - et cela était très visible, à Tours, dans les interventions de leurs représentants, lors du meeting central de soutien au candidat de Lutte Ouvrière - s'obstinent-ils à poser ce problème en termes « d'unitarisme » ou de « sectarisme » ? Pourquoi Révolution, malgré son titre claquant comme un drapeau, a-t-il été faire campagne avec le PS U. ? Pourquoi la LCR a-t-elle tant cherché à parvenir à un accord avec celui-ci ? Par opportunisme visà-vis de l'Union de la Gauche ? Sans doute. Mais par un opportunisme qui ne les amène pas seulement à une politique suiviste par rapport à cette Union de la Gauche, mais qui les amène aussi à essayer de ne pas s'opposer ouvertement à celle-ci, même sur le plan électoral.

Les discours des uns et des autres sur la nécessité, pour l'extrême-gauche, d'apparaître avec un visage uni, ne sont en effet que le camouflage de leur propre désir de ne pas apparaître sous leur propre drapeau. 11 suffit d'ailleurs de regarder le type de candidature commune préconisée pour s'en convaincre.

De ce point de vue, les tractations auxquelles les élections de Tours ont donné lieu dans toute une partie de l'extrême-gauche n'ont été que la répétition, sur une plus petite échelle, de celles qui se déroulèrent lors des élections présidentielles de 1974.

A l'époque, la LCR et Révolution avaient mis en avant la candidature de Charles Piaget, dirigeant de la CFDT-Lip, en tant que « candidature des luttes ». L'idée avait d'autant plus tourné court que Piaget n'était pas candidat, et qu'en tant que militant discipliné du PSU, il fit activement campagne pour Mitterrand. Et ce n'est qu'après avoir perdu tout espoir de convaincre Piaget de faire acte de candidature, que la LCR décida de présenter la candidature d'Alain Krivine, face à celle de notre camarade Arlette Laguiller.

A Tours, ce n'est même pas un militant syndicaliste qu'une lutte importante avait mis au premier rang, mais une militante inconnue, que le PSU, Révolution et la GOP mirent en avant comme « candidate des luttes », et que la LCR était prête à soutenir en échange « d'une phrase de dénonciation du Programme commun ». Mais le but de l'opération était le même : au nom d'une candidature « représentative des luttes » fondamentalement apolitique, permettre à un certain nombre de groupes d'extrême gauche d'être présents par la bande dans cette campagne, sans apparaître clairement sous leur drapeau. Et il est significatif, de ce point de vue, que le PSU, Révolution et la GOP, aient mis en avant l'appartenance de leur candidate au MLAC (Mouvement pour la Libération de l'Avortement et de la Contraception), et se soient contentés de lui apporter leur « soutien », sans la présenter ouvertement comme la candidate de leurs organisations.

On le voit, le temps n'est plus, dans l'extrême gauche, où le PSU et la Ligue Communiste mettaient l'ensemble du mouvement devant le fait accompli de leur candidature comme ce fut le cas lors des élections présidentielles de 1969. Mais il est vrai, aussi, que bien des choses ont changé depuis.

Les événements de mai-juin 1968 avaient fait apparaître l'extrême-gauche, pour la première fois depuis bien longtemps, comme une force politique avec laquelle il fallait compter dans la vie politique du pays. Elle avait gagné, dans les luttes de ce printemps, la sympathie de nombreux travailleurs. Et il lui aurait sans doute été possible, en faisant preuve d'un peu plus de responsabilité, en offrant un autre visage que celui de ses déchirements sectaires, de concrétiser cette sympathie en organisant des milliers et des milliers de jeunes travailleurs.

Mais cela, seul l'ensemble de l'extrême-gauche aurait pu le faire, parce qu'aucune des organisations qui la composaient n'avait le prestige et l'autorité nécessaires pour y parvenir. C'est alors que la recherche de l'unité des révolutionnaires (d'une unité qui n'aurait pas consisté, d'ailleurs, à renoncer chacun à ses idées, mais à agir ensemble à chaque fois que cela aurait été possible, comme cela avait été le cas pendant les événements de mai), c'est alors que la recherche de l'unité aurait revêtu une importance capitale. Mais Lutte Ouvrière fut la seule organisation révolutionnaire à défendre une telle politique de manière conséquente.

La plupart des groupes révolutionnaires crurent au contraire, chacun pour leur compte, qu'ils pourraient devenir l'axe du futur parti révolutionnaire, et capitaliser à leur profit la sympathie diffuse que de nombreux travailleurs éprouvaient pour les « gauchistes ». et ils crurent d'autant plus qu'ils allaient pouvoîr jouer ce rôle, qu'ils avaient surestimé la profondeur de la crise de mai 68, comme de celle que traversaient, d'après eux, les organisations réformistes.

De fait, celles-ci semblaient privées de toute perspective. Les accords entre la Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste, de Mitterrand, et le Parti Communiste Français, avaient de fait été rompus lorsque Mitterrand avait cru la démission de De Gaulle imminente, et le pouvoir à sa portée. Le rétablissement de De Gaulle avait même provoqué, par contrecoup, l'éclatement de la Fédération. Et le Parti Socialiste allait atteindre, un an après 1968, son score électoral le plus bas avec la candidature Defferre aux élections présidentielles de 1969.

Quant au PCF, de nouveau isolé, il n'avait aucune perspective, même parlementaire, à offrir à court ou moyen terme à ses militants, dont beaucoup avaient été troublés par les événements de mai 68. Et il semblait surtout préoccupé d'empêcher les idées révolutionnaires de contaminer ses propres rangs.

Aujourd'hui, la situation a bien changé. Le mouvement révolutionnaire, malgré tous les discours de ceux qui voudraient l'enterrer régulièrement, n'a certes pas régressé. Mais il s'est montré incapable d'organiser une fraction notable de tous ceux qui le regardaient alors avec sympathie, faute d'être capable de leur offrir un cadre organisationnel qui aurait pu permettre la libre confrontation des tendances en présence. Du fait de cette incapacité, le stalinisme s'est vite remis des événements de 1968. Au point que le Parti Communiste Français a pu bien vite reprendre son évolution naturelle, illustrée par le fait qu'il a pu jeter aux orties la dictature du prolétariat et le poing levé, sans que cela provoque des troubles notables en son sein. Le comble d'ailleurs c'est que, huit ans après 1968, ce n'est pas sous la pression du mouvement révolutionnaire, mais sous celle d'une social-démocratie ressuscitée, que le PCF évolue. Et, alors qu'en 1968-69, la gauche apparaissait fort éloignée de tout espoir de parvenir à court terme au pouvoir, c'est aujourd'hui une perspective que tout le monde doit envisager.

C'est à ce changement de situation politique qu'il faut attribuer le changement d'attitude d'un certain nombre de groupes révolutionnaires. Leur « triomphalisme », - pour utiliser l'expression avec laquelle la Ligue Communiste avait caractérisé, après coup, sa propre politique - a fait place à un suivisme plus ou moins discret vis-à-vis de l'Union de la Gauche. Leur gauchisme, camoufle de plus en plus mal leur opportunisme. Et les discours unitaires qu'ils tiennent en période électorale, ne sont là que pour justifier la recherche de vagues candidatures « des luttes » leur permettant de ne pas s'opposer ouvertement à cette Union de la Gauche, aux basques de laquelle ils se sont accrochés, fût-ce de manière « critique ». En même temps qu'ils expriment le malaise de groupes inquiets à la perspective de compter pour rien dans les événements à venir, face à une Union de la Gauche de plus en plus crédible pour la grande masse des travailleurs.

Mais il s'agit bien là de la démarche caractéristique de groupes petits-bourgeois, changeant d'attitude non en fonction des nécessités du moment, mais sous la pression des événements, sombrant dans un unitarisme sans principe au moment même où il importe plus que jamais de défendre clairement une politique de classe, après avoir théorisé leur sectarisme, dans une période où la lutte pour l'unification du mouvement révolutionnaire aurait dû être la préoccupation de tous.

Il ne s'agit certes pas de prôner aujourd'hui une quelconque politique de « splendide isolement ». Lutte Ouvrière s'est toujours considérée comme une partie intégrante du mouvement révolutionnaire, comme une fraction du parti révolutionnaire qui reste à construire, et elle a toujours cherché à faire en commun avec les autres tendances de ce mouvement révolutionnaire, tout ce qui peut être fait en commun. Mais ce qui nous paraît constituer aujourd'hui la tâche essentielle des révolutionnaires, c'est de préparer la classe ouvrière aux épreuves qui l'attendent demain, que la droite reste au pouvoir, ou qu'elle cède la place à la gauche. Que cette gauche elle-même soit ensuite, rapidement ou non, remplacée par la droite. Et préparer la classe ouvrière à ces épreuves, cela ne peut se faire que par une critique sans compromission de la politique de l'Union de la Gauche.

Il serait criminel, pour des révolutionnaires, de se contenter de soutenir, avec juste quelques réserves sur son manque de radicalisme, la politique de l'Union de la Gauche, en escomptant que si la gauche venait au pouvoir, ce serait la porte ouverte vers une mobilisation révolutionnaire des masses. Cela pourrait déboucher aussi sur une aventure réactionnaire. Et la seule manière d'éviter cela à la classe ouvrière, la seule manière de la préparer à donner à la crise actuelle une solution socialiste, ce n'est pas, au nom d'une quelconque politique « unitaire », de renoncer à dire ce que nous pensons des intérêts de classe que défend l'Union de la Gauche, des raisons qui peuvent pousser la bourgeoisie à lui laisser un temps exercer le pouvoir, ni des pièges sanglants sur lesquels cette solution peut déboucher, si les travailleurs ne sont pas prêts à prendre, le moment venu, leur sort en mains

La montée électorale du Parti Socialiste et de l'Union de la Gauche ne prive nullement les groupes révolutionnaires de perspective. Il leur reste au contraire celle d'armer politiquement la classe ouvrière pour les combats qui viennent, de la préparer à prendre en mains les destinées de la société. Mais ne pourront remplir cette tâche que ceux qui maintiendront bien haut leur drapeau, et qui ne tendront pas honteusement la main aux traînards du réformisme, en croyant former ainsi une avant-garde.

Partager